CHAPITRE III.

1714

L'Évangile présenté à baiser au roi par un cardinal, de préférence à l'aumônier de jour, en absence du grand et du premier aumônier. — Duc d'Uzeda peu compté à Vienne, et son fils emprisonné au château de Milan. — Duc de Nevers dépouillé par le roi de la nomination à l'évêché de Bethléem. — Duc de Richelieu se brouille avec sa femme et la quitte. — Cavoye prend soin de lui. — Force bals à la cour et à Paris. — Bals, jeux, comédies et nuits blanches à Sceaux. — Mme la duchesse de Berry, grosse, mange au grand couvert en robe de chambre. — Abbé Servien à Vincennes. — Mort, fortune, famille et caractère du duc de La Rochefoucauld. — Bachelier; sa fortune; son mérite. — Surprise étrange du duc de Chevreuse et de moi chez le duc de La Rochefoucauld. — Hardie générosité du duc de La Rochefoucauld. — Vieux levain de Liancourt. –Ses deux fils. — Comte de Toulouse grand veneur. — Douze mille livres de pension au nouveau duc de La Rochefoucauld. — Le chancelier voit un homme se tuer. — Commencement de la persécution en faveur de la constitution Unigenitus. — Mariage du prince de Pons et de Mlle de Roquelaure. — Gouvernement de Dunkerque à Grancey en épousant la fille de Médavy, son frère. — Vingt-cinq mille livres de rente fort bizarres au premier président. — Mort de Bragelogne. — Ambassadeurs de Hollande saluent le roi. — Grande maladie de la reine d'Angleterre à Saint-Germain. — Mort du duc de Melford à Saint-Germain. — Mort de Mahoni. — M. le duc de Berry entre au conseil des finances.

Le premier jour de cette année 1714, il ne se trouva ni grand ni premier aumônier à la grand'messe de l'ordre, célébrée par l'abbé d'Estrées. Il y eut difficulté à qui présenterait au roi l'Évangile à baiser, entre l'aumônier de jour en quartier et le cardinal de Polignac qui n'avait point l'ordre, mais qui se trouva au prie-Dieu, et en faveur duquel le roi décida. Il ne donna aucunes étrennes cette année. Elles ne regardaient que Mme la duchesse de Berry dont il n'était guère content, et Madame à qui il venait d'augmenter très considérablement ses pensions. Pour M. le duc de Berry il ne s'en embarrassa pas; il n'y avait guère qu'un an qu'il lui avait augmenté ses pensions de quatre cent mille livres. Peu de jours après il le fit entrer au conseil de finances, où il fut quelques conseils sans opiner, comme il avait été quelques-uns de même en ceux de dépêches lorsqu'il avait commencé à y entrer. C'était le chemin d'être bientôt admis en celui d'État. Le roi avait usé des mêmes gradations envers Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne.

Le duc d'Uzeda, peu considéré de l'empereur, depuis qu'il avait quitté si vilainement le parti de Philippe V pour s'attacher au sien, eut tout au commencement de cette année le déplaisir de voir mettre son fils prisonnier au château de Milan.

Il y a un fantôme d'évêché sous le titre de Bethléem dans le duché de Nevers, sans territoire, dont la résidence est à Clamecy, qui ne vaut que cinq cents écus de rente, que les ducs de Nevers avaient toujours nommé. M. de Nevers l'avait donné au P. Sanlèque, religieux de Sainte-Geneviève, qui excellait à régenter l'éloquence et les humanités en leur collège de Nanterre, et qui était aussi bon poète latin, aux mœurs duquel il n'y avait rien à reprendre. Mais les jésuites, jaloux de tous collèges et qui n'aimaient pas les chanoines réguliers, ne s'accommodèrent pas que cette figure d'évêché leur échappât, dont ils pouvaient défroquer quelque moine, et s'en attacher beaucoup par cet appât. Le P. Tellier, tirant sur le temps et sur le peu de considération du collateur, fit entendre au roi qu'il ne convenait pas qu'un particulier fit sans lui un évêque dans son royaume, acheva ce que les jésuites avaient commencé avant lui, car il y avait douze ans que Sanlèque était nommé sans avoir pu obtenir des bulles. Il les fit accorder au P. Le Bel, récollet, nommé dès lors par le roi qui n'y pensait plus. Le Bel fut sacré, et Sanlèque n'eut aucune récompense. Depuis cela cette idée d'évêché est demeurée à la nomination du roi.

