1715
Mort du cardinal Sala. — Son extraction, sa fortune, son caractère. — Bissy cardinal. — Extraction des Bissy. — Trois autres cardinaux italiens. — Extraction, caractère et fortune de Massei. — Moeurs et caractère du nonce Bentivoglio. — Jésuites obtiennent un arrêt qui rend leurs religieux renvoyés par leurs supérieurs capables de revenir à partage dans leur famille jusqu'à l'âge de trente-trois ans. — Majorque, etc., soumise au roi d'Espagne par le chevalier d'Asfeld, qui en a la Toison. — Prostitution inouïe des Toisons. — Rubi chef de la révolte de Catalogne; quel. — Premier président marie sa seconde fille au fils d'Ambres. — Succès de ce mariage. — Quelles étaient les deux filles du premier président. — Mariage du duc de La Rocheguyon avec Mlle de Toiras. — Cellamare, ambassadeur d'Espagne, arrive à Paris, puis à Marly, où il s'établit. — Petitesse du roi. — Boulainvilliers; quel il était. — Son caractère; ses prédictions vraies et fausses. — Voysin obtient six cent mille livres de gratification sur le non-complet des troupes. — Le roi veut aller faire enregistrer la constitution en lit de justice sans modification. — Curieux entretien là-dessus par ses suites entre M. le duc d'Orléans et moi, mais sans effet, parce que le roi ne put aller au parlement. — Mort et caractère de Chauvelin, avocat général; sa dépouille. — Sédition des troupes sur le pain. — Belle fin et mort du maréchal Rosen. — Duc d'Ormond se sauve d'Angleterre en France. — Princesse des Ursins prend congé du roi à Marly, où je la vois pour la dernière fois. — Incertitude de la princesse des Ursins où fixer sa demeure. — Elle se hâte de gagner Lyon, puis Chambéry; s'établit à Gênes, enfin à Rome. — Sa vie à Rome jusqu'à sa mort.
Le cardinal Sala, prélat d'une autre trempe, mourut peu de jours après, allant à Rome prendre son chapeau. C'était un Catalan de la lie du peuple, qui se trouva de l'esprit et de l'ambition, et qui, pour se tirer de sa bassesse et tenter la fortune, se fit bénédictin dans le pays. Le hasard fit que l'archiduc étant venu à Barcelone, ses écuyers prirent le père de Sala pour son cocher. Le fils chercha à mettre ce hasard à profit, et à se faire connaître à l'archiduc, et compter par ses ministres. Son esprit était tout à fait tourné à l'intrigue et à la sédition. Il la jeta dans tous les monastères de la ville et de la province, et y parut partout comme le chef, le conducteur et le plus séditieux. Il rendit en effet de grands services à l'archiduc par sa hardiesse et par l'adresse de ses manèges, tellement qu'il parut nécessaire à ce prince d'élever Sala pour le mettre en état de servir plus en grand. Cette considération le fit évêque de Girone. Ses progrès séditieux furent tels dans cette dignité que l'archiduc le fit passer à l'évêché de Barcelone, où il se rendit si considérable même à l'archiduc, qu'il en obtint sa nomination au cardinalat, et de forcer le pape, malgré sa juste répugnance pour un tel sujet, de le déclarer cardinal, lorsque la prospérité des armes des alliés eut obligé le pape de reconnaître enfin l'archiduc comme roi d'Espagne, et de n'oser déplaire en rien à l'empereur.
Le roi d'Espagne se tint fort offensé de cette promotion, et proscrivit Sala sans y avoir égard. Lorsque la Catalogne se trouva hors de moyens de soutenir sa révolte, et que Barcelone se vit menacée d'un siège et des châtiments de sa rébellion, les chefs, pour la plupart, gagnèrent les montagnes, ou sortirent du pays. Sala s'embarqua et gagna Avignon comme il put. Il y fut châtié par des infirmités qui l'y retinrent presque toujours au lit, mais sans amortir l'esprit de sédition qui lui était passé en nature. Il n'oublia rien pour retourner à Barcelone, malgré le roi d'Espagne. L'empereur en pressa le pape de tout son pouvoir, et le pape, qui redoutait sa puissance en Italie, et qui n'ignorait pas l'affection de l'archiduc, lors empereur, pour Sala, chercha à ébranler le roi d'Espagne par toutes sortes de voies, et ne cessait de lui représenter la violence de tenir un évêque éloigné de son troupeau, et banni de son diocèse. La fermeté du roi d'Espagne fit trouver au pape un tempérament pour gagner du temps, sans offenser les deux monarques. Ce fut d'ordonner à Sala de venir avant toutes choses recevoir son chapeau. Il partit donc là-dessus d'Avignon, enragé de n'avoir pu réussir à retourner à Barcelone, malgré le roi d'Espagne, et se mit en chemin pour aller à Rome. Il mourut étant fort près d'y arriver, et finit ainsi l'embarras du pape, de l'empereur et roi d'Espagne, à son occasion. Le roi d'Espagne, maître de la Catalogne et de Barcelone, y nomma sans difficulté un autre évêque, à qui le pape envoya des bulles aussitôt après.
Cet honnête cardinal fut tout en même temps dignement remplacé dans le sacré collège par un prélat de moins basse étoffe, d'autant de feu et d'ambition, et à qui les moyens ne coûtèrent pas davantage pour arriver à ce but de la dernière fortune ecclésiastique, auquel il travaillait depuis si longtemps par toute espèce de moyens, qui ne furent peut-être pas si ouvertement odieux, puisque les mêmes occasions n'existaient pas pour lui, mais qui en autres genres n'en durent guère à ceux-là en valeur intrinsèque, comme on en a vu divers traits répandus ici en divers temps, et comme on en remarquera d'autres tous parfaitement conformes à la prophétie qu'on a vue ici, [que] la parfaite connaissance qu'avait son père de ce fils lui en avait fait faite. On juge bien à ces derniers mots que je parle de Bissy, évêque de Meaux et abbé de Saint-Germain des Prés, qui, par l'autorité du roi et les intrigues intéressées des jésuites auxquels de toute sa vie il était vendu corps et âme, parvint à faire consentir aux couronnes que sa promotion fût avancée. Elle la fut donc de près de quatre ans, puisqu'il fut fait lui quatrième avec trois Italiens, qui étaient un Caraccioli, évêque d'Averse, illustre encore plus par la sainteté de sa vie que par sa naissance, Scotti, gouverneur de Rome, et Marini, maître de chambre du pape.
