1714
Le roi voit en particulier le cardinal del Giudice, tous deux avec surprise; et peu après l'électeur de Bavière. — Mort de La Taste: sa femme. — Mort du duc de Guastalla. — Cardinal de Bouillon à Rome. — Mort, naissance et caractère de la maréchale d'Estrées douairière. — Congrès de Bade. — Camps de paix. — Nesle quitte le service; en est puni. — Succession de M. le duc de Berry. — Deux cent mille livres d'augmentation de pension à Mme la duchesse de Berry. — Canal de Mardick. — Trente mille livres d'augmentation de pension à Ragotzy, et quarante mille livres de pension à distribuer dans son parti. — Survivances des gouvernements du duc de Beauvilliers à son gendre et à son frère. — Mort et caractère de la duchesse de Lorges. — Des Forts conseiller d'État. — Mort et caractère de Saint-Georges, archevêque de Lyon. — Mort de Matignon, évêque de Lisieux. — Petite sédition à Lyon; le maréchal de Villeroy y va. — Chalais à Paris; Giudice à Marly. — Le roi, à qui il échappe un mot inintelligible sur la princesse des Ursins, résout entièrement sa perte. — L'Espagne signe la paix sans plus parler de souveraineté pour la princesse des Ursins. — Soixante-huit bataillons français avec Berwick pour le siège de Barcelone. — Giudice, puis Chalais, voient le roi en particulier. — Ducasse, malade, revient; remplacé par Bellefontaine. — Mort de Menager; son caractère. — Duchesse de Berry blessée d'une fille. — Mme de Saint-Simon, par méprise du roi, la conduit à Saint-Denis, et le coeur au Val-de-Grâce. — Mort de la première électrice d'Hanovre. — Mort, naissance, famille et caractère de la duchesse de Bouillon. — Mariage de La Mothe avec Mlle de La Roche-Courbon; et d'une fille du marquis de Châtillon avec Bacqueville. — Mariage de Creuilly avec une Spinola. — Giudice établi à Marly. — Berwick part pour faire le siège de Barcelone. — Chalais donne part particulière au roi du mariage du roi d'Espagne avec la princesse de Parme. — Giudice voit aussitôt après le roi en particulier. — Retraite de Bergheyck; il arrive d'Espagne, vient à Marly.
Le roi vécut à son ordinaire à Marly dès aussitôt après la perte de son petit-fils, mais les musiques chez Mme de Maintenon ne recommencèrent que quelques jours après le retour à Versailles. Il fit entrer le cardinal del Giudice un matin dans son cabinet, qui ne s'y attendait point, peu de jours après la mort de M. le duc de Berry. Il le croyait chargé de quelque affaire qu'il ne voulait pas être sue des ministres, et le roi était seul, mais le cardinal ne lui dit rien de nouveau, et montra ainsi le vide de sa commission.
L'électeur de Bavière vint peu de jours après de Saint-Cloud, sur les six heures du soir, à Marly. Il entra d'abord dans le cabinet du roi. Il y demeura tête à tête un quart d'heure, et s'en retourna tout de suite à Saint-Cloud. Il revint le lendemain courre le cerf, et ne vit le roi qu'à la chasse.
Le gros La Taste mourut subitement à Versailles: c'était une manière de gros brutal que le roi traitait bien, et que tout le monde connaissoit, parce qu'il avait passé presque toute sa vie aide-major des gardes du corps. Il se retira, demeura à Versailles, ne connaissant point d'autre pays, et se maria par inclination. Il était pourtant fort vieux, et il avait plus de quatre-vingts ans quand il mourut. Le roi laissa deux mille livres de pension à cette femme, qui était jolie et qui avait des protecteurs. Chamlay prit soin d'elle, et il prit soin de lui quand il fut vieux et apoplectique. Elle n'y perdit pas.
En même temps mourut le duc de Guastalla, qui aurait dû succéder au duc de Mantoue si l'empereur, qui s'était emparé de ses États pendant la guerre, n'eût mieux aimé les garder à la paix. La grandeur d'âme, la fidélité et la valeur personnelle de Louis XIII au célèbre Pas de Suse, son opiniâtreté et sa capacité pour le forcer, avait sauvé autrefois la maison de Gonzague des griffes de la maison d'Autriche; mais ce héros n'était plus.
Le cardinal de Bouillon était enfin arrivé des Pays-Bas à Rome. Il semblait que ce fût malgré lui, tant il avait prolongé son voyage. Tous les François et les attachés à la couronne eurent défense de le voir, et de tout commerce. Les cardinaux Gualterio et de La Trémoille eurent permission de l'aller voir une seule fois comme doyen du sacré collège, et reçurent d'ailleurs la même défense que tous les autres François. Le cardinal de Bouillon fit à Rome une figure triste, et y parut fort délaissé et fort peu considéré.
