CHAPITRE IX.

1715

Précautions que je suggère à M. le duc d'Orléans. — Résolution que je propose à M. le duc d'Orléans sur l'éducation du roi futur. — Je lui propose le duc de Charost pour gouverneur du roi futur, et Nesmond, archevêque d'Alby, pour précepteur. — Discussion entre M. le duc d'Orléans et moi sur le choix des membres du conseil de régence et l'exclusion des gens à écarter. — Villeroy à conserver, Voysin à chasser, et donner les sceaux au bonhomme d'Aguesseau. — Torcy. — Desmarets et Pontchartrain à chasser. — Je sauve La Vrillière à grand'peine, et lui procure une place principale et unique. — Discussion de la mécanique et de la composition du conseil de régence. — Je propose à M. le duc d'Orléans de convoquer, aussitôt après la mort du roi, les états généraux, qui sont sans danger, utiles sur les finances, avantageux à M. le duc d'Orléans. — Grand parti à tirer délicatement des états généraux sur les renonciations. — Rien de répréhensible par rapport au roi dans la conduite proposée à M. le duc d'Orléans, par rapport à la tenue des états généraux. — Usage possible à faire des états généraux à l'égard du duc du Maine. — Mécanique à observer.

Les conseils, leurs chefs, leurs présidents réglés, je représentai à M. le duc d'Orléans qu'il devait profiter du reste de ce règne pour bien examiner les choix qu'il ferait pour les remplir. Je l'exhortai à se tenir au plus petit nombre que la nature de chaque conseil pourrait souffrir, de les remplir tous dès lors comme s'ils existaient par une liste sous sa clef, dont les noms ne seraient connus que de lui. Que de ceux qu'il y aurait écrits, il rayât ceux qui mourraient avant le roi et ceux qu'il reconnaîtrait avoir mal choisis, par l'examen qu'il ferait secrètement de leur conduite, et qu'à mesure qu'il en rayerait un, il en mît un autre en sa place, comme si la chose existait et qu'il remplît une vacance; de régler ainsi tout ce qui pouvait l'être d'avance, afin de n'avoir que les déclarations à en faire à la mort du roi, parce que, lorsque cela arriverait, il se trouverait tout à coup accablé de tant et de diverses sortes de choses, affaires, ordres, cérémonial, disputes, demandes, règlements, décisions, inondation de monde qu'il n'aurait le temps de rien, à peine même de penser, et qu'il pouvait compter encore qu'il se verrait forcé de donner son temps aux bagatelles préférablement aux affaires, parce qu'en ces occasions les bagatelles sont les affaires du lendemain, souvent du jour même et de l'instant, qu'il faut régler sur l'heure, et qui se succèdent sans cesse les unes aux autres, tellement qu'il pouvait s'assurer que, s'il n'avait alors tous ses arrangements d'affaires et ses choix tout prêts sur son papier, sous sa clef, ils demeureraient noyés dans ce chaos, et en arrière à n'avoir plus le temps ni de les faire ni de les différer, tellement que ce serait le hasard et les instances des demandeurs qui en disposeraient, et qui les lui arracheraient sans égard au mérite ni à l'utilité, beaucoup moins à lui et à ses intérêts; qu'alors, outre l'embarras et le rompement de tête, l'affluence de tout ce qui lui tomberait tout à la fois, il ne pourrait ni peser, ni comparer, ni discuter, ni raisonner sur rien, ni faire un choix par lui-même, emporté qu'il serait par le temps, le torrent, la nécessité; et que de choses et de choix réglés dans ce tumulte de gens et d'affaires de toutes sortes il éprouverait un long et cuisant repentir, s'il n'éprouvait pis encore. C'est ce que je lui répétai sans cesse tout le reste du temps que le roi vécut; c'est ce qu'il m'assura toujours qu'il ferait, et quelquefois à demi qu'il faisait, et qu'il ne fit jamais, par paresse.

Je ne voulais pas lui demander ni ses choix ni ses règlements, pour ménager sa défiance. Je m'étais contenté de lui indiquer les choses en gros, et les chefs et présidents des conseils comme le plus important. Pour les détails et les places des conseils, je ne crus pas devoir lui faire naître le soupçon que je cherchasse à disposer de tout en lui proposant choses en détail, et gens pour remplir ces places. C'était lui-même qui m'avait mis en consultation la forme du futur gouvernement, et à portée de lui parler de tout ce qui vient d'être exposé. J'attendis sagement qu'il me mît dans la nécessité de lui parler de tout le reste, comme on verra qu'il arriva quelquefois.

Toutes ces choses se passaient entre lui et moi, longtemps avant qu'il fût question du testament du roi. Assez près de ce qui vient d'être rapporté, je lui parlai de l'éducation du roi futur. Je lui dis qu'il me paraissait difficile que le roi n'y pourvût de quelque façon que ce pût être; que si cela arrivait, quelque mal qu'il le fît, soit pour l'éducation même, soit par rapport à Son Altesse Royale, ce lui devait être une chose à jamais sacrée par toutes sortes de considérations, mais surtout par celles des horreurs dont on avait voulu l'accabler, et dont la noirceur se renouvelait sans cesse; que, par cette même raison, si le roi venait à mourir sans y avoir pourvu, il devait bien fermement exclure, moi tout le premier, et tout homme qui lui était particulièrement attaché, éviter aussi d'en choisir de contraires et de dangereux, et que pour peu qu'on différât à rien déclarer là-dessus, je croyais très important qu'il en usât là-dessus comme pour les conseils, par une liste à lui seul connue de toute cette éducation, pour avoir le loisir de la bien pourpenser, de rayer et de remplacer, enfin, lorsqu'il en serait temps, de n'avoir qu'à la déclarer. Nous agitâmes le gouverneur, sur quoi il me dit force choses sur moi que je ne rapporterai pas. Cette discussion finit par lui conseiller le duc de Charost. Ce n'était pas que lui ni moi l'en crussions capable. Tel est le malheur des princes et de la nécessité des combinaisons; mais nous n'en trouvâmes guère qui le fussent, et ce très peu d'ailleurs dangereux.

Charost avait la naissance, la dignité, le service militaire, l'habitude de la cour, de la guerre, du grand monde où partout il était bienvoulu. Il était plein d'honneur, avait de la valeur, de la vertu, une piété de toute sa vie, à sa mode à la vérité, mais vraie, qui n'avait rien de ridicule ni d'empesé, qui n'avait pas empêché la jeune et brillante compagnie de son temps de vivre avec lui, même de le rechercher; nulle relation particulière avec M. le duc d'Orléans, ni avec rien de ce qui lui était contraire, intimement lié, aux affaires près, avec feu MM. de Chevreuse et de Beauvilliers, mon ami particulier et ancien, enfin, ce qui faisait beaucoup, capitaine des gardes par le choix et le désir du Dauphin, père du roi futur. Ces raisons déterminèrent M. le duc d'Orléans, qui se résolut à chercher soigneusement deux sous-gouverneurs qui pussent suppléer à ce qui manquerait au gouverneur, dont la douceur et la facilité n'apporterait ni obstacle ni ombrage à l'utilité de leurs fonctions. Je proposai pour précepteur Nesmond, archevêque d'Alby, avouant très franchement que je ne le connaissais point du tout; et ce qui me faisait penser à lui, c'était la harangue qu'il fit au roi pour la clôture de l'assemblée du clergé, et en même temps sur la mort de Monseigneur. Je ne répéterai rien de ce que j'en ai dit en son temps.

La respectueuse mais généreuse liberté de cette harangue, d'ailleurs très belle et très touchante, à un roi tel que le nôtre, à qui ce langage était inconnu depuis tant d'années, me donna une grande idée de ce prélat pour une éducation dont les lettres et la science ne pouvait faire une grande partie. Il était en réputation d'honneur et de mœurs, et sa capacité en ce genre, je ne sais quelle elle était, se pouvait aisément suppléer par les sous-précepteurs. Ce choix n'était guère plus aisé que celui du gouverneur, tant l'épiscopat allait tombant de plus en plus, depuis que M. de Chartres, Godet, l'avait rempli des ordures des séminaires, surtout depuis que le P. Tellier l'avait si effrontément vendu à ses desseins. Il fallait donc un prélat de bonne réputation, qui ne fût ni de la lie du peuple ni de celle des séminaires, qui n'eût point d'attachement particulier à M. le duc d'Orléans, ni de liaison avec ce qui lui était contraire, et qui n'eût levé aucun étendard pour ni contre la constitution. Tout cela se trouvait en celui-ci. M. le duc d'Orléans en fut fort ébranlé; mais, comme je ne le connaissais point ni lui non plus, il se réserva à s'en informer davantage.