Massei, camérier, confident du pape, vint apporter la barrette an nouveau cardinal. Massei était fils du trompette de la ville de Florence; il était entré domestique du prélat Albano, dès sa jeunesse. C'était un homme d'esprit et de sens, qui était de bonnes moeurs, sage et mesuré. Ces qualités plurent à son maître qui, peu à peu, l'éleva dans sa médiocre maison, et lui donna une confiance qui fut toujours constante. Lé prélat Albano, devenu cardinal, le fit son maître de chambre, puis camérier, lorsqu'il fut parvenu au souverain pontificat. Je m'étends sur Massei, parce qu'il succéda enfin à Bentivoglio à la nonciature de France, où il se fit aimer, estimer et considérer par ses bonnes et droites intentions, et la sagesse et la mesure de sa conduite [autant] que l'autre s'y était fait abhorrer comme le plus dangereux fou, le plus séditieux, et le plus débauché prêtre, et le plus chien enragé qui soit venu d'Italie, peut-être même pendant la Ligue. Longtemps après Massei fut cardinal et fort regretté en France qu'il ne quitta qu'avec larmes; et: où il aurait voulu passer sa vie, s'il avait pu y avoir de quoi vivre avec dignité, et que le cardinalat eût pu compatir avec la nonciature. Il n'en sorti pas avec moins d'estime [pour retourner] à Rome, où tôt après il eut une des trois grandes légations qu'il exerça avec la même capacité. Il vit encore avec la même capacité à quatre-vingts ans, évêque d'Ancône. Il vint de l'abbaye Saint-Germain des Près, dans une carrosse du roi, à Marly, le jeudi 18 juillet; il y présenta au roi à la fin de sa messe la barrette dans un bassin de vermeil, qui la mit sur la tête de Bissy, lequel alla aussi prendre l'habit rouge dans la sacristie, vint faire son remercîment au roi à la porte de son cabinet, et s'en retourna avec Massei à Paris, qu'il logea, voitura et défraya tant qu'il fut à Paris, suivant la coutume.
Ces Bissy s'appellent Thiard, sont de Bourgogne, ont été petits juges, puis conseillers aux présidiaux du Mâconnais et du Charolais, devinrent lieutenants généraux de ces petites juridictions, acquirent Bissy qui n'était rien, dont peu à peu ils firent une petite terre, et l'accrurent après que leur petite fortune les eut portés dans les parlements de Dijon et de Dôle [3] , où ils furent conseillers, puis présidents, et ont eu enfin un premier président en celui de Dôle. Leur belle date est leur Pontus Thiard, né à Bissy, en 1521; qui se rendit célèbre par les lettres, et dont le père était lieutenant général de ces justices subalternes aux bailliages du Mâconnais et Charolais. C'était un temps où les savants ranimés par François Ier brillaient; celui-ci était le premier poète latin de son temps, et en commerce avec tous les illustres. Cela lui valut l'évêché de Châlon-sur-Saône, qu'il fit passer à son neveu. Ce premier président du parlement de Dôle, dont les enfants quittèrent la robe, était le grand-père du père du vieux Bissy, père du cardinal.
Les jésuites, transportés de voir désormais Bissy en état de figurer à leur gré, eurent en même temps un autre sujet de grande joie. Il le faut expliquer. Ils ont les trois vœux ordinaires à tous les religieux, pauvreté, chasteté, obéissance, dont le dernier est rigoureusement observé chez eux. La plupart en demeurent là, et ne vont pas jusqu'au quatrième, où ils n'admettent qu'après un long examen de dévouement et de talents; c'est un secret impénétrable. Eux-mêmes ne savent pas qui d'entre eux est du quatrième vœu, et jusqu'à ceux qui y ont été admis ne connaissent pas tous ceux qui l'ont fait. Jusqu'à ce quatrième vœu exclusivement, les jésuites ne sont point liés à leurs religieux: ils les peuvent renvoyer, et comme le réciproque n'y est pas, cela est d'un grand avantage pour leur compagnie. Ceux-là seuls qui ont fait le quatrième vœu sont réputés profès; les autres s'appellent parmi eux coadjuteurs spirituels. Ces derniers ne sont exclus d'aucuns des emplois qui ne sont pas importants au gouvernement secret, en sorte qu'il y en a de ce degré qui sont même provinciaux [4] . Aucuns de ceux-là ne peuvent quitter la compagnie, parce qu'ils ont fait les trois vœux solennels; mais comme à son égard ils ne sont pas profès, parce qu'ils n'ont pas fait le quatrième, la compagnie peut les renvoyer sans aucune forme, et simplement par un ordre de se retirer et de quitter l'habit. Ainsi un coadjuteur spirituel vieux, et ayant passé par les emplois, peut toujours être renvoyé, et même sans savoir pourquoi.
