CHAPITRE XVIII.

Fautes de la guerre de 1688 et du camp de Compiègne. — Gens d'esprit et de mérite pesants au roi, cause de ses mauvais choix. — Fautes insignes de la guerre de la succession d'Espagne. — Extrémité de la France, qui s'en tire par la merveille de la paix d'Angleterre, qui fait celle d'Utrecht. — Bonheur du roi en tout genre. — Autorité du roi sans bornes. — Sa science de régner. — Sa politique sur le service, où il asservit tout et rend tout peuple. — Louvois éteint les capitaines, et en tarit le germe pour toujours par l'invention de l'ordre du tableau. — Pernicieuse adresse de Louvois et de son ordre du tableau. — Promotions funestement introduites. — Invention des inspecteurs. — Invention du grade de brigadier.

La paix de Ryswick semblait enfin devoir laisser respirer la France; si chèrement achetée, si nécessairement désirée après de si grands et de si longs efforts. Le roi avait soixante ans, et il avait, à son avis, acquis toute sorte de gloire. Ses grands ministres étaient morts et ils n'avaient point laissé d'élèves. Les grands capitaines non seulement l'étaient aussi, mais ceux qu'ils avaient formé avaient passé de même, ou n'étaient plus en âge ni en santé d'être comptés pour une nouvelle guerre; et Louvois, qui avait gémi avec rage sous le poids de ces anciens chefs, avait mis bon ordre à ce qu'il ne s'en formât plus à l'avenir dont le mérite pût lui porter ombrage. Il n'en laissa s'élever que de tels qu'ils eussent toujours besoin de lui pour se soutenir. Il n'en put recueillir le fruit; mais l'État en porta toute la peine, et de main en main la porte encore aujourd'hui.

À peine était-on en paix, sans avoir eu encore le temps de la goûter, que l'orgueil du roi voulut étonner l'Europe par la montre de sa puissance qu'elle croyait abattue, et l'étonna en effet. Telle fut la cause de ce fameux camp de Compiègne où, sous prétexte de montrer aux princes ses petits-fils l'image de la guerre, il étala une magnificence et dans sa cour et dans toutes ses nombreuses troupes inconnue aux plus célèbres tournois, et aux entrevues des rois les plus fameuses. Ce fut un nouvel épuisement au sortir d'une si longue et rude guerre. Tous les corps s'en sentirent longues années, et il se trouva vingt ans après des régiments qui en étaient encore obérés; on ne touche ici qu'en passant ce camp trop célèbre. On s'y est étendu en son temps. On ne tarda pas d'avoir lieu de regretter une prodigalité si immense et si déplacée, et encore plus la guerre de 1688 qui venait de finir, au lieu d'avoir laissé le royaume se repeupler, et se refaire par un long soulagement, remplir cependant les coffres du roi avec lenteur, et les magasins de toute espèce, réparer la marine et le commerce, laisser par les années refroidir les haines et les frayeurs, séparer peu à peu des alliés si unis, et si formidables étant ensemble, et donner lieu avec prudence, en profitant des divers événements entre eux, à la dissolution radicale d'une ligue qui avait été si fatale, et qui pouvait devenir funeste. L'état de la santé de deux princes y conviait déjà puissamment: dont l'un par la profondeur de sa sagesse, de sa politique, de sa conduite, s'était acquis assez d'autorité et de confiance en Europe pour y donner le branle à tout; et l'autre souverain de la plus vaste monarchie, qui n'avait ni oncles, ni tantes, ni frères, ni sœurs, ni postérité. En effet, moins de quatre ans après la paix de Ryswick, le roi d'Espagne mourut, et le roi Guillaume n'en pouvait presque plus, et ne le survécut guère.

Ce fut alors que la vanité du roi mit à deux doigts de sa perte ce grand et beau royaume, dans les suites de ce grand événement qui fit reprendre les armes à toute l'Europe. C'est ce qu'il faut reprendre de plus loin.

On a dit que le roi craignait l'esprit, les talents, l'élévation des sentiments, jusque dans ses généraux et dans ses ministres. C'est ce qui ajouta à l'autorité de Louvois un moyen si aisé d'écarter des élévations militaires tout mérite qui lui pût être suspect, et d'empêcher, avec l'adresse qu'on expliquera plus bas, qu'il se formât des sujets pour remplacer les généraux.

À considérer ceux qui depuis que le roi se fut rendu suspect l'esprit et le mérite au temps et à l'occasion qui ont été rapportés, on ne trouvera qu'un bien petit nombre de courtisans en qui l'esprit n'ait pas été un obstacle à la faveur, si on en excepte ceux qui, personnages ou simples courtisans, l'avaient dompté par l'âge, et par l'habitude dans les premiers temps qui suivirent la mort du cardinal Mazarin, et qu'il n'avait pas choisis ni approchés de lui-même. M. de Vivonne, avec infiniment d'esprit, l'amusait sans se pouvoir faire craindre. Le roi en faisait volontiers encore cent contes plaisants. D'ailleurs il était frère de Mme de Montespan, et c'était un grand titre, quelque opposé que le frère parut à la conduite de la sœur, et de plus le roi l'avait trouvé premier gentilhomme de sa chambre. Il trouva de même M. de Créqui dans la même charge, qui le soutint, et dont la vie tout occupée de plaisir, de bonne chère, du plus gros jeu, rassurait le roi, dans l'habitude de familiarité qu'il avait prise avec lui de jeunesse. Le duc du Lude, aussi premier gentilhomme de la chambre dès ces premiers temps, tenait par les modes, le bel air, la galanterie, la chasse; et au fond, pas un des trois n'avait rien qui pût se faire craindre par le genre de leur esprit, quoiqu'ils en eussent beaucoup, qui ne passa jamais celui de bons courtisans. La catastrophe de M. de Lauzun, dont l'esprit était d'une autre trempe, vengea le roi de l'exception; et la brillante singularité de son retour ne lui réconcilia jamais qu'en apparence, comme on l'a vu par ce que le roi en dit, lors de son mariage, à M. le maréchal de Lorges. Des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, on en a parlé en leur lieu. Pour tous les autres, ils lui pesèrent tellement à la fin chacun, qu'il le fit sentir à la plupart, et qu'il se réjouit de leur mort comme d'une délivrance. Il ne put s'empêcher de s'en expliquer sur M. de La Feuillade, et sur M. de Paris, Harlay, et tout retenu et mesuré qu'il était, il lui échappa de parler à Marly à table, et tout haut, où entre autres dames étaient les duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, de la mort de Seignelay, leur frère, et de celle de Louvois, comme d'un des grands soulagements qu'il eût reçus de sa vie.

Depuis ceux-là, il n'en eut que deux d'un esprit supérieur: le chancelier de Pontchartrain, qui longtemps avant sa retraite n'en était supporté qu'avec peine, et dont au fond, quoi qu'il en voulût montrer, il était aisé de voir qu'il fut ravi d'en être défait; et Barbezieux, dont la mort si prompte, à la fleur de l'âge et de la fortune, fit pitié à tout le monde. On a vu en son lieu que dès le soir même le roi n'en put contenir sa joie, à son souper public à Marly [34] .