Le duc de Richelieu, remarié depuis assez longtemps pour la troisième fois, et logé chez sa femme au faubourg Saint-Germain, se brouilla avec elle, et voulut retourner à l'hôtel de Richelieu, à la place Royale, qu'il avait loué à l'archevêque de Reims qui, faute de savoir où se mettre, voulait soutenir son bail. Cavoye et sa femme, amis de tout temps de M. de Richelieu et qui ne venaient presque jamais à Paris, prêtèrent leur maison à l'archevêque jusqu'à ce qu'il en eût trouvé une à louer, et se mirent à prendre soin de M. de Richelieu qui avait quatre-vingt-six ans, et qui en sa vie n'avait su prendre soin de lui-même. Ce leur fut un mérite auprès de Mme de Maintenon, et par conséquent auprès du roi.

Cet hiver fut fertile en bals à la cour. Il y en eut plusieurs parés et masqués chez M. le duc de Berry, chez Mme la duchesse de Berry, chez M. le Duc et ailleurs. Il y en eut aussi à Paris, et à Sceaux où Mme du Maine donna force fêtes et nuits blanches, et joua beaucoup de comédies, où tout le monde allait de Paris et de la cour, et dont M. du Maine faisait les honneurs. Mme la duchesse de Berry était grosse et n'allait guère aux bals hors de chez elle. Le roi lui permit, à cause de sa grossesse, de souper avec lui en robe de chambre, comme en même cas il l'avait permis aux deux Dauphines seulement.

L'abbé Servien, dont j'ai parlé ailleurs, étant à l'Opéra, ne put tenir aux louanges du roi du prologue. Il lâcha tout à coup au parterre un mot sanglant, mais fort juste et fort plaisant, en parodie, qui le saisit, et qui fut trouvé tel, répété et applaudi. Deux jours après il fut arrêté et conduit à Vincennes, avec défense de parler à personne, et sans aucun domestique pour le servir. On mit pour la forme le scellé sur ses papiers. Il n'était pas homme à en avoir de plus importants que pour allumer du feu. Il est vrai que, à plus de soixante-cinq ans qu'il avait alors, il était étrangement débauché.

Le duc de La Rochefoucauld mourut le jeudi 11 janvier; à soixante-dix-neuf ans, aveugle, à Versailles, dans sa belle maison du Chenil, où il s'était retiré depuis quelques années. Quoique j'aie eu lieu de parler diverses fois de lui, il a été personnage si singulier et si distingué toute sa vie qu'il est à propos de s'y arrêter un peu. Il était fils aîné du second fils de La Rochefoucauld et de la fille unique d'André de Vivonne, seigneur de La Chateigneraie, grand fauconnier de France, capitaine des gardes de la reine Marie de Médicis, et de Marie-Anne de Loménie. Cet André de Vivonne était petit-fils du frère aîné de François de Vivonne, seigneur d'Ardelay, favori d'Henri II, qui fut tué en sa présence en combat public et singulier par Guy Chabot, fils du seigneur de Jarnac, d'où est venu le proverbe du coup de Jarnac, 10 juillet 1547. Marie-Anne de Loménie était fille du sieur de La Ville-aux-Clercs, secrétaire d'État. M. de La Rochefoucauld porta le vain titre de prince de Marsillac, sans rang ni distinction quelconque pendant la vie de son père auquel il fut toujours très attaché, quoique parfaitement dissemblable. Il le suivit dans le parti de M. le Prince, et ne rentra qu'avec lui dans l'obéissance. Il épousa en 1659, en novembre, Jeanne-Charlotte, fille et unique héritière d'Henri-Roger du Plessis, comte de La Rocheguyon, premier gentilhomme de la chambre du roi, en survivance de son père, qui fut depuis duc et pair de Liancourt, et d'Anne-Élisabeth de Lannoy, remariée un an auparavant au duc d'Elbœuf, père de celui d'aujourd'hui, dont elle fut la première femme, et dont elle eut M. d'Elbœuf, dit le Trembleur, et Mme de Vaudemont. M. et Mme de Marsillac étaient issus de germains. Le premier duc de La Rochefoucauld, grand-père de M. de Marsillac, avait épousé Gabrielle du Plessis, fille de M. de Liancourt, premier écuyer, en faveur duquel cette charge fut soustraite à celle de grand écuyer, et de la célèbre Antoinette de Pons, marquise de Guercheville, père et mère du duc de Liancourt, ce qui faisait que le grand-père et la grand'mère des mariés étaient frère et sœur. L'union était parfaite entre les deux familles, et ils logeaient tous ensemble à Paris, rue de Seine, dans ce bel hôtel de Liancourt qui est devenu l'hôtel de La Rochefoucauld. Il y aurait bien des choses curieuses à dire de ces deux Liancourt père et fils et de leurs femmes, mais qui sont trop éloignées de notre temps. M. de Marsillac n'eut que deux fils de sa femme; il la perdit le 14 août 1674. La duchesse de Liancourt sa grand'mère était morte le 14 juin précédent, à soixante-treize ans, et le duc de Liancourt le 1er août de la même année, à soixante-quinze ans. Grand Dieu, quel bonheur de ne survivre que six semaines!

