CHAPITRE VI.

Vie ordinaire de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans. — Caractère de Mme la duchesse de Berry. — Caractère de la Mouchy et de son mari. — Caractère de Madame. — Embarras domestiques de M. le duc d'Orléans. — Singulier manège du maréchal de Villeroy avec moi. — Caractère du maréchal de Villeroy.

L'abandon total qui faisait de la cour la plus parfaite solitude pour M. le duc d'Orléans, la paresse de Mme la duchesse d'Orléans qui ne croyait pas devoir faire un pas vers personne, et en qui l'orgueil et la paresse étaient au dernier point, et parfaitement d'accord pour attendre tout sur son trône sans se donner la moindre peine, rendait leur vie languissante, honteuse, indécente et méprisée. Ce fut une des premières choses à quoi il fallut remédier. Tous deux le sentirent, et il faut pourtant dire que Mme la duchesse d'Orléans, une fois convaincue et résolue, s'y porta avec plus de courage et de suite que M. le duc d'Orléans. Je dis de courage, par les mortifications continuelles que son orgueil eut à essuyer dans de longs essais pour sortir de cet état. Marly, où se passait presque la moitié de l'année, et où les dames ne mangeaient plus depuis longtemps avec le roi qu'à souper, et où la table de Mme la duchesse de Bourgogne, et les fréquents retours de chasse de Monseigneur et des deux princes ses fils étaient disparus avec eux, donna moyen à Mme la duchesse d'Orléans de rechercher du monde pour ses dîners. C'est ce qu'elle entreprit dès avant la mort de M. le duc de Berry avec peu de succès. Les dames qu'elle invitait, ou par les siennes ou le plus souvent par elle-même, étaient fertiles en excuses. On redoutait la compagnie de M. le duc d'Orléans. Les plus avisées épiaient ses tours à Paris pour dîner chez Mme sa femme, et s'en tenir quittes après pour longtemps. On craignait le roi, c'est-à-dire Mme de Maintenon, et les plus au fait, M. du Maine; et ces refus se soutinrent longtemps, comme à la mode, jusque-là qu'on cherchait à se disculper et d'y être laissé entraîner, par la presse qu'on en avait essuyée, et qui ne pouvait plus donner lieu à de plus longs refus. Les hommes étaient encore plus embarrassants que les femmes, parce que le rang de petite-fille de France n'en permettait à leur table que de titrés.

Mme la duchesse d'Orléans, qui sentit enfin l'importance de rompre une si indécente barrière qui la séparait du monde, à cause de M. son mari, et qu'elle ne pouvait rapprivoiser avec elle sans le rapprocher de lui, ne se rebuta point, et prit les manières les plus convenables autant qu'il fut en elle pour fondre ces glaces et faire fleurir sa table et son appartement. Le travail fut également dégoûtant et opiniâtre, mais enfin il réussit. On s'enhardit enfin les uns à l'exemple des autres, et le nombre qui s'augmenta peu à peu s'appuya sur le nombre même pour s'appuyer et s'augmenter de plus en plus. La table était exquise, et la contrainte à la fin, tout respect et décence gardés, y devint peu perceptible. M. le duc d'Orléans y contint la liberté de ses discours, il s'y mit peu à peu à converser quand il n'y trouvait point de véritable contrebande, mais de choses publiques, générales, convenables, incapables d'embarrasser personne ni lui-même. Souvent des tables de jeu suivaient le repas, et retenaient la compagnie avec celle qui survenait jusqu'à l'heure du salon. On se loua enfin beaucoup de ces dîners; on s'étonna de la répugnance qu'on y avait eue; on se trouva à l'aise de ce que le roi [et] Mme de Maintenon y paraissaient indifférents, on eut honte d'avoir mal à propos appréhendé de leur déplaire. Mais le salon, pour tout cela, n'en devint pas plus favorable à M. le duc d'Orléans. À ces dîners, c'était chez une bâtarde du roi; on n'y était avec M. le duc d'Orléans que par occasion, on était invité, rien de tout cela dans le salon, où le très grand nombre en hommes qui n'était point de ces dîners était demeuré dans la même réserve avec lui, où il était même évité de presque tous ceux qui sortaient de sa table, sans que cela ait pu changer à son égard, jusqu'à l'extrémité de la maladie du roi.

Son ennui le menait souvent à Paris faire des soupers et des parties de débauche. On tâchait de les éloigner par d'autres parties avec Mme la duchesse d'Orléans à Saint-Cloud et à l'Étoile, la plus gentille petite maison que le roi avait donnée il y avait longtemps à Mme la duchesse d'Orléans, dans le parc de Versailles, qu'elle avait accommodée le mieux du monde, en quoi elle avait le goût fort bon. Elle aimait la table, les conviés l'aimaient tous, et à table c'était tout une autre personne, libre, gaie excitante charmante. M. le duc d'Orléans n'aimait que le bruit; et comme il se mettait en pleine liberté dans ces sortes de parties, on était fort contraint sur le choix des convives, dont les oreilles et la politique auraient été également embarrassées du peu de mesure de ses propos, et leurs yeux fort étonnés de le voir s'enivrer tout seul dès les commencements du repas au milieu de tous gens qui ne songeaient qu'à s'amuser et à se réjouir honnêtement, et dont pas un n'y approcha jamais de l'ivresse. Parmi cette vie qui fut la même jusqu'à la fin du roi, les attentions et les embarras ne manquaient pas ; c'est [ce] qu'on tâchera de développer après que, pour le mieux entendre, on aura exposé l'état intérieur de la famille de M. le duc d'Orléans, qui alors ne consistait qu'en Mme la duchesse de Berry et Madame.

