CHAPITRE XX.

1714

M. du Maine, devenu prince du sang, me dit un mot du bonnet, que je laisse tomber. — M. du Maine, sans qu'on pût s'y attendre, s'offre sur l'affaire du bonnet, dont il n'était pas question, et, à force d'art et d'avances, jette les ducs dans le danger du refus ou de l'acceptation. — Il répond du roi, du premier président et du parlement. — On accepte, et pourquoi, mais malgré soi, les offres du duc du Maine. — M. du Maine répond des princes du sang et de Mme la Princesse. — Merveilles du premier président aux ducs de Noailles et d'Aumont. — Le roi parle le premier à d'Antin du bonnet. — Échappatoire préparée. — M. du Maine exige un court mémoire au roi. — Précautions extrêmes sur ce mémoire. — M. le duc d'Orléans me donne sa parole positive, et Mme la Duchesse aux ducs de La Rochefoucauld, Villeroy et d'Antin, d'être en tout favorables aux ducs sur le bonnet, et la tiennent exactement et parfaitement. — Précédentes avances sur le bonnet à moi et à d'autres ducs froidement reçues, et de plus en plus redoublées par le duc du Maine jusqu'à l'engagement forcé de l'affaire. — Premier président à Marly, tout changé, y reçoit la recommandation de M. le duc d'Orléans et le mémoire du roi, qui lui parle favorablement. — État du premier président sur le mémoire, contre parole et vérité, de propos délibéré. –Il fait longtemps le malade. — Premier président visité des ducs de Noailles et d'Antin, leur propose, en équivalent du bonnet, de suivre les présidents entrant et sortant de séance. — Divers points singulièrement discutés, sans que les deux ducs eussent compté de parler de quoi que ce fût au premier président, lesquels rejettent cette suite et tout équivalent du bonnet. — Inquiétude des présidents. –Personnage de Maisons; son extraction. — Ruse de Novion qui dévoue Maisons aux présidents. — Dîner engagé chez d'Antin, à Paris, avec le premier président; convives. — Le roi y envoie les seigneurs de son service; s'en passe pour la première fois de sa vie; est servi par Souvré, maître de la garde-robe, et cela se répète trois fois; les deux dernières sans repas, simples conférences. — Tout sans succès. Premier président manque malhonnêtement au dîner. — Maisons s'y trouve, sa conduite; se relie plus que jamais au duc et à la duchesse du Maine, dont il était mécontent.

Il y avait grand nombre d'années que MM. du parlement jouissaient paisiblement de leurs usurpations et de leurs entreprises sur les pairs, dont la faiblesse et l'incurie les laissait en pleine tranquillité, sans que rien les eût réveillés à cet égard. Lorsque je fis mon compliment à M. du Maine sur son nouvel être de prince du sang, comme on l'a vu en son lieu, il me dit un mot du bonnet dans les protestations qu'il me fit sur les ducs, et personnelles. Je pris cela pour un enthousiasme d'un homme comblé au delà de toutes mesures, qui cherchait à rabattre l'indignation des plus intéressés, et qui veut ramener à lui par des offres vagues et fausses. Je glissai donc fort légèrement, et j'étouffai une réponse vague dans l'entassement des compliments, en quoi je fus favorisé de l'heure, qui était pendant le souper du roi, comme on l'a vu. J'ai différé exprès à mettre ici cette circonstance pour la rapprocher de l'affaire du bonnet. Je ne sais si, comme je le crus alors, ce propos me fut jeté dans l'esprit que je viens de marquer, ou si dès lors il avait conçu la noirceur profonde qu'on va expliquer, lorsqu'il serait parvenu à se faire prince du sang, et que, suivant cette idée, il m'en voulût jeter quelque propos dès qu'il le fut, pour sonder comment cela prendrait. Si ce fut son projet, il ne fut apparemment pas content de l'effet de son amorce, puisqu'il différa longtemps après à la pousser, et que ce fut à d'autres qu'à moi qu'il la présenta, sans m'en plus parler que dans les suites, dont aussi je ne lui donnais pas occasion, car jamais on ne le rencontrait que dans les cabinets du roi, rarement chez Mme la duchesse d'Orléans où il allait à des heures rompues, et je n'allais jamais chez lui que pour des compliments publics dont je ne pouvais me dispenser, excepté cette affaire sur Blaye avec le maréchal de Montrevel, dont j'ai parlé en son temps. Il faut encore se rafraîchir la mémoire du caractère du premier président de Mesmes, et de son abandon de tout temps à M. du Maine, qui lui avait valu une place, dont il était entièrement éloigné sans l'intérêt que M. du Maine trouva pressant pour soi de vaincre tous les obstacles pour l'y mettre. Enfin on doit être averti que cette affaire du bonnet qui commença en novembre de cette année, ne rompit qu'en mars de la suivante. Comme elle est de nature à n'en pouvoir interrompre le récit, je l'ai mise la dernière de cette année; et comme elle entre assez avant dans la suivante, je ne la commencerai qu'après avoir achevé ce récit.