La maréchale d'Estrées, douairière, mourut à Paris. Elle avait eu à Marly, ce voyage-ci, dont elle ne manquait guère aucun, un logement tout neuf qui la tua. Elle s'y trouva fort mal, se fit porter à Paris, et y mourut bientôt après. Elle était fille d'un riche financier nommé Morin, qu'on n'appelait que Morin le juif. C'était une grande et assez grosse femme, de bonne mine, quoique avec des yeux un peu en dedans, qui avait une physionomie haute, audacieuse, résolue, et pleine d'esprit; aussi n'a-t-on guère vu de femme qui en eût tant, qui sût tant de choses, ni qui fût de plus excellente compagnie. Elle était brusque et pourtant avec politesse, et savait très bien rendre ce qu'elle devait, et se le faire rendre aussi. Elle avait passé sa vie à la cour, et dans le meilleur du plus grand monde, jouant gros jeu nettement et avec jugement. On la craignait fort, et on ne laissait pas de la rechercher. Elle passait pour méchante. Elle ne l'était que par dire franchement et très librement son avis de tout, souvent très plaisamment, toujours avec beaucoup d'esprit et de force, et de n'être pas d'humeur à rien souffrir. Dangereuse alors à se lâcher en peu de mots d'une manière solide et cruelle, et à parler en face aux gens, à les faire rentrer sous terre. D'ailleurs n'aimant ni les querelles ni à médire pour médire, mais à se faire considérer et compter, et elle l'était beaucoup, et vivait très bien dans sa famille.
Elle était avare à l'excès, et en riait la première; avec cela brocanteuse, se connaissoit aux choses et aux prix, avait le goût excellent et ne se refusait rien. Quand il lui prenait fantaisie de donner un repas, rien de plus choisi, de plus exquis ni de plus magnifique. Elle était bonne amie, de très bon conseil, fidèle et sûre, et sans être de ses amis on ne risquait jamais à parler devant elle.
Mlle de Tourbes [14] qui n'avait pas moins d'esprit qu'elle, et de la même sorte, mais plus impérieux et plus aigre, se laissa un jour tomber à Marly, au milieu du salon, chargée de pierreries, en dansant au bal devant le roi. Sa mère qui, comme les vieilles, était assise au second rang, escalada le premier, courut à sa fille, et sans s'informer si elle était blessée, car elle était encore par terre, ne pensa qu'aux pierreries. On en rit beaucoup, elle aussi.
Elle lui laissa plus de huit cent mille livres; presque autant au maréchal d'Estrées son fils; à Mme de Courtenvaux et à l'abbé d'Estrées ses autres enfants six cent mille livres chacun, sans compter un amas prodigieux de meubles, de bijoux, de porcelaines; de la vaisselle en quantité et des pierreries. Elle avait soixante-dix-sept ou soixante-dix-huit ans, avait l'esprit et la santé comme à quarante, et sans ce logement neuf aurait encore vécu très longtemps. Quoiqu'elle aimât peu de gens, elle fut regrettée, mais avec tout son esprit elle n'aurait jamais pu durer hors de la cour et du grand monde. Elle vivait bien avec sa belle-fille et avec les Noailles, et ne laissait pas d'être excellente sur eux et avec eux.
Le mercredi 16 mai, jour du convoi de M. le duc de Berry, le roi quitta ce funeste Marly et retourna à Versailles. En même temps, le prince Eugène manda au maréchal de Villars que le comte de Goëz et le baron Seylern, plénipotentiaires de l'empereur avec lui à Bade, s'y acheminaient, et qu'ils avaient les pouvoirs de l'empire pour ce qui le concernait. On fit partir aussitôt Saint-Contest, et Villars, qui ne tarda pas à le suivre, se mesura sur l'arrivée du prince Eugène à Bade. En même temps, on fit deux camps de paix pour exercer les troupes, qui n'en avaient pas grand besoin, mais ce ne fut que de la cavalerie pour consommer les fourrages dont on avait trop de magasins.
Le marquis de Nesle, qui avait la compagnie écossaise de la gendarmerie, se sentant peu propre au service, la vendit à son cousin germain le comte de Mailly, qui n'y fit pas plus de fortune. Nesle l'avait achetée deux cent dix mille livres. Le roi, qui n'aimait pas qu'on quittât le service de si bonne heure, la taxa à cent cinquante mille livres.
Le roi dit le soir après souper dans son cabinet, à Madame, qu'il voulait être tuteur de Mme la duchesse de Berry et de l'enfant dont elle était grosse. Il avait, le même jour, envoyé Voysin et Pontchartrain faire l'inventaire des pierreries de M. le duc de Berry. Celles que Mme la duchesse de Berry avaient apportées lui furent rendues, celles que M. le duc de Berry avait à lui avant son mariage furent réservées à l'enfant qui naîtrait, les acquises depuis partages entre la mère et l'enfant. En même temps, le roi donna à Mme la duchesse de Berry deux cent mille livres d'augmentation de pension.