On a pu sentir quelle était Mme la duchesse de Berry en plusieurs endroits de ces Mémoires, mais on la verra bientôt faire un personnage si singulier en soi, et par rapport à M. son père, devenu régent du royaume, que je ne craindrai point quelque légère répétition pour la faire connaître autant qu'il est nécessaire. Cette princesse était grande, belle, bien faite, avec toutefois assez peu de grâce, et quelque chose dans les yeux qui faisait craindre ce qu'elle était. Elle n'avait pas moins que père et mère le don de la parole, d'une facilité qui coulait de source, comme en eux, pour dire tout ce qu'elle voulait et comme elle le voulait dire avec une netteté, une précision, une justesse, un choix de termes et une singularité de tour qui surprenait toujours. Timide d'un côté en bagatelles, hardie d'un autre jusqu'à effrayer, hardie jusqu'à la folie, basse aussi jusqu'à la dernière indécence, il se peut dire qu'à l'avarice près, elle était un modèle de tous les vices, qui était d'autant plus dangereux qu'on ne pouvait pas avoir plus d'art ni plus d'esprit. Je n'ai pas accoutumé de charger les tableaux que je suis obligé de présenter pour l'intelligence des choses, et on s'apercevra aisément combien je suis étroitement réservé sur les dames, et sur toute galanterie qui n'a pas une relation indispensable à ce qui doit s'appeler important. Je le serais ici plus que sur qui que ce soit par amour-propre, quand ce ne serait pas par respect du sexe et dignité de la personne. La part si considérable que j'ai eue au mariage de Mme la duchesse de Berry, et la place que Mme de Saint-Simon, quoique bien malgré elle et malgré moi, a occupée et conservée auprès d'elle jusqu'à la mort de cette princesse, seraient pour moi de trop fortes raisons de silence, si ce silence ne jetait pas des ténèbres sur toute la suite de ce qui fait l'histoire de ce temps, dont l'obscurité couvrirait la vérité. C'est donc à la vérité que je sacrifie ce qu'il en va coûter à l'amour-propre, et avec la même vérité aussi que je dirai que si j'avais connu ou seulement soupçonné dans cette princesse une partie dont le tout ne tarda guère à se développer après son mariage, et toujours de plus en plus depuis, jamais elle n'eût été duchesse de Berry.

Il est ici nécessaire de se souvenir de ce souper de Saint-Cloud si immédiat après ses noces (t. VIII, p. 417) et de ce qui est légèrement, mais intelligiblement touché du voyage de Marly qui le suivit de si près; de cet emportement contre l'huissier qui par ignorance avait chez elle (t. IX, p. 162) ouvert les deux battants de la porte à Mme sa mère; de son désespoir et de sa cause à la mort de Monseigneur; des fols et effrayants aveux qu'elle en fit à Mme de Saint-Simon, de sa haine pour Mgr [le duc] et surtout pour Mme la duchesse de Bourgogne, et de sa conduite avec elle, à qui elle devait tout, et qui ne se lassa jamais d'aller au-devant de tout avec elle; du désespoir de lui donner la chemise et le service lorsqu'elle fut devenue Dauphine, de tout ce qu'il fallut employer pour l'y résoudre, et de tout ce qu'elle avait fait pour en empêcher M. le duc de Berry malgré lui, et pour le brouiller contre son coeur et tout devoir avec Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne (t. IX, p. 166-169); des causes de l'orage qu'elle essuya du roi et de Mme de Maintenon (t. IX, p. 165), et qui ne fut pas le dernier; de la matière et du succès de l'avis que la persécution de Mme la duchesse d'Orléans et le cri public, tout indigne qu'il était, me força de donner à M. le duc d'Orléans sur elle (t. IX, p. 392); de l'étrange éclat arrivé entre elle et Mme sa mère sur le procédé des perles de la reine mère, et sur une pernicieuse femme de chambre qu'on lui chassa (t. X, p. 61); de celui qu'elle eut sur les places de premier écuyer de M. le duc de Berry, et de future gouvernante de ses enfants (t. X, p. 76); et enfin de ce qui a été touché (t. XI, p. 88), le plus succinctement qu'il a été possible, de la façon dont elle était avec M. le duc de Berry, et des sentiments de ce prince pour elle, lorsqu'il mourut, de toutes lesquelles choses Mme de Saint-Simon a vu se passer d'étranges scènes en sa présence, et reçu et calmé d'étranges confidences de M. le duc de Berry; enfin de ce qu'on a vu combien elle se piquait d'une fausseté parfaite, et de savoir merveilleusement tromper, en quoi elle excellait même sans aucune occasion.

Elle fit ce qu'elle put pour ôter toute religion à M. le duc de Berry, qui en avait un véritable fond et une grande droiture. Elle le persécutait sur le maigre et sur le jeûne, qu'il n'aimait point, mais qu'il observait exactement. Elle s'en moquait jusqu'à lui en avoir fait rompre, quoique rarement, à force d'amour, de complaisance et d'embarras de ses aigres plaisanteries, et comme cela n'arrivait point sans combat et sans qu'on ne vît avec quelle peine et quel scrupule il se laissait aller, c'était encore sur cela même un redoublement de railleries qui le désolaient. Son équité naturelle n'avait pas moins à souffrir des emportements avec lesquels elle exigeait des injustices criantes dans sa maison à lui, car pour la sienne il n'eût osé rien dire. D'autres sujets plus intéressants mettaient sans cesse sa patience à bout, et plus d'une fois sur le dernier bord du plus affreux éclat. Elle ne faisait guère de repas libres, et ils étaient fréquents, qu'elle ne s'enivrât à perdre connaissance, et à rendre partout ce qu'elle avait pris, et si rarement elle demeurait en pointe, c'était marché donné. La présence de M. le duc de Berry, de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans, ni les dames avec qui elle n'avait aucune familiarité, ne la retenaient pas le moins du monde. Elle trouvait même mauvais que M. le duc de Berry n'en fît pas autant. Elle traitait souvent M. son père avec une hauteur qui effrayait sur toutes sortes de chapitres. La crainte du roi l'empêchait de s'échapper si directement avec Mme sa mère, mais ses manières avec elle y suppléaient, de manière que pas un des trois n'osait hasarder la moindre contrariété, beaucoup moins le moindre avis, et si quelquefois quelque raison forte et pressante les y forçait, c'était des scènes étranges, et le père et le mari en venaient aux soumissions et au pardon, qu'ils achetaient chèrement.