Il avait été fatigué de la supériorité d'esprit et de mérite de ses anciens ministres, de ses anciens généraux, de ce peu d'espèces de favoris qui en avaient beaucoup. Il voulait primer par l'esprit, par la conduite dans le cabinet et dans la guerre, comme il dominait partout ailleurs. Il sentait qu'il ne l'avait pu avec ceux dont on vient de parler; c'en fut assez pour sentir tout le soulagement de ne les avoir plus, et pour se bien garder d'en choisir en leur place qui pussent lui donner la même jalousie. C'est ce qui le rendit si facile sur les survivances de secrétaire d'État, tandis qu'il s'était fait une loi de n'en accorder de pas une autre charge, et qu'on a vu des novices et des enfants même, exercer, et quelquefois en chef, ces importantes fonctions, tandis que pour celles des moindres emplois, ou pour ceux-là même qui n'avaient que le titre, il n'y avait point d'espérance. C'est ce qui fit que, lorsque les emplois de secrétaires d'État et ceux de ministres étaient à remplir, il ne consulta que son goût, et qu'il affecta de choisir des gens fort médiocres. Il s'en applaudissait même, jusque-là qu'il lui échappait souvent de dire qu'il les prenait pour les former, et qu'il se piquait en effet de le faire.

Ces nouveaux venus lui plaisaient même à titre d'ignorance, et s'insinuaient d'autant plus auprès de lui qu'ils la lui avouaient plus souvent, qu'ils affectaient de s'instruire de lui jusque des plus petites choses. Ce fut par là que Chamillart entra si avant dans son cœur qu'il fallut tous les malheurs de l'État et la réunion des plus redoutables cabales pour forcer le roi à s'en priver, toutefois sans cesser de l'aimer toujours, et de lui en donner des marques en toute occasion le reste de sa vie. Il fut sur le choix de ses généraux comme sur celui de ses ministres. Il s'applaudissait de les conduire de son cabinet; il voulait qu'on crût que, de son cabinet, il commandait toutes ses armées. Il se garda bien d'en perdre la jalouse habitude, que Louvois lui avait inspirée, comme on le verra bientôt, et pourquoi, dont il ne put que pour des moments bien rares se résoudre d'en sacrifier la vanité aux inconvénients continuels qui sautaient aux yeux de tout le monde.

Tels étaient la plupart des ministres et tous les généraux à l'ouverture de la succession d'Espagne. L'âge du roi, son expérience, cette supériorité, non d'esprit ni de capacité ou de lumières, mais de poids, et de poids immense, sur des conseillers et des exécuteurs de cette sorte, l'habitude et le poison du plus mortel encens, confondit dès l'entrée tous les miracles de la fortune. La monarchie entière d'Espagne tomba sans coup férir entre les mains de son petit-fils; et Puységur, si lard devenu maréchal de France en 1735, eut la gloire du projet et de l'exécution de l'occupation de toutes les places espagnoles des Pays-Bas, toutes au même instant, toutes sans brûler une amorce, toutes en se saisissant et désarmant les troupes hollandaises, qui en formaient presque toutes les garnisons.

Le roi, dans l'ivresse d'une prospérité si surprenante, se souvint mal à propos du reproche que lui avait attiré l'injustice de ses guerres; et que, de la frayeur qu'il avait causée à l'Europe s'étaient formées ces grandes unions sous lesquelles il avait pensé succomber. Il voulut éviter ces inconvénients; et au lieu de profiter de l'étourdissement où ce grand événement avait jeté toutes les puissances, priver les Hollandais de tant de troupes de ces nombreuses garnisons, les retenir prisonniers, forcer les armes à la main toutes ces puissances désarmées, et non encore unies, à reconnaître par des traités formels le duc d'Anjou pour l'héritier légitime de tous les États que possédait le feu roi d'Espagne, et dont dès lors le nouveau roi se trouvait entièrement nanti, il se piqua de la folle générosité de laisser aller ces troupes hollandaises, et se reput de l'espérance insensée que les traités, sans les armes, feraient le même effet. Il se laissa amuser tant qu'il convint à ses ennemis de le faire, pour se donner le temps d'armer et de s'unir étroitement, après quoi il ne fut plus question que de guerre; et le roi, bien surpris, se vit réduit à la soutenir partout, après s'être si grossièrement mécompté.

Il l'entama par une autre lourdise où un enfant ne serait pas tombé. Il la dut à Chamillart, au maréchal de Villeroy et à la puissante intrigue des deux filles de Mme de Lislebonne. Ce fut l'entière confiance en Vaudemont, leur oncle, l'ennemi personnel du roi, autant que la distance le pouvait permettre, de l'insolence duquel, en Espagne et en Italie, le roi n'avait pas dédaigné autrefois de se montrer très offensé, et jusqu'à l'en faire sortir, l'ami confident du roi Guillaume, le plus ardent et le plus personnel de tous les ennemis que le roi s'était faits, et gouverneur du Milanais par ce même roi Guillaume et par la plus pressante sollicitation de l'empereur Léopold auprès du roi d'Espagne Charles II, enfin père d'un fils unique, qui se trouva, dès la première hostilité en Italie, la seconde personne de l'armée de l'empereur, et qui y est mort.

Il n'y avait celui qui ne vit clairement qu'il était averti de tout par son père. La trahison dura même après que ce fils fut mort, et tant qu'elle fut utile à Vaudemont, même avec grossièreté. Jamais le roi, son ministre, ni Villeroy, son général, n'en soupçonnèrent la moindre chose; jamais la faveur, la confiance, les préférences pour Vaudemont ne diminuèrent; jamais personne assez hardi pour oser ouvrir les yeux là-dessus au roi, ni à son ministre. Catinat, trahi par Vaudemont et par M. de Savoie, y flétrit ses lauriers, et le maréchal de Villeroy, envoyé en héros pour réparer ses fautes, tomba lourdement dans leurs filets. Le duc de Vendôme, arrivé comme le réparateur, n'épargna pas M. de Savoie, mais il avait de trop fortes raisons de ne toucher pas à Vaudemont; volonté ou duperie, peut-être tous les deux, de franc dessein de ne rien apercevoir.

La faiblesse du roi pour plaire à Chamillart sur La Feuillade, son gendre, duquel il avait été si éloigné, et dont il avait voulu empêcher le mariage, le fit tout d'un coup général d'armée, et lui confia le siège de Turin, c'est-à-dire la plus importante affaire de l'État. Tallard, si fait pour la cour, et si peu pour tout ce qui passe la petite intrigue, fut défait à Hochstedt, sans presque aucune perte que de ceux qui voulurent bien se rendre. Du fond de l'empire une armée entière, et les trois quarts de l'autre fut rechassée au deçà du Rhin, où tout de suite elles virent prendre Landau. Ce malheur avait été précédé de la délivrance du maréchal de Villeroy, que le roi se piqua de remettre en honneur. Il se fit battre à Ramillies, où, sans perte à peine de deux mille hommes, il fut rechassé du fond des Pays-Bas dans le milieu des nôtres, sans que rien le pût arrêter.

