CHAPITRE V.

1714

Le roi tête à tête avec le chancelier, qui lui rapporte le procès d'entre M. de La Rochefoucauld et moi, m'adjuge toute préséance. — Mort de Saint-Chamant. — Tessé demandé par l'Espagne pour le siège de Barcelone. — Berwick choisi et Ducasse pour y mener une escadre. — Souveraineté manquée de la princesse des Ursins. — Palais qu'elle se prépare près d'Amboise, et ce qu'il devient. — Décadence de la princesse des Ursins dans l'esprit du roi et de Mme de Maintenon. — Princesse des Ursins gouvernante des infants. — Ses mesures pour se glisser en la place de la feue reine. — Générosité de Robinet, jésuite, confesseur du roi d'Espagne. — Princesse des Ursins se hâte de faire le mariage du roi d'Espagne avec la princesse de Parme; ses raisons. — Situation du marquis de Brancas en Espagne. — Raisons qui le déterminent à demander d'aller passer quinze jours à Versailles; il l'obtient. — Alarme de la princesse des Ursins. — Elle dépêche brusquement le cardinal del Giudice en France. — Brancas court après et le devance. — Quel était Giudice. — Brancas à Marly. — Giudice après lui avec son neveu Cellamare. — Caractère del Giudice. — Mort et caractère de la chancelière de Pontchartrain. — Mort de la reine douairière de Danemark. — Mort et caractère de l'évêque de Senlis. — Chamillart obtient un logement à Versailles. — Mort et caractère de Mme Voysin. — Caractère de Mme Desmarets. — Mort de Zurbeck. — Mort du président Le Bailleul, dont le fils obtient la charge. — Leur caractère.

J'ai eu trop souvent occasion de parler ici de la question de préséance qui était entre M. de La Rochefoucauld et moi, et des diverses choses qui s'y sont passées, principalement lors de ma réception au parlement, et à l'occasion de l'édit de 1711. Il suffira donc de se rappeler ici que M. de La Rochefoucauld ayant obtenu à force de cris que la question serait revue et jugée de nouveau, comme si elle ne se le trouvait pas dans cet édit de 1711, et enregistré, le roi s'en était réservé à lui seul le jugement, sans qui que ce soit avec lui que le chancelier seul pour rapporter l'affaire, à qui les parties sans autre formalité donneraient leurs mémoires signés d'eux-mêmes, et en recevraient la communication par lui. On a vu aussi ce qui s'était passé entre eux en conséquence. L'adresse de l'un était de piquer le roi de jalousie sur son autorité à l'égard du parlement; et celle de l'autre de bien expliquer que ce qui regardait le parlement dans l'enregistrement des lettres, et dans la réception des impétrants, était une forme nécessaire, mais émanée du roi même, et qui par conséquent n'intéressait en rien son autorité.

Je fis seul mes mémoires. Je les rendis les plus courts qu'il me fut possible. Je tâchai de n'y rien omettre de ce qui servait à une instruction parfaite, et de guérir le roi sur les soupçons qu'on essayait de lui jeter, et qui m'avaient, comme on l'a vu, mis une fois au moment de perdre ma cause.

Enfin tous les mémoires étant remis de part et d'autre au chancelier, et n'y ayant plus rien de part et d'autre à répondre ni à ajouter, le chancelier prit l'ordre du roi pour le jugement.

Le dimanche de la Passion, 18 mars, le roi tint conseil d'État après sa messe, dîna au petit couvert, entendit le sermon, remonta chez lui, où il trouva le chancelier, comme il le lui avait ordonné, pour lui rapporter l'affaire. Elle dura bien deux heures.

Je m'étais présenté devant le roi au retour du sermon, sans lui rien dire. Le hasard fit que, passant au bas du grand escalier pour monter par le petit qui donnait dans la première antichambre, je vis le chancelier qui descendait. Je m'arrêtai pour l'attendre et lui demander à quoi j'en étais. Il eut la malice de faire avec moi le chancelier pour la première fois de sa vie. Il me dit avec une gravité austère: « Monsieur, je ne puis parler. » Je fus assez simple pour en demeurer interdit. Je le laissai passer, et quelques instants après je le suivis. J'entrai dans son cabinet comme il changeait de robe. « Eh bien! monsieur, lui dis-je, au moins sommes-nous jugés? » La malignité le possédait encore. De ce même ton, du bas du degré: « Oh! pour cela, oui, monsieur, me répondit-il, pour jugés, vous l'êtes, et vous l'êtes entièrement sur tout; » et fixant des yeux tristes et sévères sur moi, « et jugés sans retour. » L'air, le ton, les paroles si différentes pour moi de ce qu'il avait accoutumé, me glacèrent. Je savais qu'il était pour moi; il eut l'art de me persuader qu'il avait été tondu, que le roi avait prononcé contre moi malgré lui, et que c'était le chagrin d'être tondu qui le rendait tel que je le trouvais. Je me tus dans la plus mortelle angoisse tandis que les valets de chambre achevaient de sortir. Dès que la porte fut fermée: « De grâce, monsieur, lui dis-je, suis-je mort? apprenez-moi mon sort. » Il se prit à rire, m'embrassa, et me dit que j'avais gagné en plein, en tout et partout.