Les galanteries difficiles dans sa place n'avaient pas laissé d'avoir plusieurs objets, et avec assez peu de contrainte. À la fin elle se rabattit sur La Haye, qui de page du roi était devenu écuyer particulier de M. le duc de Berry. C'était un grand homme sec, à taille contrainte, à visage écorché, l'air sot et fat, peu d'esprit et bon homme de cheval, à qui elle fit faire pour son état une rapide fortune en charges par son maître. Les lorgneries dans le salon de Marly étaient aperçues de tout ce qui y était, et nulle présence ne les contenait. Enfin il faut le dire, parce que ce trait renferme : tout elle voulut se faire enlever dans Versailles par La Haye, M. le duc de Berry et le roi pleins de vie, et gagner avec lui les Pays-Bas. La Haye pensa mourir d'effroi de la proposition qu'elle lui en fit elle-même, et elle de la fureur où la mirent ses représentations. Des conjurations les plus pressantes elle en vint à toutes les injures que la rage lui put suggérer, et que les torrents de larmes lui purent laisser prononcer. La Haye n'en fut pas quitte pour une attaque, tantôt tendre, tantôt furieuse. Il était dans le plus mortel embarras. Enfin la terreur de ce que pouvait enfanter une folie si démesurée força sagement sa discrétion pour que rien ne lui fût imputé, si elle se portait à quelque extravagance. Le secret fut fidèlement gardé, et on prit les mesures nécessaires. La Haye cependant n'avait osé disparaître, à cause de M. le duc de Berry d'une part et du monde de l'autre qui, sans être au fait de cette incroyable folie, y était de la passion. Quand à la fin Mme la duchesse de Berry, ou rentrée en quelque sens, ou hors de toute espérance de persuader La Haye, vit bien clairement que cette persécution n'allait qu'à se tourmenter tous deux, elle cessa ses poursuites, mais la passion continua jusqu'à la mort de M. le duc de Berry et quelque temps après. Voilà quelle fut la dépositaire du coeur et de l'âme de M. le duc d'Orléans, qui sut pleinement toute cette histoire, qui en fut dans les transes les plus extrêmes, non d'un enlèvement impossible, et auquel La Haye n'avait garde de se commettre, mais des éclats et des aventures dont tout était à craindre de cet esprit hors de soi, et qui devant et après n'en fut pas moins la dépositaire des secrets de M. son père tant qu'elle vécut, et qui lui en donna d'autres encore qui se trouveront en leur temps.

Jamais elle n'avait reçu que douceur, amitié, présents de Mme la duchesse d'Orléans. Elle n'avait d'ailleurs presque jamais été auprès d'elle. Elle n'avait donc point été à portée de ces petites choses qui fâchent quelquefois les enfants. Mais son orgueil était si extrême qu'elle regardait en soi, comme une tache qu'elle en avait reçue, d'être fille d'une bâtarde, et en avait conçu pour elle une aversion et un mépris qu'elle ne contraignit plus après son mariage, et que devant et après elle prit sans cesse à tâche d'attiser dans le coeur et dans l'esprit de M. le duc d'Orléans. L'orgueil de Mme sa mère n'était rien en comparaison du sien. Elle se figura devant et depuis son mariage qu'il n'y avait qu'elle en Europe que M. le duc de Berry pût épouser, et qu'ils étaient tous deux but à but. On a vu en son temps que M. le duc d'Orléans lui confiait à mesure tout ce qui se passait sur son mariage, parce qu'il ne pouvait lui rien cacher; qu'elle m'en raconta mille choses à Saint-Cloud lorsqu'il fut déclaré, pour que je ne pusse ignorer cette dangereuse confiance qu'elle ne put donc douter de tout ce qu'il y avait eu à surmonter, et tout ce qu'elle me témoigna de sa reconnaissance. Elle ne fut pas trois mois mariée qu'elle montra sa parfaite ingratitude à tout ce qui y avait eu part, et que lors de la scène qu'elle eut avec Mme de Lévi qu'elle avait si cruellement trompée et jouée, de propos délibéré, sur la charge de premier écuyer de M. le duc de Berry, elle ne put se tenir de lui dire qu'elle était indignée de sentir qu'une personne comme elle pût avoir obligation à quelqu'un, qu'aussi elle haïssait de tout son cœur tout ce qui avait eu part à son mariage jusqu'à ne leur pouvoir pardonner; sur quoi Mme de Lévi, perdant tout respect et toutes mesures, la traita comme elle le méritait, et vécut depuis avec elle en conséquence, et en public, dont Mme la duchesse de Berry, timide en petites choses, comme on l'a dit, et glorieuse au suprême, était dans le dernier embarras, et lui fit faire mille avances inutiles pour se délivrer de ce dont elle n'osait se plaindre.

Sa conduite rebuta enfin le roi, et Mme de Maintenon, de s'en soucier après tant de réprimandes et de menaces si fortes et si inutiles, surtout depuis la mort de M. le duc de Berry; et Mme la Dauphine, longtemps avant la sienne, ne s'en mêlait plus. Le roi, à l'extérieur, vivait honnêtement mais froidement avec elle; lui et Mme de Maintenon la méprisaient. Le roi la souffrait par nécessité; pour Mme de Maintenon, elle ne la voyait plus, et avec toute cette conduite, elle les craignait tous deux comme le feu, muette et embarrassée au dernier point avec eux, même en public avec le roi. Tous ces mécontentements de l'un et de l'autre retombaient à plomb sur M. le duc d'Orléans, qu'ils comptaient qui les avait trompés en leur donnant sa fille qu'il devait connaître, et qu'ils haïssaient et méprisaient de la faiblesse qu'il avait pour elle, et de ce que cette amitié si suivie n'était bonne à rien pour opérer aucun changement en elle.

L'unique personne de son entière confiance était Mme de Mouchy dont il a été parlé, et dont les mœurs et le caractère en étaient parfaitement dignes. Outre la galanterie et la licence de la table, elle avait un talent et des ressources d'inventions tout entières de la plus horrible noirceur, une effronterie sans pareille et une avidité d'intérêt à lui faire tout entreprendre, avec tout l'esprit, l'art et le manège propre à réussir; toujours un but, et ne disant et ne faisant jamais rien sans un dessein, pour léger et indifférent que parût ce qu'elle disait ou faisait. Son mari, qui avait de la naissance, n'était pas moins bassement intéressé, et trouvait tout bon d'elle, pourvu que cela lui rapportât; de ces officiers d'ailleurs, quoique mort lieutenant général de la régence, bons au plus à placer quelque part capitaines des portes.

Madame était une princesse de l'ancien temps, attachée à l'honneur, à la vertu, au rang, à la grandeur; inexorable sur les bienséances. Elle ne manquait point d'esprit, et ce qu'elle voyait elle le voyait très bien. Bonne et fidèle amie, sûre, vraie, droite, aisée à prévenir et à choquer, fort difficile à ramener; grossière, dangereuse à faire des sorties publiques, fort Allemande dans toutes ses moeurs, et franche, ignorant toute commodité et toute délicatesse pour soi et pour les autres, sobre, sauvage et ayant ses fantaisies. Elle aimait les chiens et les chevaux, passionnément la chasse et les spectacles, n'était jamais qu'en grand habit ou en perruque d'homme, et en habit de cheval, et avait plus de soixante ans que, saine ou malade, et elle ne l'était guère, elle n'avait pas connu une robe de chambre. Elle aimait passionnément M. son fils, on peut dire follement le duc de Lorraine et ses enfants, parce que cela avait trait à l'Allemagne, et singulièrement sa nation et tous ses parents, qu'elle n'avait jamais vus. On a vu, à l'occasion de la mort de Monsieur, qu'elle passait sa vie leur écrire et ce qu'il lui en pensa coûter. Elle s'était à la fin apprivoisée, non avec la naissance de Mme sa belle-fille, mais avec sa personne, qu'elle traitait fort bien dès avant le renvoi de Mme d'Argenton.