Restait l'espérance de l'Italie, où M. le duc d'Orléans fut enfin relever Vendôme, mandé pour sauver les débris de la Flandre. Mais le neveu du roi fut muni d'un tuteur, sans l'avis duquel il ne pouvait rien faire, et ce tuteur était une linotte qui lui-même aurait eu grand besoin d'en avoir un. Il n'eut jamais devant les yeux que la crainte de La Feuillade et de son beau-père. On a vu dans son lieu à quels excès ces ménagements le portèrent, les malheurs prévus et disputés par le jeune prince, dépité à la fin jusqu'à ne vouloir plus se mêler de rien, et la catastrophe qui suivit de si près.

Ainsi, après de prodigieux succès de toutes les sortes, l'infatigable faveur de Villeroy, celle de Tallard, la constante confiance en Vaudemont, les folles et ignorantes opiniâtretés de La Feuillade, le tremblant respect de Marsin pour lui jusqu'au bout, coûtèrent l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Italie en trois batailles, qui, toutes les trois ensemble, ne coûtèrent pas elles-mêmes quatre mille morts.

L'engouement pour Vendôme et ses perverses vue s'acheva de tout perdre en Flandre.

En 1706, Tessé, par la le vue du siège de Barcelone dans la même année que les défaites de Ramillies et de Turin, avait réduit le roi d'Espagne à traverser du Roussillon en Navarre par la France, et à voir l'archiduc proclamé dans Madrid en personne. Le duc de Berwick y rétablit les affaires, M. le duc d'Orléans ensuite. Elles s'y perdirent de nouveau par la perte de la bataille de Saragosse, qui ébranla une autre fois le trône de Philippe V, tandis qu'on nous enlevait les places en Flandre, et que la frontière s'y réduisait à rien. Qu'il y avait loin des portes d'Amsterdam et des conquêtes des Pays-Bas espagnols et hollandais à cette situation terrible!

Comme un malade qui change de médecins, le roi avait changé ses ministres, donné les finances à Desmarets, enfin la guerre à Voysin. Comme les malades aussi, il ne s'en trouvait pas mieux. La situation des affaires était alors si extrême, que le roi ne pouvait plus soutenir la guerre, ni parvenir à être reçu à faire la paix. Il consentait à tout: abandonner l'Espagne, céder sur ses frontières tout ce qu'on voudrait exiger [35] . Ses ennemis se jouaient de sa ruine, et ne négociaient que pour se moquer. Enfin on a vu en son lieu le roi aux larmes dans son conseil, et Torcy très légèrement parti pour aller voir par lui-même à la Haye, si, et de quoi on pouvait se flatter. On a vu aussi les tristes et les honteux succès de cette tentative, et l'ignominie des conférences de Gertruydemberg qui suivirent, où sans parler des plus que très étranges restitutions, on n'exigeait pas moins du roi que de donner passage aux armées ennemies au travers de la France pour aller chasser son petit-fils d'Espagne, avec encore quatre places de sûreté en France entre leurs mains, dont Cambrai, Metz, la Rochelle, et je crois Bayonne, si le roi n'aimait mieux le détrôner lui-même à force ouverte, et encore dans un temps limité. Voilà où conduisit l'aveuglement des choix, l'orgueil de tout faire, la jalousie des anciens ministres et capitaines, la vanité d'en choisir de tels qu'on ne pût leur rien attribuer, pour ne partager la réputation de grand avec personne, la clôture exacte qui, fermant tout accès, jeta dans les affreux panneaux de Vaudemont, puis de Vendôme, enfin toute cette déplorable façon de gouverner qui précipita dans le plus évident péril d'une perte entière, et qui jeta dans le dernier désespoir ce maître de la paix et de la guerre, ce distributeur des couronnes, ce châtieur des nations, ce conquérant, ce grand par excellence, cet homme immortel pour qui on épuisait le marbre et le bronze, pour qui tout était à bout d'encens.

Conduit ainsi jusqu'au dernier bord du précipice avec l'horrible loisir d'en reconnaître toute la profondeur, la toute-puissante main qui n'a posé que quelques grains de sable pour bornes aux plus furieux orages de la mer, arrêta tout d'un coup la dernière ruine de ce roi si présomptueux et si superbe, après lui avoir fait goûter à longs traits sa faiblesse, sa misère, son néant. Des grains de sable d'un autre genre, mais grains de sable par leur ténuité, opérèrent ce chef-d'œuvre. Une querelle de femme chez la reine d'Angleterre pour des riens; de là une intrigue, puis un désir vague et informe en faveur de son sang, détachèrent l'Angleterre de la grande alliance. L'excès du mépris du prince Eugène pour nos généraux donna lieu à ce qui se peut appeler pour la France la délivrance de Denain, et ce combat si peu meurtrier eut de telles suites qu'on eut enfin la paix, et une paix si différente de celle qu'on aurait ardemment embrassée, si les ennemis avaient daigné y entendre avant cet événement; événement dans lequel on ne put méconnaître la main de Dieu, qui élève, qui abat, qui délivre, comme et quand il lui plaît.

Mais toutefois cette paix qui coûta bien cher à la France, et à l'Espagne la moitié de sa monarchie, ce fut le fruit de ce qui a été exposé, et depuis encore, de n'avoir jamais voulu se faire justice à soi-même dans les commencements de la décadence de nos affaires, avoir toujours compté les rétablir, et n'avoir jamais voulu alors, comme je l'ai rapporté en son lieu, céder un seul moulin de toute la monarchie d'Espagne; autre folie dont on ne tarda guère à se bien repentir, et de gémir sous un poids qui se fait encore sentir, et se sentira encore longtemps par ses suites.