Un matin que le roi, à l'issue de son lever, donnait dans son cabinet l'ordre pour sa journée, comme il le donnait tous les jours à ceux qui étaient en fonction auprès de lui, en présence des courtisans qui avaient l'entrée de son cabinet en ces heures-là, M. du Maine s'approcha de d'Antin, et sans préliminaire lui parla de l'indécence du bonnet. Il en dit autant deux jours après au duc d'Aumont, puis au duc d'Harcourt, s'offrit à eux avec force compliments, et n'oublia rien pour les exciter là-dessus. Chacun d'eux répondit vaguement et froidement. Aucun d'eux ne se présenta pour être promoteur d'un embarquement, où le temps présent ne permettait pas de s'engager avec prudence: ils furent surpris de ces propos, mais ils les laissèrent tomber. Ce n'était pas pour cela que M. du Maine les avait tenus. Voyant leur peu de succès, et que ses offres de services n'étaient reçues que par des compliments généraux, il prit à part quelques jours après, toujours au même lieu et à la même heure, le duc de Noailles et d'Antin. Il leur dit qu'il ne comprenait pas la froideur qu'il trouvait en ceux à qui il avait déjà parlé, sur une affaire qui les avait si animés dans d'autres temps et avec tant de raison; qu'il avait toujours été choqué d'une indécence si extraordinaire; qu'il n'avait dit mot tant qu'elle lui avait servi de distinction; mais qu'à présent qu'il en avait d'autres, cela lui paraissait insupportable; qu'il était ami de quelques ducs, serviteur en général de tous; qu'il honorait leur dignité, la première du royaume; qu'il désirait leur amitié et de la mériter en les servant sur un point aussi intéressant. Enfin il ajouta que son désir était si sincère qu'il avait déjà pressenti le roi; que ses dispositions étaient favorables; qu'il avait aussi parlé au premier président, qui, dit-il, gouvernait le parlement; qu'il se faisait fort du premier président, et du parlement par lui; et qu'il leur pouvait répondre que le roi ne ferait aucune difficulté, dès que le parlement consentirait. Il revint après à la froideur qu'il avait remarquée avec tant de surprise; enfin il les pria de se voir quelques-uns ensemble, de se communiquer la conversation qu'il avait avec eux, et de lui dire après ce qu'ils désireraient de lui.

Les premiers propos avaient fort surpris ceux à qui il les avait tenus, mais ce compliment redoublé et si marqué les étonna bien davantage. Il leur parut trop pressant, et la chose trop suivie, pour pouvoir se dispenser de se voir entre eux; et le jour même le duc d'Harcourt boiteux, infirme et qui marchait difficilement, envoya prier quelques-uns des principaux qui se trouvaient à Versailles de venir chez lui un peu avant midi. Nous y trouvâmes les ducs de La Rochefoucauld, de Villeroy, de Noailles, d'Aumont, Charost et moi. Harcourt exposa ce qui vient d'être raconté, mais en plus grand détail, et la nécessité de prendre un parti pour répondre à M. du Maine. M. de Noailles, en l'absence de d'Antin qui n'avait pu venir, et qui, dès le cabinet du roi, avait conté au duc d'Harcourt ce qui venait de se passer entre M. du Maine, d'Antin et lui, en reprit des circonstances. Il fut après question de raisonner Personne ne prit à l'hameçon, excepté Noailles et Aumont, et fort légèrement encore. Tous connaissoient la duplicité de celui qui le jetait, ennemi des rangs de l'État, de son ordre, de ses règles, pour qui toutes avaient été violées et renversées, dont l'intérêt était de maintenir toute confusion, qui regardait les ducs, avec l'éloignement naturel à l'usurpateur de ce qui est le plus cher aux hommes, et qui n'était pas tout à coup tombé amoureux d'eux. Tous jugèrent que M. du Maine voulait engager cette affaire pour commettre les ducs avec le parlement, se garantir, à la mort du roi qu'on voyait diminuer, d'une union qui pouvait lui être funeste, et abaisser les ducs de plus en plus par le mauvais succès de leur entreprise. On ne put imaginer que cette vue dans cette proposition de M. du Maine, que rien n'avait amenée, et qu'il poussait avec tant de suite et d'empressement; et dans la vérité il n'y en pouvait avoir d'autre, comme on l'éprouva enfin bien clairement. On convint donc aisément du motif de ces offres si obligeantes et si pressantes, auxquelles on devait s'attendre si peu; mais la conduite à tenir avec lui n'était pas si facile à résoudre.

De ce moment nous vîmes deux précipices ouverts: le danger des suites, plus que très apparentes, qu'on vient de toucher en deux mots, de donner dans le panneau qui nous était tendu, et la cruauté d'y donner sciemment; et le danger de refuser les empressements du duc du Maine. C'était lui déclarer tacitement, mais clairement, qu'on pénétrait son dessein, ou qu'on ne voulait lui rien devoir, parce qu'on était résolu à l'attaquer; et l'un et l'autre exposait à toutes sortes d'inconvénients et de périls en général et en particulier, dans le degré d'empire où M. du Maine, un avec Mme de Maintenon, était parvenu sur l'esprit du roi. On débattit l'un avec l'autre. Il parut que le péril de donner lieu à M. du Maine de faire passer les ducs pour ses ennemis auprès du roi était encore plus grand que l'autre, qu'accepter ses offres n'était point un parti de choix mais de nécessité, dans l'état où la chose se trouvait portée; qu'il ne restait qu'à s'y conduire avec toute la prudence qu'on y pourrait employer; que, puisqu'on ne pouvait s'en défendre, il fallait voir sagement, puisque forcément, quel parti on en pourrait tirer. La réponse fut donc faite dans cet esprit à M. du Maine le lendemain matin, au même lieu où il avait fait sa proposition, et l'avait si fort serrée. Il parut ravi et pressé de se mettre en besogne, avec les compliments les plus flatteurs et les protestations les plus fortes. Il répondit des princes du sang, dont l'âge et la situation, dit-il, ne leur permettraient pas de balancer la volonté du roi. On lui objecta Mme la Princesse et Mme la Duchesse. Sur la première il se mit à rire, à hausser les épaules; et, après quelques courts brocards sur son imbécillité et le peu de crédit qu'elle avait dans sa famille, il en répondit, et assura qu'elle ne traverserait pas une affaire qui devenait à lui la sienne. Sur Mme la Duchesse, il répondit qu'il ne croyait pas qu'elle se souciât du bonnet, moins encore qu'elle osât rien tenter contre le goût et le vouloir du roi; qu'au reste on savait combien il était peu à portée d'elle, et que c'était aux ducs à lui parler ainsi qu'à M. le duc d'Orléans, duquel il n'osait se charger. Il exhorta ensuite d'Antin, qui s'était approché d'eux parce qu'il était averti de ne perdre pas de temps à en dire un mot au roi, et assura qu'il verrait incessamment le premier président.