Il est difficile d'ôter en un instant à quelqu'un une meule plus pesante. Je l'embrassai encore, et le baisai comme on baise une maîtresse, en lui reprochant sa méchanceté qui m'avait pensé faire mourir. Il m'avoua qu'il avait voulu se divertir un moment, et se payer par là de toute la peine que je lui avais donnée. On peut juger que je lui pardonnai. À mon tour j'avouerai que je sentis une grande joie et un grand soulagement.

J'allai aussitôt tirer Mme de Saint-Simon de peine, et de là attendre le roi à la sortie de son cabinet comme il allait passer chez Mme de Maintenon. Dès qu'on m'y vit, chacun comprit que j'avais gagné, mais on était curieux si j'avais emporté la cour avec le parlement, dont on n'avait pas douté, et M. de La Rochefoucauld si peu lui même, qu'il n'est rien qu'il n'eût tenté pour m'engager jusque dans les fins de nous accommoder de la sorte, ce que j'avais toujours constamment refusé. J'essuyai donc presque autant de questions que de compliments, mais je fus froid et modeste, et je me contentai de répondre court que j'étais content, et, quand on l'est autant que je l'étais, cela est aisé à faire.

Comme le roi sortit, je lui fis ma révérence et mon remerciement. « Monsieur, me dit le roi, vous avez tout gagné, et je suis bien aise de vous avoir fait plaisir en faisant justice. » Comme je ne m'étais ni expliqué ni ouvert à pas une des questions qu'on m'avait faites, les oreilles avaient été très attentives à la réponse du roi qui courut aussitôt de bouche en bouche, et nouveaux compliments. Je ne cachai plus que j'avais pleinement gagné, mais j'eus grand soin de continuer à être modeste, et de me dérober au monde qui se réjouissait avec moi, peut-être avec chagrin, sûrement, au moins pour la plupart, sans y prendre la moindre part que celle de la curiosité de m'examiner.

M. de La Rochefoucauld fut outré et tout ce qui tenait à lui. Quoiqu'il ne pût ignorer sa situation personnelle avec le roi, la faveur de son père l'avait accoutumé à ne douter de rien de ce qui était affaire. Il n'avait rien oublié sur celle-ci, jusqu'aux artifices les plus propres à entraîner le roi par l'intérêt d'une autorité qui était son idole, et il s'en était tout promis, au moins qu'à la cour la préséance lui demeurerait. Il alla donc chez le chancelier fort peu après que j'en fus sorti, qui me conta le lendemain qu'il en avait essuyé d'étranges lamentations.

Deux jours après j'eus mon arrêt. Plus j'étais content, plus je voulus outrer les procédés honnêtes. J'allai à Paris, et je pris mon temps d'aller à l'hôtel de La Rochefoucauld, que je m'étais assuré de n'y trouver personne. Je leur fis dire que j'y étais allé pour le prier de ne pas trouver mauvais que je leur fisse signifier l'arrêt. Mme de La Rochefoucauld surtout était enragée; ils auraient voulu au moins pouvoir crier sur les procédés L'arrêt fut signifié, puis enregistré au parlement et la contestation finie. Le commerce très fréquent et très libre l'était devenu beaucoup moins entre les deux beaux-frères et moi depuis la mort de la duchesse de Villeroy. La reprise de cette dispute le rendit encore plus froid et plus rare, et cette fin l'éteignit tout à fait; on en demeura aux simples bienséances des rares occasions. J'avais mon compte, je m'en consolai. On verra dans la suite que cette aigreur secrète les conduisit fort mal.

Saint-Chamant mourut à la campagne où il s'était retiré depuis longtemps. Il avait été lieutenant des gardes du corps. Il commanda le détachement de la maison du roi qui conduisit la reine d'Espagne, fille de Monsieur, à la frontière. La reine allongea ce voyage tant qu'elle put. Saint-Chamant était fort bien fait; il avait de l'esprit, encore plus d'audace; la reine peu d'expérience, de ménagement, de contrainte. Tout cela fit un grand bruit à la cour et retentit fort en Espagne, qui y fit grand tort à la reine, et qui perdit Saint-Chamant ici.

M. de Berwick fut nommé pour aller faire au roi d'Espagne les compliments de condoléance; il s'agissait du siège de Barcelone, et de soumettre les Catalans qui tenaient bon malgré la paix, et qui sous main étaient secourus. Mme des Ursins s'était trop bien trouvée du flexible et courtisan Tessé pour vouloir un autre général, et le faisait demander par le roi d'Espagne. Tessé, qui n'avait plus rien à gagner en ce pays-là, ne se souciait point d'être chargé d'une si forte expédition. Le roi et Mme de Maintenon, par des raisons qu'il sera bientôt temps de développer, préférèrent le duc de Berwick à tout autre, qui, outre sa capacité, sa bonne volonté et son expérience d'Espagne, était depuis longtemps fort mal avec Orry pour l'avoir traité souvent comme il le méritait, et par conséquent fort peu au gré de Mme des Ursins, qui le trouvait droit, ferme, libre, barre de fer, toutes qualités qu'elle n'aimait pas à rencontrer, surtout dans un général d'armée. Le roi donna quinze bataillons au duc de Berwick; et Ducasse fut chargé du commandement de l'escadre, qui porta tous les besoins du siège, que sa maladie et, après, les vents contraires retardèrent assez.

