CHAPITRE VIII.

1715

Conseil de régence. — Caractère de Besons. — Torcy. — Bouthillier-Chavigny, ancien évêque de Troyes. — La Vrillière sans voix; son caractère et ses fonctions. — Pontchartrain sans voix ni fonction. — Rage et conduite de Tallard. — Personnages des conseils. — Desmarets congédié avec une gratification de trois cent cinquante mille livres. — Trop juste augure de M. le duc d'Orléans. — Catastrophe de Mme Desmarets. — Bercy, son gendre, chassé. — Lieux des divers conseils. — Leurs appointements. — Règlements particuliers. — Prétention des conseillers d'État de ne céder qu'aux ducs et aux officiers de la couronne. — Noailles et Canillac avocats des conseillers d'État contre les gens de qualité. — J'expose au régent la qualité et le ridicule de cette prétention. — Mollesse du régent. — Adresse des conseillers d'État. — Effiat vice-président. — Forme des conseils du feu roi adoptée au conseil de régence. — Les maîtres des requêtes refusent de rapporter au conseil de régence, s'ils n'y sont assis, ou si ceux de ce conseil qui ne sont ni ducs, ni maréchaux de France, ou conseillers d'État, n'y sont debout tant que les maîtres des requêtes y seraient. — Les conseillers au parlement mis dans les conseils imitent les maîtres des requêtes, et le régent le souffre. — Deux exemples de l'inconvénient qui en résulte pour les affaires. — Les maîtres des requêtes cèdent enfin aussitôt après la mort du chancelier Voysin, et, sans plus de prétentions, rapportent debout au conseil de régence. — Les conseillers d'État emportent d'y précéder tout ce qui n'est pas duc ou officier de la couronne, lorsqu'ils y viennent extraordinairement.

Tous ces conseils choisis, il fallut enfin en venir à celui de régence, dont la formation était la plus difficile. Il devait être composé d'assez peu de membres pour le rendre plus auguste, et il y avait plusieurs personnages ennemis de M. le duc d'Orléans, ou fort suspects, que leur état ne permettait pas d'en exclure. Tels étaient le duc du Maine, le comte de Toulouse, le maréchal de Villeroy, le maréchal d'Harcourt dès qu'il avait refusé la place de chef du conseil des affaires du royaume, le chancelier Voysin dès que M. le duc d'Orléans avait fait la faute énorme de se laisser engager à lui laisser les sceaux. Toulouse et Harcourt n'étaient que suspects: ils l'étaient beaucoup, l'un par son être et par son frère, quelque différent qu'il fût de lui; l'autre par son ancienne intimité avec Mme de Maintenon et la princesse des Ursins. Tous les autres étaient ennemis. Il fallait donc les contre-balancer par des gens sûrs pour M. le duc d'Orléans, et qui fussent en état de se faire écouter dans le conseil, où toutes les affaires du dehors et du dedans étaient rapportées des autres conseils, et décidées en dernier ressort en celui-ci à la pluralité des voix. Il fallut de plus considérer que celle de M. le duc ne pouvait encore être d'aucun poids, et que ce poids, venu avec l'âge, se pouvait, par les intérêts et les cabales, détourner aussi aisément contre que pour M. le duc d'Orléans.