Ce peu d'historique, eu égard à un règne si long et si rempli, est si lié au personnel du roi qu'il ne se pouvait omettre pour bien représenter ce monarque tel qu'il a véritablement été. On l'a vu, grand, riche, conquérant, arbitre de l'Europe, redouté, admiré tant qu'ont duré les ministres et les capitaines qui ont véritablement mérité ce nom. À leur fin, la machine a roulé quelque temps encore, d'impulsion, et sur leur compte. Mais tôt après, le tuf s'est montré, les fautes, les erreurs se sont multipliées, la décadence est arrivée à grands pas, sans toutefois ouvrir les yeux à ce maître despotique si jaloux de tout faire et de tout diriger par lui-même, et qui semblait se dédommager des mépris du dehors par le tremblement que sa terreur redoublait au dedans. Prince heureux s'il en fut jamais, en figure unique, en force corporelle, en santé égale et ferme, et presque jamais interrompue, en siècle si fécond et si libéral pour lui en tous genres qu'il a pu en ce sens être comparé au siècle d'Auguste; en sujets adorateurs prodiguant leurs biens, leur sang, leurs talents, la plupart jusqu'à leur réputation, quelques-uns même leur honneur, et beaucoup trop leur conscience et leur religion pour le servir, souvent même seulement pour lui plaire. Heureux surtout en famille s'il n'en avait eu que de légitime; en mère contente des respects et d'un certain crédit; en frère dont la vie anéantie par de déplorables goûts, et d'ailleurs futile par elle-même, se noyait dans la bagatelle, se contentait d'argent, se retenait par sa propre crainte et par celle de ses favoris, et n'était guère moins bas courtisan que ceux qui voulaient faire leur fortune; une épouse vertueuse, amoureuse de lui, infatigablement patiente, devenue véritablement Française, d'ailleurs absolument incapable; un fils unique toute sa vie à la lisière, qui à cinquante ans ne savait encore que gémir sous le poids de la contrainte et du discrédit, qui, environné et éclairé de toutes parts, n'osait que ce qui lui était permis, et qui absorbé dans la matière ne pouvait causer la plus légère inquiétude; en petits-fils dont l'âge et l'exemple du père, les brassières dans lesquelles ils étaient scellés, rassuraient contre les grands talents de l'aîné, sur la grandeur du second qui de son trône reçut toujours la loi de son aïeul dans une soumission parfaite, et sur les fougues de l'enfance du troisième qui ne tinrent rien de ce dont elles avaient inquiété; un neveu qui, avec des pointes de débauches, tremblait devant lui, en qui son esprit, ses talents, ses velléités légères et les fous propos de quelques débordés qu'il ramassait, disparaissaient au moindre mot, souvent au moindre regard. Descendant plus bas, des princes du sang de même trempe, à commencer par le grand Condé, devenu la frayeur et la bassesse même, jusque devant les ministres, depuis son retour à la paix des Pyrénées [36] ; M. le Prince son fils, le plus vil et le plus prostitué de tous les courtisans, M. le Duc avec un courage plus élevé, mais farouche, féroce, par cela même le plus hors de mesure de pouvoir se faire craindre, et avec ce caractère, aussi timide que pas un des siens, à l'égard du roi et du gouvernement; des deux princes de Conti si aimables, l'aîné mort sitôt, l'autre avec tout son esprit, sa valeur, ses grâces, son savoir, le cri public en sa faveur jusqu'au milieu de la cour, mourant de peur de tout, accablé sous la haine du roi, dont les dégoûts lui coûtèrent enfin la vie.

Les plus grands seigneurs lassés et ruinés des longs troubles, et assujettis par nécessité. Leurs successeurs séparés, désunis, livrés à l'ignorance, au frivole, aux plaisirs, aux folles dépenses, et pour ceux qui pensaient le moins mal, à la fortune, et dès lors à la servitude et à l'unique ambition de la cour. Des parlements subjugués à coups redoublés, appauvris, peu à peu l'ancienne magistrature éteinte avec la doctrine et la sévérité des mœurs, farcis en la place d'enfants de gens d'affaires, de sots du bel air, ou d'ignorants pédants, avares, usuriers, aimant le sac, souvent vendeurs de la justice, et de quelques chefs glorieux jusqu'à l'insolence, d'ailleurs vides de tout. Nul corps ensemble, et par laps de temps, presque personne qui osât même à part soi avoir aucun dessein, beaucoup moins s'en ouvrir à qui que ce soit. Enfin jusqu'à la division des familles les plus proches parmi les considérables, l'entière méconnaissance des parents et des parentes, si ce n'est à porter les deuils les plus éloignés, peu à peu tous les devoirs absorbés par un seul que la nécessité fit, qui fut de craindre et de tâcher à plaire. De là cette intérieure tranquillité jamais troublée que par la folie momentanée du chevalier de Rohan, frère du père de M. de Soubise, qui la paya incontinent de sa tête, et par ce mouvement des fanatiques des Cévennes qui inquiéta plus qu'il ne valut, dura peu et fut sans aucune suite, quoique arrivée en pleine et fâcheuse guerre contre toute l'Europe.

De là cette autorité sans bornes qui put tout ce qu'elle voulut, et qui trop souvent voulut tout ce qu'elle put, et qui ne trouva jamais la plus légère résistance, si on excepte des apparences plutôt que des réalités sur des matières de Rome, et en dernier lieu sur la constitution. C'est là ce qui s'appelle vivre et régner; mais il faut convenir en même temps qu'en glissant sur la conduite du cabinet et des armées jamais prince ne posséda l'art de régner à un si haut point. L'ancienne cour de la reine sa mère, qui excellait à la savoir tenir, lui avait imprimé une politesse distinguée, une gravité jusque dans l'air de galanterie, une dignité, une majesté partout qu'il sut maintenir toute sa vie, et lors même que vers sa fin il abandonna la cour à ses propres débris.

Mais cette dignité, il ne la voulait que pour lui, et que par rapport à lui; et celle-là même relative, il la sapa presque toute pour mieux achever de ruiner toute autre, et de la mettre peu à peu, comme il fit, à l'unisson, en retranchant tant qu'il put toutes les cérémonies et les distinctions, dont il ne retint que l'ombre, et certaines trop marquées pour les détruire, en semant même dans celles-là des zizanies qui les rendaient en partie à charge et en partie ridicules. Cette conduite lui servit encore à séparer, à diviser, à affermir la dépendance en la multipliant par des occasions sans nombre, et très intéressantes, qui, sans cette adresse, seraient demeurées dans les règles, et sans produire de disputes, et de recours à lui. Sa maxime encore n'était que de les prévenir, hors des choses bien marquées, et de ne les point juger; il s'en savait bien garder pour ne pas diminuer ces occasions qu'il se croyait si utiles. Il en usait de même à cet égard pour les provinces; tout y devint sous lui litigieux et en usurpations, et par là il en tira les mêmes avantages.

Peu à peu il réduisit tout le monde à servir et à grossir sa cour, ceux-là même dont il faisait le moins de cas. Qui était d'âge a servir n'osait différer d'entrer dans le service. Ce fut encore une autre adresse pour ruiner les seigneurs, et les accoutumer à l'égalité, et à rouler pêle-mêle avec tout le monde.

Cette invention fut due à lui et à Louvois, qui voulait régner aussi sur toute seigneurie, et la rendre dépendante de lui, en sorte que les gens nés pour commander aux autres demeurèrent dans les idées et ne se trouvèrent plus dans aucune réalité.

Sous prétexte que tout service militaire est honorable, et qu'il est raisonnable d'apprendre à obéir avant que de commander, il assujettit tout, sans autre exception que des seuls princes du sang, à débuter par être cadets dans ses gardes du corps, et à faire tout le même service des simples gardes du corps, dans les salles des gardes, et dehors, hiver et été, et à l'armée. Il changea depuis cette prétendue école en celle des mousquetaires, quand la fantaisie de ce corps lui prit, école qui n'était pas plus réelle que l'autre, et où, comme dans la première, il n'y avait dans la vérité rien du tout à apprendre qu'à se gâter, et à perdre du temps; mais aussi on s'y ployait par force à y être confondu avec toute sorte de gens et de toutes les espèces, et c'était là tout ce que le roi prétendait en effet de ce noviciat, où il fallait demeurer une année entière dans la plus exacte régularité de tout cet inutile et pédantesque service, après laquelle il fallait essuyer encore une seconde école, laquelle au moins en pouvait être une. C'était une compagnie de cavalerie pour ceux qui voulaient servir dans la cavalerie, et pour ceux qui se destinaient à l'infanterie, une lieutenance dans le régiment du roi, duquel le roi se mêlait immédiatement, comme un colonel, et qu'il avait exprès fort distingué de tous les autres.