Elle estimait, elle plaignait, elle aimait presque Mme la duchesse d'Orléans. Elle blâmait fort la vie désordonnée que M. le duc d'Orléans avait menée; elle était suprêmement indignée de celle de Mme la duchesse de Berry, et s'en ouvrait quelquefois avec la dernière amertume et toute confiance à Mme de Saint-Simon, qui dès les premiers temps qu'elle fut à la cour avait trouvé grâce dans son estime et dans son amitié, qui demeurèrent constantes. Elle n'avait donc de sympathie avec Mme la duchesse de Berry que la haine parfaite de M. du Maine, des bâtards et de leur grandeur, et elle était blessée de ce que M. son fils n'avait point de vivacité là-dessus. Avec ces qualités elle avait des faiblesses, des petitesses, toujours en garde qu'on ne lui manquât. Je me souviens que s'étant mise dans un petit appartement, au Palais-Royal, pendant un hiver de la régence, où elle n'était guère, car elle haïssait Paris et était toujours à Saint-Cloud, M. le duc d'Orléans me dit un jour qu'il avait un plaisir et une complaisance à me demander. C'était d'aller quelquefois chez Madame, qui lui avait fait ses plaintes qu'elle ne me voyait jamais et que je la méprisais: on peut juger de mes réponses. Le dernier était, comme on peut penser, sans aucune apparence, et ce n'était pas un sentiment que personne pût avoir pour Madame; l'autre était vrai, je ne lui faisais ma cour à Versailles qu'aux occasions, et j'avais alors, quand il n'y en avait point d'aller chez elle, tout autre chose à faire. Depuis cela j'allais à sa toilette une fois en quinze jours ou trois semaines, quand elle était à Paris, et j'y étais toujours fort bien reçu.

M. le duc d'Orléans était le meilleur père, le meilleur fils et, depuis sa rupture avec Mme d'Argenton, le meilleur mari du monde. Il aimait fort Madame et lui rendait de grands et de continuels devoirs. Il la craignait aussi, n'avait pas grande idée de ses ressources. Ainsi son ouverture pour elle et sa confiance étaient médiocres; et quoiqu'on fût sûr du secret avec elle, il s'en fallait tout qu'il lui fit part des siens, il se contentait de lui rendre compte en gros des choses de famille, comme sur le mariage de ses enfants, et quand il fut le maître de ce qui allait être public, le moins qu'il pouvait auparavant. Elle influa donc fort peu dans sa conduite privée et publique, se mêla peu de lui rien demander, quoique point refusée sur les grâces, et ne fut de rien du tout sur aucune affaire. Cela me dispensera de faire mention du peu de personnes qui pouvaient le plus sur elle. J'ajouterai seulement que Madame fut toujours d'avec le roi et d'avec Mme la duchesse d'Orléans contre la conduite de Mme la duchesse de Berry, à qui elle faisait quelquefois d'étranges sorties, que le roi lui en parlait avec confiance, qu'il la mit un temps sous sa direction, qu'elle s'en lassa bientôt comme le roi avait fait, et qu'elle ne trouvait pas meilleur que lui cet attachement et ce particulier continuel de M. le duc d'Orléans avec Mme la duchesse de Berry, si inutile au changement de sa conduite.

Avant d'entrer dans les embarras du dehors, il faut expliquer les domestiques [de M. le duc d'Orléans]. Il n'y avait sans doute personne dont les intérêts dussent être si fort les mêmes que les siens, personne encore de meilleur conseil, et dont il fût plus à portée à tous les instants, que Mme la duchesse d'Orléans. Il était vrai aussi qu'à un article près, leurs intérêts étaient effectivement les mêmes, et qu'elle le pensait et le sentait ainsi. Mais cet article était tel qu'il influait très nécessairement sur tout autre, et qu'il opérait la plus embarrassante séparation. On entend bien, sans qu'il soit besoin de l'expliquer, que cet article fatal regardait M. du Maine; mais ce qu'on ne peut entendre sans le dernier étonnement, c'est que l'intérêt de M. du Maine effaçait tout autre dans son cœur et dans son esprit, et ce qui va jusqu'à l'incroyable en même temps qu'il est dans la plus étroite vérité, c'est que la béatitude anticipée de l'autre monde eût été pour elle en celui-ci, si elle avait pu voir le duc du Maine établi roi de France au préjudice de son mari et de son fils, beaucoup plus si elle avait pu y contribuer. Que si on y ajoute qu'elle connaissoit très bien le duc du Maine, qu'elle en éprouvait des artifices et des tromperies qu'elle ressentait beaucoup, qu'elle ne l'aimait point du tout et l'estimait beaucoup moins encore; que ce que j'en avance ici, elle me l'a dit à moi-même sans colère, mais en parlant et en raisonnant avec poids et avec réflexion, on sentira jusqu'à quel point elle était possédée du démon de la bâtardise, et que la superbe, poussée jusqu'au fanatisme, était devenue sa suprême divinité.

De là suivait que tout ce qui non seulement allait, mais pouvait tourner aux avantages, à l'élévation, à la puissance du duc du Maine, elle n'y était pas moins ardente que lui; que tous moyens de l'exalter et de l'affermir, je dis seulement ceux qui se peuvent proférer, lui étaient bons, et que cet aveuglement la portait à être de moitié de tout avec le duc du Maine pour tout ce qu'il pouvait désirer de M. le duc d'Orléans pour sa solide grandeur contre la sienne, et que les panneaux qu'il lui tendait sans cesse pour le tromper et l'écraser sous ses pieds, elle les trouvait des propositions raisonnables, sensées, pour le moins très plausibles, qui méritaient d'être examinées, et dont l'examen allait toujours à tout ce que le duc du Maine pouvait souhaiter. Ce que M. du Maine n'osait par lui-même, il le faisait insinuer par Saint-Pierre, qui ayant reconnu de bonne heure jusqu'à quel point la bâtardise était le point capital par lequel il pouvait gouverner cette princesse, s'était dévoué à eux sans y paraître, et était eu intime liaison avec d'O; et celui-ci, qui était au comte de Toulouse, et qui ne paraissait pas avoir grande liaison avec le duc du Maine, était tout à lui là-dessus, et se maintint par là dans la faveur et la confiance du roi et de Mme de Maintenon, à quoi la conduite du comte de Toulouse ne pouvait plus servir de nourriture, après qu'il fut parvenu à un certain âge.