L'inconvénient était de mettre à la mendicité des gens crus engagés par leurs familles et qui avaient fait leurs partages sur ce pied-là, autorisés par les lois qui réputent morts civilement ceux qui ont fait les trois vœux solennels, où que ce puisse être, et qui n'ont point réclamé contre dans les trois ans suivants juridiquement décidés valables. Les jésuites avaient tenté d'y remédier à l'occasion d'un P. d'Aubercourt qu'ils avaient renvoyé. Cela forma un grand procès où le public était fort intéressé dans l'exception que les jésuites tentaient d'usurper, parce qu'un jésuite, renvoyé de la sorte au bout de dix, de vingt, de trente ans quelquefois, aurait ruiné sa famille par le rapport de son partage et de tout ce qui pouvait être échu depuis de successions et d'augmentations de biens dont il aurait eu sa part, et les intérêts, comme s'il n'avait jamais fait de voeux. Les jésuites, qui n'espéraient obtenir ce renversement dans aucun tribunal, eurent le crédit de faire porter l'affaire devant le roi, qui, de son autorité et malgré tout ce que purent dire presque tous les juges et le chancelier de Pontchartrain, leur adjugea la plupart de ce qu'ils demandaient. J'en ai parlé dans le temps. Le P. Tellier, voyant le roi menacer une ruine prochaine, tenta d'obtenir le reste de ce qu'ils n'avaient pu obtenir lors du procès d'Aubercourt. La demande fut comme l'autre fois portée devant le roi, qui, comme l'autre fois, admit quelques conseillers d'État pour être juges avec ses ministres en sa présence. Il y eut en tout douze juges qui n'imitèrent pas tous les premiers. Grisenoire, maître des requêtes, fort jeune, qui longtemps depuis a été garde des sceaux, désigné chancelier et premier ministre, dont il fit les fonctions sous le cardinal Fleury, qui, à la fin de sa vie, le dépouilla et le chassa, fut rapporteur. Son âge, son ambition, sa qualité de fils de Chauvelin, conseiller d'État, et plus encore de frère de Chauvelin, avocat général au parlement, dévoué avec abandon aux jésuites, leur en fit tout espérer. Il fit le plus beau rapport du monde, mais le plus fort contre eux et le plus nerveux, qui lui fit d'autant plus d'honneur, qu'on était plus éloigné de s'y attendre. Six furent de son avis, six contre. Le roi fut pour ces derniers, et l'arrêt passa presque comme le P. Tellier le voulait, sans nul égard au public ni au renversement des familles: L'unique modération qui fut mise est la fixation de l'âge à trente-trois ans, jusques auquel les jésuites renvoyés peuvent désormais hériter, comme si jamais ils n'avaient été engagés; mais au delà de cet âge, ils n'héritent plus. Il est vrai que cette fixation diminua la joie des bons pères qui ne voulaient aucunes bornes à la faculté d'hériter.
Le chevalier d'Asfeld, lieutenant général, qui longtemps depuis a été maréchal de France, fut chargé de la réduction de l'île de Majorque, qui n'a de ville que Majorque, appelée aussi Palma, qui est la capitale, et Alcudia. Il débarqua à Portopedo avec douze bataillons espagnols, autant de français, et huit cents chevaux, sans y trouver aucune résistance, tandis qu'on préparait à Barcelone un pareil embarquement pour l'aller joindre. Il alla assiéger Alcudia, où, dès que la tranchée fut ouverte, les bourgeois obligèrent la garnison, qui n'était que de quatre cents hommes, à se rendre. Palma n'attendit point d'être attaquée. Le marquis de Rubi, principal chef de la révolte de Catalogne, y commandait et dans toute l'île avec commission de l'empereur. Il livra une des portes, obtint tous les honneurs de la guerre, et d'être transporté avec ses troupes en Sardaigne, au lieu de Naples qu'il avait demandé. Il refusa en se soumettant et acceptant l'amnistie du roi d'Espagne, de se retirer chez lui avec la restitution de ses biens en Catalogne, qui n'était pas grand'chose. C'était un fort petit gentilhomme, qui n'avait jamais servi avant cette révolte, et qui fit mieux de demeurer attaché à l'empereur, qui dans la suite lui donna des commandements considérables. Il avait dans Palma un régiment des troupes de l'empereur, de douze cents hommes. Il ne tint pas aux instances les plus pressantes d'un capitaine de vaisseau anglais qui s'y trouva et à ses promesses du prompt et puissant secours, d'engager les troupes et les bourgeois à se bien défendre. Les îles Caprara, Dragonera et Iviça qui avait une place à cinq bastions, se soumirent en même temps. Elles sont fort voisines de celle de Majorque, et se trouvaient sous le même commandement.
Le roi d'Espagne, pour une expédition si facile, envoya la Toison au chevalier d'Asfeld, que le roi lui permit d'accepter. Il était fils d'un marchand de drap, dont la boutique et l'enseigne sont encore dans la rue [5] .... On a vu l'extraction de Ducasse ; Bay, fils d'un cabaretier de Besançon, l'eut aussi. Ces nobles choix furent dans la suite comblés par celui d'un homme de robe et de plume, ce qui n'a jamais été vu dans aucun grand ordre. Morville, en qui ce rare exemple fut fait, en témoigna sa reconnaissance par le renvoi de l'infante, qui se fit très indignement un mois après, dont il fut le promoteur, jusqu'à soutenir en plein conseil que le roi d'Espagne ne pouvait faire ni bien ni mal en Europe, et que, sans nulle sorte de façons ni de précautions, il fallait lui renvoyer sa fille, même par le coche, pour que cela fût plus tôt fait. Il voulait plaire à M. le Duc, lors premier ministre.
On a vu la folie qui prit de l'un à l'autre de se promener les nuits au Cours, et d'y donner quelquefois des soupers et des musiques. La même fantaisie continua [cette année]; mais les indécences qui s'y commirent, et quelque chose de pis, malgré les flambeaux que la plupart des carrosses y portaient, firent défendre ces promenades nocturnes, et qui cessèrent pour toujours au commencement de juillet.