Jamais peut-être l'aveuglement qu'on reproche à la fortune ne parut dans un plus grand jour que dans ce prince de Marsillac, qui rassemblait en lui toutes les causes de disgrâces, et qui, sans secours d'aucune part, brilla tout à coup de la plus surprenante faveur, et qui a été pleinement constante toute sa vie, c'est-à-dire près de cinquante ans, sans la plus légère interruption. Il était fils d'un père à qui le roi n'a jamais pu pardonner, le seul peut-être de tous les seigneurs du parti de M. le Prince, et M. de La Rochefoucauld le sentait si bien qu'il ne se présentait presque jamais devant le roi. M. et Mme de Liancourt étaient noircis d'un autre crime; le mari ne faisait point sa charge de premier gentilhomme de la chambre longtemps avant de ne l'avoir plus; la femme avait refusé d'être dame d'honneur de la reine. Ils passaient presque toute leur vie à Liancourt, dans les exercices de piété les plus édifiants et les plus continuels, ne paraissaient plus à la cour; et comme ils y avaient vécu dans la plus excellente et la plus brillante compagnie, ils avaient la meilleure à Liancourt, mais la moins à la mode. Ce lieu était le réduit de tout ce qui tenait à Port-Royal, et la retraite des persécutés de ce genre. D'autres proches, M. de Marsillac n'en avait point; et ceux-là n'étaient pas pour le produire ni l'étayer.

La figure, qui prévient souvent, et le roi presque toujours, n'était pas un don qu'il eût en partage, j'ai ouï dire aux gens de la cour de son temps que la sienne était tout à fait désagréable. Un homme entre deux tailles, maigre avec de gros os, un air niais quoique rude, des manières embarrassées, une chevelure de filasse, et rien qui sortît de là.

Fait de la sorte, et seul de sa bande, il arriva dans la plus brillante et la plus galante cour, où le comte de Guiche, Vardes, le comte du Lude, M. de Lauzun et tant d'autres se disputaient la faveur du roi et le haut du pavé chez la comtesse de Soissons, de chez qui le roi [ne] bougeait alors. Ce centre de la cour d'où tout émanait était encore un lieu où Marsillac, fils de M. de La Rochefoucauld, devait être de contrebande pour la nièce du cardinal Mazarin; aussi fut-il fort mal reçu d'abord, et n'y fut accueilli de personne. Mais bientôt toute la troupe choisie, qui s'en moquait, fut bien étonnée de voir le roi le mettre de ses parties, sans autre chose de sa part que de se présenter devant le roi, et sans que le roi lui eût montré auparavant aucune bienveillance. Cela dura ainsi quelque temps, et commença à exciter l'envie, lorsque la faveur se déclara et ne fit plus que croître.

M. de Lauzun fut arrêté en décembre 1671, à Saint-Germain, dans sa chambre, un soir qu'il revenait de Paris rapporter des pierreries à Mme de Montespan qui l'en avait chargé. Il était capitaine des gardes, et fut arrêté par le marquis de Rochefort, depuis maréchal de France, qui l'était aussi, car un capitaine des gardes ne peut être arrêté que par un autre capitaine des gardes, et dès le lendemain [il fut] mis en route de Pignerol. Il était gouverneur de Berry, Marsillac en fut pourvu tout aussitôt, et M. de Luxembourg de sa charge.

Guitry, favori pour qui le roi avait fait la charge de grand maître de la garde-robe, fut tué au passage du Rhin en 1672. M. de Marsillac, qui y avait été fort blessé à l'épaule, eut sa charge; et à la mort de Soyecourt en 1679, qui était grand veneur, le roi écrivit à M. de Marsillac, qui était venu voir son père, ce billet qu'on a rendu si célèbre, par lequel il lui manda « qu'il se réjouissait avec lui, comme son ami, de la charge de grand veneur qu'il lui donnait comme son maître. »

Avec toute cette faveur, le père, de concert avec lui, eut beau s'opiniâtrer à ne lui point céder son duché, jamais M. de Marsillac ne put avoir le rang de prince, ni aucune autre distinction; et ses instances furent aussi vaines depuis la mort de son père, qu'il perdit au commencement de 1680. Sur la fin de sa vie la faveur et les efforts de son fils lui avaient attiré quelques paroles du roi; on en voit des traces dans les lettres de Mme de Sévigné, mais toujours rares et peu naturelles.