La perte de Dunkerque, dont les Anglais avaient exigé la ruine des fortifications et du port, fit imaginer un canal à Mardick, pour y faire peu à peu un port en supplément. Le Blanc, intendant de cette province, le proposa à Pelletier, chargé de l'intendance des fortifications et du génie. Cela fut fort goûté, et on se mit à y travailler avec chaleur. Les Anglais s'en sont fort scandalisés dans tous les temps; on leur a répondu qu'on ne faisait rien en cela contre les conventions de la paix, et cet ouvrage, quoique quelquefois interrompu par leurs cris et leurs menaces, a assez bien réussi, en sorte qu'on n'a cessé depuis de l'augmenter.
Ragotzi avait du roi six cent mille livres au denier vingt-cinq [15] sur l'hôtel de ville, mais dont les deux cinquièmes étaient retranchés, et vingt-quatre mille écus de pension. Il eut en ce temps-ci dix mille écus d'augmentation de pension, et de plus une autre de quarante mille livres à distribuer à son gré entre les principaux de son parti dont les biens de Hongrie étaient confisqués. M. de Beauvilliers, encore malgré tout ce que je lui pus dire, fit donner au duc de Mortemart la survivance de son gouvernement du Havre de Grâce, qui est indépendant et vaut trente-trois mille livres de rente, et au duc de Saint-Aignan celle de Loches, qui ne vaut rien, mais qui est au milieu des terres qu'il lui a données en le mariant. La justice y eut plus de part que l'inclination. Il prétendait qu'il devait ce dédommagement à son gendre des avantages qu'il a faits à son frère.
La duchesse de Lorges, troisième fille de Chamillart, mourut à Paris, en couche de son second fils, le dernier mai, jour de la Fête-Dieu, dans sa vingt-huitième année. C'était une grande créature, très bien faite, d'un visage agréable, avec de l'esprit et un naturel si simple, si vrai, si surnageant à tout, qu'il en était ravissant; la meilleure femme du monde et la plus folle de tout plaisir, surtout du gros jeu. Elle n'avait quoi que ce soit des sottises de gloire et d'importance des enfants des ministres; mais tout le reste, elle le possédait en plein. Gâtée dès sa première jeunesse par une cour prostituée à la faveur de son père, avec une mère incapable d'aucune éducation, elle ne crut jamais que la France ni le roi pût se passer de son père. Elle ne connut aucun devoir, pas même de bienséance. La chute de son père ne put lui en apprendre aucun, ni émousser la passion du jeu et des plaisirs. Elle l'avouait tout le plus ingénument du monde, et ajoutait après qu'elle ne pouvait se contraindre. Jamais personne si peu soigneuse d'elle-même, si dégingandée: coiffure de travers, habits qui traînaient d'un côté, et tout le reste de même, et tout cela avec une grâce qui réparait tout. Sa santé, elle n'en faisait nul compte; et pour sa dépense, elle ne croyait pas que terre pût jamais lui manquer. Elle était délicate, et sa poitrine s'altérait. On le lui disait: elle le sentait, mais de se retenir sur rien, elle en était incapable. Elle acheva de se pousser à bout de jeu, de courses, de veilles en sa dernière grossesse. Toutes les nuits elle revenait couchée en travers dans son carrosse. On lui demandait en cet état quel plaisir elle prenait. Elle répondait d'une voix qui de faiblesse avait peine à se faire entendre qu'elle avait bien du plaisir. Aussi finit-elle bientôt. Elle avait été fort bien avec Mme la Dauphine et dans la plupart de ses confidences. J'étais fort bien avec elle; mais je lui disais toujours que pour rien je n'eusse voulu être son mari. Elle était très douce, et pour qui n'avait que faire à elle, fort aimable. Son père et sa mère en furent fort affligés.
Orcey, frère de feue Mme de Montchevreuil, qui avait été prévôt des marchands, mourut en même temps. Il était conseiller d'État. Sa place fut donnée à des Forts, qui a depuis été deux fois contrôleur général, et qui était lors encore fort jeune, fils de Pelletier de Sousy et intendant des finances.
Saint-Georges, archevêque de Lyon, y mourut, prélat pieux, décent, réglé, savant, imposant, résidant et de grande mine avec sa haute taille et ses cheveux blancs. Il y avait longtemps que cette grande église, dont il avait été chanoine ou comte, comme ils les nomment, et archevêque de Tours, n'avait vu d'évêque; et depuis lui elle n'en a pas vu, j'entends des évêques qui prissent la peine de l'être. Bientôt après mourut l'évêque de Lisieux, frère du comte et du maréchal de Matignon.
Il y eut un petit désordre à Lyon pour une imposition que la ville avait nouvellement mise sur la viande. Les bouchers excitèrent le peuple, dont quantité prit les armes et fit une assez grande sédition, tellement que Méliand, intendant, fut obligé d'ôter l'imposition, et apaisa tout par là. Cette imposition n'avait pas été trop approuvée: ainsi l'intendant le fut. Le maréchal de Villeroy, qui sur tous les hommes du monde aimait à se faire de fête, se trouvait lors à Villeroy avec un peu de goutte. Il écrivit au roi pour lui permettre d'aller à Lyon. Il l'obtint et partit. On envoya ordre à quelques troupes du camp de la Saône d'y marcher, et le maréchal de Villeroy trouva en arrivant qu'il n'y avait plus rien à faire; mais il ne laissa pas d'y demeurer. Au moins était-il mieux là qu'à la tête d'une armée.