Le premier président, qui était veuf, n'avait que deux filles. Elles étaient riches; et, pour contenter les fantasques, l'une était noire, huileuse, laide à effrayer, sotte et bégueule à l'avenant, dévote à merveilles; l'autre rousse comme une vache, le teint blanc, de l'esprit et du monde, et le désir de liberté et de primer. Quoique la cadette, elle fut mariée la première à Lautrec, fils d'Ambres, qui avait la bonté d'en être amoureux. Il fut mal payé de ses feux; jamais il ne put adoucir sa belle, qui sentit à qui elle avait affaire, et qui sut s'en avantager. Le pauvre mari en quitta le service et Paris, la vérité est que ce ne fut pas une perte, et se confina en province. Ils n'eurent point d'enfants. C'est le frère aîné de Lautrec, aujourd'hui lieutenant général et chevalier de l'ordre, qui a épousé une sœur du duc de Rohan.
Le duc de La Rochefoucauld maria en même temps le duc de La Rocheguyon, son fils, aujourd'hui duc de La Rochefoucauld, à Mlle de Toiras, riche héritière, née et élevée en Languedoc, auprès de sa mère, d'où elle n'était jamais sortie. Bâville, intendant ou plutôt roi de cette province, fit ce mariage. Il était ami intime de la mère, et on a vu la raison de l'intimité qui s'est entretenue entre MM. de La Rochefoucauld et les Lamoignon, depuis l'adroite et hardie vérification des lettres d'érection de La Rochefoucauld. Cette héritière était la dernière de cette maison, et ne descendait point du maréchal de Toiras, qui ne fut point marié. Sa grand'mère était Élisabeth d'Amboise, comtesse d'Aubijoux, qui, par le hasard de son frère, qui fut tué en duel par Boisdavid, hérita d'une partie de ses biens.
Le prince de Cellamare, ambassadeur d'Espagne, arriva à Paris. Quatre jours après, il vint à Marly au lever du roi, qui lui donna aussitôt après audience dans son cabinet. Il alla de là chez M. le duc d'Orléans, à qui il présenta une lettre du roi d'Espagne fort obligeante, en réponse de celle qu'on a vu que ce prince lui avait écrite. Fort peu après; cet ambassadeur revint faire sa cour à Marly. Le roi lui promit le premier logement qui y vaquerait. Ici et en Espagne, l'ambassadeur est de droit de tous les voyages, comme ambassadeur de la maison. Mme de Saint-Simon, qui avait besoin des eaux de Forges, demanda la permission d'y aller peu de temps après. Nous étions logés au premier pavillon en bas du côté de la chapelle. Le jour qu'elle allait à Paris, nous fûmes surpris de voir arriver Bloin, comme nous allions nous mettre à table, suivi de quelques garçons du garde-meuble. Il me dit que le roi l'avait chargé de me prier de céder ce bas de pavillon au prince de Cellamare, et d'aller dans un logement vis-à-vis de la chapelle, en haut, sans expliquer comment il était vide. Il m'assura que le roi voulait que je fusse bien et que j'y serais très commodément. Il ajouta que le roi désirait que je déménageasse aussitôt pour m'y établir, et qu'il en avait tant d'impatience, qu'il lui avait ordonné d'amener des garçons du garde-meuble pour aider à mes gens à tout transporter promptement. Nous dînâmes, Mme de Saint-Simon partit, et je déménageai aussitôt. Mes gens me dirent que quantité de garçons du garde-meuble étaient venus, et Bloin encore une fois, et que tout avait été fait en un moment. Je ne savais à quoi attribuer une telle précipitation: je le sus enfin en m'allant coucher.
Mes gens me contèrent que j'étais dans le logement de Courtenvaux, qui par sa charge de capitaine des Cent-Suisses en avait un fixe auprès de ceux des autres charges de la chambre, garde-robe et chapelle; que sur les dix heures une chaise de poste était arrivée. C'était Courtenvaux qui, surpris de voir de la lumière dans sa chambre à travers les vitres, avait envoyé savoir ce que c'était. Son laquais monta tout botté, qui fut encore plus [surpris] de trouver là mes gens établis, et qui l'alla dire à son maître. Il renvoya dire que c'était son logement, et qu'il fallait bien qu'il y couchât. Mes gens contèrent à son valet la façon dont j'avais déménagé, et répondirent qu'ils ne sortiraient point de là, et que son maître n'avait qu'à aller trouver Bloin, et voir avec lui ce qu'il deviendrait. Courtenvaux n'eut pas d'autre parti à prendre. Bloin lui dit, de la part du roi, qu'il y avait dix-huit jours qu'il était absent sans congé; que cela lui arrivait tous les voyages; que le roi était las de cette liberté, et qu'il avait exprès rempli son logement avec hâte pour qu'il n'y pût pas rentrer, lui apprendre à vivre, et lui donner le dégoût d'être exclu de Marly pour le reste du voyage. Voilà de ces petitesses dont la couronne n'affranchit point l'humanité.
Le duc de Noailles était fort en liaison avec Boulainvilliers, et m'avait fait faire connaissance avec lui. C'était un homme de qualité qui se prétendait de la maison de Croï, qui n'était pas fort accommodé, qui avait peu servi, et qui avait de l'esprit et beaucoup de lettres. Il possédait extrêmement les histoires, celle de France surtout, à laquelle il s'était fort appliqué, particulièrement à l'ancien génie et à l'ancien gouvernement français, et aux divers degrés de sa déclinaison à la forme présente. Il avait aussi creusé les généalogies du royaume, et personne ne lui disputait sa capacité; et fort peu de gens sa supériorité en ces deux gentes qu'une mémoire parfaite; exacte et nette soutenait beaucoup. C'était un homme simple, doux, humble même par nature, quoiqu'il se sentît fort, très éloigné de se targuer de rien, qui expliquait volontiers ce qu'il savait sans chercher à rien montrer, et dont la modestie était rare en tout genre. Mais il était curieux au dernier point, et avait aussi l'esprit tellement libre, que rien n'était capable de retenir sa curiosité. Il s'était donc adonné à l'astrologie, et il avait la réputation d'y avoir très bien réussi. Il était fort retenu sur cet article; il n'y avait que ses amis particuliers qui pussent lui en parler et à qui il voulût bien répondre. Le duc de Noailles était avide de cette sorte de curiosité, et y donnait, tant qu'il pouvait trouver des gens qui passassent pour avoir de quoi la satisfaire.
