Le maréchal de camp Saint-Hilaire, fils du général qui eut le bras emporté par le boulet qui tua Turenne, a laissé sur le règne de Louis XIV des Mémoires trop peu consultés. Ces Mémoires, qui ont été imprimés en quatre volumes, diffèrent du manuscrit conservé à la Bibliothèque impériale du Louvre. C'est d'après le manuscrit que je cite les deux portraits de Le Tellier et de son fils Louvois.
« M. Le Tellier, qui est mort chancelier de France, avait un bon esprit, beaucoup de jugement et une grande expérience des affaires, ayant passé par tous les degrés. D'ailleurs, il allait à ses fins avec beaucoup d'adresse et excellait en patelinage par-dessus tous les autres. Il était doucereux comme le miel, et dans le fond, aussi malfaisant, dangereux et rancunier qu'un Italien. Jamais il ne se haussait, ni ne se baissait; toujours le même visage, et le même air, aussi affable dans un temps que dans un autre. Ce n'est pas qu'il ne fût prompt et colère; mais il savait prendre son temps. Du reste, il paraissait fort réglé dans ses mœurs et sa dépense, et la conduite qu'il a tenue lui a si bien réussi qu'il a fait une grosse maison, et s'est acquis des richesses immenses, que bien des gens ont attribuées à sa seule économie, qui tenait beaucoup de l'avarice.
« Le caractère de M. de Louvois différait en bien des choses de celui de son père. Son humeur, qui dominait toujours en lui, était fière, brusque et hautaine, et sa férocité naturelle était toujours peinte sur son visage [96] , et effrayait ceux qui avaient affaire à lui. Il était sans ménagement pour qui que ce pût être, et traitait toute la terre haut la main, et même les princes; d'ailleurs avide, jaloux, rancunier et capable de tout sacrifier pour soutenir son autorité et ses intérêts. Il avait peu d'étude et de connaissance des sciences et des arts; dans le commencement de sa vie, il fut assez dissipé par les plaisirs ordinaires à la jeunesse vicieuse, et son esprit parut lourd et pesant. On a dit, à propos de cela, que M. Le Tellier, qui connaissait parfaitement l'esprit du roi, eut l'adresse de l'engager à corriger la conduite de son fils, et à le former à ses manières, afin qu'il s'y attachât davantage et le retardât comme sa créature. Ses peines ne furent pas inutiles; car, après les premières façons, l'esprit de ce jeune ministre s'ouvrit et parut excellent, et il devint si assidu, actif et laborieux, qu'il n'y eut jamais rien de tel. Le roi en fut si content qu'il eut tout crédit près de lui, et que rien ne s'y faisait que par son moyen. À quoi j'ajouterai que le roi s'est piqué depuis, sur cet échantillon, de former ses autres ministres. »