Ce magistrat répondit des merveilles au duc du Maine, sur la parole duquel les ducs d'Aumont et d'Antin le virent, et qui le trouvèrent tout sucre et tout miel. D'Antin n'eut pas la peine d'en parler au roi, le roi lui parla le premier. Il lui dit que M. du Maine lui avait parlé de l'affaire du bonnet; que, pourvu que la chose se passât de concert, il ne demandait pas mieux que d'ôter ce scandale qu'il trouvait insoutenable (ce fut son expression), et qu'il serait fort aise de faire ce plaisir aux ducs. Là était la pierre d'achoppement, et dès lors j'eus de plus en plus mauvaise opinion du succès. Je ne fus pas seul de mon avis. M. d'Harcourt craignit, comme moi, l'échappatoire préparée dans ce mot « de concert. » D'Antin lui-même ne savait trop qu'en penser. MM. de Noailles et d'Aumont étaient, ou voulaient paraître convaincus de la droiture et des bonnes intentions de M. du Maine et du premier président. Mais l'embarquement n'avait pu s'éviter: il était fait; il ne s'agissait plus que de voguer avec toute la prudence qui s'y pouvait mettre.

M. du Maine, conducteur de la barque, voulut que les ducs présentassent un court mémoire au roi, pour servir, disait-il, de base au jugement. Le premier président le désira aussi. Il fallut donc en passer par là. J'en craignis le piège, Harcourt le sentit aussi; nous en raisonnâmes sans trouver moyen de le parer. Tout ce qu'il se put de précaution y fut employé. D'Antin en fut chargé. Il le fit d'une page de papier à lettre, sage, honnête, mesuré en choses et en termes pour le parlement et le premier président. Il le montra à M. du Maine, qui le loua et l'approuva. Il le lut au roi, qui l'assura qu'il le trouvait très bien et [sans] quoi que ce soit à y reprendre. Il l'envoya au premier président, avec un billet, par lequel il le priait de le corriger, s'il y trouvait, contre son intention, quelque chose qui lui parût le mériter, et de lui renvoyer après, pour qu'il le présentât au roi. Il paraît donc que toutes sortes de précautions étaient prises, puisque, après l'approbation de M. du Maine et celle du roi, il était encore envoyé à l'examen du premier président, et soumis à sa correction. Deux jours après, le premier président le renvoya à d'Antin, mais sans lettre; et d'Antin le remit au roi, en lui rendant compte du renvoi que lui en avait fait le premier président, qui en était apparemment content, ajouta-t-il, puisqu'il le lui avait renvoyé sans note ni correction; et le roi le prit de même ou en fit le semblant. Il loua encore le mémoire et le procédé, et assura d'Antin qu'il remettrait le mémoire au premier président, la première fois qu'il le verrait, et lui recommanderait l'affaire. On verra bientôt la raison du renvoi du mémoire à d'Antin sans correction, ni notes, ni billet, par le premier président.

Cependant je m'étais chargé de parler à M. le duc d'Orléans sur le bonnet, et les ducs de La Rochefoucauld et de Villeroy à Mme la Duchesse, pour y fortifier d'Antin. Ni eux ni moi ne trouvâmes aucune répugnance ni difficulté à vaincre. Nous eûmes leur parole de consentir purement et simplement au bonnet, et l'un et l'autre convinrent parfaitement que l'indécence en était insoutenable. Tous deux aussi tinrent parole exactement et entièrement. Pour le comte de Toulouse, il ne fut pas mention de lui dans une chose que M. du Maine traitait ainsi de lui-même, outre qu'il n'avait pas approuvé l'élévation que son frère leur avait procurée, et qu'il n'était pas homme à vouloir s'opposer au bonnet.