M. de Marsillac, que je nommerai désormais duc de La Rochefoucauld, était le seul confident des amours du roi, et le seul qui, le manteau sur le nez comme lui, le suivait à distance lorsqu'il allait à ses premiers rendez-vous. Il fut ainsi dans l'intimité de Mme de La Vallière, de Mme de Montespan, de Mme de Fontange, de tous leurs particuliers avec le roi, et de tout ce qui se passait dans le secret de cet intérieur. Il demeura toute sa vie intimement avec Mme de Montespan, même depuis son éloignement, avec Mme de Thianges, avec ses filles. Il eût aimé d'Antin sans sa faveur. Aussi ne put-il jamais souffrir Mme de Maintenon, quoi qu'elle et le roi pussent faire. Jamais aussi elle n'osa l'entamer. Il se tenait dans un respectueux silence, n'en approcha jamais; force révérences s'il la rencontrait par quelque hasard ; et payait toujours de monosyllabes et de révérences redoublées tout ce qu'en ces occasions elle lui disait d'obligeant.

M. de La Rochefoucauld avait beaucoup d'honneur, de valeur, de probité. Il était noble, bon, libéral, magnifique; il était obligeant et touché du malheur. Il savait et osait plus que personne rompre des glaces, et souvent forcer le roi. Mais, à force de prodiguer ses services avec peu de choix et de discernement, il fatigua et lassa enfin le roi, mais ce ne fut que sur les derniers temps; d'ailleurs sans aucun esprit, sans discernement, glorieux au dernier point, rude et rustre en toutes ses manières, très volontiers brutal, désagréable en toutes ses façons, embarrassé avec tout ce qui n'était point ses complaisants, mais comme un homme qui ne sait pas recevoir une visite:, ni entrer ou sortir d'une chambre; surtout désespéré si une femme lui parlait en le rencontrant. Hors M. de Bouillon et les maréchaux de Duras et de Lorges, il n'allait chez qui que ce fût, excepté un instant pour des compliments indispensables de mort, de mariage, etc., et encore tout le moins qu'il pouvait. Il vivait chez lui avec un tel empire qu'il n'y voyait personne aussi qu'à ces mêmes occasions, il n'y avait que des gens désoeuvrés qui n'étaient guère, et la plupart point, reçus ailleurs, qu'on appelait les ennuyeux de M. de La Rochefoucauld, et ses valets, qui étaient ses maîtres, qui s'y mêlaient de la conversation, et pour lesquels il fallait avoir toutes sortes d'égards et de complaisances, si on avait envie de fréquenter la maison.

Il avait plusieurs gentilshommes tant à lui que de la vénerie; mais, en cela très homogène à son maître, ils étaient peu comptés, et ses valets l'étaient pour tout, jusque-là que ses enfants étaient réduits à leur faire la cour, et n'obtenaient rien de lui que par Bachelier, qui de son laquais était par sa protection devenu premier valet de garde-robe, et qui, contre l'ordinaire de ces gens-là, ne s'était jamais méconnu avec personne, quoique M. de La Rochefoucauld n'eût rien oublié pour le gâter. C'était un des meilleurs et des plus honnêtes hommes que j'aie vus dans ces étages-là, et le plus digne de sa fortune; toujours faisant du bien tant qu'il pouvait, jamais de mal, infiniment respectueux avec tout le monde, nullement intéressé; qui vivait avec les valets de M. de La Rochefoucauld comme avec ses camarades, avec ses enfants comme avec ses maîtres, toujours occupé de leur plaire et de leur être utile, honteux du besoin qu'ils avaient de lui, faisant sans eux mille choses pour eux, et, avec l'ascendant sans mesure qu'il avait naturellement, et sans aucun soin de sa part sur M. de La Rochefoucauld, toujours attentif à ne s'en servir que pour le bien, la paix, l'union, l'avantage de sa famille, et pour l'honneur et la gloire de son maître, sans jamais montrer au dehors tout ce qu'il pouvait sur lui.