Il faut maintenant voir dans les Pièces ce qui se passa sur la souveraineté que la princesse des Ursins voulut obtenir par le traité de paix, qui en fut si longtemps et si scandaleusement arrêté par le roi d'Espagne. Elle y avait tellement compté, et de l'échanger après avec le roi pour la Touraine et le pays d'Amboise, et y venir jouir de cette nouvelle grandeur, qu'elle avait chargé son fidèle Aubigny de lui acheter un terrain près d'Amboise, situé à souhait, d'y bâtir un vaste palais, avec des basses cours et des communs pour une cour, de le meubler avec magnificence, de n'y épargner ni dorures ni peintures, de l'accompagner des plus beaux jardins et de ne s'y soucier d'aucun fief ni d'aucune seigneurie, parce que la souveraine du pays n'en avait pas besoin. Aubigny méprisé à Utrecht où il était allé négocier cette souveraineté, et où il n'avait jamais pu passer les antichambres, relevé par Bournonville, comme on l'a vu, était revenu à Paris et en Touraine, et travaillait à force à ce magnifique bâtiment. Il fut mené si vite qu'il se trouva presque achevé lorsque la corde cassa sur la souveraineté; et, pour n'avoir plus à revenir à cette folie, d'Aubigny, voyant que cela ne pouvait plus servir à ce que sa maîtresse s'était proposé, retrancha tout ce qui pouvait encore l'être, acheta comme il put quelques fiefs, pour qu'un si beau lieu ne fût pas absolument dans l'état d'une guinguette, et Mme des Ursins, honteuse après de ce pot au lait de la bonne femme, laissa le tout à d'Aubigny, pas assez seigneur pour remplir le lieu, mais suffisamment riche pour y bien recevoir le voisinage et les passants. Il y a passé le reste de sa vie, aimé et considéré dans le pays, avec assez d'esprit pour avoir laissé en Espagne ses grands airs et ses plus hautes espérances. Ce lieu s'appelle [Chanteloup], et a passé à Mme d'Armentières, fille d'Aubigny. C'est un des beaux et des plus singuliers lieux de France, et le plus superbement meublé.

Cette souveraineté, dont Mme de Maintenon se trouvait si peu à portée, la choqua. Cette extrême différence offensa son orgueil, en lui faisant sentir la distance des rangs et des naissances, qui étaient la base d'un si grand essor. Elle sentit avec jalousie que le crédit sans mesure qui portait Mme des Ursins si haut n'était que l'effet de la protection qu'elle lui avait donnée. Elle ne put souffrir qu'elle en abusât au point de s'élever si fort au-dessus d'elle, et que cette souveraineté elle l'établît et en jouît sous ses yeux. Le roi sentit aussi tout l'excès de ce dessein, mais il fut aussi piqué d'en voir la paix retardée, de se trouver obligé à prendre des ménagements, et à la fin forcé de ne plus rien ménager, de fâcher le roi d'Espagne, de menacer, de parler en père et en maître, et de faire conclure la paix sans cette souveraineté, malgré son petit-fils qui n'en voulait point démordre, et qui ne céda qu'à l'impuissance de tenir contre tant d'ennemis, abandonné de la France, et pour un si bizarre et si mince sujet. On peut juger aussi quelle fut la rage de Mme des Ursins, après avoir poussé sa pointe jusqu'à une opiniâtreté si démesurée, s'être donnée en spectacle à toute l'Europe, et ne remporter que le mépris et la honte d'une si folle entreprise Telle fut la pierre d'achoppement entre les deux modératrices suprêmes de la France et de l'Espagne. Telle fut aussi la raison de la préférence de Berwick sur Tessé. Depuis cet essor de souveraineté, le concert ne fut plus le même entre Mme de Maintenon et Mme des Ursins. Mais cette dernière était parvenue à un point en Espagne, qu'elle crut pouvoir plus qu'aisément s'en passer.

On a vu avec quel art elle avait sans cesse isolé le roi d'Espagne, jusqu'à quel point elle l'avait enfermé avec la reine, et rendu inaccessible, non seulement à sa cour, mais à ses grands officiers, a ses ministres, jusqu'aux valets les plus nécessaires, en sorte qu'il n'était servi que par trois ou quatre, qui étaient François et tout à elle. Le prétexte de la douleur de la mort de la reine continua cette solitude; et la retraite au palais de Medina-Celi fut préférée à celle du Buen-Retiro, pour être plus resserrée dans un lieu infiniment moins étendu que ce palais royal, où la cour pouvait abonder, et où il aurait été plus embarrassant de ne laisser approcher le roi de personne. Elle prit elle-même la place de la reine; et pour avoir une sorte de prétexte d'être au près du roi dans la même solitude, elle se fit nommer gouvernante de ses enfants. Mais, pour y être toujours, et qu'on ne pût savoir quand ils étaient l'un chez l'autre, elle fit faire un corridor de bois depuis le cabinet du roi jusque dans l'appartement de ses enfants dans lequel elle logeait, pour pouvoir passer de l'un à l'autre sans cesse sans être aperçus, et sans traverser un long espace de pièces qui étaient entre-deux, et qui étaient remplies de courtisans. Ainsi on ne savait jamais si le roi était seul ou avec Mme des Ursins, ni elle de même, lequel des deux était chez l'autre, ni quand, ni combien ils étaient ensemble. Cet appentis couvert et vitré fut ordonné avec tant de hâte, qu'avec toute la dévotion du roi, les fêtes et les dimanches ne furent point exceptés de ce travail. Il déplaisait extrêmement à toute la cour, qui en sentait l'usage, et jusqu'à ceux qui le dirigeaient. Le contrôleur des bâtiments, qui avait ordre d'y faire travailler fêtes et dimanches, demanda un jour dans une de ces pièces où la cour était, et que Mme des Ursins était si pressée d éviter, il demanda, dis-je, au P. Robinet, confesseur du roi, et le seul excellent qu'il ait eu, s'il ferait travailler le lendemain dimanche et le surlendemain fête de la Vierge. Robinet répondit que le roi ne lui en avait point parlé; et à une seconde instance fit même réponse. À la troisième il ajouta qu'il attendrait que le roi lui en parlât. Enfin excédé d'une quatrième, la patience lui échappa, et il répondit que, si c'était pour détruire l'ouvrage commencé, il croyait qu'on y pourrait travailler le propre jour de Pâques, mais que pour continuer ce corridor, il ne pensait pas que cela se pût un dimanche ni une fête. Toute la cour applaudit; mais Mme des Ursins, à qui ce propos ne tarda pas à être rapporté, en fut très irritée.