Il passa de là à raisonner avec moi sur le conseil de régence. Mon avis fut différent de celui que je viens d'expliquer sur l'éducation, au cas que le roi disposât de la formation de ce conseil. S'il le réglait, il n'y avait point à douter que, pour les choses et pour le choix des personnes, ce ne fût au pis pour M. le duc d'Orléans. Ce prince n'avait point à cet égard les entraves qu'il avait sur l'éducation, par les horreurs qu'on avait répandues contre lui, et qu'on ne cessait de renouveler. Il ne fallait donc pas se laisser museler par les dispositions que le roi ferait à cet égard, qui par sa personne, ni par leur valeur, ne pouvaient être plus vénérables que celles de Charles V, et en dernier lieu de Louis XIII, où la prudence et la sagesse avaient si essentiellement présidé, et dont l'autorité mort-née fut abrogée aussitôt après la mort de ces deux grands et admirables rois, quoiqu'ils n'eussent point de monstres à rendre formidables. Je crus donc possible et indispensable d'aller tête levée aussitôt après la mort du roi contre les dispositions de gouvernement qu'il aurait faites, soit secrètes, jusqu'après ce moment, soit déclarées, soit même exécutées par la formation de ce conseil et de cette forme de gouvernement de son vivant, pendant lequel il ne fallait que soumission et silence, mais sans cesser de se préparer à le renverser.

La discussion du choix des personnes pour composer le conseil de régence fut difficile. Il fallut traiter le conseil présent et les exclusions pour balayer la place, éclaircir, et rendre après le choix plus aisé. De tous les ministres actuels, je ne voulus conserver que le maréchal de Villeroy, non par estime ni aucune amitié, mais par la considération de ses établissements, de ses emplois, de ses alliances. Le chancelier était un homme de néant en tout genre, incapable, ignorant, intéressé, sans amis que ceux de sa faveur et de ses places, haï à la cour et détesté des troupes par sa sécheresse, son orgueil, sa hauteur, méprisé par le tuf qu'il montrait en toute affaire, enfin qui n'avait de mérite que celui d'esclave de Mme de Maintenon et de M. du Maine, de valet du cardinal de Bissy et de Rome, du nonce et des furieux de la constitution, pour lesquels tous sa prostitution ne trouvait rien de difficile; ennemi de plus de M. le duc d'Orléans, à proportion qu'il était vendu au duc du Maine et à Mme de Maintenon. Ainsi je proposai à M. le duc d'Orléans d'éteindre sa charge de secrétaire d'État, de le reléguer quelque part, comme à Moulins ou à Bourges, et de donner les sceaux au bonhomme d'Aguesseau, magistrat de l'ancienne roche, qui ne tenait à rien qu'à l'honneur, à la justice, a la vraie et solide piété, dont la réputation avait toujours été sans tache, la capacité reconnue dans les premiers emplois de sa profession qu'il avait exercés, qui touchait au décanat du conseil, qui était depuis longtemps l'ancien des deux conseillers au conseil royal des finances, doux, éclairé, d'un facile accès, avec de l'esprit et une grande expérience dans les affaires de son état, universellement aimé, estimé, considéré, d'une modestie fort approchante de l'humilité, et père du procureur général qui avait aussi une grande réputation et une grande considération dans le parlement, où il avait longtemps brillé avocat général.

M. le duc d'Orléans sentit qu'il n'y avait rien de meilleur à faire que de se délivrer d'un ennemi à la chute duquel tout applaudirait, et qui ne serait regretté que de la cabale du duc du Maine et de celle de la constitution, et de se faire en même temps tout l'honneur possible d'un choix qui d'ailleurs lui serait avantageux, et qui enlèverait l'applaudissement général, sans qu'aucun osât se montrer mécontent ni compétiteur. Il y trouvait encore l'avantage d'un âge qui laissait l'espérance ouverte de succéder aux sceaux, espérance qui tiendrait les principaux prétendants dans une dépendance qui lui faciliterait beaucoup l'intérieur des affaires qui ont à passer par les mains des magistrats.

Torcy était ami particulier des maréchaux de Villeroy, de Tallard et de Tessé. Sa sœur, qui avait grand crédit sur lui, était de tout temps à Mme la Duchesse; il n'avait point de liaison avec M. du Maine, et n'était pas bien avec Mme de Maintenon. Sa société était contraire à M. le duc d'Orléans, ainsi que ses amis particuliers. J'en concluais qu'il lui était aussi contraire qu'eux. Je n'avais pas oublié ce qu'il avait dit au roi de moi sur les renonciations que j'ai rapportées. Je n'avais jamais eu avec lui ni commerce, ni la plus légère relation. Les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers ne l'aimaient point du tout, quoique amis intimes de Pomponne, son beau-père, parce qu'ils le croyaient janséniste, et qu'ils n'avaient jamais fait grand cas de Croissy, ni de sa femme, pensant à leur égard comme Seignelay, leur beau-frère, avec qui ils avaient été intimement liés jusqu'à sa mort. Je ne connaissais donc Torcy que par avoir pensé me perdre, et par un extérieur emprunté, embarrassé et timide, que je prenais pour gloire; je voulais donc l'écarter comme les autres ministres, en supprimant sa charge de secrétaire d'État. Je lui donnai force attaques auprès de M. le duc d'Orléans, et je m'irritais en moi-même du peu de progrès que j'y faisais. Voilà, il faut l'avouer, comment la passion et l'ignorance séduisent, et conduisent en aveugles; il n'est pas temps encore de dire combien j'ai été aise depuis de n'avoir pas réussi à l'exclure.

Pour Desmarets, j'avais juré sa perte, et j'y travaillais il y avait longtemps. C'était le prix de son ingratitude et de sa brutalité à mon égard, dont j'ai parlé. Sa conservation était incompatible avec un conseil de finances tel que je l'avais proposé et qu'il avait été résolu, et c'était une délivrance publique que celle de son humeur, de l'avarice de sa femme, de la hauteur et du pillage de Bercy, leur gendre, qui avait pris le montant sur eux et sur les finances, et dont l'esprit et la capacité, dont il avait beaucoup, étaient fort dangereux. J'en vins à bout, et son exclusion ne varia point. À ce que l'on a vu en divers endroits de Pontchartrain, on jugera aisément qu'il y avait longtemps que j'employais tout ce qui était en moi pour lui tenir la parole que j'avais donnée de le perdre. Son caractère et sa conduite m'y donnaient beau jeu; c'était faire une vengeance publique du plus détestable et du plus méprisable sujet, et regardé comme tel sans exception, par toute la France, et par tous les pays étrangers avec qui sa place l'avait mis en relation. On a vu comment et pourquoi, de propos délibéré, il avait perdu la marine, et on verra en son temps combien il l'avait pillée. Il était trop misérable pour ne pas chercher à se distinguer auprès de Mme de Maintenon, de M. du Maine, du torrent à la mode, et du bel air contre M. le duc d'Orléans; en un mot, c'était, tout vil qu'il fût, un ennemi public, dont le sacrifice était dû au public, et fort agréable, un homme sans nul ami, et sans aucune qualité regrettable parmi toutes celles qui font abhorrer. Sa perte était résolue dès longtemps, et je m'applaudissais secrètement de l'avoir faite.

La Vrillière, son cousin, qui ne l'en aimait pas mieux, avait mérité des sentiments tout contraires C'était un homme dont la taille différait peu d'un nain, grosset, monté sur de hauts talons, d'une figure assez ridicule. Il avait de l'esprit, trop de vivacité, des expédients, de la vanité beaucoup trop poussée, entendant bien sa besogne, qui n'était pourtant que la matière du conseil des dépêches sans aucun département; mais bon ami, très obligeant, et capable de rendre des services avec adresse, même avec hasard, mais sans préjudice de l'honneur et de la probité. À l'égard du public, obligeant, honnête, d'un accès aisé et ouvert, cherchant à plaire et à se faire des amis. Son grand-père et son père, secrétaires d'État comme lui, ayant Blaye et la Guyenne dans leur département, avaient été amis particuliers de mon père, et l'avaient servi en tout ce qu'ils avaient pu. J'ai rapporté en leur lieu des services essentiels que j'ai reçus de La Vrillière. Je m'étais donc fait un point capital de le sauver, et de le mettre, de plus, seul en place et en fonction de secrétaire d'État. M. le duc d'Orléans qui se prenait assez aux figures, quoique la mienne ne fût pas avantageuse, mais il y était accoutumé d'enfance, me répondait sans cesse: « Mais on se moquera de nous avec ce bilboquet, » — en sorte que je fus plus d'un an à mettre tout ce que j'eus de force et d'industrie à le poulier. J'en vins enfin à bout, à force de bras, et cette destination ne varia plus.