Du reste M. de La Rochefoucauld ne regarda jamais sa belle-fille que comme la fille de l'homme du monde qu'il haïssait le plus, ni son fils que comme le gendre de Louvois. Il en avait si bien pris l'habitude que la mort de ce ministre n'y changea rien. M. de Liancourt n'était pas mieux traité de lui. Sa disgrâce du roi lui tourna toute sa vie à crime auprès de son père. Ses sœurs, il ne faisait cas que de l'aînée, qui en effet avait beaucoup d'esprit et de mérite, mais ce cas n'allait à rien. Des autres et de son frère l'abbé de Verteuil, il n'en faisait aucun, et le leur montrait sans cesse aussi bien qu'à ses fils, l'abbé de Marsillac et le chevalier, morts depuis longtemps; il ne les aimait pas davantage, mais il les comptait plus, parce que le monde les comptait, et qu'ils se faisaient compter. Ils ressemblaient assez en esprit à leur père. Il n'y avait donc que l'abbé de La Rochefoucauld que M. de La Rochefoucauld aimât. Quoique son oncle paternel, ils étaient de même âge, et il en avait tiré secours en jeunesse en ses besoins. En tout temps, il fut panier percé, incapable de tout soin domestique et de toute affaire, et toute sa vie livré à des valets qui, en vrais valets, en abusèrent sans cesse, et s'enrichirent tous à ses dépens, et quelques-uns de son crédit.

Je n'oublierai jamais ce qui nous arriva à la mort du fils unique du prince de Vaudemont, par la mort duquel tous les biens de la première femme du duc d'Elbœuf, père de celui-ci, revinrent aux enfants de M. de La Rochefoucauld, fils de sa fille du premier lit. On était à Marly, et le roi avait couru le cerf. M. de Chevreuse, que je trouvai au débotté du roi, me proposa d'aller avec lui chez M. de La Rochefoucauld sur ce compliment à lui faire, et nous nous amusâmes dans le salon pour le laisser retourner et être quelque temps chez lui. En y entrant quelle fut notre surprise, j'ajouterai notre honte, de trouver M. de La Rochefoucauld seul dans sa chambre jouant aux échecs avec un de ses laquais en livrée assis vis-à-vis de lui! La parole en manqua à M. de Chevreuse et à moi qui le suivais. M. de La Rochefoucauld s'en aperçut et demeura confondu lui-même. Il ne lui en fallait pas tant pour recevoir la visite de M. de Chevreuse, qu'il ne voyait jamais qu'aux occasions. Il balbutia, il s'empêtra, il essaya des excuses de ce que nous voyions, il dit que ce laquais jouait très bien, et qu'aux échecs on jouait avec tout le monde. M. de Chevreuse n'était pas venu pour le contredire, moi encore moins. On glissa, on s'assit, on se releva bientôt pour ne pas troubler la partie, et nous nous en allâmes au plus tôt. Dès que nous fûmes dehors, nous nous dîmes, M. de Chevreuse et moi, ce que nous pensions d'une rencontre si rare, mais nous ne voulûmes point la publier.

M. de La Rochefoucauld ne fut donc regretté que de ses valets, qui le déshonorèrent par l'empire qu'ils exercèrent dans tous les temps sur lui, et par cette ridicule et sèche retraite du Chenil où ils le tenaient écarté de sa famille et des honnêtes gens, mais à portée d'aller importuner le roi pour eux. Ses ennuyeux le regrettèrent aussi, mais beaucoup moins depuis sa retraite. Jamais la cour ne l'avait aimé, parce qu'il n'avait jamais vécu avec elle. Son goût et son assiduité prodigieuse à toutes les heures de son service et des promenades du roi l'en avait toujours entièrement séquestré, et cette assiduité introduisit celle de tous les grands officiers, qui se piquèrent à qui mieux mieux de l'imiter.

Le roi, qui ne s'en pouvait passer, mais à qui sur les fins il était devenu à charge, qui se trouvait soulagé de sa retraite, mais qui était fort importuné de sorties fréquentes qu'il en faisait sur lui pour ses valets, et en dernier lieu pour sa famille, se trouva fort soulagé de sa mort. Tels ont été ses sentiments à la mort de presque tous ceux qu'il a aimés et comblés de faveurs et de grâces.

On a toujours cru que le peu d'esprit de M. de La Rochefoucauld avait fait sa fortune. Le roi commençait lors à sentir la supériorité d'esprit de la plupart de cet élixir de cour qui vivait sans cesse avec lui chez la comtesse de Soissons. Le rogue, le dur, le désagréable de M. de La Rochefoucauld n'était pas pour le roi; son court lui plut et le mit à l'aise. Avec ce défaut il avait celui d'envier tout jusqu'à un prieuré de cinq cents livres, et avec tant de charges et de grâces de toutes les sortes pour lui et pour les siens, avec ses dettes payées trois ou quatre fois par le roi, avec des présents d'argent gros et fréquents, il trouvait tout le monde bien traité, hors lui.