La facilité de ce prince fut telle eu chose de cette importance, qu'il se laissa aller aux instances du maréchal de Besons, appuyé d'Effiat, pour le changer du conseil de guerre, où il était destiné, et où il n'y avait que la bienveillance du régent qui l'y pût faire préférer à d'autres, pour le placer dans le conseil de régence. C'était un rustre brutal qui s'était échappé tout jeune de la maison de son père, qui le voulait faire d'église, s'était enrôlé dans les troupes qui passaient clandestinement en Portugal, et y porta le mousquet. Y étant reconnu par les perquisitions de son père, il fut bientôt fait officier, et servit avec application. C'est avec le latin qu'il savait avant que de s'enrôler, toute l'éducation qu'il avait eue. Il était bon officier général, entendait bien à mener une aile de cavalerie, et de certains détails, encore ses brusqueries et son emportement l'empêchaient-ils souvent de voir et d'entendre. Ce qui était au delà surpassait fort sa portée, comme il a paru quand il a eu quelquefois des armées à commander, par accident. Avec une humeur insupportable et fort peu d'entendement, c'était un homme brave de sa personne, et qui savait ce que c'était que l'honneur, mais embarrassé de tout, infiniment timide, qui ménageait tout, avait grande passion d'être et d'avoir, fort bas et fort plat, qui ne manquait pas de sens ni d'un certain petit esprit de courte intrigue, avec assez de jugement. Une tête de lion et fort grosse, lippu, dans une grosse perruque qui eût fait une bonne tête de Rembrandt, et qui, paraissant tout d'une pièce, comme tout son corps, passait parmi les sots pour une bonne tête.

Son père était conseiller d'État; et son frère aîné, qui était mort, l'avait été aussi, tous deux avec réputation. Leur nom est Bazin, de la plus courte bourgeoisie, et Besons, dont ils portaient tous le nom, est ce village sur la Seine, près de Paris, si connu par la foire qui s'y tient tous les ans, dont le père avait acquis la seigneurie. Ce n'était pas là un personnage à opposer à personne dans un conseil de régence. M. le duc d'Orléans fut honteux avec moi de s'y être laissé engager; et moi, dont la destination n'avait point changé, fort fâché de me trouver si mal attelé.

Un autre homme que le régent mit dans le conseil de régence, dont il fut très embarrassé avec moi, et qu'il ne me laissa entendre que par degrés, fut Torcy, à la surprise de toute la France. Il était lié de tout temps à la cour avec tout ce qui était le plus opposé à M. le duc d'Orléans, si on en excepte ses deux plus funestes ennemis, Mme de Maintenon et M. du Maine. M. le duc d'Orléans avait eu souvent des raisons de n'en être pas content, et jusqu'après la mort du roi, jamais lui ni sa femme n'avaient fait aucun pas pour s'en rapprocher. Ils étaient amis intimes de M. et de Mme de Castries et de l'abbé de Castries, qui était une voie bien naturelle qu'ils pouvaient prendre. Castries était chevalier d'honneur, et sa femme, dame d'atours de Mme la duchesse d'Orléans, et fille de M. de Vivonne, frère de Mme de Montespan, et très bien avec M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans. Ils étaient si persuadés que Torcy leur était opposé, qu'ils étaient peinés contre les Castries de leur liaison avec lui, et je me souviens que longtemps après que Mme la duchesse d'Orléans eut commencé d'avoir une tablé à Marly, et que les dames se furent accoutumées à y aller, ce fut une manière de négociation de Mme de Castries pour y faire manger Mme de Torcy. Elle n'y avait point encore été conviée, c'était une singularité peu agréable, et néanmoins elle ne s'en empressait pas. Surtout elle ne pouvait se résoudre à la présence de M. le duc d'Orléans, et Mme de Castries prit si bien son temps, qu'elle lui procura d'y dîner pendant que ce prince était allé faire un tour à Paris.

J'étais aussi fort persuadé de l'opposition de Torcy à M. le duc d'Orléans; j'étais gîté sur lui, je l'avoue franchement, par les sentiments que les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers avaient pris pour lui, quoique leurs raisons d'éloignement ne fussent guère que par rapport aux matières de Rome. Jamais je n'avais eu avec eux, non pas de liaison, mais de connaissance la plus légère, et si la vérité veut qu'on ne cache rien, ils n'avaient chez eux que la meilleure compagnie et la plus trayée, et mon amour-propre n'était pas content de n'avoir jamais reçu la moindre avance de leur part. C'était de plus un homme de l'ancien ministère, et dans mon dessein d'anéantir les secrétaires d'État et leur puissance, Torcy, qui l'était après son père et son beau-père, ne pouvait être à mon gré. J'avais souvent pressé M. le duc d'Orléans de l'exclure; quoiqu'il ne m'eût jamais répondu là-dessus aussi net que je le désirais, j'espérais pourtant son exclusion, et j'y travaillais encore, lorsque le régent me laissa entrevoir que je n'y devais pas compter. Je redoublai mes efforts; à la fin il m'avoua avec grand embarras qu'il se le croyait nécessaire par avoir le secret de toutes les affaires étrangères depuis tant d'années qu'il en était le ministre, et par le secret des postes dont lui ne pouvait se passer. Ce fut en effet ce qui conserva Torcy.