Chalais, qu'on a vu mandé de l'armée destinée à Barcelone, s'était peu arrêté à Madrid. Il était arrivé à Paris, dépêché par la princesse des Ursins, et elle l'avait chargé de lettres pour le cardinal del Giudice. La corde venait de casser par le roi sur sa souveraineté, et la paix [était] enfin conclue avec l'Espagne, sans en faire mention, laquelle était demeurée seule en arrière accrochée sur ce point. Dans ces entrefaites, le roi alla, le mardi 29 mai, à Marly, et y donna un logement au cardinal del Giudice.
J'étais du voyage à mon ordinaire, quoique Mme de Saint-Simon fût restée à Versailles auprès de Mme la duchesse de Berry. Le roi n'avait pas ouï parler encore par le roi d'Espagne qu'il pensât se remarier, beaucoup moins à une fille de Parme; mais il en était informé d'ailleurs. Ce procédé, enté sur la souveraineté prétendue par la princesse des Ursins et sur toute sa conduite avec le roi d'Espagne depuis la mort de la reine, mit le sceau à la résolution de la perdre sans retour.
Il échappa au roi, toujours si maître de soi et de ses paroles, un mot et un sourire sur Mme des Ursins tellement énigmatique, quoique frappant, que Torcy, à qui il le dit, n'y comprit rien. Dans sa surprise il le conta à Castries, son ami intime, et celui-ci à Mme la duchesse d'Orléans, qui le conta à M. le duc d'Orléans et à moi. Nous nous cassâmes vainement la tête pour y comprendre quelque chose. Toutefois un mot si peu intelligible sur une personne comme Mme des Ursins, et qui jusqu'à ces derniers temps avait été si parfaitement avec le roi et avec Mme de Maintenon, ne me parut pas favorable. J'y étais confirmé par ce qui venait de se passer sur sa souveraineté, mais à mille lieues de la foudre que cet éclair annonçait, et qui ne nous le développa que par sa chute. Mais il n'est pas temps encore d'en parler.
Le mariage de Parme était conclu, et le roi n'en ouït point encore parler de quelque temps de la part de l'Espagne. Tout portait à croire néanmoins que Chalais n'était venu que pour cette affaire, que les dépêches qu'il avait apporiées au cardinal del Giudice la regardaient. Peut-être s'en trouvèrent-ils embarrassés, et qu'ils différèrent. Je n'en ai pas pénétré davantage là-dessus. Peut-être aussi cela ne regardait-il encore que la souveraineté manquée, et l'ordre envoyé aux plénipotentiaires d'Espagne de signer la paix, sans en plus parler. Quoi qu'il-en soit, Chalais apporta lui-même les paquets dont il était chargé au cardinal del Giudice à Marly. Il s'en retourna sans voir le roi ni personne. C'était le samedi 2 juin.
Le lendemain dimanche 3, le roi, satisfait enfin de l'ordre du roi d'Espagne envoyé à Utrecht, fit entrer le duc de Berwick dans son cabinet, à qui il ordonna de se tenir prêt à partir pour le siège de Barcelone avec soixante-huit bataillons français, à qui en même temps on envoya ordre d'y marcher, et quatre lieutenants généraux, et quatre maréchaux de camp français, outre ceux qui y sont déjà. Le duc de Mortemart obtint d'y être le cinquième de ces maréchaux de camp. On remarquera en passant que ce départ fut bien retardé, tandis que les Espagnols en corps d'armée se morfondaient en Catalogne, sous le duc de Popoli qui s'en retourna vilainement à Madrid dès que le siège commença. Brancas, courant au plus fort avec le cardinal del Giudice, avait eu ordre, comme on l'a vu, de s'arrêter en chemin, où il rencontrerait Berwick, pour conférer avec lui. Le roi sans doute s était ravisé sur l'opiniâtreté de l'Espagne à arrêter la paix sur la souveraineté de Mme des Ursins. Il y avait longtemps que Brancas et le cardinal étaient arrivés, sans qu'il fût mention du départ de Berwick ni des troupes qui lui étaient destinées, et l'ordre n'en fut donné, comme on le voit, qu'immédiatement après que le roi fut assuré que le roi son petit-fils avait enfin envoyé les siens à Utrecht de signer sans plus songer à la souveraineté.
Aussitôt après que le duc de Berwick fut sorti du cabinet du roi, il y fit entrer le cardinal del Giudice, apparemment pour lui dire ce qu'il venait de commander, et trois jours après, Chalais revint passer quelques heures à Marly, où Torcy le mena pour quelques moments dans le cabinet du roi.
Ducasse, retombé malade à la mer, demanda son congé. On le fit remplacer par Bellefontaine, lieutenant général.