C'était une autre station subalterne où le roi retenait plus ou moins longtemps avant d'accorder l'agrément d'acheter un régiment qui lui donnait, et à son ministre, plus ou moins lieu d'exercer grâce ou rigueur, selon qu'il voulait traiter les jeunes gens sur les témoignages qu'il en recevait, et plus sous main qu'autrement, ou leurs parents encore, desquels la façon d'être avec lui, ou avec son ministre, influait entièrement là-dessus. Outre l'ennui et le dépit de cet état subalterne, et la naturelle jalousie les uns des autres à en sortir le plus tôt, c'est qu'il était peu compté pour obtenir un régiment, et non limité, et pour rien du tout en soi-même, parce qu'il fut établi que la première date d'où l'avancement dans les grades militaires serait compté était celle de la commission de mestre de camp ou de colonel.

Au moyen de cette règle, excepté des occasions rares et singulières, comme d'action distinguée, de porter une grande nouvelle de guerre, etc., il fut établi que quel qu'on pût être, tout ce qui servait demeurait, quant au service et aux grades, dans une égalité entière.

Cela rendit l'avancement ou le retardement d'avoir un régiment bien plus sensible, parce que de là dépendait tout le reste des autres avancements, qui ne se firent plus que par promotions suivant l'ancienneté, qu'on appela l'ordre du tableau; de là tous les seigneurs dans la foule de tous les officiers de toute espèce; de là cette confusion que le roi désirait; de là peu à peu cet oubli de tous, et, dans tous, de toute différence personnelle et d'origine, pour ne plus exister que dans cet état de service militaire devenu populaire; tout entier sous la main du roi, beaucoup plus sous celle de son ministre, et même de ses commis, lequel ministre avait des occasions continuelles de préférer et de mortifier qui il voulait, dans le courant, et qui ne manquait pas d'en préparer avec adresse les moyens d'avancer ses protégés, malgré l'ordre du tableau, et d'en reculer de même ceux que bon lui semblait.

Si d'ennui, de dépit, ou par quelque dégoût on quittait le service, la disgrâce était certaine; c'était merveille si après des années redoublées de rebuts on parvenait à revenir sur l'eau. À l'égard de ce qui n'était point de la cour, et même du commun, outre que le roi y tenait l'œil lui-même, le ministre de la guerre en faisait son étude particulière, et de ceux-là, qui quittait, était assuré lui et sa famille d'essuyer dans sa province ou dans sa ville toutes les mortifications, et souvent les persécutions dont on pouvait s'aviser, dont on rendait les intendants des provinces responsables, et qui très ordinairement influaient sur les terres et sur les biens.

Grands et petits, connus et obscurs, furent donc forcés d'entrer et de persévérer dans le service, d'y être un vil peuple en toute égalité, et dans la plus soumise dépendance du ministre de la guerre, et même de ses commis.

J'ai vu Le Guerchois, mort conseiller d'État, lors intendant d'Alençon, me montrer, à la Ferté, un ordre de faire recherche des gentilshommes de sa généralité qui avaient des enfants en âge de servir, et qui n'étaient pas dans le service, de les presser de les y mettre, de les menacer même, et de doubler et tripler à la capitation ceux qui n'obéiraient pas, et de leur faire toutes les sortes de vexations dont ils seraient susceptibles. Ce fut à l'occasion d'un gentilhomme qui était dans le cas, et pour qui j'avais de l'amitié, et que j'envoyai chercher, en effet, pour le résoudre. Le Guerchois fut depuis intendant à Besançon, et il fut fait conseiller d'État dans les commencements de la régence.

Avant de finir ce qui regarde cette politique militaire, il faut voir à quel point Louvois abusa de cette misérable jalousie du roi de tout faire et de tout mettre dans sa dépendance immédiate, pour ranger tout lui-même sous sa propre autorité, et comment sa pernicieuse ambition a tari la source des capitaines en tout genre, et a réduit la France en ce point à n'en trouver plus chez elle, et à n'en pouvoir plus espérer, parce que des écoliers ne peuvent apprendre que sous des maîtres, et qu'il faut que cette succession se suive et se continue de main en main, attendu que la capacité ne se crée point par les hommes.

On a déjà vu les funestes obligations de la France à ce pernicieux ministre. Des guerres sans mesure et sans fin pour se rendre nécessaire, pour sa grandeur, pour son autorité, pour sa toute-puissance. Des troupes innombrables, qui ont appris à nos ennemis à en avoir autant, qui, chez eux, sont inépuisables, et qui ont dépeuplé le royaume; enfin la ruine des négociations et de la marine, de notre commerce, de nos manufactures, de nos colonies, par sa jalousie de Colbert, de son frère et de son fils, entre les mains desquels était le département de ces choses, et le dessein trop bien exécuté de ruiner la France riche et florissante pour culbuter Colbert. Reste à voir comment il a, pour être pleinement maître, arraché les dernières racines des capitaines en France, et l'a mise radicalement hors de moyen d'en plus porter.

Louvois, désespéré du joug de M. le Prince et de M. de Turenne, non moins impatient du poids de leurs élèves, résolut de se garantir de celui de leurs successeurs, et d'énerver ces élèves mêmes. Il persuada au roi le danger de ne tenir pas par les cordons les généraux de ses armées, qui, ignorant les secrets du cabinet, et préférant leur réputation à toutes choses, pouvaient ne s'en pas tenir au plan convenu avec eux avant leur départ, profiter des occasions, faire des entreprises dont le bon succès troublerait les négociations secrètes, et les mauvais feraient un plus triste effet; que c'était à l'expérience et à la capacité du roi de régler non seulement les plans des campagnes de toutes ses armées, mais d'en conduire le cours de son cabinet, et de ne pas abandonner le sort de ses affaires à la fantaisie de ses généraux, dont aucun n'avait la capacité, l'acquis ni la réputation de M. le Prince et de M. de Turenne, leurs maîtres.

Louvois surprit ainsi l'orgueil du roi, et, sous prétexte de le soulager, fit les plans des diverses campagnes, qui devinrent les lois des généraux d'armée, et qui peu à peu ne furent plus reçus à en contredire aucun. Par même adresse il les tint tous en brassière pendant le cours des campagnes jusqu'à n'oser profiter d'aucune occasion, sans en avoir envoyé demander la permission, qui s'échappait presque toujours avant d'en avoir reçu la réponse. Par là Louvois devint le maître de porter ou non le fort de la guerre où il voulut, et de lâcher ou retenir la bride aux généraux d'armée à sa volonté, par conséquent de les faire valoir ou les dépriser à son gré.

Cette gêne, qui justement dépita lés généraux d'armée, causa la perte des plus importantes occasions, et souvent des plus sûres, et une négligence qui en fit manquer beaucoup d'autres.