Boulainvilliers, dont la famille et les affaires étaient fort dérangées, se tenait fort souvent en sa terre de Saint-Cère, vers la mer, au pays de Caux, qui n'est pas fort éloigné de Forges. Il y vint voir des gens de sa connaissance, et, je crois, écumer les nouvelles dont ses calculs le rendaient curieux. Il y fut voir Mme de Saint-Simon et la tourna tant pour apprendre des nouvelles du roi, qu'elle n'eut pas peine à comprendre qu'il croyait en avoir trouvé de plus sûres que celles qui s'en disaient. Elle lui fit connaître sa pensée; il se défendit quelque temps, et à la fin il se rendit. Elle lui demanda donc ce qu'il croyait de la santé du roi qui diminuait à vue d'œil, mais dont la fin ne paraissait pas encore prochaine, et qui n'avait rien changé dans le cours de ses journées, ni dans quoi que ce fût de sa manière accoutumée de vivre. On était lors au 15 ou 16 août. Boulainvilliers ne lui dissimula point qu'il ne croyait pas que le roi en eût encore pour longtemps, et après s'être encore laissé presser, il lui dit qu'il croyait qu'il mourrait le jour de Saint-Louis, mais qu'il n'avait pas encore pu vérifier ses calculs avec assez d'exactitude pour en répondre; que néanmoins il était assuré que le roi serait à l'extrémité ce jour-là, et que s'il le passait, il mourrait certainement le 3 septembre suivant. Deux jours après, voyant le roi s'affaiblir, je mandai à Mme de Saint-Simon de revenir. Elle partit aussitôt, et en arrivant me raconta ce que je viens de rapporter. Il avait prédit, longtemps avant la mort du roi d'Espagne, que Monseigneur ni aucun de ses trois fils ne régneraient en France. Il prévit de plusieurs années la mort de son fils unique et la sienne à lui, que l'événement vérifia, mais il se trompa lourdement sur beaucoup d'autres, tels que le roi d'aujourd'hui, qu'il crut devoir mourir bientôt, et à diverses reprises, le cardinal et la maréchale de Noailles, M. le duc de Grammont et M. Le Blanc qui devaient être tués dans une sédition à Paris, M. le duc d'Orléans mourir après deux ans de prison et sans en être sorti. Je n'en citerai pas davantage de faux et de vrai; c'en est assez pour montrer la fausseté, la vanité, le néant de cette prétendue science qui séduit tant de gens d'esprit, et dont Boulainvilliers lui-même, tout épris qu'il en fût, avait la bonne foi d'avouer qu'elle n'était fondée sur aucun principe.
M. du Maine ne fut pas le seul à tirer tout le possible des derniers temps de la vie du roi. Voysin l'avait assez bien servi pour en être encore payé, outre les charges dans lesquelles il régnait, mais qui étaient nécessaires au règne et à l'apothéose du duc du Maine et des siens. Voysin voulait du bien, n'ayant plus de places ni d'honneurs à prétendre. Il obtint deux cent mille écus sur le revenant-bon du non-complet des troupes, qui excitèrent contre lui un cri universel qui fut la moindre de ses inquiétudes [6] .
Le P. Tellier, qui n'avait pu venir à bout de son concile national, où lui et Bissy se faisaient fort de faire recevoir la constitution, voyait avec désespoir le risque qu'elle courait si le roi mourait avant qu'elle fût reçue. Il y fit donc un dernier effort. Le roi manda plusieurs fois là-dessus le premier président et le parquet à Marly. D'Aguesseau, procureur général, était celui qui tenait le plus ferme. Mesmes, premier président, nageait entre la cour et sa compagnie. Fleury, premier avocat général, mettait tout son esprit et toute sa finesse, et personne n'avait plus de l'un et de l'autre, à gagner du temps sans trop s'opposer de front. Chauvelin, autre avocat général plein d'esprit, de savoir, de lumières, n'avait de dieu ni de loi que sa fortune. Il était vendu aux jésuites, et à tout ce qui la lui pouvait procurer et avancer. Tellier, sûr de lui, l'avait mis dans la confiance secrète du roi qui le mandait souvent depuis près d'un an, le faisait entrer par les derrières, et travaillait secrètement tête à tête avec lui. Blancménil, fils de Lamoignon, valet à tout faire, et comme tous les siens esclave des jésuites, n'était pas pour payer d'autre chose que de courbettes. On se doutait de quelque résolution violente sur quelques mots échappés au roi, exprès sans doute pour intimider. La femme du procureur général, sœur de d'Ormesson, exhorta son mari à être d'autant plus ferme qu'il se trouvait mai accompagné, et comme il allait partir pour Marly, elle le conjura, en l'embrassant, d'oublier qu'il eût femme et enfants, de compter sa charge et sa fortune pour rien, et pour tout son honneur et sa conscience. De si vertueuses paroles eurent leur effet. Il soutint le choc presque seul. Il parla toujours avec tant de respect, de lumière et de force que les autres n'osèrent l'abandonner, de manière que le roi, outré d'une telle résistance, s'en prit tellement à lui, qu'il fut au moment de perdre sa charge. Fleury, qui l'avait le mieux secondé, eut toute la peur pour la sienne, mais cette violence, qui n'eût fait qu'aigrir les esprits, ne faisait pas l'affaire du P. Tellier. Quoique très sensible au charme de la vengeance, il ne voulut pas se détourner, et fit tant auprès du roi qu'il força toutes ses presque invincibles répugnances, et jusqu'à sa santé, de manière que le roi déclara qu'au retour de Marly il irait à Paris tenir un lit de justice, et voir enfin lui-même s'il aurait le crédit de faire enregistrer la constitution sans modification. Il le manda au parlement, où la terreur se répandit, mais non si générale que la chose ne pût être bien balancée, mais surtout à la cour et dans le grand monde, où on ne s'entretenait plus d'autre chose.