Pour ne rien omettre, il faut dire que le duc du Maine, à l'instant qu'il fut prince du sang, et lorsque je lui fis mon compliment le soir même, m'avait témoigné qu'il voudrait pouvoir finir l'affaire du bonnet, dont il me parlait pour la première fois, à son installation de prince du sang au parlement, et que ce jour-là fût celui de la fin de cette incroyable indécence, mais que le temps en était si court et si pressé qu'il doutait que cela se pût exécuter en si peu de jours. Ce leurre ne m'éblouit point, et me parut au contraire un verbiage très conforme au naturel de celui qui me le tenait. Le jour qu'il fut au parlement comme prince du sang, il en parla à d'Antin, et me prit après en particulier, pendant la buvette, pour me renouveler les protestations de ses désirs là-dessus, qu'il comptait bien montrer efficacement après le voyage de Fontainebleau. Pendant ce voyage, le premier président y fit un tour, et y vit M. du Maine, lequel conta aux ducs de Noailles et d'Antin que le premier président lui avait parlé du déplaisir qu'il avait de ce que ces deux ducs avaient rompu trop légèrement quelques conversations qu'ils avaient eues avec lui comme ses amis particuliers, dès qu'il fut premier président, sur le bonnet; qu'il l'avait même pressé d'y concourir, puisque, devenu prince du sang, il avait changé d'intérêt; et qu'il lui répondait de lui-même et du parlement là-dessus. Toutes ces avances avaient été reçues avec la dernière froideur, et ne furent communiquées à presque aucun des pairs. Ces deux-là lui dirent que la résolution était prise depuis longtemps de demeurer en profond silence, d'éviter les dégoûts qu'une autre conduite attirerait, dans l'impuissance ou on se sentait d'obtenir la moindre justice; et d'Antin ajouta qu'il avait assuré le roi qu'il ne l'importunerait jamais là-dessus.

Au retour de Fontainebleau, M. du Maine parla encore plus fortement au duc de La Force à Sceaux. Il y allait souvent; il y apprit donc ce qui s'était passé à Fontainebleau, la peine où M. du Maine disait être de n'avoir pu remuer MM. de Saint-Simon, de Noailles et d'Antin. Il ajouta qu'il comptait sur son amitié, et qu'il lui en demandait une marque: c'était de rendre compte de sa conversation avec lui au plus grand nombre de ducs qu'il pourrait, et de faire qu'ils ne perdissent pas de gaieté de coeur une occasion si favorable, où le premier président répondait du succès de son côté et du parlement, et lui duc du Maine du côté du roi, auprès duquel il se chargeait de rompre utilement toutes les glaces. Ce fut dans ce même temps qu'il parla dans le cabinet à trois reprises aux ducs de Noailles, etc., comme je l'ai raconté, et que nous nous assemblâmes chez M. d'Harcourt. Ainsi tout se fit à la fois, parce que M. de La Force parla en même temps à plusieurs autres, qui tous furent aussi d'avis d'accepter les offres de M. du Maine, que nous venions de résoudre, comme on l'a vu, de ne pas refuser, parce que le danger nous en parut encore plus grand que celui d'accepter.

C'était de Marly que le mémoire avait été envoyé au premier président, et que, après son renvoi à d'Antin, il l'avait remis au roi, qui l'avait, comme on l'a dit, déjà vu et approuvé pour le donner au premier président. Il fut quelque temps à venir à Marly; et lorsqu'il y arriva le matin, d'Antin se trouva au lit avec un gros rhume. Le premier président descendit chez M. du Maine, avec qui il fut seul assez longtemps; puis chez d'Antin, où il trouva les ducs de La Rochefoucauld, Noailles et Aumont. Il leur parut tout différent de ce qu'ils l'avaient vu chez lui; il était froncé, et avait l'air embarrassé. Il dit qu'il n'avait encore parlé à personne, en attendant les ordres du roi; mais, sans s'expliquer davantage, il lui échappa que l'usage présent sur le bonnet était une chose ancienne dont le parlement serait difficile à se départir. Il se montra pressé d'aller chez le roi, et laissa ces messieurs fort étonnés d'un changement si grand, si prompt, et si peu attendu. Je l'attendais au passage dans le salon, avec M. le duc d'Orléans, qui, dès qu'il le vit, alla à lui, lui dit qu'il savait l'affaire qui était sur le tapis, que non seulement il ne s'y opposait pas, mais qu'il la trouvait juste et raisonnable, et qu'il lui ferait plaisir d'y apporter toute facilité. Le premier président paya ce prince de respects généraux, de l'ancienneté de l'usage et de gravité, et dit qu'il allait recevoir les ordres du roi. Il entra aussitôt après dans son cabinet; il y demeura peu, et sortit fort allumé. Il trouva en sortant les ducs de Villeroy, Noailles, Aumont, Charost et Harcourt ensemble, à qui il dit fort sèchement que le roi lui avait remis un mémoire; qu'il lui avait permis de consulter le parlement, et eu la bonté de l'assurer qu'il n'entendait pas rien exiger d'eux. Passant tout de suite à la prétendue ancienneté de l'usage du bonnet, il s'échauffa dans son discours, les quitta brusquement, et les laissa encore plus étonnés que le matin chez d'Antin, où il ne retourna pas. Il alla chez M. du Maine, d'où il monta en carrosse pour retourner à Paris.