Ce grand pas fait, Louvois inspira au roi cet ordre funeste du tableau, et ces promotions nombreuses par l'ancienneté, qui flatta cette superbe du roi de rendre toute condition simple peuple, mais qui fit aussi à la longue que toute émulation se perdit, parce que, dès qu'il fut établi qu'on ne montait plus qu'à son rang à moins d'événements presque uniques auxquels encore il fallait que la faveur fût jointe, personne ne se soucia plus de se fatiguer et de s'instruire, également sûr de n'avancer point hors de son rang, et d'avancer aussi par sa date, sans une disgrâce qu'on se contentait à bon marché de ne pas encourir.

Cet ordre du tableau, établi comme on l'a vu, et par les raisons qui ont été expliquées, n'en demeura pas là. Sous prétexte que dans une armée les officiers généraux prennent jour à leur tour, M. de Louvois, qui voulait s'emparer de tout, et barrer toute autre voie que la sienne de pouvoir s'avancer, fit retomber cet ordre du tableau sur les généraux des armées. Jusqu'alors ils étaient en liberté et en usage de donner à qui bon leur semblait les détachements gros ou petits de leurs armées. C'était à eux, suivant la force et la destination du détachement, de choisir qui ils voulaient pour le commander, et nul officier général ni particulier n'était en droit d'y prétendre. Si le détachement était important, le général prenait ce qu'il croyait de meilleur parmi ses officiers généraux pour le commander; s'il était moindre, il choisissait un officier de moindre grade. Parmi ces derniers, les généraux d'armée avaient coutume d'essayer de jeunes gens qu'ils savaient appliqués et amoureux de s'instruire. Ils voyaient comment ils s'y prenaient à mener ces détachements, et les leur donnaient plus ou moins gros, et une besogne plus ou moins facile, suivant qu'ils avaient déjà montré plus ou moins de capacité. C'est ce qui faisait dire à M. de Turenne qu'il n'en estimait pas moins ceux qui avaient été battus; qu'au contraire on n'apprenait bien que par là à prendre son parti une autre fois, et qu'il fallait l'avoir été deux ou trois fois pour pouvoir devenir quelque chose. Si les généraux d'armée reconnaissaient par ces expériences un sujet peu capable, ils le laissaient doucement; s'ils y trouvaient du talent et de la ressource, ils le poussaient. Par là ils étaient toujours bien servis. Les officiers généraux et particuliers sentaient que leur réputation et leur fortune dépendait de leur application, de leur conduite, de leurs actions; que la distinction journelle y était attachée par la préférence ou par le délaissement; tout contribuait donc en eux à l'émulation de s'appliquer, d'apprendre, de s'instruire; et c'était parmi les jeunes à faire leur cour à ceux qui étaient les plus employés pour être reçus par eux à s'instruire, et à s'en laisser accompagner dans les détachements pour les voir faire et apprendre sous eux. Telle fut l'école qui de plus en plus gros détachements, qui de plus en plus de besogne importante, conduisit au grand les élèves de ces écoles, et qui, suivant la capacité, forma cette foule d'excellents officiers généraux, et ce petit nombre de grands capitaines.

Les généraux d'armée qui rendaient compte d'eux à mesure par leurs dépêches, en rendaient un plus étendu à leur retour. Tous sentaient le besoin qu'ils avaient de ces témoignages pour leur réputation et pour leur fortune; tous s'empressaient donc de les mériter, et de plaire, c'est-à-dire de se présenter à tout, et de soulager et d'aider, chacun selon sa portée, le général d'armée sous qui ils servaient, ou l'officier général dans le corps duquel ils se trouvaient détachés. Cela opérait une volonté, une application, une vigilance, dont le total servait infiniment au général et au succès de la campagne.

Ceux qui se distinguaient le plus cheminaient aussi à proportion; ils devenaient promptement lieutenants généraux, et presque tous ceux qui sont parvenus au bâton de maréchal de France, avant que Louvois le procurât, y étaient parvenus avant quarante ans. L'expérience a appris qu'ils en étaient bien meilleurs, et suivant le cours de nature, ils avaient vingt-cinq ou trente ans à employer leurs talents à la tête des armées. Des guerriers de ce mérite ne ployaient pas volontiers sous Louvois; aussi les détruisit-il, et avec eux leur pépinière; ce fut par ce fatal ordre du tableau.

Il avait déjà réduit les généraux d'armée à recevoir de sa main les projets de campagne comme venant du roi. Il les avait exclus d'y travailler sans lui, et de s'expliquer de rien avec le roi, ni le roi avec eux qu'en sa présence, tant en partant qu'en revenant; enfin il les avait mis à la lisière peu à peu, de plus en plus resserrée, à n'oser faire un pas, ni presque jamais oser profiter de l'occasion la plus glissante de la main, sans ordre ou permission, et les avait réduits sous les courriers du cabinet. Il alla plus loin.

Il fit entendre au roi que l'emploi de commander une armée était de soi-même assez grand pour ne devoir pas chercher à le rendre plus puissant par la facilité de s'attacher des créatures, et même les familles de ces créatures dont ils pouvaient s'appuyer beaucoup; que ce choix de faire marcher qui ils voulaient à l'armée était nécessaire avant ce sage établissement de l'ordre du tableau qui mettait tout en la main de Sa Majesté; mais que désormais, l'ayant établi, il devait s'étendre à tout, et ne plus laisser de choix aux généraux d'armée qui devenait même injurieux aux officiers généraux et particuliers, puisque c'était montrer une préférence qui ne pouvait que marquer plus de confiance, par conséquent plus d'estime pour l'un que pour l'autre, qui n'était souvent que d'éloignement ou de caprice contre l'un, de fantaisie, d'amitié, ou de raison personnelle pour l'autre; qu'il fallait donc que les officiers généraux et particuliers qui prenaient jour, ou qui étaient de piquet, en pareil grade les uns après les autres, suivant leur ancienneté, marchassent de même pour les détachements, sans en intervertir l'ordre à la volonté du général, et ôter par cet unisson tout lieu aux jalousies, et aux généraux de pousser et de reculer qui bon leur semblait.

Le goût du roi, fort d'accord avec les vues de son ministre qu'il n'aperçut pas, embrassa aisément sa proposition. Il en fit une règle qui a toujours depuis été observée. De manière que si un général d'armée a un détachement délicat à faire, il est forcé de le donner au balourd qui est à marcher, et s'il s'en trouve plusieurs de suite, comme cela n'arrive que trop souvent, il faut qu'il en essuie le hasard ou qu'il fatigue ses troupes d'autant de détachements inutiles qu'il y a de balourds à marcher, jusqu'à celui qu'il veut charger du détachement important; et si encore cela se trouvait un peu réitéré, ce seraient des plaintes et des cris à l'honneur et à l'injustice, dès que cela serait aperçu. On voit assez combien cet inconvénient est important pour une armée, mais l'essentiel est que cette règle est devenue la perte de l'école de la guerre, de toute instruction, de toute émulation. Il n'y a plus où, ni de quoi apprendre, plus d'intérêt de plaire aux généraux, ni de leur être d'aucune utilité par son application et sa vigilance. Tout est également sous la loi de l'ancienneté ou de l'ordre du tableau. On se dit qu'il n'y a qu'à dormir et faire ric à rac son service, et regarder la liste des dates; puisque rien n'avance que la date seule qu'il n'y a qu'à attendre en patience et en tranquillité, sans devoir rien à personne, ni à soi-même. Voilà l'obligation qu'a la France à Louvois qui a sapé toute formation de capitaines pour n'avoir plus à compter avec le mérite, et que l'incapacité eût un continuel besoin de sa protection: voilà ce que le royaume doit à l'aveugle superbe de Louis XIV.