Menager, troisième plénipotentiaire à Gertruydemberg et à Utrecht, dont on a suffisamment parlé alors pour le faire connaitre, mourut d'apoplexie à Paris, fort riche, sans avoir été marié. Ce fut dommage pour sa probité, sa modestie, sa capacité dans le commerce et son intelligence dans les affaires. Il n'était point vieux.
Mme la duchesse de Berry se blessa dans sa chambre, le samedi 16 juin, d'une fille qui ne vécut que douze heures. Le roi, qui était à Rambouillet, nomma Mme de Saint-Simon, comme duchesse, pour mener ce petit corps à Saint-Denis, et le cœur au retour au Val-de-Grâce. Deux heures après il dit qu'il l'avait nommée parce qu'elle lui était venue la première dans l'esprit comme étant à Versailles, et Mme de Pompadour de même pour femme de qualité, mais que s'il eût pensé que l'une était dame d'honneur, l'autre gouvernante, laquelle par son emploi y devait toujours aller, il aurait nommé une autre duchesse et une autre dame. Mais la chose était faite et de Rambouillet, et Mme de Saint-Simon en eut la corvée. L'évêque de Séez, premier aumônier de feu M. le duc de Berry, était avec elle, et à droite au fond du carrosse, portant le cœur; Mme de Pompadour et Mme de Vaudreuil, gouvernante et sous-gouvernante au devant; le curé à la portière; et à l'autre portière le petit corps; des gardes, des pages, des carrosses de suite. Il en eurent pour quatorze ou quinze heures.
La princesse Sophie, palatine, veuve du premier électeur d'Hanovre, et mère du premier Hanovre roi d'Angletterre, mourut à quatre-vingts ans. Elle était fille de la sœur du roi Charles Ier d'Angleterre, qui eut la tête coupée, et fille de l'électeur palatin, à qui il en prit si mal de s'être voulu faire roi de Bohême. Ce fut par elle que le droit à la couronne d'Angleterre vint à la maison d'Hanovre, non qu'indépendamment de la ligne royale des Stuarts il n'y eût plusieurs héritiers plus proches, mais tous catholiques, et elle était la plus proche d'entre les protestants. C'était une princesse de grand mérite, qui avait quatre-vingts ans. Elle avait élevé Madame, qui était fille de son frère, laquelle avait conservé un extrême attachement pour elle, et qui toute sa vie lui écrivit, deux fois la semaine, des vingt à vingt-cinq pages par ordinaire. C'était à elle à qui elle écrivait ces lettres si étranges que le roi vit, et qui la pensèrent perdre à la mort de Monsieur, comme on l'a vu alors. Elle fut affligée au dernier point de la perte de cette tante.
M. de Bouillon avait eu une assez grande maladie à Versailles, dont on crut même qu'il ne reviendrait pas. Lorsqu'il se trouva en état de changer d'air, il alla le prendre à Clichy. Mme de Bouillon l'y alla voir de bonne heure le mercredi 20 juin. En entrant dans sa chambre elle se trouva si mal et si subitement, qu'elle tomba à ses pieds et y mourut à l'instant même. Elle avait eu deux ou trois attaques d'apoplexie si légères qu'elles furent traitées d'indigestion, et qu'elle ne prit aucune sorte de précaution. Elle avait soixante-huit ans, et on voyait encore en elle de la beauté et mille agréments. Cet épouvantable spectacle fut regardé de tout le monde comme une amende honorable à son mari de sa conduite, dont elle ne s'était jamais contrainte un moment, au point qu'elle ne voyait que très peu de femmes qui n'avaient rien à perdre, mais la meilleure et la plus florissante compagnie en hommes, dont sa maison, d'où elle ne sortait guère, était le rendez-vous, avec grand jeu et grande chère. Mais sur la fin elle était devenue avare, et avait éclairci sa compagnie par son humeur, sa mauvaise chère, et se faire donner à souper partout où elle pouvait.
Elle avait été mariée en 1662, et elle était la dernière des nièces du cardinal Mazarin, mort 9 mars 1661, au château de Vincennes, où il s'était fait porter. Elle était née à Rome en 1646, de Michel-Laurent Mancini, mort en 1657, et d'une soeur du cardinal Mazarin, mariée en 1634, et morte en 1656. Ces Mancini ne sont connus depuis 1380 que par des contrats d'acquisitions et de vente du prix de quarante ou cinquante florins, et des dots de quarante et cinquante ducats jusque très tard. Jamais aucun emploi de nulle sorte, jamais ni fiefs ni terre, jamais une alliance qui se puisse nommer, ni active ni passive. On trouve vers 1530 une Jacqueline Mancini, mariée à Jean-Paul Orsini; mais ce Jean-Paul est entièrement ignoré par Imhof [16] , qui est exact et instruit des maisons d'Italie, et ne se trouve nulle part. On ne voit même personne de la maison Ursine qui ait porté le nom de Jean-Paul. Ajoutez à cette obscurité les alliances actives et passives contemporaines des Mancini, celle de cet inconnu n'imposera pas.
