NOTE I. MORCEAU INÉDIT DE SAINT-SIMON RELATIF À L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

La plupart des notes de Saint-Simon sur le Journal de Dangeau se retrouvent dans ses Mémoires. En voici une qui fait exception. En parlant des faveurs dont Villars fut comblé à son retour, en 1714 (Voy. p. 51 et suiv. de ce volume), Saint-Simon ne dit rien de son élection à l'Académie française (17 mai 1714). Mais dans ses notes sur le Journal de Dangeau qui mentionne cette nouvelle, on trouve le passage suivant [64] :

« L'Académie françoise se perdit peu à peu par sa vanité et par sa complaisance. Elle seroit demeurée en lustre si elle s'en étoit tenue à son institution; la complaisance commença à la gâter: des personnes puissantes par leur élévation ou par leur crédit protégèrent des sujets qui ne pouvoient lui être utiles, conséquemment ne pouvoient lui faire honneur. Ces protections s'étendirent après jusque sur leurs domestiques par orgueil, et ces domestiques qui n'avoient souvent pas d'autre mérite littéraire furent admis. De là cela se tourna en espèce de droit que l'usage autorisa, et qui remplit étrangement l'Académie. Pour essayer de se relever au moins par la qualité de ses membres, elle élut des gens considérables, mais qui ne l'étoient que par leur naissance ou leurs emplois, sans lesquels les lettres ne les auroient jamais admis dans une société littéraire, et ces personnes eurent la petitesse de s'imaginer que la qualité d'académiciens les rendoit académiques. De l'un à l'autre cette mode s'introduisit, et l'Académie s'en applaudit par la vanité de faire subir à ces hommes distingués une égalité littéraire en places, en sièges, en voix, en emplois de directeur et de chancelier par tour ou par élection; et tel qui eût été à peine assis chez un autre, se croyoit quelque chose de grand par ce mélange avec lui au dedans de l'Académie, et ne sentoit pas que cette distinction intérieure et momentanée ne différoit guère de celle des rois de théâtre et des héros d'opéra.

« Que pour honorer l'Académie, la distinction des personnes ne fût pas un obstacle à les admettre, quand d'ailleurs ils avoient de quoi payer de leurs personnes par leur savoir et par leur bon goût et s'en tenir là, c'étoit chose raisonnable; on avoit commencé de la sorte; cela honoroit qui que ce fût; l'égalité littéraire contribuoit à l'émulation et à l'union des divers membres dans un lieu où l'esprit et les lettres seules étoient considérées, et ou tout autre éclat ne devoit pas être compté. Tant que l'Académie n'a été ouverte qu'à des prélats et à des magistrats en petit nombre, distingués en effet par les lettres, et à des gens de qualité, même de dignité, s'il s'en trouvoit de tels, elle leur a donné et en a reçu un éclat réciproque; mais depuis que, de l'un à l'autre, par mode et par succession de temps, les grandes places et celles de domestiques sans autre titre s'y sont réunies, la mésalliance est tombée dans le ridicule, et les lettres dans le néant, par le très petit nombre de gens de lettres qui y ont eu place et qui se sont découragés par les confrères qui leur ont été donnés, parfaitement inutiles aux lettres et bons seulement à y cabaler des élections. On admirera la fatuité de plusieurs gens considérables qui s'y laissèrent entraîner, et celle de l'Académie à les élire. »

Suite
[64]
Je dois ce morceau inédit de Saint-Simon à l'obligeance de M. Amédée Lefèvre-Pontalis, auteur d'un excellent Discours sur la Vie et les Mémoires de Saint-Simon, qui a été couronné par l'Académie française.