Les promotions introduites achevèrent de tout défigurer par achever de tout confondre: mérite, actions, naissance, contradictoire de tout cela moyennant le tour de l'ancienneté, et les rares exceptions que Louvois y sut bien faire dès en les établissant, pour ceux qu'il voulut avancer, comme aussi pour ceux qu'il voulut reculer et dégoûter. Le prodigieux nombre de troupes que le roi mettait en campagne servit à grossir et à multiplier les promotions; et ces promotions, devenues bien plus fréquentes et bien plus nombreuses depuis, ont accablé les armées d'un nombre sans mesure de tous les grades. Un autre inconvénient en est résulté: c'est qu'à force d'officiers généraux et de brigadiers, c'est merveille s'ils marchent chacun trois ou quatre fois dans toute une campagne, et ce n'en est pas une s'ils ne marchent qu'une fois ou deux. Or, sans leçon, sans école, quel moyen reste-t-il d'apprendre et de se former que de se trouver souvent en besogne pour s'instruire, si l'on peut, par la besogne même, à force de voir et de faire? et ils n'y sont jamais, et ils n'y peuvent être.

Une autre chose a mis le comble à ce désordre et à l'ignorance de la guerre: ce sont les troupes d'élite. J'appelle ainsi dans l'infanterie les régiments des gardes françaises et suisses, et le régiment du roi; dans la cavalerie, la maison du roi et la gendarmerie. Le roi, pour les distinguer, y a confondu tous les grades, et y a fait presque dans chaque promotion une fourmilière d'officiers généraux. Les officiers de ces corps ne peuvent même apprendre le peu que font les autres, parce que, tout avancés qu'ils sont, ils ne font jamais que le service de lieutenant ou de capitaine d'infanterie et de cavalerie, qui est celui de l'intérieur de leurs corps. Si on les fait servir d'officiers généraux, ils sautent immédiatement à ce service sans en avoir vu ni appris quoi que ce soit, ni du service encore des gardes qui sont entre-deux. On laisse à penser de celui qu'ils peuvent rendre, et de l'embarras que cette multiplication, qui se peut dire foule, cause dans une armée par eux-mêmes et par leurs équipages.

Et après tout cela on est surpris d'avoir tant de maréchaux de France, et si peu à s'en servir, et dans une immensité d'officiers généraux un nombre si court qui sache quelque chose, et de n'en pouvoir discerner aucun à mettre en chef, ou le bâton de maréchal de France à la main, qu'à titre de son ancienneté. De là le malheur des armées, et la honte d'avoir recours à des étrangers fort nouveaux pour les commander, et sans espérance d'y pouvoir former personne. Les maîtres ne sont plus, les écoles sont éteintes, les écoliers disparus, et avec eux tout moyen d'en élever d'autres. Mais le pouvoir sans bornes des secrétaires d'État de la guerre, qui tous ont bien soutenu là-dessus les errements de Louvois, est un dédommagement que qui y pourrait chercher du remède trouve apparemment suffisant. Le roi a craint les seigneurs et a voulu des garçons de boutique; quel est le seigneur qui eût pu porter un coup si mortel à la France pour son intérêt et sa grandeur?

Après tant de montagnes devenues vallées sous le poids de Louvois, il trouva encore des collines à abattre; un souffle de sa bouche en vint à bout. Les régiments étaient sous la disposition de leurs colonels dans l'infanterie, la cavalerie, les dragons. Leur fortune dépendait de les tenir complets, bons, exacts dans le service, et leur honneur de les avoir vaillants et bien composés; leur estime d'y vivre avec justice et désintéressement, en bons pères de famille; et l'intérêt des officiers, de leur plaire et d'acquérir leur estime, puisque leur avancement et tout détail intérieur dépendait d'eux. Aussi était-ce aux colonels à répondre de leurs régiments en toutes choses, et ils étaient punis de leurs négligences et de leurs injustices, s'il s'en trouvait dans leur conduite. Cette autorité, quoique si nécessaire pour le bien du service, si peu étendue, on peut ajouter encore si subalterne, déplut à Louvois. Il voulut l'ôter aux colonels et l'usurper [37] .

Il se servit pour y réussir de ce faible du roi pour tous les petits détails. Il l'entretint de ceux des troupes, des inconvénients qu'il lui forgea de les laisser à la discrétion des colonels, trop nombreux pour pouvoir tenir un œil sur chacun d'eux aussi ouvert et aussi vigilant qu'il serait nécessaire; enfin il lui proposa d'établir des inspecteurs choisis parmi les colonels les plus appliqués et les plus entendus au détail des troupes, qui les passeraient en revue dans les districts qui leur seraient distribués, qui examineraient la conduite des colonels et des officiers, qui recevraient leurs plaintes, et celles même des soldats cavaliers et dragons, qui entreraient dans les détails pécuniaires avec autorité, dans celui du mérite, du démérite, du service de chacun, qui examineraient et régleraient provisoirement les disputes, et ce qui regarderait l'habillement et l'armement sur tout le complet; les chevaux et leurs équipages, qui rendraient un compte exact de toutes ces choses deux ou trois fois l'année au roi, c'est-à-dire à lui-même, sur lequel on réglerait toutes choses avec connaissance de cause dans les régiments, et on connaîtrait exactement le service, la conduite et le mérite, l'esprit même des corps des officiers qui les composaient et des colonels, pour décider avec lumière de leur avancement, de leurs punitions et de leurs récompenses.

Le roi, charmé de ces nouveaux détails et de la connaissance qu'il allait acquérir si facilement de cette immensité d'officiers particuliers qui composaient toutes ses troupes, donna dans le piège, et en rendit par la Louvois le maître immédiat et despotique. Il sut choisir les inspecteurs qui lui convenaient; c'étaient des grâces de plus qu'il se donnait à répandre. Dans le peu qu'il laissa ces inspecteurs rendre compte au roi pour l'en amuser, et les autoriser dans les commencements, il eut grand soin de voir tout auparavant avec eux, et de leur faire leur leçon, qu'ils étaient d'autant plus obliges de suivre à la lettre, qu'il était toujours présent au compte qu'ils rendaient au roi.

En même temps il usa d'une autre adresse pour empêcher que les inspecteurs ne pussent lui échapper. Sous prétexte de l'étendue des frontières et des provinces où les troupes étaient répandues l'hiver, et de l'éloignement des différentes armées, l'été, les unes des autres, il établit un changement continuel des mêmes inspecteurs, qui ne voyaient jamais plusieurs fois de suite les mêmes troupes, de peur qu'ils n'y prissent trop d'autorité, tellement qu'ils ne furent utiles qu'à ôter toute autorité aux colonels, et inutiles pour toute autre chose, même pour l'exécution de ce qu'ils avaient ordonné ou réformé, puisqu'ils ne pouvaient le voir ni le suivre, et que c'était à un autre inspecteur à s'en informer, qui le plus souvent y était trompé, ne pouvait deviner et ordonnait tout différemment.