Une seule acquisition d'un château ruiné et quelque terre autour, aux portes de Rome, appelé Leprignana, de Jacques Conti pour cinq mille florins, revendue longtemps après quarante mille écus à un Justiniani, fait toute leur illustration. On voit aussi que, vers les temps de cette vente, leurs dots passaient mille ducats, et vers ces mêmes temps un Laurent Mancini est dit avoir servi les Vénitiens avec distinction, mais en quelle qualité ? c'est ce qui n'est point exprimé. Enfin Paul Mancini, grand-père de Mme de Bouillon, servit en 1597 à la guerre de Ferrare, on ne dit point encore en quelle qualité, épousa en 1600 Vittoria Capoccia, fille de Vincent se qualifiant patrice romain, et en eut quinze mille écus de dot. Voilà l'illustre de la race. Il revint à Rome, s'adonna à l'étude, et l'académie des Humoristes prit naissance dans sa maison. Enfin devenu veuf, il prit l'habit ecclésiastique, il laissa trois fils et deux filles. L'une épousa en 1624 Jacques Velli, l'autre Sartorio Teofilo. Jusqu'ici les alliances ne brillent pas; les trois fils furent Laurent, qui épousa la sœur du cardinal Mazarin, longtemps avant sa fortune, et qui mourut en 1657, veuf depuis un an. Le second, Fr. Marie Mancini, eut par la nomination du roi le chapeau de cardinal en 1660. Il était né en 1606 et mourut en 1672. Le troisième, Laurent-Grégoire, qui était de 1608, mourut jeune et obscur: aucun des trois ne sortit d'Italie.
Michel-Laurent Mancini n'eut aucun emploi, point de terres connues, ne brilla pas plus que ses pères, et comme eux, vécut en citadin obscur à Rome, et fort inconnu. Ses enfants furent plus heureux. Le cardinal Mazarin en fit comme des siens, et les fit venir en France. Il y avait trois garçons et cinq filles; deux autres étaient mortes à Rome enfants.
L'aîné des fils fut tué au combat de Saint-Antoine, en 1652, tout jeune. Il promettait beaucoup et la fortune encore davantage. Le cardinal Mazarin en fut très affligé. M. de Nevers était le second, dont il a été parlé en son lieu. Le troisième, qui ne promettait pas moins pour son âge que l'aîné, mourut à quatorze ans, en 1658. Il était au collège des jésuites. La jalousie que quelques écoliers conçurent des distinctions qu'il y avait les poussa à le berner dans une couverture. Il en tomba, et se blessa tellement qu'il en mourut, dont le cardinal Mazarin fut outré. Cet exemple, et celui du fils aîné du maréchal de Boufflers par les jésuites mêmes, avec bien d'autres, montrent que ce collège des jésuites n'est pas un lieu sûr pour ceux que la fortune élève dès leur première jeunesse. Voici maintenant les filles [17] :
Laure-Victoire, mariée, 4 février 1651, au duc de Mercœur, fils aîné du duc de Vendôme, bâtard d'Henri IV, puis duc de Vendôme, morte à Paris, 4 février 1657, mère du dernier duc de Vendôme, dont il a été tant parlé en ces Mémoires, et du grand prieur de France. Elle n'avait pas vingt et un ans encore. Son mari fut cardinal en mars 1667, et mourut en août 1668.
Olympe, mariée, 20 février 1657, à Eugène-Maurice de Savoie, comte de Soissons, colonel général des Suisses et Grisons, gouverneur de Champagne et Brie, dont, entre autres enfants, elle eut le comte de Soissons et le fameux prince Eugène. J'ai tant parlé d'elle en divers endroits que je n'ai rien à y ajouter.
Marie, qui fut l'objet des premières amours du roi, qui la voulait épouser. Cette raison la fit dépayser et marier à Rome, en avril 1661, au connétable Colonne, qu'elle perdit en 1689. On aura lieu de parler d'elle encore.
Hortense, qui, avec vingt-huit millions de dot, des dignités, des gouvernements, etc., et l'obligation de prendre en seul le nom et les armes de Mazarin, épousa le duc Mazarin, fils unique du maréchal de La Meilleraye, desquels aussi on a suffisamment parlé.
Enfin Marie-Anne, mariée, 20 avril 1662, au duc de Bouillon qui avait acheté en 1658 de la maison de Guise la charge de grand chambellan de France.