Il ne s'était point consolé que le mariage de la fille de Louvois avec son fils, que le roi avait exigé de lui pour raccommoder ces deux hommes fort ennemis et qu'il voyait sans cesse, ne lui eût pu faire obtenir le rang de prince étranger, à quoi son père et lui, comme on l'a vu ailleurs (t. X, p. 290), tendirent toute leur vie, et que tout se fût borné à cet égard au duché Ve de La Rocheguyon pour son fils, comme M. de Luynes avait eu celui de Chevreuse pour le sien en épousant la fille de Colbert.

Cette envie générale était bien plus forte à l'égard de ceux de sa sorte qui paraissaient en faveur. M. de Chevreuse, M. de Beauvilliers, M. le Grand surtout étaient ses bêtes. Il haïssait les ministres, et eux le craignaient et le ménageaient. Quoiqu'il n'eût presque point de commerce avec la maison de Condé et de Conti, il s'était conservé une tradition d'estime et d'amitié qui se marquait en toute occasion, et qui était fort entretenue par ses enfants, trop intimes du prince de Conti, comme on l'a vu, et qui le sont demeurés jusqu'à sa mort.

Pour achever ce qui regarde un favori si singulier, il faut à son honneur se souvenir du trait, rapporté t. II. p. 98, qu'il fit à Portland, que, jusqu'à M. le Prince, tout ce qu'il y avait de plus considérable s'empressait à festoyer et à courtiser.

J'ai été témoin d'un autre bien plus fort pour un courtisan tel qu'il l'était. Ce fut pendant un voyage de Marly, dans les jardins où le roi s'amusait à une fontaine qu'il faisait faire. Je ne me souviens plus sur quoi le roi se mit en propos, lui qui fut toujours si réservé. Mais ce jour-là il parla de Montgaillard, évêque de Saint-Pons, avec chaleur, qui était alors en disgrâce profonde, et dans laquelle il est mort, à l'occasion des affaires de Port-Royal et de celles de la régale [7] . M. de La Rochefoucauld laissa dire le roi, mais, dès qu'il eut cessé de parler, il se mit sur les louanges de l'évêque. Le silence peu approbatif du roi l'échauffa. Il poussa sa pointe, et il raconta que, visitant son diocèse, il enfila un chemin qui alla toujours en étrécissant, et qui aboutit à la fin à un précipice. Nul moyen d'en sortir qu'en retournant, et aucun espace pour tourner ni pour pouvoir mettre pied à terre. Le saint évêque, car ce fut son terme que je remarquai bien, leva les yeux au ciel, rendit toute la bride, et s'abandonna à la Providence. Aussitôt sa mule se dressa sur ses pieds de derrière, et, ainsi dressée, se tourna doucement, lui toujours dessus, et ne remit les pieds de devant à terre que lorsqu'elle se trouva la tête où elle avait la queue. Tout aussitôt elle se remit à marcher par où elle était venue jusqu'à ce qu'elle eut trouvé à rentrer dans le bon chemin. Tout ce qui était autour du roi imita son silence, qui excita encore le duc à commenter ce qu'il venait de raconter. Cette générosité me charma, et surprit tous ceux qui en furent témoins.

Il avait toujours conservé de cet ancien levain de Liancourt un penchant pour tout ce qu'il y avait vu et entendu, et du commerce et de la liaison avec plusieurs de ceux qui avaient survécu à M. et à Mme de Liancourt, jusque-là que quelques-uns de ces saints persécutés passèrent de longues années dans Liancourt, de son temps, et y sont morts. Il avait un tel respect pour M. et Mme de Liancourt, qui fit ce beau lieu pour amuser M. de Liancourt dans cette retraite, qu'il ne voulut jamais souffrir qu'on y changeât rien de ce qu'ils y avaient fait, quoique bien des choses eussent vieilli et eussent été bien mieux autrement; et c'était un plaisir que de l'entendre parler d'eux avec l'affection et la vénération qu'il conserva toujours pour eux.