Mme la duchesse d'Orléans ainsi conduite, et sans cesse recordée et pressée sur des choses qu'elle-même ne souhaitait pas moins, était donc une épine fort dangereuse dans le sein de M. le duc d'Orléans. Il fallait bien vivre avec elle, ne lui montrer aucun soupçon, et pour cela l'écouter, raisonner et discuter avec elle, sans rien montrer qui la pût mettre en garde sur les gardes continuelles où on devait être avec elle, et très souvent l'amuser d'espérances, de prétextes et de délais sur des choses positives qu'il aurait été périlleux de rejeter et pernicieux au dernier point d'accepter. Tout cela était mêlé d'avis fréquents donnés à Mme la duchesse d'Orléans, de bagatelles vraies ou fausses de l'intérieur du roi et de Mme de Maintenon sur M. le duc d'Orléans, de conseils là-dessus, et des services que M. du Maine lui rendait en ces occasions, services que Mme la duchesse d'Orléans faisait valoir à merveilles, et qui ne tendaient qu'à persuader M. le duc d'Orléans de l'attachement du duc du Maine pour lui, et de la confiance qu'il y devait mettre, en même temps de payer ces services par un concert et une union solidement prouvés pour entretenir un secours si nécessaire. J'étais le plastron de ces sortes d'entretiens qui me faisaient suer à trouver des défaites, et qui coûtaient au delà de toute expression à mon naturel franc et droit. C'était après, entre M. le duc d'Orléans et moi, à nous rendre compte l'un à l'autre de ces conversations que nous avions eues chacun en particulier, et à nous diriger et à convenir des propos que nous aurions à tenir chacun à part à Mme la duchesse d'Orléans. « Nous sommes dans un bois, me disait souvent ce prince, nous ne saurions trop prendre garde à nous. »

Quoique Mme la duchesse d'Orléans ne pût ignorer mes sentiments sur la bâtardise et tout ce qu'elle avait obtenu, elle ne laissait pas de me parler sur toutes ces choses, parce qu'elles ne regardaient pas le rang, mais la liaison avec M. du Maine et ce qui y était nécessaire, fondée selon elle sur le besoin qu'en avait M. le duc d'Orléans, et l'attachement pour lui du duc du Maine, continuellement marqué par les avis qu'elle en recevait, et les services qu'il rendait, chose dont nul autre que lui n'était à portée. Ce qui nous donna le plus de peine fut le mariage du prince de Dombes avec Mlle de Chartres, que M. du Maine voulait ardemment, et que Mme la duchesse d'Orléans ne s'était pas mis moins avant dans la tête, tout aussitôt que le roi eut accordé au duc du Maine et au comte de Toulouse tous les mêmes rangs et honneurs qu'ils avaient [pour] leur postérité. On aperçait du premier coup d'oeil tout l'avantage que le duc du Maine tirait, pour la solidité des prodiges qu'il avait entassés, de faire son fils gendre et beau-frère du seul petit-fils et du seul fils de France, et frère du Dauphin, et de les forcer par cette alliance à en devenir les protecteurs et les boucliers. Je n'y trouvai d'issue que dans une approbation qui me donnât créance pour les délais, car le refus eût été la perte de M. le duc d'Orléans. Je montrai donc à Mme la duchesse d'Orléans, qui m'en parla avant de l'oser proposer à M. son mari, que je goûtais cette pensée, mais que je n'en pouvais approuver la précipitation. J'insistai sur l'âge des parties, je m'étendis sur l'effroi que les princes du sang et toute la cabale de Meudon prendraient de cette union si fort à découvert, et tous les ennemis et les jaloux de M. le duc d'Orléans et de M. du Maine. On peut juger que Mme la duchesse d'Orléans ne se rendit pas, et que cette matière fut souvent débattue entre nous.

Je ne me cachai pas à elle, dès la première fois qu'elle m'en parla, que j'en dirais mon avis à M. le duc d'Orléans, s'il me le demandait; et ce que j'eus de plus pressé fut de lui en rendre promptement compte. Il approuva fort ce que j'avais répondu, il s'expliqua lui-même dans le même sens, et nous coulâmes le temps de la sorte jusqu'à la mort de Monseigneur. Alors, la cabale de Meudon n'étant plus à craindre, les instances qui s'étaient un peu ralenties reprirent de nouveau. L'âge des parties et les autres inconvénients déjà allégués furent le bouclier dont nous parâmes, avec grand travail, jusqu'à la mort de M. [le Dauphin] et de Mme la Dauphine. L'intérêt alors du duc du Maine devint bien plus grand. Le roi vieillissait et changeait, la régence regardait de plein droit M. le duc de Berry; l'avoir contraire et M. le duc d'Orléans, ou pour protecteurs nécessaires comme beau-frère et gendre, quelle immense différence! par conséquent, quels manèges et quelles presses ne furent-ils pas employés! Je soutins tous les assauts avec les mêmes armes dont je m'étais déjà servi, car toujours j'étais le premier et le plus vivement attaqué, et M. le duc d'Orléans y tint bon de son côté; mais c'était des recharges continuelles. La mort de M. le duc de Berry fit une telle augmentation d'intérêt qu'elle causa aussi les instances les plus violentes. M. du Maine sentait le poids de ses crimes, du moins à l'égard de M. le duc d'Orléans qui vivait, et ce prince était sur le point d'être régent, et en plein état de se venger. Le duc du Maine en tremblait, et cela n'était pas difficile à imaginer par tout ce que la peur des ducs lui fit faire pour les mettre aux mains, comme on l'a vu, avec le parlement, et comme on le verra en son lieu avec tout le monde.

