NOTE IV. DES CONSEILS.

Les conseils, dont Saint-Simon parle souvent dans ses Mémoires, et notamment (p. 175 de ce volume), présentaient des avantages et des inconvénients que le marquis d'Argenson a bien caractérisés [82] : « Lorsque l'on eut senti l'abus des conseils établis par M. le duc d'Orléans, et que l'on s'aperçut enfin qu'il y fallait renoncer [83] , on leur donna une sorte d'extrême-onction en chargeant l'abbé de Saint-Pierre, qui les avait d'abord approuvés, d'en faire l'apologie. Il s'en acquitta en composant un ouvrage qu'il intitula la Polysynodie, ou l'avantage de la pluralité des conseils, avec cette épigraphe tirée des proverbes de Salomon: Ubi multa consilia, salus[84]. Il avait raison, à un certain point; mais il est obligé lui-même de convenir qu'autant les conseils peuvent être utiles quand ils sont dirigés, que les questions qui leur sont soumises ont été d'avance préparées par l'autorité, et que celle-ci décide souverainement après les avoir consultés, autant sont-ils dangereux, lorsqu'au lieu de leur laisser le soin d'éclairer le pouvoir, on le leur abandonne tout entier. Alors ils dégénèrent en vraie pétaudière; on tracasse, on dispute, personne ne s'entend, et il n'en résulte que désordre et anarchie.

« Pourtant de la suppression absolue des conseils, ou du moins de l'oisiveté dans laquelle on laisse languir ceux qui grossissent encore nos almanachs, on doit conclure que l'on ignore en France le parti que l'on en pourrait tirer. Je ne parle point de ces petites affaires particulières dont on amuse actuellement le tapis dans les conseils royaux des finances et des dépêches [85] , lorsqu'on les assemble, mais des ordonnances, des règlements généraux, de tout ce qui fait loi et établit des principes fixes en administration.

« Les ministres ne sentent pas assez combien il leur serait important d'obtenir des garants pour de semblables règlements. En les prenant sur eux, ils s'exposent à répondre des difficultés qu'ils éprouvent à l'enregistrement et à l'exécution. Ils en sont souvent les victimes et fournissent contre eux-mêmes des occasions de déplacement. Ces règlements leur serviraient de boucliers contre les demandes injustes; et combien n'est-il pas important qu'ils s'en défendent? Pour une grâce contre règle et raison que le ministre accorde à ses protégés personnels et véritables, il est obligé d'en accorder vingt aux protégés de ses propres protecteurs, à des personnes auxquelles il n'a rien à refuser; alors, quand on le presse, il ne sait que répondre. S'il refuse aux uns ce qu'il accorde aux autres, il se fait des tracasseries abominables. Un homme sage, en entrant en place, doit s'arranger bien plus pour pouvoir refuser sans se faire beaucoup de tort que pour pouvoir tout accorder à sa fantaisie. Car il est bien sûr qu'il n'en viendra jamais à bout; mais il faut refuser sans humeur, et recevoir, même avec douceur, les demandes les plus déraisonnables, surtout ne pas compromettre ce que l'on n'est pas sûr de pouvoir tenir. Hoc opus, hic labor est.  »

Le marquis d'Argenson va plus loin dans ses Mémoires manuscrits. Il y écrit à la date du 21 mai 1734: « Qu'on ne me parle plus des conseils comme devant gouverner ce royaume-ci. Nous ne sommes pas faits pour cela: sous Henri IV et sous Louis XIV, sous Charlemagne, sous Charles V et sous Louis XI, les conseils ont-ils gouverné? Les conseils ont l'esprit si petit, quoique composés de grands hommes, [que], s'ils apportent quelque sagesse dans les affaires, c'est de cette sagesse qui vient de médiocrité; ce qui n'est point sagesse par le grand sens et par la prévoyance, mais parce qu'elle exempte de folie. »

Suite
[82]
Mémoires publies en 1825, p. 174-176.
[83]
En octobre 1718.
[84]
Saint-Simon parle dans ses Mémoires, à l'année 1718, de cet ouvrage de l'abbé de Saint-Pierre.
[85]
On donnait ce nom au conseil chargé du gouvernement intérieur de la France.