Ses deux fils, malvoulus du roi, prirent différentes routes; aussi, nonobstant leur intime et inaltérable union, chose également rare et respectable entre deux frères, rien en tout de plus différent l'un de l'autre: l'aîné, rogue, avare à l'excès, sans esprit que silence, ricanerie, malignité qui lui avait fait donner le nom de Monseigneur le Diable, force gloire et bassesse tout à la fois, et un long usage du monde en supplément d'esprit, fit la charge de grand maître de la garde-robe servilement, sans nul agrément, en valet assidu et enragé de l'être. Son nom sonore à trois syllabes, car il prit celui de son père qui, après avoir retenti dans les partis, s'était fait craindre dans les cabinets, lui donna un reste de considération qui ne passa guère un certain étage, et qui ne trouva en soi nul appui. Sans table, sans équipage, mais de grands biens, une cour de caillettes de Paris les soirs chez sa femme, avec un souper et des tables de jeu, et grande bassesse avec la robe qui leur fit gagner force procès. Son frère, doux, liant, poli, orné de beaucoup de simplicité, de lecture et d'esprit, plein d'honneur, de courage, de sentiment, de bonne gloire, était, à force de disgrâces, devenu solitaire et sauvage, et fut, ce qui est fort rare, également estimé, honoré et peu compté.

Pour achever cette matière, le nouveau duc de La Rochefoucauld, qui avait la goutte, se fit porter, peu de jours après la mort de son père, dans le cabinet du roi, qui lui dit merveilles sur son père, et pas un mot des cinquante mille livres que le roi lui donnait tous les ans de sa cassette pour augmentation à sa charge de grand veneur, et que l'équipage fût plus magnifique. Ce silence, soutenu pendant près de deux mois, parmi les divers comptes que M. de La Rochefoucauld cherchait à rendre au roi des chasses et de l'équipage, et la situation personnelle en laquelle il se sentait auprès de lui, le persuadèrent qu'il n'avait point de continuation à espérer, et par conséquent de se défaire d'une charge fatigante, qu'il trouvait trop pesante sans ce supplément, et qui ne le privait de rien avec l'autre qu'il conservait. Il en fit donner envie par Mme la Duchesse à M. le comte de Toulouse, qui l'acheta cinq cent mille livres comptant, dont il y en avait deux cent trente mille livres en brevet de retenue pour les créanciers. Comme survivancier, M. de La Rochefoucauld avait neuf mille livres de pension, qui s'éteignait par le titre de la charge. Le roi, en faveur du marche, lui donna douze mille livres de pension personnelle, et M. le comte de Toulouse joignit sa meute à celle du roi, et augmenta fort l'équipage.

Le lendemain de la mort de M. de La Rochefoucauld, le chancelier essuya une scène bien tragique. Un vice-bailli d'Alençon venait de perdre un procès apparemment fort intéressant pour son honneur ou pour son bien. Il vint à Pontchartrain, où était le chancelier, et l'attendit dans sa cour, qui allait monter en carrosse. Là il lui demanda la révision de son procès et un rapporteur. Le chancelier, avec douceur et bonté, lui représenta que les voies de cassation étaient ouvertes de droit quand il y avait lieu, mais que de révision on n'en connaissoit point l'usage, et se mit à monter dans son carrosse. Pendant qu'il y montait, ce malheureux dit qu'il y avait un moyen plus court pour sortir d'embarras, et se donna en même temps deux coups de poignard. Aux cris des domestiques le chancelier descendit de carrosse, le fit porter dans une chambre, et envoya chercher un chirurgien qu'il avait, et un confesseur. Cet homme se confessa assez tranquillement, et mourut une heure après.

Nous voici parvenus à l'époque des premiers coups d'État en faveur de la constitution, et de la persécution qui a fait tant de milliers de confesseurs et quelques martyrs, dépeuplé les écoles et les places, introduit l'ignorance, le fanatisme et le dérèglement, couronné les vices, mis toutes les communautés dans la dernière confusion, le désordre partout, établi la plus arbitraire et la plus barbare inquisition; et toutes ces horreurs n'ont fait que redoubler sans cesse depuis trente ans. Je me contente de ce mot, et je n'en noircirai pas ces Mémoires. Outre ce qu'on en voit tous les jours, bien des plumes s'en sont occupées et s'en occuperont. Ce n'est pas là l'apostolat de Jésus-Christ, mais c'est celui des révérends pères et de leurs ambitieux clients.