Le roi manda le lendemain matin à d'Antin par Bontems qu'il avait balancé à donner le mémoire au premier président; mais que, n'y ayant rien vu que de bien, et se souvenant qu'il l'avait prié de le donner, il l'avait fait. D'Antin étant allé le lendemain chez le roi, il lui dit qu'il avait dit au premier président de voir le mémoire avec qui il jugerait à propos de sa compagnie; que ce que les ducs demandaient lui paraissait raisonnable; que, pour ce qui le regardait, il le trouvait bon; que les princes du sang y consentaient; que c'était à lui à examiner ce qu'il y avait à faire là-dessus, sans en faire une dispute ni un procès, et que cependant il était bien aise d'avoir appris que cette affaire, où il ne voulait forcer personne, se passait de concert et avec honnêteté entre tous. Le roi ajouta que le premier président n'avait pas fait la moindre difficulté, avouant même que les ducs n'avaient pas tort de se plaindre, et répondu qu'il prendrait son temps pour en parler à sa compagnie, après quoi il viendrait lui en rendre compte. La même chose nous revint par le duc du Maine. Cette facilité dans le cabinet du roi parut si dissemblable à ce que le premier président avait montré, avant d'y être entré et après en être sorti, qu'il y en eut qui se persuadèrent qu'il avait envie de bien faire, mais de se faire valoir, et montrer en même temps à sa compagnie qu'il n'abandonnait pas ce qu'elle voulait croire de son intérêt, parce qu'il s'était passé plusieurs choses qui l'avaient fort éloignée de lui. Pour moi, qui avais toujours présent le danger que j'ai expliqué d'avance, et devant les yeux le brouillard du mémoire exigé sans la moindre nécessité, communiqué au premier président, et renvoyé sans réponse d'approbation ni d'improbation, je ne pus m'endormir sur ce que je ne voyais point, et M. d'Harcourt fut encore en cela de mon avis.

Jusqu'alors le secret entier avait été si exactement gardé, qu'il y a lieu de s'étonner qu'il eût duré six semaines parmi tant de personnes, sans qu'il en eût transpiré quoi que ce fût. À quatre jours de là, il éclata par les plaintes que les magistrats faisaient à Paris, et qui revinrent à Marly, du mémoire qui leur avait été communiqué. Le premier président avait assemblé chez lui les présidents à mortier Novion, Maisons, Aligre, Lamoignon et Portail, le doyen du parlement Le Nain, et les conseillers Dreux, Le Ferron, Ferrand, laïques, Le Meusnier, Robert et de Vienne, clercs. Ils voulurent trouver dans les premières lignes du mémoire un souvenir malin des troubles de la minorité du roi; ils s'en montrèrent extrêmement blessés, et ne trouvèrent rien de propre à les calmer dans les expressions du premier président. Ce fut lui qui s'éleva le premier sur le mémoire, qui excita les autres, et qui tâcha de rendre le mécontentement contagieux dans le parlement.

D'Antin lui en écrivit sa surprise et ses plaintes par une lettre très mesurée qu'il communiqua auparavant à quelques ducs. Il le somma sur leur parole réciproque, donnée en présence du duc de Noailles: lui, de lui envoyer le mémoire avant de le présenter au roi, ce qu'il avait exécuté, le premier président, d'y remarquer et d'y corriger même ce qu'il voudrait, et lui renvoyer ainsi, s'il y trouvait quelque chose qui le méritât; parole qu'il n'avait pas tenue, puisqu'il le lui avait renvoyé sans remarque ni correction, et s'en plaignait si amèrement après. Il ajoutait que sa conduite n'était pas celle de gens qui eussent dessein d'offenser, puisqu'il avait remis ce mémoire à leur censure avant de s'en servir; et il finissait par expliquer l'endroit dont ils se plaignaient d'une manière sans réplique, parce qu'en effet il y fallait donner d'étranges contorsions pour y entendre ce que d'Antin n'avait jamais pensé à y mettre. Il ne s'y agissait en effet que de l'intérêt de la maison de Guise, et du duc de Guise qui, pour s'acquérir le parlement pendant la Ligue, avait le premier souffert dans le serment de pair à sa réception, l'addition de la qualité de conseiller. Or, cette qualité y était supprimée depuis longtemps, et le souvenir du temps de la Ligue avait des endroits qui faisaient honneur au parlement. Cependant la pierre était jetée, elle fit tout son effet.

Presque en même temps, le premier président tomba malade ou le fit. Il craignait un abcès dans la tête, qui est un mal qui ne se voit point. Un voyage à la campagne lui parut nécessaire à sa santé; il en revint avec la goutte, et fit durer tout cela deux mois. La raison ou le prétexte était bon pour éloigner la réponse à rendre au roi, attiser le feu, et bien prendre toutes ses mesures. On le soupçonna ainsi; et ce soupçon lui attira une visite des ducs de Noailles et d'Antin ensemble, qui lui dirent, en entrant, qu'ils ne venaient point pour lui parler d'affaires, mais pour savoir des nouvelles de sa santé; mais lui leur en voulut parler. Il entra d'abord dans une explication légère sur le bruit que le mémoire excitait. Il ne fit qu'effleurer, par l'extrême embarras d'avoir à répondre au silence qu'il avait gardé sur ce mémoire, qu'il avait eu à examiner et à corriger à son gré avant qu'on en fît usage, et qu'il avait renvoyé sans rien témoigner. Les autres ne voulurent pas aigrir les choses plus qu'elles l'étaient; ainsi personne ne chercha qu'à sauter pardessus.