Il fut question après de la composition du conseil de régence et de sa mécanique. Cette mécanique était bien plus aisée que le choix de ses membres. C'était là où toutes les affaires de toute espèce avaient à être portées et décidées eu dernier ressort à la pluralité des voix, et où celle du régent ne devait être qu'une comme les autres, excepté au cas de partage égal, où, à l'exemple du chancelier au conseil des parties, elle serait prépondérante. Établis comme l'étaient les bâtards, comment pouvoir les en exclure? et qu'était-ce qu'y avoir le duc du Maine, qui même y tiendrait le comte de Toulouse de fort près et de fort court? L'âge d'aucun prince du sang ne leur en permettait l'entrée, et quand on aurait franchi toute règle en faveur de M. le Duc, le plus âgé de tous, qu'attendre d'un prince, né le 28 août 1692, encore sous l'aile de Mme la Duchesse, et sous la tutelle de d'Antin, qui n'avait ni instruction ni lumières, et qui ne montrait que de l'opiniâtreté et de la brutalité, sans la moindre étincelle d'esprit ? Un tour de force était un début dangereux parmi tant de sortes d'affaires, et qui n'était pas dans le caractère de faiblesse de M. le duc d'Orléans.

L'abus énorme de leur grandeur par-dessus toute mesure, et au mépris de toutes les lois divines et humaines, était bien un crime, et leur attentat au rang, aux droits, à l'état des princes du sang, et à la succession à la couronne, en était bien un de lèse-majesté, et qui en emportait toute la punition sur le duc du Maine qui seul l'avait commis, et de notoriété publique, à l'insu du comte de Toulouse, qui depuis ne l'avait jamais approuvé. Mais quelle corde à remuer dans ces premiers moments de régence, sans l'appui et la juridique réquisition des princes du sang tous enfants ! c'était donc une chose à laquelle il ne fallait pas penser pour lors, et qu'il fallait réserver aux temps et aux occasions qu'on ferait naître, selon que le duc du Maine se conduirait, trop grand pour l'attaquer sans avoir bien pris les plus justes mesures, trop établi pour l'attaquer sans être en certitude et en volonté bien déterminée de le pousser par delà les dernières extrémités, et ses enfants à ne pouvoir se relever, ni avoir jamais aucune existence, châtiment trop juste et mille fois trop mérité de ce Titan de nos jours, et leçon si nécessaire à la faiblesse et à la séduction des rois, et à l'ambition effrénée de leurs bâtards pour toute la suite de la durée de la monarchie. Je ne pus donc conseiller l'exclusion du duc du Maine, dont M. le duc d'Orléans sentit bien toute la difficulté. Lui et le maréchal de Villeroy dans le conseil de régence, c'était y mettre deux ennemis certains, et encore deux ennemis d'un parfait concert, qui mettaient dans la nécessité de les contre-balancer, d'autant plus grande qu'il était presque également difficile de n'y pas mettre le comte de Toulouse et de pouvoir compter sur lui. On le pouvait sur d'Aguesseau, mais son naturel était faible et timide, et il était d'ailleurs tout neuf en tout ce qui n'était pas de son métier, et en la plus légère connaissance des choses de la cour et du monde. Nous parlâmes de l'archevêque de Cambrai, et la discussion ne fut pas longue. Toute l'inclination de M. le duc d'Orléans l'y portait, comme je l'ai déjà remarqué ailleurs; et comme je l'ai aussi raconté en son temps, j'avais travaillé à entretenir ce goût et cette estime. Nous cherchâmes après à bien des reprises. L'un n'était pas sûr, un autre pas assez distingué, celui-ci manquait de poids, celui-là ne serait pas approuvé du public, sans compter l'embarras de trouver sûreté, fermeté et capacité dans un même sujet. À chaque discussion cet embarras nous fit quitter prise et remettre à plus de réflexions et d'examen, et pour le dire tout de suite, ces remises, devant et depuis le testament, nous conduisirent jusqu'à la mort du roi, tant sur le choix que sur la mécanique, ce qui me fait remettre d'expliquer l'un et l'autre au temps où M. le duc d'Orléans les décida, ainsi que les membres de tous les conseils.

Il y avait longtemps que je pensais à une assemblée d'états généraux, et que je repassais dans mon esprit le pour et le contre d'une aussi importante résolution. J'en repassai dans ma mémoire les occasions, les inconvénients, les fruits de leurs diverses tenues; je les combinai, je les rapprochai des moeurs et de la situation présente. Plus j'y sentis de différence, plus je me déterminai à leur convocation. Plus de partis dans l'État, car celui du duc du Maine n'était qu'une cabale odieuse qui n'avait d'appui que l'ignorance, la faveur présente, et l'artifice dont le méprisable et timide chef, ni les bouillons insensés d'une épouse qui n'avait de respectable que sa naissance, qu'elle-même tournait contre sol, ne pouvaient effrayer qu'à la faveur des ténèbres, leurs utiles protectrices; plus de restes de ces anciennes factions d'Orléans et de Bourgogne; personne dans la maison de Lorraine dont le mérite, l'acquêt, les talents, le crédit, la suite ni la puissance fit souvenir de la Ligue; plus d'huguenots et point de vrais personnages en aucun genre ni état, tant ce long règne de vile bourgeoisie, adroite à gouverner pour soi et à prendre le roi par ses faibles, avait su tout anéantir, et empêcher tout homme d'être des hommes, en exterminant toute émulation, toute capacité, tout fruit d'instruction, et en éloignant et perdant avec soin tout homme qui montrait quelque application et quelque sentiment.