Ce fut un cri général dans les troupes. Les colonels généraux et les mestres de camp généraux de la cavalerie et des dragons, surtout le commissaire général de la cavalerie, qui en était l'inspecteur général né, perdirent le peu d'autorité qu'ils avaient pu sauver des mains de Louvois qui l'avait presque tout anéantie, et qui par ce dernier coup en fit de purs fantômes. Les colonels ne demeurèrent guère autre chose; les officiers sensés se dégoûtèrent de dépendre désormais de ces espèces de passe-volants [38] qui ne pouvaient les connaître; d'autres par diverses raisons furent bien aises de ne plus dépendre de leurs colonels.

On n'osa rien dans cette primeur où Louvois, les yeux ouverts et le fouet à la main, châtiait rudement le moindre air de murmure, plus encore de dépit. Mais après lui on commença à sentir dans les troupes tout le faux d'un établissement qui ne fit que s'accroître en nombre, et diminuer en considération. On crut y remédier en faisant des officiers généraux directeurs de cavalerie et d'infanterie, avec les inspecteurs sous eux. Ce ne fut que plus de confusion dans les ordres et les détails, plus de cabales dans les régiments, plus de négligence dans le service. Les colonels, devenus incapables de faire ni bien ni mal, furent peu comptés dans leurs régiments, peu en état, par conséquent, d'y bien faire faire le service, et les plus considérables peu en volonté de se donner une peine désagréable et infructueuse. Sous prétexte de l'avis des inspecteurs, le bureau, c'est-à-dire le ministre de la guerre, et bien plus ses principaux commis, disposèrent peu à peu des emplois des régiments, sans nul égard pour ceux que les colonels proposaient, tellement que le dégoût, la confusion, le dérèglement, le désordre, se glissèrent dans les troupes, où ce ne fut plus que brigues, souplesses, souvent querelles et divisions, toujours mécontentements et dégoûts.

C'est ce qui a comblé les désastres de nos dernières guerres ; mais à quoi l'autorité et l'intérêt du bureau empêchera toujours d'apporter le remède unique, qui serait de remettre les choses à cet égard comme elles étaient avant cette destructive invention. Mais elle fit passer toute l'autorité particulière, et pour ainsi dire domestique, entre les mains de Louvois. Il en savait trop pour n'en avoir pas senti les funestes conséquences, mais il ne songeait qu'à lui, et ne souffrit pas longtemps que les inspecteurs rendissent compte au roi; il se chargea bientôt de le faire seul pour eux; et ses successeurs ont bien su se maintenir dans cette possession, excepté des occasions fort rares, momentanées, et toujours en leur présence.

Louvois imagina une autre nouveauté pour se rendre encore plus puissant et plus l'arbitre des fortunes militaires: ce fut le grade de brigadier [39] , inconnu jusqu'à lui dans nos troupes, et avec qui on aurait pu se passer utilement de faire connaissance. Les autres troupes de l'Europe n'en ont eu que depuis fort peu de temps. L'ancien des colonels de chaque brigade la commandait; et dans les détachements, les plus anciens colonels qui s'y trouvaient commandés y faisaient le service qui a depuis été attribué à ce grade. Il est donc inutile et superflu, mais il servit à retarder l'avancement de ce premier grade au-dessus des colonels, par conséquent à Louvois à en avoir un de plus à avancer ou à reculer qui bon lui semblerait, et dans la totalité des grades, à rendre le chemin plus difficile et plus long, à arriver plus tard à celui de lieutenant général, et à retarder le bâton à l'âge plus que sexagénaire, où alors on n'avait ni l'acquis ni la force de lutter avec le secrétaire d'État, ni de lui faire le plus léger ombrage.

On n'en a vu depuis d'exception que le dernier maréchal d'Estrées, pour la marine, par un hasard heureux d'avoir eu de bonne heure la place de vice-amiral de son père; et par terre, le duc de Berwick, que son mérite seul n'eût jamais avancé sans la transcendance de sa qualité de bâtard. On a senti et on sentira longtemps encore ce que valent ces généraux sexagénaires, et des troupes abandonnées à elles-mêmes sous le nom des inspecteurs et sous la férule du bureau, c'est-à-dire sous l'ignorant et l'intéressé despotisme du secrétaire d'État de la guerre, et sous celui d'un roi trop véritablement muselé. Venons maintenant à un autre genre de politique de Louis XIV.

Suite
[34]
Voy. les notes de la fin du volume sur la conduite de Louis XIV à l'égard de Barbezieux.
[35]
Voy. les Pièces (Note de Saint-Simon).
[36]
Cet abaissement du grand Condé, après son retour en France (1661), est confirmé par le témoignage des contemporains. On lit dans le journal inédit d'Olivier d'Ormesson, à la date du mardi 2 août 1667, une anecdote relative au triste rôle auquel le vainqueur de Rocroy était réduit. L'historien Vittorio Siri, qui était alors à Paris, dit, en présence d'Olivier d'Ormesson et de l'abbé Le Tellier, fils du ministre, « que M. le Prince était obligé de faire sa cour aux ministres et à leurs commis, et de faire mille bassesses indignes d'un grand seigneur. M. l'abbé Le Tellier l'ayant prié de s'expliquer, il dit que M. le Prince avait été obligé de venir exprès de Saint-Germain pour entendre son sermon (le sermon de l'abbé Le Tellier) dans l'église des jésuites, et de revenir le lendemain pour lui en faire ses compliments. L'abbé Le Tellier demeura surpris de ce discours et le tourna en raillerie. L'abbé Siri ajouta que, M. le Prince avait été à l'acte (à la thèse) du fils de M. Colbert tout le premier pour se montrer. »
[37]
Il n'était pas inutile de surveiller les jeunes nobles, charges d'organiser les compagnies et les régiments; témoin ce passage des lettres de Mme de Sévigné (lettre du 4 février 1689): « M. de Louvois dit l'autre jour tout haut à M. de Nogaret: « Monsieur, votre compagnie est en fort mauvais état. — Monsieur, dit-il, je ne le savais pas. — Il faut le savoir dit M. de Louvois; l'avez-vous vue ? — Non, Monsieur, dit Nogaret. — Il faudrait l'avoir vue, monsieur. — Monsieur, j'y donnerai ordre. — Il faudrait l'avoir donné: il faut prendre parti, monsieur: ou se déclarer courtisan, ou s'acquitter de son devoir, quand on est officier. »
[38]
On donnait ordinairement ce nom à des soldats de parade que les capitaines faisaient figurer dans les montres ou revues pour que leur compagnie parût au complet.
[39]
Les brigadiers, ou commandants de brigade, furent institués en 1665 pour la cavalerie, et en 1668 pour l'infanterie. Ils avaient rang au-dessus des colonels et mestres de camp.