M. le duc d'Orléans, qui n'ignorait pas ce que je pensais sur la constitution, et qui m'avait souvent dit ce qu'il en pensait lui-même, me demanda ce que je ferais en cette occasion. Je lui répondis que le devoir et le serment des pairs est précis sur l'obligation d'assister le roi dans ses hautes et importantes affaires; qu'on était parvenu à rendre telle une friponnerie d'école; que les pairs seraient invités à ce lit de justice, comme ils le sont toujours de la part du roi par le grand maître des cérémonies; que je ne balancerais donc pas à m'y trouver. Qu'auparavant je ne laisserais en état d'être trouvé que ce que je voudrais bien qui le fût; que je tiendrais quelque argent prêt et ma chaise de poste; qu'après cela j'irais au lit de justice, et qu'ayant ma conscience, mon honneur, les lois du royaume, justice et vérité à garder et à en répondre, je me garderais bien d'opiner du bonnet, mais que je parlerais de toute ma force contre la constitution, son enregistrement, sa réception, avec tout le respect pour le roi et pour son autorité et toutes les mesures que j'y pourrais mettre, bien persuadé en même temps que je ne retournerais pas de la séance chez moi, et que je m'en tiendrais quitte à bon marché pour l'exil, si je n'allais à la Bastille. À cette prompte réponse, M. le duc d'Orléans, qui me connaissoit trop bien pour douter de la vérité et de la fermeté de ma résolution, me regarda un moment, puis m'embrassa, et me dit qu'il était ravi de me savoir ce parti pris; que non seulement il l'approuvait, mais qu'il en userait tout de même, avec cette différence, dont tout le poids ne l'ébranlerait pas, qu'il parlerait d'une place qui n'avait rien entre le roi et lui, qui ne perdrait pas un mot de son discours, le regarderait depuis les pieds jusqu'à la tête, et frémirait tellement de colère de se voir ainsi résister en face par lui, qu'il ne savait tout ce qu'il lui en pourrait arriver. Nous nous en reparlâmes plusieurs fois, nous affermissant réciproquement l'un l'autre jusqu'à ce que, de retour à Versailles, et le roi sur le point d'aller au parlement, sa santé ne le lui permit pas, et le lit de justice tomba, et l'enregistrement qu'il avait si à cœur. Je ne me serais pas étendu sur une résolution qui ne put avoir lieu, si je n'avais cru également important et curieux de montrer M. le duc d'Orléans tel qu'il se montra lui-même à moi, pour le voir après tel qu'il fut sur cette même matière, toute la même et sans changement, sinon plus développée, plus évidente et, s'il était possible, encore plus odieuse à tous égards.
Chauvelin, avocat général, mourut incontinent après de la petite vérole, ainsi que son ami Rothelin, et un troisième qui avaient soupé ensemble la veille que ce mal leur prit, qui les tua au troisième jour. Ce magistrat, qui visait à la plus haute fortune, décoré, chose sans exemple au parquet, d'une charge de l'ordre du Saint-Esprit, initié dans la plus grande confiance du roi d'affaires secrètes, et qui, pour ne s'en pas éloigner et se ménager, avait refusé la commission de Rome qui fut donnée à Amelot, avait une figure agréable, beaucoup d'esprit, d'adresse, d'intrigue, de capacité et de ressources, une éloquence aisée, une grande facilité à concevoir, à travailler, à s'énoncer, à parler sur-le-champ. Trop ambitieux pour s'arrêter aux moyens de la satisfaire, trop touché des plaisirs pour y trouver une barrière dans sa santé et son travail. Il était encore dans la première jeunesse, et se tua ainsi avant le temps. Il ne laissa qu'une fille, mariée depuis au président Talon, et un fils devenu président à mortier. Son père eut la permission de vendre sa charge de l'ordre, et obtint la charge d'avocat général pour son second fils Grisenoire, qu'on vient de voir rapporteur de l'affaire des jésuites, qui ne le lui avaient pas pardonné. C'est le même qui a eu les sceaux sous le cardinal de Fleury, et dont l'élévation et la chute ont été proportionnées. Le père, conseiller d'État, était un fort bon homme : je ne sais où ses deux fils avaient pris tant d'ambition.
Voysin, dont la dureté et l'incapacité étaient égales, et qui pouvait avoir ses raisons personnelles de favoriser les munitionnaires, força les troupes, malgré toutes sortes de représentations, de prendre le pain de munition, et à plus haut prix qu'aux marchés. Peu à peu il se fit une traînée d'intelligence de sédition dans les garnisons, depuis Strasbourg jusqu'aux places maritimes de Flandre, qui éclata tout à coup, et où quelques officiers furent tués en voulant imposer à leurs soldats. Heureusement du Bourg, qui commandait à Strasbourg et en Alsace, et qui fut bien secondé par les officiers de tous rangs, l'étouffa dans sa naissance, en faisant distribuer de l'argent aux troupes, mais en les obligeant aussi à prendre le pain, pour n'en avoir pas le démenti. Cet exemple porta coup sur toute la traînée; tout fut apaisé, mais avec de l'argent partout, et peu à peu on ne les força plus à prendre le pain.