Cette triste vérité qui avait arrêté M. le duc d'Orléans et moi sur la désignation de gens propres à entrer dans le conseil de régence, tant elle avait anéanti les sujets, devenait une sécurité contre le danger d'une assemblée d'états généraux. Il est vrai aussi que les personnes les plus séduites par ce grand nom auraient peine à montrer aucun fruit de leurs diverses tenues, mais il n'est pas moins vrai que la situation présente n'avait aucun trait de ressemblance avec toutes celles où on les avait convoqués, et qu'il ne s'était encore jamais présenté aucune conjoncture où ils pussent l'être avec plus de sûreté, et où le fruit qu'on s'en devait proposer fût plus réel et plus solide. C'est ce que me persuadèrent les longues et fréquentes délibérations que j'avais faites là-dessus en moi-même, et qui me déterminèrent à en faire la proposition à M. le duc d'Orléans. Je le priai de ne prendre point d'alarme, avant d'avoir ouï les raisons qui m'avaient convaincu, et après lui avoir exposé celles qui viennent d'être expliquées, je lui mis au meilleur jour que je pas les avantages qu'il en pourrait tirer. Je lui dis que jetant à part les dangers que je venais de lui mettre devant les yeux, mais qui n'ont plus d'existence, le seul péril d'une assemblée d'états généraux ne regardait que ceux qui avaient eu l'administration des affaires, et si l'on veut, par contre-coup, ceux qui les y ont employés. Que ce péril ne regardait point Son Altesse Royale, puisqu'il était de notoriété publique qu'il n'y avait jamais eu la moindre part, et qu'il n'en pouvait prendre aucune en pas un des ministres du roi, ni en qui que ce soit qui les ait choisis ni placés. Que cette raison, si les suivantes le touchaient, lui devait persuader de ne pas laisser écouler une heure après la mort du roi sans commander aux secrétaires d'État les expéditions nécessaires à la convocation, exiger d'eux qu'elles fussent toutes faites et parties avant vingt-quatre heures, les tenir de près là-dessus, et, du moment qu'elles seraient parties, déclarer publiquement la convocation. Qu'elle devait être fixée au terme le plus court, tant pour les élections des députés par bailliages que pour l'assemblée de ces députés pour former les états généraux [13] , pour qu'on vit qu'il n'y avait point de leurre, et que c'est tout de bon et tout présentement que vous les voulez, et pour n'avoir à toucher à rien en attendant leur prompte ouverture, et n'avoir, par conséquent, à répondre de rien. Que le Français, léger, amoureux du changement, abattu sous un joug dont la pesanteur et les pointes étaient sans cesse montées jusqu'au comble pendant ce règne, après la fin duquel tout soupirait, serait saisi de ravissement à ce rayon d'espérance et de liberté proscrit depuis plus d'un siècle, vers lequel personne n'osait plus lever les yeux, et qui le comblerait d'autant plus de joie, de reconnaissance, d'amour, d'attachement pour celui dont il tiendrait ce bienfait, qu'il partirait du pur mouvement de sa bonté, du premier instant de l'exercice de son autorité, sans que personne eût eu le moment d'y songer, beaucoup moins le temps ni la hardiesse de le lui demander. Qu'un tel début de régence, qui lui dévouait tous les cœurs sans aucun risque, ne pouvait avoir que de grandes suites pour lui, et désarçonner entièrement ses ennemis, matière sur laquelle je reviendrai tout à l'heure. Que l'état des finances étant tel qu'il était, n'étant ignoré en gros de personne, et les remèdes aussi cruels à choisir, parce qu'il n'y en pouvait avoir d'autres que l'un des trois que j'avais exposés à Son Altesse Royale lorsqu'elle me pressa d'accepter l'administration des finances, ce lui était une chose capitale de montrer effectivement et nettement à quoi elle en est là-dessus, avant qu'elle-même y eût touché le moins du monde, et qu'elle en tirât d'elle un aveu public par écrit, qui serait pour Son Altesse Royale une sûreté pour tous les temps plus que juridique, et la plus authentique décharge, sans tenir rien du bas des décharges ordinaires, ni rien de commun avec l'état des ordonnateurs ordinaires, ni avec le besoin qu'ils ont d'en prendre, et le titre le plus sans réplique et le plus assuré pour canoniser à jamais les améliorations et les soulagements que les finances pourront recevoir pendant la régence, peu perceptibles et peu crus sans cela, ou de pleine justification de l'impossible, si elles n'étaient pas soulagées dans l'état où il constait d'une manière si solennelle que le roi les avait mises, et laissées en mourant: avantage essentiel pour Son Altesse Royale dans tous les temps, et d'autant plus pur qu'il ne s'agit que de montrer ce qui est, sans charger ni accuser personne, et avec la grâce encore de ne souffrir nulle inquisition là-dessus, mais uniquement de chercher le remède à un si grand mal. Déclarer aux états que ce mal étant extrême, et les remèdes extrêmes aussi, Son Altesse Royale croit devoir à la nation de lui remettre le soin de le traiter elle-même; se contenter de lui en découvrir toute la profondeur, lui proposer les trois uniques moyens qui ont pu être aperçus d'opérer dans cette maladie, de lui en laisser faire en toute liberté la discussion et le choix, et de ne se réserver qu'à lui fournir tous les éclaircissements qui seront en son pouvoir, et qu'elle pourra désirer pour se guider dans un choix si difficile, ou à trouver quelque autre solution, et, après qu'elle aura décidé seule et en pleine et franche liberté, se réserver l'exécution fidèle et littérale de ce qu'elle aura statué par forme d'avis sur cette grande affaire; l'exhorter à n'y pas perdre un moment, parce qu'elle n'est pas de nature à pouvoir demeurer en suspens sans que toute la machine du gouvernement soit aussi arrêtée; finir par dire un mot, non pour rendre un compte qui n'est pas dû, et dont il se faut bien garder de faire le premier exemple, mais légèrement avec un air de bonté et de confiance, leur parler, dis-je, en deux mots, de l'établissement des conseils, déclarés et en fonction entre la convocation et la première séance des états généraux, et sous prétexte de les avertir que le conseil établi pour les finances n'a fait et ne fera que continuer la forme du gouvernement précédent, sans innover ni toucher à rien jusqu'à la décision de l'avis des états, qui est remise à leur sagesse, pour se conformer après à celle qu'on en attend.

« Je ne crois pas, ajoutai-je, qu'il faille recourir à l'éloquence pour vous persuader du prodigieux effet que ce discours produira en votre faveur. La multitude ignorante, qui croit les états généraux revêtus d'un grand pouvoir, nagera dans la joie et vous bénira comme le restaurateur des droits anéantis de la nation. Le moindre nombre, qui est instruit que les états généraux sont sans aucun pouvoir par leur nature, et que ce n'est que les députés de leurs commettants pour exposer leurs griefs, leurs plaintes, la justice et les grâces qu'ils demandent, en un mot, de simples plaignants et suppliants, verront votre complaisance comme les arrhes du gouvernement le plus juste et le plus doux; et ceux qui auront l'œil plus perçant que les autres apercevront bien que vous ne faites essentiellement rien de plus que ce qu'ont pratiqué tous nos rois en toutes les assemblées tant d'états généraux que de notables, qu'ils ont toujours consultés principalement sur la matière des finances, et que vous ne faites que vous décharger sur eux du choix de remèdes qui ne peuvent être que cruels et odieux, desquels, après leur décision, personne n'aura plus à se plaindre, tout au moins à se prendre à vous de sa ruine et des malheurs publics. »

Je vins ensuite à ce qui touchait M. le duc d'Orléans d'une façon encore plus particulière: je lui parlai des renonciations. Je lui remis devant les yeux combien elles étaient informes et radicalement destituées de tout ce qui pouvait opérer la force et le droit d'un tel acte, le premier qu'on eût vu sous les trois races de nos rois pour intervertir l'ordre, jusque-là si sacré, à l'aînesse masculine, légitime, de mâle en mâle, à la succession nécessaire à la couronne. Cette importante matière avait tant été discutée en son temps entre M. le duc de Berry, lui surtout et moi, qu'il l'avait encore bien présente. Je partis donc de là pour lui faire entendre de quelle importance il lui était de profiter de la tenue des états généraux pour les capter, comme il était sûr qu'il se les dévouerait par tout ce qui vient d'être exposé, et d'en saisir les premiers élans d'amour et de reconnaissance pour se faire acclamer en conséquence des renonciations, et en tirer brusquement un acte solennel en forme de certificat du vœu unanime.

Je lui fis sentir la nécessité de suppléer au juridique par un populaire de ce poids, et de profiter de l'erreur si répandue du prétendu pouvoir des états généraux; que, après ce qu'ils auraient fait en sa faveur, la nation se croirait engagée à le soutenir à jamais, par cette chimère même de ce droit qui lui était si précieuse, ce qui lui donnait toute la plus grande sûreté et la plus complète de succéder, le cas arrivant, en quelque temps que ce pût être, à l'exclusion de la branche d'Espagne, par l'intérêt essentiel que la nation commise se croirait dans tous les temps y avoir. En même temps je lui fis remarquer qu'en tirant pour soi le plus grand parti qu'il était possible, et l'assurance la plus certaine d'avoir à jamais la nation pour soi et pour sa branche contre celle d'Espagne, ce qui faisait également pour tous les princes du sang, et qui en augmentait la force par le nombre et le poids des intéressés, il n'acquerrait ce suprême avantage que par un simple leurre auquel la nation se prendrait, et qui ne donnait rien aux états généraux. Alors je lui fis sentir l'adresse et la délicatesse, à laquelle sur toutes choses il fallait bien prendre garde à s'attacher à coup sûr, que les états ne prononceraient rien, ne statueraient rien, ne confirmeraient rien; que leur acclamation ne serait jamais que ce qu'on appelle verba et voces, laquelle pourtant engagerait la nation à toujours par des liens d'autant moins dissolubles, qu'elle se tiendrait intéressée pour son droit le plus cher qu'elle croirait avoir exercé et qu'elle soutiendrait, le cas avenant, en quelque temps que ce put être, par ce motif le plus puissant sur une nation, pour légère qu'elle puisse être, qui est de se croire en pouvoir de se donner un maître, et de régler la succession à la couronne, tandis qu'elle n'aura fait qu'une acclamation. Je fis prendre garde aussi à M. le duc d'Orléans à la même adresse et délicatesse pour l'acte par écrit en forme de simple certificat de l'acclamation, parce que le certificat pur et simple qu'une chose a été faite n'est qu'une preuve qu'elle a été faite, n'en peut changer l'être et la nature, ni avoir plus de force et d'autorité que la chose qu'il ne fait que certifier; or cette chose n'étant ni loi, ni ordonnance, ni simple confirmation même, l'acte qui la certifie avoir été faite ne lui donne rien de plus qu'elle n'a; ainsi le leurre est entier, tout y est vide, les états généraux n'en acquièrent aucun droit, et néanmoins M. le duc d'Orléans en a tout l'essentiel par cette erreur spécieuse et si intéressant toute la nation, qui, pour son plus cher intérêt à elle-même, la lie à lui pour jamais et a tous les autres princes du sang, pour l'exclusion de la branche d'Espagne de succéder à la couronne.