De là, le premier président leur fit une proposition, qui les surprit extrêmement. Rogue ou accort, selon le personnage qu'il avait à faire, il exposa le plus amiablement du monde aux deux ducs qu'il n'était ni le seul président, quoique le premier, ni le maître de sa compagnie, quoiqu'il en fût le chef; que les autres présidents, communs avec lui dans le même intérêt, ne le considéraient pas avec les mêmes yeux que lui; qu'il trouvait en eux une opposition fort vive; que la compagnie y prenait beaucoup de part; qu'il n'avait pas oublié que le désir de l'union avait fait naître la pensée de finir les contestations qui l'altéraient; que ce serait la remplir, et lever en même temps tous les obstacles, si les ducs voulaient se relâcher de quelque chose en faveur des prétentions des magistrats du parlement. À une proposition si singulière de gens qui peu à peu avaient, comme on l'a vu ci-dessus, tout emblé aux ducs, de force ou d'artifice, la réponse fut que ce qu'on demandait était juste, ou ne l'était pas; qu'il s'agissait de supprimer une incivilité très indécente, et une nouveauté sans fondement aucun, telle que la séance d'un conseiller au bout de chaque banc des pairs l'était avouée par eux-mêmes; qu'il n'était donc question, quant à ce point, que de le remettre dans l'ordre ancien de tout temps; et qu'à l'égard du bonnet, s'ils ne le voulaient pas donner, d'ôter au moins une manière d'insulte, qui, tant qu'elle subsisterait, ne pouvait cesser d'être une pierre de scandale; que ni l'un ni l'autre par sa nature ne demandait de compensation; que, de plus, il ne restait rien aux pairs dont ils se pussent dépouiller, après l'avoir été en tant de manières.

Le premier président, toujours doux et honnête, n'oublia rien de poli ni de respectueux, mais insistant toujours sur un équivalent dans un esprit, à ce qu'il protesta souvent, d'accord et de paix, il leur fit deux propositions: pour la première, il leur dit qu'il n'était pas convenable à des personnes qui, comme eux, se plaignaient de l'indécence et de la nouveauté de certains usages, d'en soutenir eux-mêmes de pareils; que tel était celui des pairs de rester en séance quand la cour levait celle des bas sièges, ce qui était indécent pour tout le parlement. L'autre proposition fut de suivre les présidents tant en entrant qu'en sortant de séance. Il ajouta qu'avec cela tout serait bientôt agréablement fini. MM. de Noailles et d'Antin avaient une réponse péremptoire à la première proposition, s'ils avaient bien voulu se souvenir de l'usage qu'ils avaient vu tant de fois. Ils n'avaient qu'à répondre que cette nouveauté cesserait aussitôt que la petite porte, par où l'avocat qui a le barreau de la cheminée entre deux pas dans le parquet pour conclure, ne serait plus fermée, pour forcer les pairs à demeurer séants comme ils faisaient depuis cette nouveauté, puisque, avant qu'elle fût pratiquée, la séance se levait en bas comme en haut, les pairs et les magistrats se levant en même temps, le premier des pairs marchant le long du banc et tous les autres à sa suite vers cette petite porte, en même temps que le premier président, suivi des magistrats, marchait vers l'ouverture qui est entre la chaire de l'interprète et celle du greffier. Mais ces deux ducs, sans alléguer cette raison, à laquelle le premier président n'avait point de réponse, se contentèrent d'avouer la nouveauté et l'indécence de demeurer en place quand la cour levait; et se contentèrent de donner un change, en mettant sur le tapis d'ôter l'indécence du refus réciproque du salut entre les pairs et les présidents lorsqu'ils entrent en séance, condamnée par l'usage des princes du sang qui se lèvent également, et entièrement, pour chaque pair et pour chaque président qui arrive à la séance. Le premier président se tira de l'embarras de substituer l'honnêteté réciproque à la malhonnêteté réciproque, par dire que cela ne regardait que les présidents, au lieu de demeurer en séance quand la cour levait était une indécence pour tout le parlement.

MM. de Noailles et d'Antin n'étaient point allés chez le premier président pour rien discuter avec lui. Ils n'avaient ni mission ni encore moins pouvoir de rien; et ce n'était pas aussi le dessein du premier président de convenir de quelque chose, mais d'entasser des difficultés auxquelles on n'avait pas lieu de s'attendre après ce qui s'était passé avec M. du Maine, et de lui-même à ces deux ducs. Ce point de levée de séance en demeura donc là, pour venir au second qui était le grand point d'ambition des présidents, pour en tirer après toutes les suites et les conséquences que leur orgueil et leur art leur aurait suggérées. Aussi ces deux ducs, qui ne l'ignoraient pas, par ce qui en avait été jeté en d'autres occasions, ne mollirent pas sur cet article. Le premier président allégua l'exemple du grand Condé, dont j'ai parlé en son lieu. À cela les deux ducs répondirent que, inséparables des princes du sang, ils les suivraient en quelque rang qu'ils voulussent bien s'abaisser; qu'ainsi c'était non à eux, mais à ces princes, qu'il devait s'adresser là dessus. Le premier président, se sentant si adroitement rétorquer la force qu'il comptait tirer de son argument, répondit, un peu ému, qu'il ne croyait pas que ces princes se souciassent d'en faire difficulté, à moins que les pairs ne la leur insinuassent; mais qu'indépendamment de cela, l'exemple de M. Le Tellier, archevêque-duc de Reims, et de M. de Gordes, évêque-duc de Langres, leur témaignait que cette suite des présidents n'était pas nouvelle. MM. de Noailles et d'Antin rappelèrent au premier président ce qui se trouve ici plus haut sur cette bévue de ces deux prélats; et lui déclarèrent nettement que jamais les pairs ne renouvelleraient un abus, unique en ces prélats, si court encore et fini sans plaintes, après avoir eu sa source dans l'usage aboli aussitôt qu'introduit par les princes du sang.