On soupçonna qu'elle pensait à plus qu'à devenir l'unique compagnie du roi. Il avait plusieurs princes. On sema des discours qui parurent équivoques, et qui effrayèrent: il se débita que le roi n'avait plus besoin de postérité avec toute celle dont il avait plu à Dieu de le bénir, mais seulement d'une femme, et qui pût les gouverner. Non contente de passer toutes les journées avec le roi, et comme la feue reine de ne le laisser travailler avec ses ministres qu'en sa présence, la princesse des Ursins comprit qu'il fallait rendre cette conduite durable en s'assurant du roi dans tous les moments. Il était accoutumé à prendre l'air, et il en était d'autant plus affamé qu'il était demeuré fort enfermé dans les derniers temps de la reine, et dans les premiers qui avaient suivi sa mort. Mme des Ursins choisit quatre ou cinq hommes pour accompagner le roi privativement à tous autres, même à ses officiers grands ou autres les plus nécessaires. Chalais, Masseran, Robecque et deux ou trois autres sur la servitude de qui elle pouvait compter, furent nommés pour suivre le roi toutes les fois qu'il sortait. On les appela recreadores du roi, ceux qui étaient chargés de l'amuser. Avec tant de mesures, d'obsession, de discours préparatoires, jetés avec soin, on ne douta pas qu'elle n'eût le projet de l'épouser, et l'opinion ainsi que la crainte en devint générale; le roi son grand-père en fut vivement alarmé, et Mme de Maintenon, qui n'avait jamais pu parvenir à être déclarée après en avoir frisé le moment de bien près par deux fois, en fut poussée à bout de jalousie. Cependant, si Mme des Ursins s'en flatta, ce ne fut pas pour longtemps.

Le roi d'Espagne toujours curieux de nouvelles de France en demandait souvent à son confesseur, le seul homme à qui il pût parler qui ne fût pas à Mme des Ursins. L'habile et le hardi Robinet, aussi inquiet que personne des progrès du dessein dont personne ne doutait dans les deux cours de France et d'Espagne, se laissa pousser de questions dans une embrasure de fenêtre où le roi l'avait attiré, et fit le réservé et le mystérieux pour exciter la curiosité davantage: quand il la vit au point où il la voulait, il dit au roi que puisqu'il le forçait il lui avouerait que ses nouvelles de France étaient conformes à toutes celles de Madrid, où on ne doutait plus qu'il ne fît à la princesse des Ursins l'honneur de l'épouser. Le roi rougit et répondit brusquement: « Oh! pour cela, non, » et le quitta.

Soit que la princesse des Ursins fût informée de cette vive repartie, ou qu'elle désespérât déjà du succès, elle tourna court, et jugeant que cet état d'interstice au palais de Medina-Celi ne pouvait durer toujours, résolut de s'assurer du roi par une reine qui lui dût un si grand mariage, et qui n'ayant aucun soutien se jetât entre ses bras par reconnaissance et par nécessité. Dans cette vue elle s'ouvrit à Albéroni qui, depuis la mort du duc de Vendôme, était demeuré à Madrid chargé des affaires de Parme, et lui proposa le mariage de la princesse, fille de la duchesse de Parme, et du feu duc, frère du régnant, qui avait épousé la veuve de son frère.

Albéroni eut peine à croire ses oreilles; une alliance si disproportionnée lui parut d'autant plus incroyable, qu'il n'espéra pas que la cour de France y pût consentir, et qu'il crut encore moins qu'on osât la conclure sans elle. En effet, une personne issue de double bâtardise, d'un pape par père, d'une fille naturelle de Charles-Quint par mère, fille d'un petit duc de Parme, et d'une mère tout autrichienne sœur de l'impératrice douairière, de la reine d'Espagne douairière, dont on était si mécontent, et qu'on avait fait passer de l'exil de Tolède à la relégation de Bayonne, de la reine de Portugal, qui avait déterminé le roi son mari à recevoir l'archiduc à Lisbonne, et à porter là guerre en Espagne, n'était pas un parti auquel il fût vraisemblable de songer pour en faire une reine d'Espagne.