Le maréchal Rosen mourut à quatre-vingt-huit ans, sain de corps et d'esprit jusqu'à cet âge. On l'a fait connaître lors de sa promotion au bâton. Il ne commanda jamais d'armée, et il n'en était pas capable, mais souvent des ailes, de gros détachements, et la cavalerie dont il fut longtemps mestre de camp général, et tout cela avec capacité. Il était ordinairement chargé d'assembler l'armée à l'ouverture des campagnes. Fâcheux souvent à cheval, emporté pour rien, et pour cela évité des officiers principaux; à pied et à table qu'il tenait grande et délicate le meilleur homme du monde, doux, poli, prévenant, généreux, serviable, et fort libre de sa bourse à qui en avait besoin; toujours singulièrement bien monté. C'était un grand homme, fort maigre, qui avait extrêmement l'air d'un homme de guerre, et qui parlait un jargon partie français et allemand. Il avait de l'esprit et de la finesse: il avait connu le faible du roi et de ses ministres pour les étrangers; il reprochait à son fils de parler trop bien français, qui d'ailleurs était un pauvre homme, mais brave, et qui est mort lieutenant général. Il l'avait marié à une Grammont, de Franche-Comté, qui se trouva une très habile femme pour le dedans et pour le dehors, qui s'attacha fort à lui, et qu'il aima beaucoup; avec cela sage et vertueuse. Après la paix de Ryswick, il se retira dans une terre qu'il avait en haute Alsace, dont il avait fort bien accommodé le château et les jardins. Sa belle-fille tenait la maison, et y avait toujours bonne compagnie: le maréchal n'en sortit plus qu'une fois l'année pour venir voir le roi qui le recevait toujours avec distinction, et passer huit ou dix jours au plus à Paris ou à la cour. Il se bâtit ensuite une petite maison au bout de ses jardins, où il se retira vers quatre-vingts ans, pour ne plus songer qu'à son salut. Il voyait quelquefois la compagnie au château, et se retirait promptement chez lui, passant sa journée en exercices de piété, en bonnes œuvres, et à prendre l'air à pied ou à cheval. On ne peut faire une fin plus digne, plus sage ni plus chrétienne; c'était aussi un fort honnête homme.
En ce même temps la persécution était extrême en Angleterre contre les principaux torys, surtout contre les ministres de la reine Anne, et tous ceux qui avaient eu part à sa paix. On en a déjà parlé ailleurs. Le comte d'Oxford, qui avait été grand trésorier, et dont la cour voulait avoir la tête, se défendit si puissamment lui-même à la barre du parlement, et en même temps si noblement, que, contre toute espérance, il se tira d'affaire. Le duc d'Ormond, non moins menacé, se trouva investi dans sa maison de Richemont près de Londres. Il se sauva, passa en France, et arriva en ce temps-ci à Paris.
L'état du roi, dont la santé baissait à vue d'œil, fit peur à la princesse des Ursins de se trouver peut-être tout à coup sous la main de M. le duc d'Orléans. Elle songea donc tout de bon à s'y dérober, sans savoir néanmoins encore où elle fixerait sa demeure, et fit demander au roi la permission de venir prendre congé de lui à Marly. Elle y vint de Paris le mardi 6 août, mesurée pour arriver à l'heure de la sortie du dîner du roi, c'est-à-dire sur les deux heures. Elle fut aussitôt admise dans le cabinet du roi, avec qui elle demeura plus d'une bonne demi-heure tête à tête. Elle passa tout de suite dans celui de Mme de Maintenon, avec qui elle fut une heure, et de là s'en alla monter en carrosse pour s'en retourner à Paris. Je ne sus qu'elle prenait congé que par son arrivée à Marly, où j'étais en peine de la pouvoir rencontrer. Le hasard fit que je m'avisai d'aller chercher son carrosse pour m'informer à ses gens de ce qu'elle devenait dans Marly, et un autre hasard l'y fit arriver en chaise comme je leur parlais. Elle me parut fort aise de me rencontrer, et me fit monter avec elle dans son carrosse, où nous ne demeurâmes guère moins d'une heure à nous entretenir fort librement. Elle ne me dissimula point ses craintes, la froideur qu'elle avait sentie pour elle dans ses deux audiences, à travers toute la politesse que le roi et Mme de Maintenon lui avaient témoignée, le vide qu'elle trouvait à la cour, et même à Paris, enfin l'incertitude où elle était encore sur le choix de sa demeure, tout cela avec détail et néanmoins sans plaintes, sans regrets, sans faiblesse, toujours mesurée, toujours comme s'il se fût agi d'une autre, et supérieure aux événements. Elle toucha légèrement l'Espagne, le crédit et l'ascendant même que la reine y prenait sur le roi, me faisant entendre que cela ne pouvait être autrement, coulant légèrement et modestement sur la reine, se louant toujours des bontés du roi d'Espagne. La crainte du spectacle des passants lui fit mettre fin à notre conversation. Elle me fit mille amitiés et son regret de l'abréger, me promit de m'avertir avant son départ, pour me donner encore une journée, me dit mille choses pour Mme de Saint-Simon, et me témoigna être sensible à la marque d'amitié que je lui donnais là, malgré l'engagement où j'étais avec M. le duc d'Orléans. Dès que je l'eus vue partir, j'allai chez M. le duc d'Orléans à qui je dis ce que je venais de faire; que ce n'était point une visite, mais une rencontre; qu'il était vrai que je n'avais pu m'empêcher de la chercher, sans préjudice de la visite du départ qu'il m'avait permise. Lui et Mme la duchesse d'Orléans ne le trouvèrent point mauvais; ils avaient en plein triomphé d'elle, et ils étaient sur le point de la voir sortir de France pour toujours, et sans espoir en Espagne.
Jusqu'alors Mme des Ursins, amusée par un reste d'amis ou de connaissances grossi par ceux de M. de Noirmoutiers chez qui elle logeait, et qui en avait beaucoup, s'était lentement occupée à l'arrangement de ses affaires dans un si grand changement, et à retirer ses effets d'Espagne. La frayeur de se pouvoir trouver fort promptement sous la main d'un prince qu'elle avait si cruellement offensé, et qui lui montrait depuis son arrivée en France qu'il le sentait, précipita toutes ses mesures. Sa terreur s'augmenta par le changement prodigieux qu'elle trouva dans le roi en cette dernière audience, depuis celle qu'elle en avait eue à son arrivée. Elle ne douta plus que sa fin ne fût très prochaine, et toute son attention ne se tourna plus qu'à la prévenir et à être bien avertie sur une santé qu'elle croyait faire uniquement sa sûreté en France. Effrayée de nouveau par les avis qu'elle en reçut, elle ne se donna plus le temps de rien; et partit précipitamment le 14 d'août, accompagnée de ses deux neveux jusqu'à Essonne. Elle n'eut pas le loisir de penser à m'avertir, de sorte que depuis notre conversation à Marly dans son carrosse, je ne l'ai plus revue. Elle ne respira que lorsqu'elle fut arrivée à Lyon.