Ce fut par où finit cette longue visite. Elle se termina par les civilités et les protestations qui l'avaient commencée. Le premier président leur dit qu'il verrait incessamment MM. du parlement sur cette affaire, et le roi ensuite dès que sa santé le lui permettrait, qu'il trouvait se rétablissant tous les jours. En effet, il ne tarda guère après à sortir et à rendre à la marquise de Créqui, à Mme de Beringhen et à Mme de Vassé ses assiduités accoutumées. Les deux premières étaient sœurs du duc d'Aumont, et la dernière, fille de Mme de Beringhen et logeant avec elle.

Les présidents étaient cependant fort en peine, parce qu'ils n'étaient pas dans la confidence du duc du Maine, ni dans celle du premier président. J'ai assez parlé ailleurs de Novion et de Maisons pour les faire connaître. Ce dernier avait profité des dégoûts que le premier président et le parlement se donnaient sans cesse. Quoique Novion fût de même nom que les Gesvres, et que le premier président n'oubliât rien pour faire l'homme de qualité, Maisons les effaçait là-dessus l'un et l'autre. Ces Longueil sortaient récemment d'un huissier fieffé du village de Longueil, en Normandie, où tout est plein de titres qui en font foi. Le surintendant des finances, qui était aussi président à mortier et grand-père de celui-ci, s'enta, par l'autorité de sa place, sur la maison des anciens seigneurs de Longueil, de la terre desquels ce village est le chef-lieu, qui était éteinte, qui avait eu des gouverneurs de Normandie, et qui était très bonne et très ancienne. Elle s'appelait Longueil, du nom de son fief, qui était une belle terre et qui a été depuis dans la maison de Longueville, comme l'aïeul du surintendant s'appelait aussi Longueil, mais du nom du village dont il était. La faveur et la place du surintendant avait établi cette fausseté, et le parlement s'applaudissait d'avoir, de père en fils, un président de l'ancienne chevalerie. Il avait su en profiter; et, en gagnant comme on l'a vu la cour et la ville, il avait conservé le bon sens de ménager le parlement de plus en plus, dont les membres lui savaient un gré infini du bon accueil qu'ils en recevaient, et de trouver comme l'un d'eux avec eux un seigneur de cette naissance, et qui vivait avec ce qu'il y avait de plus distingué à la ville et à la cour. Le crédit qu'il s'était acquis dans le parlement lui faisait effacer tous les autres présidents, et le premier président même, qui, en ayant emporté la première place à la pointe du crédit du duc du Maine, se trouva trop heureux de faire sa cour à Maisons, qui passait même pour le gouverner, et pour ne s'en donner la peine que lorsqu'il lui convenait de la prendre.

Novion craignit tout de lui; il n'ignorait pas son ambition, à laquelle la cour le pouvait servir plus utilement que des gens de robe. Il n'espéra donc rien de lui sur le bonnet qu'autant qu'il l'intéresserait puissamment, et il eut assez d'esprit pour le faire d'un seul coup, par les deux passions qui ont le plus de pouvoir sur la plupart des hommes. Il l'alla trouver chez lui, où, accommodant son air et son ton à ce qu'il voulait faire, il lui dit qu'il venait implorer sa protection pour le parlement. La surprise d'un compliment si étrange ne fit que mieux sentir ce que Novion lui voulait dire, d'autant plus qu'il ne tarda pas à s'expliquer. Maisons trembla de perdre en un moment tout ce qu'il avait pris tant de soin de s'acquérir dans sa compagnie. Il voulait en être le dictateur, et considérait cette situation comme la base de toute la fortune à laquelle il tendait par les amis qu'il s'était faits à la cour, et dont sans cette maîtresse roue, l'amitié lui deviendrait inutile. La légèreté de la cour ne lui parut pas comparable en choix avec la solidité d'une compagnie toujours subsistante, que les derniers exemples relevaient, avec l'espérance de ceux qui pouvaient être prochains. Il connut assez le monde pour compter sur son adresse auprès de ses amis de la cour, au moins sur la facilité de la réconciliation après l'affaire finie, au lieu qu'en ne prenant pas parti tout de bon il se perdait sans retour avec ses confrères, et par eux avec le parlement, auquel ils persuadèrent qu'ils soutenaient moins leur propre distinction que celle du parlement en leurs personnes. Ce fut l'époque du changement de Maisons. Jusque-là il s'était extrêmement mesuré. Il s'était contenté d'ambiguïtés, et de laisser voir une sorte de suspension, pressant toutefois les ducs de ses amis, moi, entre autres, de ne pas empêcher les princes du sang de les suivre, ce qui, consenti par ces princes, levait toute difficulté à l'égard des ducs, et tout obstacle du côté du parlement pour changer ce qu'ils désiraient. Tel était le langage de Maisons.

Le récit que les ducs de Noailles et d'Antin firent aux autres ducs de leur visite au premier président commença à les détromper de ses bonnes intentions; car pour sa droiture, il y avait maintes années que personne en France n'en était plus la dupe, ou plutôt on ne l'avait jamais été. Ses amis avaient fort assuré les ducs qu'il ne faisait le difficile que pour s'acquérir plus de confiance dans sa compagnie, et se mettre en état de la ramener. Ses délais, ses difficultés entassées répondaient peu à ses paroles si précises, si expresses, si nettes, données par lui aux mêmes ducs, et à eux et à plusieurs autres par le duc du Maine. On y avait donc compté, et nullement sur des équivalents dont il n'avait jamais été la moindre question, et sur la plus légère mention desquels on ne se serait jamais embarqué, parce qu'on l'aurait pu éviter sur un si bon prétexte, sans montrer à M. du Maine un dangereux refus personnel. Il ne s'agissait que du bonnet, et, par ce qui s'était de là engrené, du conseiller sur le bout du banc des pairs dont le premier président et M. du Maine avaient même parlé les premiers comme d'une nouveauté également ridicule, inutile et insoutenable; les autres usurpations dont ils avaient gardé le silence n'avaient pas été mises sur le tapis par les ducs, trop accoutumés à perdre pour entreprendre de regagner tant de larcins à la fois.