Rien de tout cela néanmoins n'arrêta la princesse des Ursins; son intérêt pressant fut sa considération la plus forte; elle disposait de la volonté du roi d'Espagne, elle sentait tout le changement du roi et de Mme de Maintenon pour elle, elle n'en espérait plus de retour: elle crut même devoir s'appuyer contre l'autorité qui l'avait si puissamment établie, et qui aurait pu la détruire, et ne s'occupa plus qu'à brusquer un mariage dont elle se promettait tout, et de faire de la nouvelle reine le même usage qu'elle avait fait de celle qu'elle venait de perdre. Le roi d'Espagne était dévot, il avait besoin d'une femme, la princesse des Ursins était d'un âge où ses agréments n'étaient plus que de l'art: en un mot, elle mit Albéroni en besogne, et on peut croire qu'elle ne fut pas difficile dès l'instant qu'on put les persuader à Parme qu'elle était sérieuse, et qu'on ne se moquait pas d'eux. Orry, toujours un avec Mme des Ursins et le tout-puissant par elle, fut le seul confident de cette importante affaire.

Le marquis de Brancas était lors ambassadeur de France à Madrid, comme on l'a vu en son temps. Il s'était flatté de la grandesse au sortir de Girone, il avait été tout près de l'obtenir. Il crut toujours que Mme des Ursins l'avait fait changer en Toison, et il ne lui avait pas pardonné cet échange. Il était tout à Mme de Maintenon. On a vu ailleurs par quelles rares conjonctures il en avait obtenu la protection, que son adroite mère et lui avaient bien su cultiver et conserver. Par cela même il était fort suspect à la princesse des Ursins, qui d'ailleurs se doutait bien de la dent qu'il lui gardait de sa grandesse manquée: elle ne lui laissait aucun accès, et avait les yeux fort ouverts sur toute sa conduite. Brancas voyait et n'ignorait rien de tout ce qui se passait. Le confesseur s'expliquait à ce client de sa compagnie de ses inquiétudes sur la conduite de la princesse des Ursins, et les principaux d'une cour universellement mécontente allaient décharger leur cœur avec lui, dans la pensée qu'il n'y avait que la France qui pût mettre ordre à la situation de l'Espagne. Brancas en sentit toute l'importance, mais instruit par l'aventure de l'abbé d'Estrées, craignant même pour ses courriers, il prit le parti de mander au roi qu'il avait pressamment à lui rendre compte d'affaires les plus importantes, qui ne se pouvaient confier au papier, et qui exigeaient qu'il lui permit d'aller passer quinze jours à Versailles. La réponse fut la permission qu'il demandait, mais avec ordre de s'arrêter où il rencontrerait le duc de Berwick sur la route, qui allait faire le siège de Barcelone, pour conférer avec lui.

Mme des Ursins, qui trouvait toujours moyen d'être instruite de tout, la fut non seulement du voyage de Brancas, mais encore de l'ordre qu'il avait reçu de conférer avec Berwick; elle en fut alarmée: elle fit presser par le roi d'Espagne le départ du maréchal comme si tout eût été prêt pour le siège de Barcelone, pour éviter que Brancas le rencontrât en chemin. Elle fit disposer seize relais de mules sur le chemin de Bayonne, et fit tout à coup partir pour France, le jeudi saint, le cardinal del Giudice, grand inquisiteur et ministre d'État, qui eut pour elle cette basse complaisance. C'était coup double: le cardinal était à ses ordres, mais un cardinal-ministre et grand inquisiteur l'embarrassait, elle s'en délivrait au moins pour un temps de la sorte, en attendant mieux, et par le poids de sa pourpre et de ses établissements en Espagne, elle en donnait à la commission dont elle le chargeait, et prévenait Brancas, ce qui en notre cour n'était pas un point médiocre. Brancas qui en sentait toute l'importance le suivit dès le vendredi saint, et fit si bien qu'il l'atteignit à Bayonne la nuit qu'il y était couché: Il chargea, en passant tout droit, le commandant, qui était Dudoncourt, d'amuser et de retarder le cardinal tout le lendemain tant qu'il pourrait, gagna pays et arriva à Bordeaux avec vingt-huit chevaux de poste qu'il emmena de partout avec lui pour les ôter au cardinal. Il arriva de la sorte deux jours plus tôt que lui à Paris, d'où il alla aussitôt à Marly, où le roi était, lui rendre compte des affaires qui l'avaient amené si roide; il en eut une longue audience avec Torcy en tiers, et un logement pour le reste du voyage.

Le cardinal del Giudice se reposa quatre ou cinq jours à Paris, puis vint de Paris chez Torcy à Marly qui le mena dans le cabinet du roi à l'issue de son lever. Il lui présenta le prince de Cellamare, fils du duc de Giovenazzo son frère, grand d'Espagne et conseiller d'État assez considéré à Madrid; Cellamare sortit aussitôt du cabinet, et le cardinal y demeura seul avec le roi et Torcy une bonne heure. Torcy lui donna à dîner; au sortir de table, ils retournèrent à Paris. Le cardinal, à ce que longtemps depuis Torcy m'a compté, fut un peu embarrassé de sa personne; il n'était chargé d'aucune affaire; toute sa mission n'allait qu'à louer Mme des Ursins et se plaindre du marquis de Brancas. Ces louanges de Mme des Ursins n'étaient que vagues; elle ne comptait pas assez sur le cardinal pour lui avouer la situation où elle se trouvait en notre cour, et pour le charger de rien à cet égard, de sorte que la matière fut bientôt épuisée. Sur le marquis de Brancas il n'y avait nul fait à alléguer; son crime était de voir trop clair, et de n'être pas dévoué à la princesse