Le moyen après de contenir les états, après les avoir si puissamment excités, me parut bien aisé: Protester avec confiance et modestie qu'on ne veut que leurs cœurs, qu'on compte leur parole donnée par cette acclamation pour si sacrée et si certaine, qu'on ne croirait pas la mériter si on souffrait qu'ils donnassent plus; qu'on le déchirerait même, et qu'on regardait recevoir plus comme un crime. Qu'on acceptait cette parole uniquement pour l'extrême plaisir de recevoir une telle marque de l'affection publique, et pour la considération éloignée du repos de la France, mais dans le désir passionné et la ferme espérance que le cas prévu n'arrivera jamais, par la longue vie du roi, et la grande bénédiction de Dieu sur sa postérité; qu'aller plus loin que cette parole si flatteuse, et le très simple certificat qui en fait foi, ne peut convenir au respect des circonstances, qui sont un régent qui, pour le présent, ne peut encore rien voir de longtemps entre le roi et lui. Se tenir à ces termes de confiance et de reconnaissance, de modestie, de respect, de raisons, inébranlablement, avec la plus extrême attention à n'en pas laisser soupçonner davantage; paraphraser ces choses et les compliments; surtout brusquer l'affaire, couper court, finir, et ne manquer pas après de bien imposer silence sur l'acclamation et le certificat et toute cette matière, et y bien tenir la main, sous prétexte que sous un roi hors d'état de régner par lui-même, et de se marier de longtemps, c'est une matière qui, passé la nécessité remplie, est odieuse, et n'est propre qu'à des soupçons, à donner lieu aux méchants, et à qui aime le désordre, de troubler l'harmonie, le concert, la bonté et la confiance du roi pour le régent; mais ne dire cela, et avec fermeté, qu'après la chose entièrement faite, de peur d'y jeter des réflexions et de l'embarras. Outre le fruit infini de rejeter sur les états les suites douloureuses du remède auquel ils auront donné la préférence pour les finances, d'avoir acquis par leur tenue, et cette marque de déférence, l'amour et la confiance de la nation, et de l'avoir liée par son acclamation, à l'exclusion de la branche d'Espagne de la succession à la couronne, par les liens les plus sûrs, les plus forts et les plus durables, quelle force d'autorité et de puissance cette union si éclatante et si prompte du corps de la nation avec M. le duc d'Orléans, à l'entrée de sa régence, ne lui donne-t-elle pas au dedans, pour contenir princes du sang, grands corps, et quelle utile réputation au dehors pour arrêter les puissances qui pourraient être tentées de profiter de la faiblesse d'une longue minorité, et quel contre-coup sur ses ennemis domestiques, et sur l'Espagne même, dont l'appui et les liaisons n'auraient plus d'objet pour elle, ni de prétexte et d'assurance pour eux !

Une réflexion naturelle découvre que les états généraux sont presque tous composés de gens de province des trois ordres, surtout du premier et du dernier; que presque tous ceux, corps et particuliers, sur qui porte cet immense faix de dettes du roi sont de Paris; que la noblesse des provinces, quoique tombée par sa pauvreté dans les mésalliances, n'en a point ou presque point fait hors de son pays, et ne tient point aux créanciers du roi, qui sont tous des financiers établis à Paris, et des corps de roturiers richards de la même ville, comme secrétaires du roi, trésoriers de France, et toute espèce de trésoriers, fermiers généraux, etc., gens à n'être point députés pour le tiers état; par conséquent, que la grande pluralité des députés des trois ordres aura un intérêt personnel, et pour leurs commettants, à préférer la banqueroute à la durée et à toute augmentation possible des impositions, et comptera pour peu les ruines et les cris que causera la banqueroute, en comparaison de la délivrance de tant de sortes d'impôts qui révèlent le secret des familles, en troublent l'économie, et les dispositions domestiques, livrent chacun à la malice et à l'avidité des financiers de toute espèce, ôtent toute liberté au commerce intérieur et extérieur, et le ruinent avec tous les particuliers. Cette vue de liberté, d'impôts médiocres, et encore aux choix des états, en connaissance de cause par l'expérience de leurs effets, l'aise de se voir au courant leur fera voir une nouvelle terre et de nouveaux cieux, et ne les laissera pas balancer entre leur propre bonheur et le malheur des créanciers. Les rentes sur l'hôtel de ville, où beaucoup de députés se pourront trouver intéressés, auront peut-être quelque exception par cet intérêt; peut-être encore le comparant avec celui d'abroger un plus grand nombre d'impôts, la modification serait-elle légère, ou même n'y en aurait-il point, et c'est à la banqueroute, si flatteuse par elle-même pour le gros, qu'il faudrait tourner les états avec adresse. J'ajoutai que ce serait perdre presque tout le fruit que M. le duc d'Orléans recueillerait de tout ce qui vient d'être dit, s'il ne se faisait pas une loi, qu'aucune considération ne pût entamer dans la suite, de se conformer inviolablement au choix du remède porté par l'avis formé par les états. Y manquer, ce serait se déshonorer par la plus publique et la plus solennelle de toutes les tromperies, tourner l'amour et la confiance de la nation en haine et en désir de vengeance, je ne craignis pas d'ajouter, s'exposer à une révolution, sans être plaint ni secouru de personne, et donner beau jeu aux étrangers d'en profiter, et à l'Espagne de le perdre.

À l'égard du jeune roi, je priai M. le duc d'Orléans de considérer qu'il n'y avait rien dans toute cette conduite qui en aucun temps lui pût être rendu suspect avec la plus légère apparence, et dont il ne fût en état de lui rendre le compte le plus exact. Son Altesse Royale trouve en arrivant à la régence les finances dans un désordre et dans un état désespéré, les peuples au delà des derniers abois, le commerce ruiné, toute confiance perdue, nul remède que les plus cruels. Il n'accuse personne, personne aussi n'est accusé, mais lui, qui n'a jamais eu la moindre part aux affaires, a raison de n'y vouloir pas toucher du bout du doigt sans avoir exposé leur situation au public, et ne présume pas assez de soi pour de son chef y apporter des remèdes. Il n'en aperçait que de cruels, c'est le public qui en portera tout le poids et toute la souffrance, soit d'une manière ou de l'autre; n'est-il pas de la sagesse et de l'équité de lui en laisser le choix? C'est aux états généraux qu'il le défère. Il ne fait en cela qu'imiter les rois prédécesseurs, et Louis XIII lui-même, qui les assembla et les consulta à Paris, en 1614. Il a suivi l'avis des états généraux. On ne peut donc lui imputer de présomption dans une affaire si générale et si principale; on ne peut aussi l'accuser de faiblesse, ni d'avoir fait la plus petite brèche à l'autorité royale, puisqu'il n'a fait qu'imiter à la lettre ce que les rois prédécesseurs, jusqu'au pénultième, ont tous fait, majeurs et mineurs, et pour des cas bien moins importants. Si les états touchés de cette confiance loi en ont marqué leur reconnaissance par cette acclamation sur les renonciations, outre qu'il ne la leur a jamais demandée, ils n'ont rien fait que montrer des vœux, et une disposition de leurs cœurs conforme à celle du feu roi et de toute l'Europe, et pour ainsi dire, canoniser ses volontés, les fondements de la paix, ceux du repos de la France en quelque cas que ce puisse être, dont lui et eux espèrent, et ont en même temps montré leurs plus sincères désirs et espérance qu'il puisse n'arriver jamais, en quoi il n'a paru que de la bonne et franche volonté, et rien qui puisse toucher, le plus légèrement même, ni aux droits sacrés de l'autorité royale, ni à ceux d'aucun ordre, corps, ni particulier, pas même, ce qui est tout dire, de la branche d'Espagne, puisque elle-même a solennellement et volontairement fait, en pleins cortès assemblés à Madrid, ses renonciations, avant même que M. le duc de Berry et Son Altesse Royale eussent fait les leurs en plein parlement, dans l'assemblée et en présence des pairs, tous mandés par le roi pour s'y trouver. Où y a-t-il dans tout cela quoi que ce soit de tant soit peu répréhensible, en quelque sens qu'il puisse être pris, et de quelque côté qu'on le puisse tourner?