Il ne s'agissait pas encore du testament ni des mesures qui ont été racontées. Il ne voyait donc que ce mariage qui pût le rassurer. Aussi dès qu'il eut mis la dernière main à sa grandeur héréditaire par s'être fait déclarer lui, son frère et leur postérité, capables de succéder à la couronne, il se servit de ce dernier comble comme d'une nouvelle raison pour la prompte conclusion du mariage. Je fus encore attaqué là-dessus le premier par Mme la duchesse d'Orléans, qui comprenait apparemment qu'il fallait me persuader, sans quoi elle n'arriverait point à faire ce mariage. Mes premières armes étaient usées, les parties à marier avaient pris des années depuis que cette affaire était sur le tapis. Les princes du sang étaient des enfants, et Mme la Duchesse tombée depuis la mort de Monseigneur. Les ennemis, les jaloux, le monde, c'était des mots et non des choses, et cela, qui était vrai, m'avait été souvent répondu. Je m'avisai donc d'une autre barrière, derrière laquelle je me retranchai. Je dis à Mme la duchesse d'Orléans que j'étais surpris comment avec tout son esprit, et M. du Maine avec tout le sien, et les connaissances qu'ils avaient du caractère du roi l'un et l'autre, ils pouvaient songer à faire alors ce mariage, qui était le moyen sûr et prompt de perdre M. du Maine auprès du roi, jusqu'à un point dont personne ne pouvait prévoir jusqu'où les suites en pourraient être portées.

Ce début parut à Mme la duchesse d'Orléans infiniment étrange; elle m'interrompit pour me le témoigner modestement. Je m'expliquai ensuite, et lui dis que pour M. le duc d'Orléans, il n'aurait guère à y perdre à la façon dont malheureusement il était avec le roi, et à couvert de tout par sa naissance qui lui assurait la régence sans qu'il fût possible de l'empêcher, et que l'âge du roi laissait apercevoir d'assez près; que ce n'était donc pas par rapport à lui que j'allais lui exposer ce que je pensais du mariage, mais par rapport à M. du Maine. Je la priai de bien considérer comment le roi était fait, combien il était jaloux, jusqu'où il portait la délicatesse sur son autorité, à quel point il était susceptible d'indignation contre toute pensée, et plus encore contre toutes mesures pour après lui; que faire actuellement le mariage attaquait jusqu'au vif toutes ces dispositions du roi, lequel, plus il avait fait pour M. du Maine et plus grièvement se trouverait-il offensé, et qu'il ne lui pardonnerait jamais que le premier pas qu'il ferait après le comble de l'habilité à la couronne qui ne faisait que d'éclore, fût de lui faire sentir qu'il comptait peu son autorité et sa puissance, s'il ne la soutenait par celui qui y allait succéder, en conséquence de quoi il n'avait rien de si pressé que de s'unir à ce successeur par les liens les plus étroits et les plus publics; que c'était lui déclarer une persuasion entière de sa mort prochaine, et en l'attendant, le vouloir tenir dans la dépendance, établi, comme il était par cette union, avec le soleil levant. Je paraphrasai ces propos avec tant de force que Mme la duchesse d'Orléans en demeura étourdie, et convint que ces considérations méritaient des réflexions.

Au sortir de cet entretien, qui fut long, je me hâtai d'en aller rendre compte à M. le duc d'Orléans, qui fut charmé de l'invention, qui l'adopta, et qui, non sans rire un peu de l'adresse, résolut de ne point sortir de ce retranchement. J'eus encore des combats à essuyer tête à tête, et avec M. le duc d'Orléans en tiers, qui avait la bonté de m'y laisser la parole, dont je prenais la liberté de le bien quereller après, et que cela n'en corrigeait point, parce qu'il lui était plus commode d'applaudir à ce que je disais que de parler et de produire. Mme la duchesse d'Orléans, qui avait eu le temps de reprendre ses sens, et peut-être aussi d'être recordée, entra en quelque débat sur l'impression que le roi recevrait de ce mariage. Comme tout ce que j'y répondis ne pouvait être que le même thème en plusieurs façons, auquel j'ajoutais ce que la crainte et la jalousie lui ferait ressentir après coup et revenir même par les rapports du dehors, je n'allongerai point cette matière par les dits et redits de nos fréquentes conversations. J'ajouterai seulement que je la maintins toujours dans la croyance que je trouvais le mariage très bon à faire aussitôt après la mort du roi et que, si nous différions elle et moi de sentiment, ce n'était que sur le temps et non sur la chose. Ce ne fut pas tout. Voyant qu'ils ne pouvaient nous rassurer sur le crédit de M. du Maine, qui se chargeait sans cesse de faire goûter au roi ce mariage, et qui répondait de tout, et ce n'était pas là aussi de quoi nous doutions, mais dont nous voulions absolument douter et demeurer incapables d'être rassurés sur nos craintes, ils se rejetèrent à proposer un engagement et des articles de mariage signés. Ce fut encore à moi à qui Mme la duchesse d'Orléans en parla, avant d'en avoir rien dit à M. le duc d'Orléans.

Le piège était grossier, mais il était difficile de ne se pas découvrir en l'éludant. Toutefois je ne perdis pas la présence d'esprit. Je m'écriai que ce serait pis que faire le mariage si le roi venait à découvrir l'engagement, et qu'il y aurait de la folie à le hasarder dans la sécurité qu'il lui demeurât caché à la longue; qu'elle se souvint de ce qui lui était arrivé à elle-même, depuis si peu, de rengagement pris entre elle et Mme la princesse de Conti pour le mariage de leurs enfants ; qu'encore que personne n'eût ici l'intérêt personnel qu'avait eu Mlle de Conti à la trahison qu'elle avait faite, il était vrai pourtant que tout bon sens répugnait à se persuader que la connaissance de l'engagement pris et signé entre M. le duc d'Orléans et M. du Maine pût demeurer caché au roi si curieux, si attentif, si jaloux d'être instruit de ce qui se passait de plus indifférent dans sa cour, dans Paris, et parmi tout ce qui pouvait être connu de lui ou même l'amuser, à plus forte raison de ce qui pouvait se passer d'important et d'intéressant dans sa plus intime famille; que d'ailleurs c'était là une précaution tout à fait inutile dans un mariage où la dot et les conventions n'étaient d'aucune considération pour le faire ou pour le rompre, et que, quand le temps de liberté serait venu, il n'y aurait ni plus de difficulté ni plus de longueur à le faire tout de suite qu'à achever alors ce qui aurait été commencé aujourd'hui. Ce fut un retranchement souvent attaqué, mais où je fis si belle défense, et M. le duc d'Orléans aussi, que rien ne le put forcer. Vint après l'affaire du bonnet après laquelle Mme la duchesse d'Orléans sentit bien apparemment qu'il ne me fallait plus parler sur ce mariage, et qui cessa en même temps aussi d'en plus rien dire à M. le duc d'Orléans. D'entrer dans le détail journalier des panneaux tendus par le duc du Maine, et de l'occupation de Mme la duchesse d'Orléans à faire valoir l'importance de cultiver par toute sorte de complaisance l'amitié du duc du Maine et ses soins pour M. le duc d'Orléans, cela serait infini, et il suffit de dire une fois pour toutes que ce fut le fléau domestique qui occupa M. le duc d'Orléans et moi, jusqu'à la mort du roi, avec Mme la duchesse d'Orléans. De cette adoration pour M. du Maine vint le danger extrême de rien communiquer à Mme la duchesse d'Orléans sur le présent et sur l'avenir, et ce secret continuel n'était pas un petit embarras. Le prince le secouait, mais je n'avais pas la même ressource.