Elle avait abandonné le projet de se retirer en Hollande; où les États généraux ne la voulaient point. Elle en fut elle-même dégoûtée par l'égalité et l'unisson d'une république qui contrebalança en elle le plaisir de la liberté dont on y jouit. Mais elle ne pouvait se résoudre à retourner à Rome, théâtre où elle avait régné autrefois, et de s'y remontrer proscrite, vieille, comme dans un asile. Elle craignait encore d'y être mal reçue, après la nonciature fermée en Espagne et les démêlés qu'il y avait eu entre les deux cours. Elle y avait perdu beaucoup d'amis et de connaissances; tout y était renouvelé depuis quinze ans d'absence, et elle sentait tout l'embarras qu'elle y trouverait à l'égard des ministres de l'empereur et des deux couronnes, et de leurs principaux partisans. Turin n'était pas une cour digne d'elle; le roi de Sardaigne n'en avait pas toujours été content, et ils en savaient trop tous deux l'un pour l'autre. À Venise, elle n'eût su que faire ni que devenir. Agitée de la sorte sans avoir pu se déterminer, elle apprit l'extrémité du roi, toujours grossie par les nouvelles. La peur la saisit de se trouver à sa mort dans le royaume. Elle partit à l'instant, sans savoir où aller, et uniquement pour en sortir elle alla à Chambéry, comme au lieu de sûreté le plus proche, et y arriva hors d'haleine. Ce lieu fut sa première station. Elle s'y donna le loisir de choisir où se fixer et de s'arranger pour s'y établir. Tout bien examiné, elle préféra Gênes; la liberté lui en plut; le commerce d'une riche et nombreuse noblesse, la beauté du lieu et du climat, une manière de centre et de milieu entre Madrid, Paris et Rome, où elle entretenait toujours du commerce, et était affamée de tout ce qui s'y passait. Le renversement de tant de si grandes réalités et de desseins plus hauts encore, n'avait pu venir à bout de ses espérances, bien moins de ses désirs. Déterminée enfin pour Gênes, elle y passa. Elle y fut bien reçue, elle espéra y fixer ses tabernacles, elle y passa quelques années; mais à la fin l'ennui la gagna, peut-être le dépit de n'y être pas assez comptée. Elle ne pouvait vivre sans se mêler, et de quoi se mêler à Gênes quand on est femme et surannée? Elle tourna donc toutes ses pensées vers Rome; elle en sonda la cour, elle se rapprocha avec effort de son frère le cardinal de La Trémoille, réchauffa ce qui lui était d'ancien commerce, renoua avec qui elle put décemment, tâta le pavé partout, mais sur toutes choses fut attentive à s'assurer du traitement qu'elle recevrait de tout ce qui tenait à la France et à l'Espagne. Elle quitta donc Gênes et retourna dans son nid.
Elle n'y fut pas longtemps sans s'attacher au roi et à la reine d'Angleterre, et ne s'y attacha pas longtemps sans les gouverner et bientôt à découvert. Quelle triste ressource! Mais enfin c'était une idée de cour et un petit fumet d'affaires pour qui ne s'en pouvait plus passer. Elle acheva ainsi sa vie dans une grande santé de corps et d'esprit et dans une prodigieuse opulence, qui n'était pas inutile aussi à cette déplorable cour. Du reste, médiocrement considérée à Rome, nullement comptée, désertée de ce qui sentait l'Espagne, médiocrement visitée de ce qui était français, mais sans rien essayer de la part du régent, bien payée de la France et de l'Espagne, toujours occupée du monde, de ce qu'elle avait été, de ce qu'elle n'était plus, mais sans bassesse, avec courage et grandeur. La perte qu'elle fit, en janvier 1720, du cardinal de La Trémoille, ne laissa pas, sans amitié de part ni d'autre, de lui faire un vide. Elle le survécut de trois ans, conserva toute sa santé, sa force, son esprit jusqu'à la mort, et fut emportée, à plus de quatre-vingts ans, par une fort courte maladie, à Rome, le 5 décembre 1722; Elle eut le plaisir de voir Mme de Maintenon oubliée et anéantie dans Saint-Cyr, et celui de lui survivre, et la joie de voir arriver, l'un après l'autre, à Rome, ses deux ennemis aussi profondément disgraciés qu'elle, dont l'un tombait d'aussi haut, les cardinaux del Giudice et Albéroni, et de jouir de la parfaite inconsidération, pour ne pas dire mépris, où ils tombèrent tous deux. Cette mort qui, quelques années plus tôt, eût retenti par toute l'Europe, ne fit pas la plus légère sensation. La petite cour d'Angleterre la regretta, quelques amis particuliers dont je fus du nombre et ne m'en cachai point, quoique, à cause de M. le duc d'Orléans, demeuré sans commerce avec elle; du reste, personne ne sembla s'être aperçu qu'elle fût disparue. Ce fut néanmoins une personne si extraordinaire dans tout le cours de sa longue vie, et qui a partout si grandement et si singulièrement figuré, quoique en diverses manières; dont l'esprit, le courage, l'industrie et les ressources ont été si rares; enfin le règne si absolu en Espagne et si à découvert, et le caractère si soutenu et si unique, que sa vie mériterait d'être écrite, et tiendrait place entre les plus curieux morceaux de l'histoire des temps où elle a vécu.