Outre tant de grands et de si avantageux partis qu'on vient de voir que M. le duc d'Orléans pouvait si aisément tirer de la tenue des états généraux, je ne crus pas dangereux d'y en tenter encore un autre, ni fort difficile d'y réussir, en profitant de leur premier enthousiasme de se revoir assemblés, et déférer l'important choix du remède aux finances, et de leur acclamation sur les renonciations. Il fallait qu'elle fût faite avant de remuer ce qui va être exposé, mais le leur présenter aussitôt après avec la même délicatesse, afin de profiter, pour les y engager, des idées flatteuses dont ces actes leur auraient rempli la tête, et ne pas perdre le temps jusqu'à ce qu'ils eussent réglé leur avis sur les finances, ce qui aurait trop long trait, et donnerait le temps d'intriguer et de les manier à celui qu'il s'agirait d'attaquer. Dans quelque servitude que tout fût réduit en France, il restait des points sur lesquels la terreur pouvait retenir les discours, mais n'avait pas atteint à corrompre les esprits. Un de ces points était celui des bâtards, de leurs établissements, surtout de leur apothéose.

Tout frémissait en secret, jusqu'au milieu de la cour, de leur existence, de leur grandeur, de leur habilité de succéder à là couronne. Elle était regardée comme le renversement de toutes les lois divines et humaines, comme le sceau de tout joug, comme un attentat contre Dieu même, et le tout ensemble, comme le danger le plus imminent de l'État et de tous les particuliers. C'était alors le sentiment intime et général des princes du sang et des grands, par indignation et par intérêt, je dis de ceux même qui devaient le plus au roi, à la faveur de Mme de Maintenon, et qui paraissaient le plus en mesures étroites avec le duc du Maine. Je le sais par ce que m'en ont dit à moi-même, et en divers temps et toujours, les maréchaux d'Harcourt, de Villars et de Tessé, et cela du fond du cœur, de dépit, de colère, de raisonnement, point pour me sonder et me faire parler, car ils savaient de reste ce que j'en pensais et sentais; et je cite ceux-là comme étant avec eux en quelque commerce, beaucoup moins pourtant avec Tessé qui ne s'en expliquait pas moins librement devant moi, mais lesquels, surtout en ce temps-là, n'étaient avec moi en aucune liaison particulière. Jusqu'au maréchal de Villeroy ne s'en est pas tu avec moi depuis la mort du roi, et fut un des plus vifs lorsqu'il fut question d'agir contre leur rang en toutes les occasions qui s'en sont présentées, ainsi que les deux autres que j'ai cités, car Tessé n'étant pas duc ne put qu'applaudir. Les gens de qualité n'étaient pas alors moins irrités, et j'en étais informé de plusieurs immédiatement; et par cette bricole, de bien d'autres.

Le parlement si attaché aux règles anciennes, si hardi en usurpations, comme on l'a vu à propos du bonnet, jusque sur la reine régente, si tenace à les soutenir, n'avait pas caché son indignation de la violence faite à tout ce qu'il y a de plus fort, de plus fixe, de plus ancien, de plus vénérable parmi les lois, en faveur des bâtards, ni le dépit des honneurs qu'ils avaient forcé cette compagnie de leur rendre. Le gros du monde de tous états était irrité d'une grandeur inouïe en tout genre, et jusqu'au peuple ne s'en cachait pas en les voyant passer, ou en entendant parler. Cette disposition universelle n'avait point cessé. Les artifices et la cabale ne l'avaient point attaquée, et par ce qui en sera expliqué en son temps, on verra que ces ruses n'auraient pu avoir le moindre succès s'il y avait eu des états généraux. Je crus donc que l'objet des bâtards leur pouvait être présenté comme le plus dangereux colosse, et le plus digne de toute leur attention.

Outre ce qui vient d'être dit de l'impression que cette monstrueuse élévation avait faite sur les esprits, leur montrer le groupe de leurs richesses, de leurs gouvernements, de leurs charges, de cette multitude de gens de guerre et de soldats sous leurs ordres et d'importantes provinces sous leur commandement, avec cette différence que tous autres gouverneurs et chefs de troupes ne l'étaient que de nom, impuissants avec des titres qui n'étaient que de vains noms, eux-mêmes inconnus aux lieux et aux troupes que leurs patentes semblaient leur soumettre, tandis que la marine, l'artillerie, les carabiniers, tous les Suisses et Grisons, sept ou huit régiments sous leur nom, outre toutes ces troupes, étaient dans leur très effective dépendance de tout temps, parce que le roi l'avait ainsi voulu, et qu'encore que leur assiduité près de lui les eût empêchés d'aller en Guyenne, en Languedoc, en Bretagne, ils ne laissaient pas d'y être très puissants, par l'autorité et les dispositions des grâces que le roi leur y avait soigneusement données. Faire sentir aux états généraux de quel danger était une si formidable puissance entre les mains de deux frères, surtout quand elle était jointe au nom, rang, droits, état de prince du sang, capables de succéder à la couronne, vis-à-vis des princes du sang tous enfants, et sans établissement entre eux tous que le gouvernement de Bourgogne, une belle charge mais uniquement domestique, et sept ou huit régiments sur lesquels ils n'avaient jamais eu l'autorité que les bâtards avaient sur les leurs, et sans contre-poids encore d'aucun seigneur, dont les gouvernements et les charges n'étaient que des noms vides de choses, et qui n'opéraient que des appointements. Faire envisager aux états la facilité qu'avaient les bâtards de tout entreprendre, et les horreurs de leur joug et des guerres civiles pour l'établir et pour s'en défendre. Enfin leur faire toucher l'évidence du crime de lèse-majesté dans l'attentat d'oser prétendre à la couronne, et d'avoir abusé de la faiblesse d'un père qui n'aurait jamais dû reconnaître de doubles adultérins, et qui est le premier qui l'ait osé par la surprise, qu'on a vue ailleurs, pour escalader tous les degrés par lesquels ils sont parvenus à une si effrayante grandeur, et ne s'en faire encore qu'un échelon pour s'assimiler en tout aux princes du sang, jusqu'au monstre incroyable de se rendre comme eux habiles à succéder à la couronne. Exciter les uns par le renversement des familles, et la tentation de devenir mères de semblables géants, les autres par les motifs de la religion, ceux-ci par le mépris et l'anéantissement de toutes les lois, ceux-là par celui de tout ordre, tous par l'exemple qui serait suivi des rois successeurs, dont naîtrait une postérité qui envahirait tout, et ne laisserait rien aux vrais princes du sang, dont ils craindraient et haïraient la naissance, et au-dessous d'eux tout ordre légitime et légal. Surtout leur exposer bien clairement jusqu'où entraîne l'ambition de régner avec un droit tel qu'il puisse être; que tout ce que ces bâtards ont obtenu, surtout les rangs et droits de princes du sang et d'habilité à la couronne, est l'ouvrage du seul duc du Maine; les propos de la duchesse du Maine aux ducs de La Force et d'Aumont à Sceaux; la facilité à tout que leur donnent leurs établissements; enfin combien moins de distance entre eux et la couronne aujourd'hui qu'à être parvenus à y être déclarés habiles; et que le motif exprimé et enregistré de ces derniers degrés de rang d'état de princes du sang, d'habilité à succéder à la couronne, est l'honneur qu'ils ont d'être fils et petits-fils du roi. Conduire les états à en conclure que l'adultère étant par là tacitement mis au niveau du mariage par cette énorme expression de l'honneur qu'ils ont d'être fils et petits-fils du roi, il n'y a plus qu'un pas à faire, et dont tout le chemin se trouve frayé, pour les déclarer fils de France, ce qu'on aurait peut-être vu si le roi eût vécu quelque peu davantage, et à quoi même il y a toute apparence, au degré de puissance où le roi s'était mis, à l'état de disgrâce où l'art préparatoire avait réduit M. le duc d'Orléans, à l'enfance de tous les princes du sang, à l'anéantissement et à l'impuissance de tous les ordres du royaume, à l'ambition démesurée du duc du Maine, et à son pouvoir sans bornes sur la faiblesse du roi à son égard.