Ajoutons à tant de grandeur que la sœur aînée du cardinal Mazarin avait épousé en 1634 Jérôme Martinozzi, soi-disant gentilhomme romain, dont elle n'eut que deux filles que le cardinal Mazarin maria aussi passablement, l'aînée en 1655 à Alphonse d'Este, duc de Modène, et la reine d'Angleterre, épouse de Jacques II, morts à Saint-Germain, était leur fille : l'autre au prince de Conti, frère de M. le Prince le héros, dont deux fils: l'aîné mort fort jeune, gendre naturel du roi; l'autre si connu par sa réputation, qui fut un instant roi de Pologne, et dont le prince de Conti d'aujourd'hui est petit-fils. Ainsi Mme de Bouillon, avec quatre sœurs si grandement établies, se trouvait comme elles cousine germaine de la princesse de Conti et de la duchesse de Modène, mère de la reine d'Angleterre réfugiée en France. Le cardinal Mazarin avait doté ses sept nièces, et on peut imaginer comment, pour les placer si haut d'une naissance si persévéramment basse, pauvre et obscure. Ajoutez-y les vingt-huit millions de sa véritable héritière, les biens qu'il donna à M. de Nevers, dont le duché est une province, les meubles, les maisons, les bijoux, les pierreries, les statues et les tableaux, les gouvernements et les charges, et on verra ce que c'est qu'un premier ministre pour un roi, pour ses sujets, pour un royaume. Encore faut-il avouer que cet effréné pillage en est le plus léger et le moins dangereux, peut-être encore le moins honteux de tous les inconvénients, et sûrement, quelque monstrueux qu'il soit, le moins nuisible.
Si les pères de ces nièces n'étaient rien, leurs mères, sœurs du cardinal Mazarin, étaient, s'il se peut, encore moins. Jamais on n'a pu remonter plus haut que le père de cette trop fameuse Éminence, ni savoir où elle est née, ni quoi que ce soit de sa première jeunesse; tout ce qui l'a suivie est si connu qu'on n'en parlera pas ici. On sait seulement qu'ils étaient de Sicile; on les a crus des manants de la vallée de Mazzare qui avaient pris le nom de Mazarin, comme on voit à Paris des gens qui se font appeler Champagne et Bourguignon. La mère du cardinal était Buffalini. On ignore toutes les antérieures puisqu'on ne sait rien des Mazarin. Le père du cardinal vécut si obscur toute sa vie à Rome, que lorsqu'il y mourut en novembre 1654 à soixante-dix-huit ans, cela n'y fit pas le moindre bruit. Les nouvelles publiques de Rome eurent la malice d'y insérer ces mots: « Les lettres de Paris nous apprennent que le seigneur Pietro Mazarini, père du cardinal de ce nom, est mort en cette ville de Rome, le, » etc. Revenons maintenant à Mme de Bouillon.
Avec des grandeurs en tel nombre, et si proches, Mme de Bouillon trouva en se mariant M. de Turenne dans le comble de son lustre et du crédit auprès du roi jusqu'à anéantir publiquement à son égard celui des plus puissants ministres, et la comtesse de Soissons, la reine de la cour, le centre de la belle galanterie qui dominait le monde, de chez qui le roi ne bougeait, et qui tenait le sort de tous entre ses mains. Ce radieux état dura longtemps, celui de M. de Turenne jusqu'à sa mort en 1675. Elle vit de plus le frère de son mari cardinal à vingt-six ans, en 1669, et grand aumônier en 1671, dans la plus grande faveur; et son autre beau-frère recueillir la charge de la cavalerie, et le gouvernement de M. de Turenne: aussi poussa-t-elle l'orgueil jusqu'à l'audace, et un orgueil qui s'étendait à tout; mais comme elle avait beaucoup d'esprit et de tour, et d'agrément dans l'esprit, elle sentait les proportions, et avait le jugement de ne les outre-passer guère et de couvrir son jeu de beaucoup de politesse pour les personnes qu'il ne fallait pas heurter, et d'un air de familiarité avec les autres, qui voiloit comme par bonté celui d'autorité. En quelque lieu qu'elle fût, elle y donnait le ton et y paraissait la maîtresse. Il était dangereux de lui déplaire; elle se refusait peu de choses, et encore n'était-ce que par rapport à elle-même, d'ailleurs très bonne amie, et très sûre dans le commerce.
Son air libre était non seulement hardi, mais audacieux, et, avec la conduite dont on a d'abord touché un mot, elle ne laissa pas d'être une sorte de personnage dans Paris, et un tribunal avec lequel il fallait compter; je dis dans Paris, où elle était une espèce de reine; car à la cour, elle n'y couchait jamais, et n'y allait qu'aux occasions, ou une ou deux fois au plus l'année.
Le roi personnellement ne l'avait jamais aimée; sa liberté l'effarouchait; elle avait été souvent exilée, et quelquefois longtemps. Malgré cela elle arrivait chez le roi la tète haute, et on l'entendait de deux pièces; ce parler haut ne baissait point de ton, et fort souvent même au souper du roi, où elle attaquait Monseigneur et les autres princes ou princesses qui étaient à table, derrière qui elle se trouvait, et les dames assises auprès d'elle.
Elle traitait ses enfants et souvent aussi ses amis et ses compagnies avec empire; elle l'usurpait sur les frères et les neveux de son mari et sur les siens, sur M. le prince de Conti et sur M. le Duc même, tout féroce qu'il était, et qui à Paris ne bougeait de chez elle. Elle traitait M. de Bouillon avec mépris, et tous étaient plus petits devant elle que l'herbe. Elle n'allait chez personne qu'aux occasions, mais elle y était exacte et chez quelques amis fort particuliers; et ces visites, elle y conservait un air de grandeur et de supériorité sur tout le monde, qu'elle savait néanmoins pousser ou mesurer et assaisonner de beaucoup de politesse selon les personnes qu'elle connaissoit très bien, et qu'elle savait distinguer.