Roquelaure arriva de Languedoc, où on l'avait envoyé commander après son aventure des lignes, et d'où il n'était pas sorti depuis huit ans. Sa femme, qui lui avait valu cet emploi, avait fait le mariage de sa seconde fille avec le prince de Pons, fils aîné du feu comte de Marsan, à qui, en haine de l'aînée, ils donnèrent tout ce qu'ils purent et qui alla à un million, dont la moitié après eux et sans renoncer. Roquelaure était très mal dans ses affaires, et son père aussi quand il se maria sans quoi que ce soit en dot que son brevet de duc. De ce rien Mme de Roquelaure trouva moyen, à force de procès, de crédit, d'affairés et d'industrie, de parvenir à faire une des plus riches maisons du royaume. La noce se fit à Paris chez Roquelaure avec fort peu d'apparat.

Médavy, n'ayant qu'une fille, la voulut marier à son frère, et obtint pour cela de faire passer sur sa tête son gouvernement de Dunkerque en s'en réservant les appointements. C'est ainsi qu'on escobardait les survivances depuis que le roi n'en voulait plus donner que des charges de secrétaire d'État.

Le roi fit en ce même temps une grâce au premier président, sans exemple, et qui ne se pouvait imaginer à demander que par un panier percé de la dernière impudence, et aussi fortement appuyé qu'il l'était. Il avait un brevet de retenue de cinq cent mille livres. Il osa proposer que le roi lui en payât les intérêts, et il l'obtint tout de suite. C'était une vraie pension de vingt-cinq mille livres qu'il eût été moins énorme de lui donner à cru. M. du Maine avait ses raisons de le prendre par son faible quoique déjà tout à lui, et le roi et Mme de Maintenon les leurs de lui en donner tous les moyens. Le scandale ne laissa pas d'être grand.

Bragelogne, qui avait été capitaine au régiment des gardes et major général de l'armée d'Allemagne, mais qui ne servait plus par mauvaise santé, tomba mort chez Le Rebours, à Paris, le jour de la Chandeleur, jouant à l'hombre.

Buys et Goslinga, ambassadeurs d'Hollande, arrivèrent à Paris: le premier pour y demeurer comme ambassadeur ordinaire, l'autre pour s'en retourner au bout de quelques mois de la commission d'ambassadeurs extraordinaires. Ils saluèrent le roi, quelques jours après, dans son cabinet en particulier. Buys, qui portait la parole, fit un beau discours. On a pu voir dans les Pièces quel était son caractère, son animosité contre la France, et tout ce qu'il fit pour empêcher la paix. Son ambassade le changea entièrement, et le séjour qu'il fit en France le rendit tout français. Cette singularité m'a paru mériter d'être remarquée.

La reine d'Angleterre tomba fort malade à Saint-Germain, et reçut tous les sacrements. Les médecins la condamnaient, et elle en était contente; la vie n'avait rien qui pût l'attacher depuis bien des années, et elle faisait le plus saint usage de ses malheurs. Le roi lui rendit de grands soins pendant cette maladie, et Mme de Maintenon aussi.

Le duc de Melford mourut à Saint-Germain. Il avait la Jarretière, avait été secrétaire d'État d'Écosse, et était frère du duc de Perth, aussi chevalier de la Jarretière. Il avait essuyé des soupçons et des exils. On a vu que le feu roi Jacques avait cru en mourant qu'ils avaient été mal fondés, et qu'en réparation il l'avait fait duc. Tout le monde à Saint-Germain et à Versailles n'en fut pas aussi persuadé que ce prince.

Mahoni, Irlandais, lieutenant général, qui avait beaucoup d'esprit, d'honneur et de talents, et qui s'était fort distingué à la guerre, surtout à la journée de Crémone, dont il apporta la nouvelle au roi, mourut en Espagne, où il s'était attaché et où il avait acquis des biens. Il avait épousé la sœur de la duchesse de Berwick, veuve et mère des comtes de Clare; et le duc de Berwick vivait avec lui avec beaucoup d'estime et d'amitié. Il laissa des enfants qui sont aussi devenus officiers généraux avec distinction.

Le 3 février M. le duc de Berry entra, pour la première fois, au conseil des finances. Le roi voulut qu'il assistât à plusieurs avant que d'y opiner, comme il avait fait lorsqu'il fut admis en celui de dépêches, et il se pressait pour le faire entrer au conseil d'État [8] .

Suite
[7]
Droit qu'avaient les rois de France de jouir des fruits et revenus des évêchés et archevêchés pendant la vacance des sièges, et de conférer les bénéfices qui en dépendaient.
[8]
Saint-Simon appelle ici conseil d'État ce qu'il appelle ailleurs conseil d'en haut; c'était le conseil qui s'occupait des affaires politiques et où Louis XIV n'admettait qu'un petit nombre de personnes.