Tels sont les motifs à remuer les états généraux, sans que M. le duc d'Orléans y parût en aucune sorte. Exciter tristement, timidement, plaintivement la fermentation des esprits; s'assurer de leur volonté, exciter leur courage en leur montrant péril, justice, religion, patrie; leur faire sentir que ces grandes choses se trouvaient naturellement en leurs mains, les piquer d'honneur d'immortaliser leur tenue et leurs personnes par se rendre les libérateurs de tout ce qui est le plus sacré et le plus cher aux hommes; conduire de l'œil l'effet résultant de ce souffle; inculquer le secret sur l'impression et la résolution, non qu'il se pût espérer tel qu'il serait nécessaire, mais pour contenir au moins et procéder par chefs accrédités, qui mènent le gros sur parole, sans trop s'expliquer avec eux. Si la mollesse, les délais, les embarras font craindre nul succès, ou un succès équivoque, s'arrêter doucement, laisser évaporer le projet en fumée, où personne n'aurait paru directement. Discours, propos, réflexions en l'air, rien de M. le duc d'Orléans ni d'aucuns personnages; tous, occupés de l'accablement d'affaires, ont ignoré ces raisonnements, ou n'en ont ouï parler qu'à bâtons rompus et faiblement, et n'ont seulement pas pris la peine de les ramasser. Que fera M. du Maine? À qui s'en prendra-t-il ? Que peut-il de pis que ce qu'il a fait ? Au contraire, timide comme il est, il sera souple, tremblant; et pourvu qu'il échappe, prendra tout pour bon, et sera le premier à se moquer de propos chimériques, à les dire tels dans la frayeur qu'ils ne se réalisent, et que le cas qu'il en ferait par ses plaintes ne l'engageât plus loin qu'il n'oserait. Si, au contraire, on voyait bien distinctement les états prendre résolument le mors aux dents, les induire à ne donner pas aux bâtards cet avantage, par l'entreprise de se rendre leurs juges, de revenir dans la suite en inspirant au roi majeur de défaire un ouvrage entrepris sur son autorité, et dont l'exemple toléré et laissé en son entier la menace des plus dangereuses entreprises; mais à suivre leur objet par les moyens les plus respectueux qui ne donnent que plus de force aux plus fermes, et se garder de la honte de donner dans un piège tendu pour leur faire manquer le principal en haine de l'accessoire. Les porter à s'adresser au roi par une requête en leur nom où tout ce qui vient d'être exposé soit expliqué d'une manière concise, forte, pressante, où il soit bien exprimé que le roi, même à la tête de toute la nation, n'a pas droit de donner à qui que ce soit, ni en aucun cas, le droit de succéder à la couronne acquis aux mâles, de mâles en mâles, d'aîné en aîné, à la maison régnante, à laquelle personne, tant qu'il en peut exister un, ne peut être subrogé. Montrer que ce pas une fois franchi ne reçoit plus de bornes; que tous les bâtards futurs remueront tout pour atteindre ceux d'aujourd'hui; qu'un favori peut devenir assez puissant, plus aisément encore un premier ministre, pour se proposer et pour arriver au même but, et qui auront encore pour eux une naissance illustre, du moins honnête et légitime, non adultérine, réprouvée de Dieu et des hommes, et qui, jusqu'à ces doubles adultérins appelés à la couronne, ne l'avaient pas seulement pu être aux droits les plus communs de la société, et n'avaient jamais été tirés du néant et des ténèbres; enfin qu'il n'y a pas plus loin, et peut-être beaucoup moins, dès que tout pouvoir est reconnu en ce genre par l'admission de son exercice, à intervertir l'ordre de la succession entre ceux qui sont reconnus habiles à succéder à la couronne, qu'à donner cette habilité à ceux que leur naissance n'y appelle pas, encore plus à ceux dont le vice infamant de la naissance les enterre nécessairement dans la plus épaisse obscurité du non-être, sans état et sans droit à nulle succession, ni donation même la plus ordinaire, pas même de faire passer la leur à leurs enfants légitimes s'ils ont acquis quelque bien. S'arrêter à la réflexion de ce qui serait arrivé de la France et de toute la maison régnante, si ce droit de disposer de la couronne avait été par l'usage reconnu dans les rois, si les fils de Philippe le Bel avaient préféré leur soeur à un parent aussi éloigné que Philippe de Valois, et si les fils d'Henri II, gouvernés par Catherine de Médicis, par sa haine pour Henri IV, par sa prédilection pour sa fille de Lorraine, par un prétexte de religion qui avait les plus grands appuis, eussent préféré cette sœur à un parent aussi éloigné qu'Henri IV, qui sans cela eut tant de peines et de travaux à essuyer pour se mettre à coups d'épée en possession du royaume qui lui appartenait, et qu'il acheta encore par tant de traités, de millions et d'établissements de la Ligue, qui lui avait pensé arracher la couronne tant de fois pour la porter dans une maison étrangère; enfin ce qui serait arrivé de l'État et de la maison de France, si ce droit reconnu de disposer de la couronne eût eu la force des exemples, du temps de Charles VI et d'Isabeau de Bavière, qui déshéritèrent le Dauphin et toute leur maison, et firent couronner dans Paris le roi d'Angleterre leur gendre et [le] reconnaître roi régnant de France, sans droit aucun, ni même idée de ce droit.

On sait les suites d'une telle entreprise, qui fit verset tant de sang, qui épuisa tant de trésors, qui mit si longtemps la France à deux doigts de sa perte et de son entier renversement. La richesse, l'importance, la réalité effective d'une matière qui, pour ainsi dire, comprend tout, ne doit rien perdre par le lâche et le diffus d'une vaine éloquence. Tout y doit faire voûte et se contre-tenir par toute la force dont elle est si grandement susceptible; rien d'inutile, tout concis, tout serré, tout en preuve, et en chaîne sans interruption.

l est donc important d'avoir cette requête toute prête pour ne la pas laisser au différent génie de tant de gens qui ne s'accorderaient qu'en des longueurs très périlleuses, mais en forme de canevas, pour ménager leur vanité, et s'avantager de leur paresse et des jalousies en leur proposant ce canevas à mettre en forme à leur gré, ce qu'ils retoucheront sans peine et en peu de temps, assez pour compter qu'entre leurs mains il est devenu leur ouvrage, ce qu'il est très important qu'ils se persuadent bien. Il y a toujours dans ces nombreuses assemblées des chefs effectifs à divers étages qui, sans en avoir le nom ni le caractère, en ont la confiance et l'autorité par l'estime, par l'adresse, par une mode que le hasard établit, et que la conduite soutient jusqu'à les rendre presque maîtres de tourner les esprits et les délibérations où ils veulent. C'est ceux-là qu'il faut de bonne heure reconnaître et persuader, pour avoir par eux toute l'assemblée, et certes on n'eut jamais plus beau jeu qu'à mettre de telles vérités en évidence, et à toucher les hommes par ce qui est tout à la fois le plus intéressant par toutes les parties les plus sensibles, le plus important et le plus raisonnable par tout ce qu'il s'y peut faire de sages réflexions, de plus odieux et de plus périlleux en soi et par ses suites, enfin de plus juste, de plus nécessaire, de plus instant, de plus essentiel à arrêter pour jamais par une punition qui, proportionnée aux attentats, mette pour jamais à l'abri de Titans et d'usurpateurs possibles la nation, la couronne, et l'unique maison qui, tant qu'elle dure, y a un droit unique et exclusif acquis, qui assure à jamais le repos et la tranquillité publique à cet égard, et la prééminence si distinctive de cette maison sur toutes les autres maisons du monde.

On ne peut donc donner trop d'adresse, de délicatesse et de soins pour dignement et nerveusement dresser ce canevas, le faire promptement tourner et adopter par les états en requête, la leur rendre leur et comme le chef-d'oeuvre de leur sagesse et de leur poids, surtout la leur montrer sans danger, par l'impuissance de ceux qu'elle regarde contre une multitude qui représente le corps de la nation. Ne point laisser d'intervalle entre l'adoption de la requête et sa présentation, pour éviter les mouvements et les artifices du duc du Maine, en quoi il s'est montré si grand maître; et par les

mêmes moyens qu'on sera parvenu à l'adoption de la requête, et à la résolution de la présenter, n'y pas perdre un seul instant, et, s'il est possible, sans mettre une seule nuit entre-deux. Cette présentation est l'engagement, par conséquent le premier coup de partie et celui qui entraîne le reste. Arrivés à ce point, la mécanique est aisée. Je comtois que Meudon serait prêté à la reine d'Angleterre pour s'y tenir avec sa cour et sa suite, et laisser Saint-Germain libre aux états généraux, où, à tous égards, ils auraient été fort bien, ni trop loin ni trop près de Paris, et M. le duc d'Orléans en liberté de tenir le roi à Paris, à Versailles, à Marly, comme il l'aurait voulu, pour en différents temps s'approcher ou s'éloigner davantage de Saint-Germain. C'est dans le salon de Marly où il aurait fallu destiner les audiences à donner par le roi aux états, comme un lieu vaste, commode, dégagé de quatre côtés, joignant l'appartement du roi et celui du régent, un corps de maison isolé, et toutefois enfermé et gardé, et à une lieue de Saint-Germain.