Mme la duchesse d'Orléans était bien persuadée que M. le duc d'Orléans me confiait tout sans réserve, et que j'influais fort dans tout ce qu'il pensait et pouvait pour le présent et pour le futur. Elle en avait l'entière expérience, et elle voyait, plus distinctement encore que le dehors, que j'étais l'unique avec qui il pût s'ouvrir sur des matières si importantes, quoique le dehors ne le vît aussi que trop clairement. Elle n'était pas moins persuadée que je n'étais pas sans réflexion et sans projets sur ce qui devait suivre le présent règne. Elle était donc fort attentive à découvrir ce que je pensais, et à me promener dans nos fréquents tête-à-tête, quelquefois la duchesse Sforce en tiers, quoique rarement, sur les personnes et les choses. J'étais également en garde sur les unes et sur les autres, moins exactement fermé sur les personnes, quoique fort circonspect, parce qu'elle n'ignorait pas mes sentiments sur plusieurs; et pour les choses je me sauvais par des généralités. Je me jetai aussi, à mesure que le terme se découvrait de plus près, sur l'incurie, la légèreté, la paresse de M. le duc d'Orléans, qui vivait comme si le temps présent devait toujours durer; et quoique j'exagérasse fort ces plaintes, qui me servaient encore à protester que de dépit je ne pensais plus à rien moi-même dans l'inutilité où il était de penser tout seul, n'était que trop vrai, comme on le verra dans son temps, que ces plaintes n'étaient que trop fondées.

Mme la duchesse d'Orléans n'était pas la seule qui fût dans la curiosité et dans l'inquiétude là-dessus. On a pu voir en différents endroits que mon intime amitié avec la maréchale et la duchesse de Villeroy jusqu'à leur mort, ni ma liaison particulière avec le duc de Villeroy jusqu'à l'époque de ma préséance sur le duc de La Rochefoucauld, n'avait pu vaincre mon éloignement pour le maréchal de Villeroy, jusque-là que je ne m'en cachais pas avec elles; et qu'elles se sont quelquefois diverties à m'enfermer dans un recoin par la compagnie pour m'empêcher de sortir quand il entrait chez sa femme, et de la mine qu'elles me voyaient faire. Je n'avais pas changé depuis; hors de me faire écrire aux occasions chez le maréchal, ce qui ne s'omet qu'en brouillerie ouverte, jamais il n'entendait parler de moi, et jamais je ne l'abordais dans les lieux où je le rencontrais. Nous en étions donc là ensemble, lorsque, aussitôt après la mort de M. [le Dauphin] et de Mme la Dauphine, Mme de Maintenon le tira de la plus profonde disgrâce, et le fit subitement paraître à Marly en favori. Ses amis, ceux qui lui avaient été le plus contraires, et le très grand nombre qui était les plus indifférents, s'empressèrent à l'envi auprès de lui. Pour moi, je ne m'en émus pas le moins du monde, et je laissai bouillonner la cour autour de lui.

Ma surprise fut grande lorsqu'au bout d'une quinzaine je reçus de lui les avances de politesse qu'il aurait pu attendre de moi, et qu'incontinent après je ne pus paraître en aucun lieu où il fût, comme les lieux de cour et d'autres par hasard, qu'il ne m'accostât et qu'il ne liât conversation. Je le laissais toujours venir à moi le premier, souvent même je l'évitais adroitement. Je répondais avec civilité aux siennes, mais avec une mesure qui tenait fort de la sécheresse. Rien ne le rebuta. Il cherchait à la messe du roi à Marly à partager mon carreau, ou à me faire partager le sien, à mettre le sien auprès du mien, à m'en faire apporter un par le suisse de la chapelle qui était chargé de ce soin-là; surtout de m'entretenir pendant toute la messe, et, suivant sa manière, de me faire des questions. Ce manège ne dura pas longtemps sans me jeter sur les affaires et sur les personnages en effleurant, à quoi il avait beau jeu avec moi qui me gardais de lui, et qui me tenais nageant sur les superficies. Peu à peu il se mit, comme à l'impromptu; à pousser plus avant, avec sa façon de conversation sans suite et rompue; et de là, se rendant de plus en plus familier, je le vis venir me demander à dîner comme nous nous mettions à table, et bientôt après venir dîner ou souper très ordinairement, et quelquefois, même arriver à la fin du premier service ou après. J'en étais désolé. J'ai toujours eu partout un très gros ordinaire pour un nombre d'amis et de connaissances familières qui y venaient sans prier; j'aimais et eux aussi à y être libres; le maréchal de Villeroy nous pesait cruellement. J'en étais extrêmement importuné, parce que je voyais clairement qu'il ne venait que pour me pomper; et comme son esprit était court sans être pourtant bête, et qu'il était plein de vent, il me disait des riens du roi et de Mme de Maintenon pour me faire parler, parmi lesquels il ne s'apercevait pas qu'il y avait quelquefois des choses qui me manifestaient sa mission et ce qu'il se proposait de découvrir. Quelquefois il me louait M. le duc d'Orléans, beaucoup plus souvent le blâmait, se lâchait là-dessus à des confidences sur le roi et Mme de Maintenon, et ne se contraignit point de me faire les questions les plus fortes et les plus redoublées, et retournées en cent façons, sur les projets de M. le duc d'Orléans pour l'avenir et ce que j'en pensais moi-même; toujours s'interrompant, me regardant entre deux yeux, raisonnant lui-même, et se portant sur l'avenir avec une liberté qui me surprenait, quoique au métier qu'il faisait avec moi il n'avait rien à craindre, quand j'aurais voulu abuser cette confiance qu'il me voulait persuader qui s'établissait entre nous. Il passait de la sorte des heures entières, et souvent plus, dans ma chambre, à toutes les heures, tête à tête, parce que tout en entrant, il me priait que nous ne fussions point interrompus, et avec cela me prenait très souvent en particulier chez le roi ou dans les jardins à sa suite. C'était un homme qui croyait toujours vous circonvenir et vous découvrir.