Sa maison était ouverte dès le matin; jamais femme qui s'occupât moins de sa toilette; peu de beaux et de singuliers visages comme le sien qui eussent moins besoin de secours, et à qui tout allât si bien, toutefois toujours de la parure et de belles pierreries. Elle savait, parlait bien, disputait volontiers, et quelquefois allait à la botte. La splendeur dont les douze ou quinze premières années de son mariage elle s'était vue environnée l'avait gâtée; ce qui lui en resta après ne la corrigea pas; l'esprit et la beauté la soutinrent, et le monde s'accoutuma à en être dominé. Tant qu'elle put elle fit la princesse, et hasarda sur cela quelquefois des choses dont elle eut du dégoût, mais qui ne ralentirent point cette passion en elle. En tout ce fut une perte pour ses amis, surtout pour sa famille; c'en fut même une pour Paris. Elle n'était ni grande ni menue, mais tout le reste admirable et singulier. C'était grande table soir et matin, grand jeu et de toutes les sortes à la fois, et en hommes la plus grande, la plus illustre et souvent la meilleure compagnie. Au demeurant, une créature très audacieuse, très entreprenante, par conséquent toujours embarrassante et dangereuse. Elle sortit plus d'une fois du royaume; elle se promena en Italie et en Angleterre sous prétexte de ses soeurs, et vit aussi les Pays-Bas; mais elle régna moins à Rome et à Londres qu'à Paris.
Le fils aîné du comte de La Mothe épousa Mlle de La Roche-Courbon, riche, sage et bien faite; et le marquis de Châtillon, qui n'avait rien à donner à ses filles, en maria une à Bacqueville, fils d'un premier président de la chambre des comptes de Rouen, dont le père était un gros laboureur qui s'était fort enrichi dans les fermes qu'il avait tenues. Le mariage ne fut pas heureux.
Creuilly, second fils de feu M. de Seignelay, ministre et secrétaire d'État, épousa en même temps une Spinola qui n'avait rien, soeur de celle que le fils de M. de Nevers avait épousée. Cela ne fit pas non plus un mariage fort heureux.
Le roi était revenu de Rambouillet droit à Marly, le mardi 19 juin, d'où il fut voir Mme la duchesse de Berry à Versailles, sans y coucher. Je fus à mon ordinaire de ce voyage; j'en avertis parce qu'il fut étrangement curieux; le cardinal del Giudice en fut aussi. Dès les premiers jours du voyage, le maréchal de Berwick y prit congé du roi, et partit pour aller faire le siège de Barcelone.
Chalais y vint, sur un courrier d'Espagne, conférer, le mardi 26 juin, après dîner, avec le cardinal del Giudice, puis avec Torcy; il ne vit point le roi, mais il revint le lendemain matin à la fin du lever du roi, qui le fit entrer dans son cabinet avec Torcy. Sa commission était embarrassante: il s'agissait de donner part au roi du mariage du roi d'Espagne fait et conclu, et c'était la première fois que le roi d'Espagne lui en faisait parler. L'audience finie, Chalais prit congé pour retourner en Espagne. Mme des Ursins, inquiète de cette hardiesse, voulut savoir par un homme uniquement à elle comment elle aurait été reçue, et ce qu'il y aurait remarqué. Peu de moments après que Chalais fut sorti du cabinet, le cardinal del Giudice y fut appelé. Ce fut sur la même matière; tout cela ne fut su que depuis. Le roi passa le plus doucement et le plus légèrement du monde cet étrange mariage et le mystère si long et si entier qui lui en avait été fait, plus étrange, s'il se peut, que le mariage même. Il ne le pouvait empêcher, et il était sûr dès lors de sa vengeance sur celle qui l'avait fait et achevé de la sorte.
Bergheyck arriva de Madrid, ayant, comme on l'a dit, renoncé aux emplois et aux affaires, et allant se retirer dans une de ses terres en Flandre. Le roi le vit longtemps dans son cabinet, et, comme il en avait toujours été parfaitement content, il lui permit de venir à Marly toutes les fois qu'il le voudrait. Comme il se proposa d'user souvent de cette liberté, il se logea à Versailles, vint souvent à Marly, où le roi le distingua toujours, et le vit plusieurs fois dans son cabinet. Avec toutes ses mesures, sa sagesse et sa modestie, les affaires d'Espagne, qu'il connaissoit à fond, et celles de cette cour, qu'outre ses épreuves particulières il avait vues à revers, il ne raccommoda pas la princesse des Ursins dans l'esprit du roi. Tant qu'il demeura en ce pays-ci il fut fort accueilli de la cour, et toujours avec le roi et ses ministres sur un grand pied de privance et de distinction, sans jamais sortir des bornes de sa discrétion et de sa modestie. Cellamare eut aussi la liberté de venir sans demander, de temps en temps à Marly faire sa cour, mais sans coucher ; le cardinal del Giudice l'avait obtenu ainsi.