Le cardinal était un homme d'esprit, de cour, d'affaires et d'intrigue, qui sentait pour un homme de son état et de son poids le vide de sa commission, et qui en était peiné. Il parut d'une conversation aimable, d'une société aisée, écartant les embarras du rang et du personnage, et il fut fort goûté et recueilli par la bonne compagnie. Il se rendit assidu auprès du roi sans l'importuner d'audiences qu'il n'avait pas matière à remplir, et à tout son manège il donna lieu de soupçonner qu'il se doutait de la décadence de la princesse des Ursins dans notre cour, et qu'il cherchait à s'en attirer l'estime et la confiance pour, à l'appui du roi, devenir premier ministre en Espagne; mais nous verrons bientôt que la marotte ultramontaine de sa charge, de son chapeau, rompirent toutes ses mesures. Tout le succès de son voyage se borna à empêcher Brancas de retourner en Espagne, et quoique bien sans concert, Brancas fut de moitié avec lui: il n'avait rien à espérer de cette cour dans la situation où il était avec Mme des Ursins, et il n'était pas homme à perdre sciemment son temps. Il a fallu conduire jusqu'ici cette affaire de suite; il faut maintenant un peu retourner sur nos pas.

Il y avait longtemps que la chancelière était menacée d'une hydropisie de poitrine après un asthme de presque toute sa vie. Elle était fille de Maupeou, président d'une des chambres des enquêtes et peu riche, mais bon parti pour Pontchartrain qui l'était encore moins quand elle l'épousa. On ne peut guère être plus laide, mais avec cela une grosse femme, de bonne taille et de bonne mine, qui avait l'air imposant, et quelque chose aussi de fin. Jamais femme de ministre ni autre n'eut sa pareille pour savoir tenir une maison, y joindre plus d'ordre à toute l'aisance et la magnificence, en éviter tous les inconvénients avec le plus d'attention, d'art et de prévoyance, sans qu'il y parût, et y avoir plus de dignité avec plus de politesse, et de cette politesse avisée et attentive qui sait la distinguer et la mesurer, en mettant tout le monde à l'aise. Elle avait beaucoup d'esprit sans jamais le vouloir montrer, et beaucoup d'agrément, de tour et d'adresse dans l'esprit, et de la souplesse, sans rien qui approchât du faux, et quand il le fallait, une légèreté qui surprenait; mais bien plus de sens encore, de justesse à connaître les gens, de sagacité dans ses choix et dans sa conduite, que peu d'hommes même ont atteint comme elle de son temps. Il est surprenant qu'une femme de la robe qui n'avait vu de monde qu'en Bretagne, fût en si peu de temps au fait aux manières, à l'esprit, au langage de la cour; elle devint un des meilleurs conseils qu'on pût trouver pour s'y bien gouverner. Aussi y fut-elle dans tous les temps d'un grand secours à son mari, qui tant qu'il la crut n'y fit jamais de fautes, et ne se trompa en ce genre que lorsqu'il s'écarta de ses avis. Avec tout cela elle avait trop longtemps trempé dans la bourgeoisie pour qu'il ne lui en restât pas quelque petite odeur. Elle avait naturellement une galanterie dans l'esprit raffinée, charmante, et une libéralité si noble, si simple, si coulant de source, si fort accompagnée de grâces qu'il était impossible de s'en défendre. Personne ne s'entendait si parfaitement à donner des fêtes. Elle en avait tout le goût et toute l'invention, et avec somptuosité et au dehors et au dedans, mais elle n'en donnait qu'avec raisons et bien à propos, et tout cela avec un air simple, tranquille et sans jamais sortir de son âge, de sa place, de son état, de sa modestie. La plus secourable parente, l'amie la plus solide, la plus effective, la plus utile, la meilleure en tous points et la plus sûre. Délicieuse à la campagne et en liberté; dangereuse à table pour la prolonger, pour se connaître en bonne chère sans presque y tâter, et pour faire crever ses convives; quelquefois fort plaisante sans jamais rien de déplacé; toujours gaie quoique quelquefois elle ne fût pas exempte d'humeur. La vertu et la piété la plus éclairée et la plus solide, qu'elle avait eue toute sa vie, crût toujours avec la fortune. Ce qu'elle donnait de pensions avec discernement, ce qu'elle mariait de pauvres filles, ce qu'elle en faisait de religieuses, mais seulement quand elle s'était bien assurée de leur vocation, ce qu'elle en dérobait aux occasions, ce qu'elle mettait de gens avec choix et discernement en état de subsister, ne se peut nombrer.

Sa charité mérite ce petit détail: sortant un dimanche de la grand'messe de la paroisse de Versailles avec Mme de Saint-Simon, elle s'amusa en chemin. Mme de Saint-Simon, qui était pressée, parce qu'elle devait aller dîner chez Monseigneur à Meudon avec Mme la duchesse de Bourgogne, la hâtait, et lui demanda avec surprise ce que c'était qu'une petite fille du bas peuple avec qui elle s'était arrêtée. « Ne l'avez-vous pas trouvée fort jolie? lui dit la chancelière: elle m'a frappée en passant. Je lui ai demandé qui étaient ses parents. Cela meurt de faim, cela a quatorze ou quinze ans. Jolie comme elle est, elle trouvera aisément pratique. La misère fait tout faire. Je l'ai un peu langueyée; demain matin elle viendra chez moi; et tout de suite je la paquetterai en lieu où elle sera en sûreté, et apprendra à gagner sa vie. »