Cependant le voyage de Marly s'avançait. Le premier président était dans les rues, et ne parlait point d'y aller. M. du Maine trouvait cette conduite un peu étrange, en l'excusant cependant, et répondait toujours de lui. On y voulut voir encore plus clair, et pour serrer la mesure, on engagea un dîner à Paris, chez d'Antin, sous prétexte d'exposer sa belle maison et ses magnifiques meubles à la censure et au bon goût en ce genre du premier président, mais en effet pour avancer l'affaire. Il promit de s'y rendre avec le président de Maisons et les duchesses d'Elbœuf et de Lesdiguières, sœurs de beaucoup d'esprit, ses amies intimes, dont la mère était Mesmes, héritière d'Avaux si connu par l'éclat, le nombre et le succès de ses ambassades, frère aîné du grand-père du premier président. Elles ne tenaient rien de la crasse maternelle, pas même leur propre mère qui en était; elles étaient de plus amies intimes aussi, et cousines germaines de d'Antin, enfants du frère et de la sœur. II fut convenu que les ducs de La Rochefoucauld, La Force, Guiche, Villeroy, Noailles et Aumont en seraient. Ce dernier était en année de premier gentilhomme de la chambre; et, par un hasard presque unique, ni M. de Bouillon, grand chambellan, ni pas un des autres premiers gentilshommes de la chambre n'étaient à Marly, ni à portée d'y venir par absence ou maladie: cela fit un cas qui n'était jamais arrivé, et qui devint l'étonnement de toute la cour. Le roi, infiniment attaché à tout l'extérieur possible, n'avait jamais vu les fonctions de ses grands officiers auprès de sa personne tomber à de moindres qu'eux; et ces cinq titulaires, avec leurs survivanciers, s'étaient tellement entendus pour l'assiduité du service qu'il n'y avait point de mémoire qu'il eût été suppléé plus de deux ou trois fois, et encore par M. de La Rochefoucauld, grand maître de la garde-robe. Malgré ce grand attachement du roi à la dignité de son service, il ordonna au duc d'Aumont et au duc de La Rochefoucauld d'aller dîner à Paris chez d'Antin, quoi qu'ils pussent lui représenter l'un et l'autre, et dit qu'il le voulait ainsi, et que Souvré, maître de la garde-robe en année, le servirait. J'écris les faits avec exactitude, je supprime les réflexions. Souvré était allé avec congé passer quelques jours à Paris, où le roi l'envoya chercher; et, pour n'y pas revenir, il y eut après deux autres conférences à Paris, où le roi voulut encore que les mêmes assistassent, et fut encore, ces deux divers jours qui font trois en huit ou dix jours, servi uniquement par Souvré.

Les conviés, tous en liaison particulière avec le premier président, qui avait toute sa vie fait son capital d'être du plus grand et du meilleur monde, avaient été choisis par rapport à lui. Ils arrivèrent chez d'Antin; ils y attendirent assez longtemps; enfin, Maisons vint, chargé des excuses du premier président, qui s'était, dit-il, trouvé un peu incommodé, et qui ne laissa pas le jour même de souper chez la marquise de Créqui avec Mme de Vassé. Ce procédé préparait mal la matière; on y entra pourtant avant et après dîner. Tout roula sur l'origine ancienne ou nouvelle du bonnet, sur sa plus qu'indécence, sur l'équivalent de la suite des présidents. Maisons, avec tout son esprit, son monde, ses adresses, fut souvent réduit à l'embarras, même au silence; mais l'opiniâtreté ne se démentit point, et cette partie se sépara d'une manière fort infructueuse. Maisons en eut honte; il pria d'Antin à l'oreille de passer chez lui sur le soir, où tête à tête ils seraient plus libres. Je n'ai point pénétré le projet de ce convi [60] ; mais d'Antin y fut, et rien n'avança entre eux deux plus qu'avec toute la compagnie. Maisons de ce moment prit ouvertement couleur. Il n'avait pu digérer que, après avoir fait toute sa vie une cour plus secrète que publique au duc du Maine et avoir eu lieu de s'en promettre tout, il eût fait Mesmes premier président, et Voysin chancelier, gens d'âge et de santé à le laisser pourrir sur le grand banc. Il n'avait vu, depuis ces extrêmes dégoûts, M. du Maine que le moins qu'il avait pu, et ce qu'il n'avait seulement osé omettre pour ne pas s'en faire un ennemi. Tout à coup il retourna à Sceaux, où le duc du Maine allait de deux jours l'un, et d'où Mme du Maine ne sortait point. Il y redoubla ses visites plusieurs fois la semaine, y fut souvent seul avec Mme du Maine, et en tiers avec elle et son mari; et à Versailles allait souvent chez lui et longtemps dans son cabinet tête à tête. Toute rancune fut déposée, et pour les ducs avec qui il était en liaison, et il ne feignit plus de se montrer absolument contraire avec les paroles les plus douces et les plus dorées.

Suite
[60]
Vieux mot synonyme d'invitation.