Aussitôt donc que la requête par le vœu des états serait prête à être présentée, partir tous en corps, et ne prendre que le temps, toujours assez long, d'un pareil embarquement dans les carrosses qu'on aurait pris partout où on aurait pu, mais dont sous main on aurait fait rencontrer sous divers prétextes le plus qu'on aurait pu sans rien marquer; prendre, dis-je, ce temps pour envoyer devant quelques députés au régent, l'avertir de la résolution prise de venir en corps trouver le roi, [de la part] desquels [états] ils sont chargés de supplier Son Altesse Royale de les conduire à Sa Majesté pour lui demander audience, et lui dire qu'ils sont en chemin et qu'ils vont arriver. Il ne sera pas inutile qu'il y ait quelque dispute entre le régent et eux sur l'affaire qui les amène, dont les députés éviteront de s'expliquer clairement et même devant le roi. C'est à l'adresse du régent à s'y conduire avec délicatesse, entre trop d'inquiétude et trop de froideur, sur une explication plus précise qu'il se faut bien garder de causer pour éviter l'embarras qu'elle ferait naître, et qu'il faudrait pourtant surmonter, et pour ne pas émousser l'effet de la surprise et de tout ce qui l'accompagne, qui ne pourra qu'être grand, quelque chose qu'il est impossible qu'il n'en ait transpiré alors. Les états arrivant vers la chapelle où on met pied à terre seront conduits au roi, rencontrés en chemin dans le petit salon par le régent, non par cérémonial, mais voulant savoir plus clairement ce qui les amène, ne laissant pas de s'avancer toujours et d'arriver avec eux jusqu'au roi, sans avoir été plus satisfait.

Une très courte et très respectueuse harangue annoncera l'excès de l'importance de ce qui les amène ainsi aux pieds du roi, et finira par lui demander la permission de lui présenter leur très humble requête, et de leur permettre d'attendre à Marly qu'il lui ait plu de la faire examiner par son conseil, persuadés qu'elle y sera trouvée si simple, si importante, si juste, que l'examen n'en pourra être long et qu'il leur sera favorable. La recevoir et la faire examiner n'est pas chose qui se puisse refuser. Le roi se retirera dans son appartement et le régent dans le sien avec les députés à la suite de l'affaire, qui alors s'en expliqueront nettement. Débat entre eux et le régent, qui ne trouvera pas que ce soit chose à répondre ainsi sur-le-champ, et eux qui ne se laisseront point persuader de quitter prise, et qui protesteront que les états sont résolus de ne pas sortir du salon, aux portes duquel il sera bon qu'il y ait plus que les Suisses ordinaires, pour empêcher l'entrée aux gens suspects. Les députés ne manqueront pas de récuser ceux du conseil que leur requête regarde; et finalement le conseil sera mandé et assemblé sur-le-champ. M. le duc d'Orléans y marquera sa surprise sans s'engager en grands discours, et plus encore son étonnement et son embarras de l'opiniâtre résolution des états à demeurer dans le salon jusqu'à la réponse à leur requête, pour communiquer au conseil le même embarras et le même étonnement. Ce sera après à son adresse, à sa délicatesse, à son esprit, à son poids à ne s'ouvrir sur rien que sur l'importance de la requête, l'état violent et plus qu'embarrassant qui naît de cette attente opiniâtre des états généraux dans le salon, la nécessité extrême de les ménager, profiter de l'absence de ceux que la requête regarde, nécessairement abstenus du conseil, et de l'intérêt et de la bonne volonté qu'il peut trouver dans les autres membres, et faire conclure que la requête sera renvoyée par le roi au parlement pour y être jugée, les pairs mandés de s'y trouver par le roi, comme étant cause très majeure. Laisser les portes fermées, passer par le petit salon avec le conseil dans le cabinet du roi, lui rendre compte de la résolution, repasser chez lui avec le conseil, mander dans le salon les députés commis à la suite de l'affaire, leur remettre le résultat du conseil signé de lui, de tout le conseil et du secrétaire d'État qui en tient le registre, et en leur présence lui ordonner d'aller expédier sur-le-champ le renvoi de leur requête et de la leur envoyer à Saint-Germain. Les députés demanderont que le roi veuille bien recevoir le très humble remerciement des états, ajouteront que cependant le renvoi pourra être expédié, et déclareront que les états ne partiront point de Marly qu'ils n'aient toutes les lettres et expéditions nécessaires. Altercation encore là-dessus, fermeté d'une part, complaisance enfin de l'autre sur une chose qui n'emporte rien de plus que ce qui est accordé.

Les députés retourneront dans le salon rendre compte du succès de leur requête, tandis que le régent, suivi du conseil, passera chez le roi pour le suivre à l'audience de remerciement qu'il ira donner aux états. Ce remerciement sera pathétique sur l'importance de l'affaire, énergique sur la fidélité et l'attachement. Le roi, le régent et le conseil à sa suite retirés, les états iront par leurs députés remercier le régent et le conseil retournés chez lui, attendront leurs expéditions, les examineront bien en les recevant des mains du secrétaire d'État, et s'en retourneront avec à Saint-Germain.

Le premier président, le doyen du parlement et les gens du roi seront mandés le lendemain pour recevoir du roi, en présence et par la bouche du régent, les ordres conformes au renvoi, et pour leur recommander l'importance de l'affaire, tant en elle-même que par la dignité des états et la considération de ceux qu'elle regarde. C'est après à M. le duc d'Orléans à se savoir lestement tirer d'intrigue dans sa famille: surprise, force, embarras de pareille démarche et si opiniâtre, et de savoir adroitement profiter de la gravité des raisons, des dispositions des juges, du poids de ce grand nom d'états généraux, et de la nature d'une affaire qui n'est embarrassée ni de lois diverses, ni d'ordonnances, ni de coutumes, ni d'arrêts, ni de procédures, et qui s'offre tout entière de première vue, pour accélérer et terminer au gré de pleine et entière justice et de barrière inaltérable à l'avenir; enfin, dans le jugement et après le jugement, de distinguer entre les deux frères l'innocent d'avec le coupable, suivant leur mérite à chacun. La suite a bien fait voir combien j'avais eu raison de concevoir ce dessein, et combien celui à qui il était si nécessaire et à qui il devait être si doux, en était peu capable en effet, quoiqu'il eût paru le goûter et le sentit.

Une idée sans exécution est un songe et son développement dans tout ce détail un roman. Je l'ai compris avant de l'écrire. Mais j'ai cru me devoir à moi-même de montrer que je n'enfante pas des chimères; la nécessité, l'importance, l'équité de la chose par la foule des plus fortes et des plus évidentes raisons; la possibilité et peut-être la facilité en présentant la disposition des esprits générale alors, et une suite de mécanique qu'il faut en tous projets se rendre à soi-même claire et faisable par un mûr examen des obstacles et des difficultés d'une part, et de l'autre des moyens de réussir. Un roman serait un nom bien impropre à donner au rétablissement d'un gouvernement sage et mesuré; au relèvement de la noblesse anéantie, ruinée, méprisée, foulée aux pieds; à celui du calme dans l'Église; à l'allégement du joug, sans attenter quoi que ce soit à l'autorité royale, joug qu'on sent assez sans qu'il soit besoin de l'expliquer, et qui a conduit Louis XIV aux derniers bords du précipice; à laisser au moins à la nation le choix du genre de ses souffrances, puisqu'il n'est plus possible de l'en délivrer, enfin de préserver la couronne des attentats ambitieux, conserver à la maison régnante l'éclat de sa prérogative si uniquement distinctive, et la tranquillité intérieure de l'état du péril du titanisme, et des dangereuses secousses qu'il ne peut manquer d'en recevoir, puisque pour des choses si monstrueusement nouvelles on est contraint de les exprimer par des mots faits pour les pouvoir exprimer. Si des projets de cette qualité, et dont l'exécution est rendue sensible, n'ont pas réussi, c'est qu'ils n'ont pas trouvé dans le temps le plus favorable un régent assez ferme et qui eût en soi assez de suite. On en verra d'autres dans le cours de cette année et des suivantes qui ont eu le même sort. Dois-je me repentir pour cela de les avoir pensés et proposés ? J'ai toujours cru que ce n'était pas le succès qui décidait de la valeur des choses qui se proposent, beaucoup moins quand il dépend d'un autre qui néglige de les suivre ou qui ne veut pas même les entreprendre. Ce qui va suivre est de ce dernier genre.

Suite
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Voy. notes à la fin du volume.