Voilà de quoi cette femme-là était sans cesse occupée sans qu'elle le parût jamais: car elle ne l'aurait pas dit à une autre qu'à Mme de Saint-Simon, qu'elle regardait comme une autre elle-même. Outre tout ce qui vient d'être dit, ses aumônes réglées étaient abondantes; les extraordinaires les surpassaient. Elle avait toute une communauté à Versailles, de trente à quarante jeunes filles pauvres qu'elle élevait à la piété et à l'ouvrage, qu'elle nourrissait et entretenait de tout, et qu'elle pourvoyait quand elles étaient en âge. Elle avait fondé avec le chancelier et bâti un hôpital à Pontchartrain, où tout le spirituel et le temporel abondait, où ils allaient souvent servir les pauvres, et qui leur coûta plus de deux cent mille livres, et de l'entretien duquel ils n'étaient pas quittes à huit ni à dix mille livres par an. De tant de bonnes œuvres il n'en paraissait que cet hôpital et sa communauté de Versailles, qui ne se pouvaient cacher et dont encore on ne voyait que l'écorce. Tout le reste était enseveli dans le plus profond secret. Elle donnait ordre à tout les matins, et aux choses domestiques, et il n'était plus mention de rien après, et tout dans une règle admirable.

Mais l'année 1709 la trahit. La disette et la cherté fit une espèce de famine. Elle redoubla ses aumônes, et, comme tout mourait de faim dans les campagnes, elle établit des fours à Pontchartrain, des marmites et des gens pour distribuer des pains et des potages à tous venants, et de la viande cuite à la plupart tant que le soleil était sur l'horizon. L'affluence fut énorme. Personne ne s'en allait sans emporter du pain de quoi nourrir deux ou trois personnes plusieurs jours, et du potage pour une journée. Ce concours a eu bien des journées de trois mille personnes, et avec tant d'ordre que nul ne se pressait, ne passait son tour d'arrivée, et avec tant de paix qu'on n'eût pas dit qu'il y eût plus de cinquante personnes. Plus la donnée avait été nombreuse, plus la chancelière était aise, et cela dura six à sept mois de la sorte.

Le chancelier, ravi de faire aussi ces bonnes œuvres, l'en laissait entièrement maîtresse. Leur union, leur amitié, leur estime était infinie et réciproque. Ils ne se séparaient de lieu que par une rare nécessité, et ils couchaient partout dans la même chambre. Ils avaient mêmes amis, mêmes parents, même société. En tout ils ne furent qu'un. Ils le furent bien aussi dans les regrets de leur première belle-fille, dont jamais ils ne purent se consoler. Telle fut la chancelière de Pontchartrain, que Dieu épura de plus en plus par de longues et pénibles infirmités, qui finirent par une hydropisie de poitrine, qu'elle porta avec une patience, un courage et une piété qui fut l'exemple de la cour et du monde. Elle s'en sépara entièrement au milieu de Versailles plusieurs mois avant sa mort, pour ne voir plus que sa plus étroite famille, Mme de Saint-Simon et des gens de bien, uniquement occupée jour et nuit de son salut. Elle y mourut le jeudi 12 avril, à […….], à […….] ans, universellement regrettée de toute la cour, qui l'aimait et la respectait, et pleurée des pauvres presque avec désespoir. Le chancelier alla cacher le sien dans son petit appartement de l'institution de l'Oratoire. Jamais Mme de Saint-Simon et moi n'eûmes de meilleure amie. Nous en fûmes amèrement touchés. Son fils fut le seul de toute la famille qui essuya cette perte avec tranquillité, et même des domestiques.

La reine douairière de Danemark mourut en ce même temps. Elle était Hesse, et petite-fille de la fameuse landgrave, dont le courage, l'âme haute et guerrière et l'attachement à la France ont tant fait parler d'elle. Elle était cousine germaine de Madame.

L'évêque de Senlis mourut aussi. Il était frère de Chamillart, le meilleur et le plus imbécile des hommes, dont le visage et le maintien ne le témaignaient guère moins que le discours. Sans quoi que ce soit de l'orgueil ni de l'impertinence si ordinaire aux enfants, aux frères, aux proches des ministres, c'était une fatuité de bonté et de confiance qui le persuadait de l'amitié de tout le monde, qui le rendait libre et caressant. Il était ravissant sur M. le Prince qui lui faisait mille bassesses qu'il prenait toutes pour soi, et avec grand soin de bien faire entendre que la place de son frère n'y avait aucune part, que M. le Prince était le meilleur homme du monde, le plus agréable voisin, et qu'il ne comprenait pas qu'on pût le trouver autrement; mais quand la place du frère fut perdue, les bonnes grâces et les prévenances de M le Prince s'évanouirent avec elle. Il n'allait plus le voir, il ne l'attirait plus à Chantilly. Il l'en bannit bientôt par ses manières. Plus de présents de gibier, plus de liberté à ses gens de chasser même chez leur maître. Le pauvre homme ne put digérer ce changement qui lui fut peut-être plus sensible que la chute de son frère, parce qu'il lui montrait sa sottise. Pendant la faveur, ses nièces et tout ce qui le voyait en familiarité se moquait de lui grossièrement, et il le comprenait si peu, qu'il en riait le premier. Son frère même s'en divertissait quelquefois. Avec tout cela tout le monde l'aimait tant il était bon homme. Il ne savait rien, mais des moeurs excellentes, peut-être avait-il conservé son innocence baptismale. C'était un homme à mettre bien richement à Mende ou à Auch, et à l'y confiner pour qu'on ne le vît jamais. Son frère fit la sottise de le faire passer de Dol à Senlis, de le mettre à la cour, de l'y attacher à la mort de M. de Meaux par la charge de premier aumônier de Mme la Dauphine, où il fut la risée de toutes ses dames; enfin de le mettre de l'Académie française en sa place, qui avait eu la misère de l'élire. Cela combla toute mesure parce qu'il se crut bel esprit. Chamillart écrivit au roi pour lui demander le logement qu'il avait conservé, et l'obtint aussitôt. Ce qui montra que le goût du roi n'était pas affaibli, malgré Mme de Maintenon et toutes les machines qui le dépostèrent.