Je profitais du peu de suite et des ressauts ordinaires de sa conversation: force crainte et respect du roi, parfaite inutilité de penser à rien pour après lui, chose de soi peu décente et peu permise, et matière si dépendante de tant de circonstances qui ne se pouvaient ni prévoir ni peut-être imaginer; que bâtir des projets pour ces temps, c'était bâtir des châteaux en Espagne. C'étaient là mes réponses, avec force louanges du roi, et le cercle de généralités et défaites tournées en tous sens dont je ne me laissais point tirer. Jamais je n'allais chez lui, jamais je ne l'attaquais, jamais ne parut s'en apercevoir. Nous riions, M. le duc d'Orléans et moi, d'un tel personnage. Ce commerce forcé dura jusqu'à la querelle du duc d'Estrées et du comte d'Harcourt, que je me lâchai fortement contre tout ce qui se passa de sa part, sur la prétention des maréchaux de France de soumettre les ducs à leur tribunal, où je ne l'épargnai pas. Cela nous brouilla ouvertement. Je ne me contraignis de là en avant ni sur les propos ni sur les procédés. Quelque temps après il s'en alla à Lyon, d'où il arriva triomphant successeur des places de M. de Beauvilliers dans le conseil, et plus brillant que jamais. Ce veau d'or n'eut point mon encens ni aucun compliment de ma part; et nous en demeurâmes en ces termes jusqu'après la mort du roi.

Le maréchal de Villeroy a tant figuré, devant et depuis, qu'il est nécessaire de le faire connaître. C'était un grand homme bien fait, avec un visage fort agréable, fort vigoureux, sain, qui sans s'incommoder faisait tout ce qu'il voulait de son corps. Quinze et seize heures à cheval ne lui étaient rien, les veilles pas davantage. Toute sa vie nourri et vivant dans le plus grand monde; fils du gouverneur du roi, élevé avec lui dans sa familiarité dès leur première jeunesse, galant de profession, parfaitement au fait des intrigues galantes de la cour et de la ville, dont il savait amuser le roi qu'il connaissoit à fond, et des faiblesses duquel il sut profiter, et se maintenir en osier de cour dans les contre-temps qu'il essuya avant que je fusse dans le monde. Il était magnifique en tout, fort noble dans toutes ses manières, grand et beau joueur sans se soucier du jeu, point méchant gratuitement, tout le langage et les façons d'un grand seigneur et d'un homme pétri de la cour; glorieux à l'excès par nature, bas aussi à l'excès pour peu qu'il en eût besoin, et à l'égard du roi et de Mme de Maintenon valet à tout faire. On a vu un crayon de lui à propos de son subit passage de la disgrâce à la faveur.

Il avait cet esprit de cour et du monde que le grand usage donne, et que les intrigues et les vues aiguisent, avec ce jargon qu'on y apprend, qui n'a que le tuf, mais qui éblouit les sots, et que l'habitude de la familiarité du roi, de la faveur, des distinctions, du commandement rendait plus brillant, et dont la fatuité suprême faisait tout le fond. C'était un homme fait exprès pour présider à un bal, pour être le juge d'un carrousel, et, s'il avait eu de la voix, pour chanter à l'Opéra les rôles de rois et de héros; fort propre encore à donner les modes et à rien du tout au delà. Il ne se connaissoit ni en gens ni en choses, pas même en celles de plaisir, et parlait et agissait sur parole; grand admirateur de qui lui imposait, et conséquemment dupe parfaite, comme il le fut toute sa vie de Vaudemont, de Mme des Ursins et des personnages éclatants; incapable de bon conseil, comme on l'a vu sur celui que lui donna le chevalier de Lorraine; incapable encore de toute affaire, même d'en rien comprendre par delà l'écorce, au point que, lorsqu'il fut dans le conseil, le roi était peiné de cette ineptie, au point d'en baisser la tête, d'en rougir et de perdre sa peine à le redresser, et à tâcher de lui faire comprendre le point dont il s'agissait. C'est ce que j'ai su longtemps après de Torcy, qui était étonné au dernier point de la sottise en affaires d'un homme de cet âge si rompu à la cour. Il y était en effet si rompu qu'il en était corrompu. Il se piquait néanmoins d'être fort honnête homme; mais comme il n'avait point de sens, il montrait la corde fort aisément, aux occasions même peu délicates, où son peu de cervelle le trahissait, peu retenu d'ailleurs quand ses vues, ses espérances et son intérêt, même l'envie de plaire et de flatter, ne s'accordaient pas avec la probité. C'était toujours, hors des choses communes, un embarras et une confiance dont le mélange devenait ridicule. On distinguait l'un d'avec l'autre, on voyait qu'il ne savait où il en était; quelque sproposito prononcé avec autorité, étayé de ses grands airs, était ordinairement sa ressource Il était brave de sa personne; pour la capacité militaire on en a vu les funestes fruits. Sa politesse avait une hauteur qui repoussait; et ses manières étaient par elles-mêmes insultantes quand il se croyait affranchi de la politesse par le caractère des gens. Aussi était-ce l'homme du monde le moins aimé, et dont le commerce était le plus insupportable, parce qu'on n'y trouvait qu'un tissu de fatuité, de recherche et d'applaudissement de soi, de montre de faveur et de grandeur de fortune, un tissu de questions qui en interrompaient les réponses, qui souvent ne les attendaient pas, et qui toujours étaient sans aucun rapport ensemble. D'ailleurs nulle chose que des contes de cour, d'aventures, de galanteries; nulle lecture, nulle instruction, ignorance crasse surtout, plates plaisanteries, force vent et parfait vide. Il traitait avec l'empire le plus dur les personnes de sa dépendance. Il est incroyable les traitements continuels que jusqu'à sa mort il a faits continuellement à son fils qui lui rendait des soins infinis et une soumission sans réplique, et j'ai su par des amis de Tallard, dont il était fort proche et [qu'il] a toujours protégé, qu'il le mettait sans cesse au désespoir, même parvenu à la tête de l'armée. Enfin la fausseté, et la plus grande et la plus pleine opinion de soi en tout genre, mettent la dernière main à la perfection de ce trop véritable tableau.

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