Mme Voysin mourut à Paris d'une assez longue maladie: pourrait-on croire, si on ne le savait, que ce fut de chagrin, unie comme elle était avec son mari, et dans l'état radieux où il était, et qu'il ne devait qu'à elle? On a vu (t. VII, p. 254) quelle était cette femme, et à quel point elle fut utile à Voysin, qui sans elle n'avait rien qui pût lui faire faire fortune qu'il ne mérita jamais, beaucoup moins une aussi démesurée qui l'a enfin porté à la tète de la guerre et de la robe. Mme de Maintenon était changeante: elle n'avait mis le mari en place que pour avoir sa femme à la cour. Outre qu'elle les comptait tous et avec raison à elle sans réserve, ce qu'elle brassa depuis par lui pour M. du Maine ne pouvait entrer dans ses vues, alors que la petite vérole et le poison n'avaient pas détruit la maison royale, et que les princes du sang d'âge étaient encore pleins de vie. Mme Voysin eut dans les premiers temps de son arrivée à la cour toute la faveur de Mme de Maintenon et toute sa confiance. Elle ne s'aperçut pas assez tôt qu'il ne fallait pas rassasier d'elle. L'indigestion vint peu à peu. Toute la faveur, toute la confiance passa de la femme au mari. Elle le trouva homme à tout faire, et que pour lui plaire aucune considération ne l'arrêterait. Cela soutint quelque temps sa femme, mais le goût était passé. Tout ce qui lui avait tant plu en elle, commença à lui être à charge ou à lui paraître ridicule. Son assiduité, ses empressements, ses flatteries l'importunèrent; ses douceurs et ses complaisances la dégoûtèrent. Son vêtement et sa coiffure imitée de la sienne lui semblèrent ridicules. Mme Voysin commençait à sentir sa décadence, lorsque sa jalousie de Mme Desmarets acheva de la perdre.

Vauxbourg, conseiller d'État, d'une vertu, d'une probité, d'une piété rare dans tous ses emplois, où il s'était montré assez capable, était frère aîné de Desmarets, et il avait épousé la sœur de Voysin. Cette alliance des deux ministres réussit assez bien entre-deux, mais ne put concilier leurs femmes. Mme Desmarets, grande, bien faite, toujours bien mise sans affectation, avoir un air simple, naturel et, avec de l'esprit, beaucoup de monde, rien du tout de bourgeois, un air et des manières nobles, un dehors de franchise qui n'était pas sans art, mais cet art n'était pas sans duplicité. Ses soins et ses respects pour Mme de Maintenon étaient sans bassesse. Elle se ménagea toujours si bien à l'approcher, que, bien loin de lui devenir à charge, elle eut l'adresse de s'en faire toujours désirer. Tout cela était bien loin de l'air doucereux, composé, préparé et de l'extrême bourgeoisie de Mme Voysin: aussi en fut-elle coulée à fond. Elle ne put soutenir une disgrâce personnelle ni une rivale d'autant plus odieuse qu'elle n'y trempait en rien, et ne lui donnait aucun sujet de plainte. La cour s'aperçut du changement, le mari le sentit. Il en fut outré sans toutefois oser en rien montrer. La douleur extrême prit sur la santé de Mme Voysin jusqu'alors ferme et brillante. La maladie se déclara, elle s'en alla à Paris, elle y mourut enfin de désespoir le vendredi 20 avril, à cinquante-un ans, peu regrettée. Ce fut une délivrance pour Mme de Maintenon. Le mari, tout dévoué à la fortune, s'en consola aisément; peut-être même se trouva-t-il soulagé de n'avoir plus quelqu'un de si nécessairement intime pris en aversion par Mme de Maintenon, auprès de laquelle il n'avait plus besoin de personne.

Peu de jours après mourut Zurbeck, ancien lieutenant général, colonel du régiment des gardes suisses et des neuf autres régiments suisses au service de France. Ce fut une grande dépouille à distribuer pour M. du Maine.

Le Bailleul, président à mortier, mourut en même temps. Il était fils de l'ami de mon père, et petit-fils du surintendant des finances. Lui et le maréchal d'Huxelles, et Saint-Germain-Beaupré étaient enfants du frère et des deux sœurs. C'était un homme d'honneur et de vertu, d'ailleurs fort peu de chose. Il ne laissa qu'un fils qui, excepté l'honneur et la vertu, lui ressembla au reste. Il était dès lors fort décrié, mais les efforts du maréchal d'Huxelles, qui fit valoir son nom dans le parlement, et les services de ses pères, lui obtinrent enfin la charge avec grand'peine. Il ne prit pas celle de l'exercer, se ruina avec honte et scandale, et la vendit enfin à Chauvelin, depuis garde des sceaux, dont la fortune et la disgrâce ont tant fait parler. Ce dernier Bailleul est mort sans s'être marié, dans la dernière obscurité.

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