Pour se l'acquérir entièrement, M. le duc d'Orléans le combla de caresses, de confiance et de choses. Il avait six cent cinquante mille livres de brevet de retenue sur sa charge de secrétaire d'État; il en eut cent cinquante mille de plus et tout payé en en donnant sa démission. Sa pension de vingt mille livres de ministre d'État lui tut conservée, et il en eut encore une autre de soixante mille livres sur les postes, dont il conserva la direction, l'autorité et la confiance.

On ne peut exprimer l'étonnement public de ce traitement. Torcy y passait, pour le moins, et avec raison, pour n'avoir jamais eu de liaison avec M. le duc d'Orléans, même pour lui avoir été contraire. On ne lui avait découvert aucun mouvement vers ce prince; les Castries étaient trop faibles et trop suspects par rapport à Mme la duchesse d'Orléans, pour y avoir été utilement employés. Nancré le fut peut-être; mais je l'ai toujours ignoré, et tout ce que j'ai tâché de pénétrer là-dessus ne m'a rien rapporté, sinon à me confirmer que le secret des postes avait seul opéré ce traitement si peu attendu. On verra dans la suite combien je reconnus mon erreur, et la liaison étroite que l'estime, que j'ose dire réciproque, fit entre Torcy et moi, qui a duré jusqu'aujourd'hui que nous sommes en mars 1746.

M. le duc d'Orléans avait toujours compté de mettre un évêque dans le conseil de régence. Je croyais qu'il pouvait s'en passer. Je pensais là-dessus comme le feu roi, et je crois comme tout homme sage, surtout dans le feu des affaires de la constitution. L'intérêt du feu archevêque de Cambrai, par le poids immense du feu duc de Beauvilliers sur moi, m'avait empêché de combattre ce sentiment, de sorte qu'il n'était plus temps de s'y opposer avec fruit depuis la mort de ces deux personnages. Je pensai donc alors au moins mauvais et au plus approuvé qu'on pourrait choisir, et je proposai à M. le duc d'Orléans l'ancien évêque de Troyes.

On a vu qui et quel il était, au commencement de ces Mémoires où je me suis étendu sur lui à l'occasion de sa retraite. Elle arriva tout au commencement de mon mariage. À l'âge que j'avais lors, j'avais vu son visage tout au plus, et je ne l'avais jamais connu. Mais à ce que j'en savais, il me parut fait exprès pour entrer dans le conseil de régence. Sans répéter ce que j'en ai dit lors de sa retraite, j'y trouvais un prélat consommé dans les affaires temporelles du clergé, versé dans les matières de Rome, et avec cela Français; assez de savoir ecclésiastique. Voilà quelle était sa réputation. Il avait de plus passé sa vie jusqu'à la retraite dans le plus grand monde de la cour et de la ville, recherché des meilleures et des plus importantes compagnies, ami de la plupart des personnages et des principales femmes de son temps, où il s'était mêlé de beaucoup de choses. Cette grande connaissance du monde était un grand point.

C'était un évêque sans diocèse, et un évêque qui ne pensait à rien moins qu'à revenir sur l'eau. Il y avait quinze ou seize ans qu'il vivait dans la plus exacte retraite et la plus soutenue. Il ne l'avait interrompue que depuis quatre ou cinq ans par respect pour cette fantaisie du roi de voir les gens retirés, et qui lui fit dire qu'il voulait le voir une fois l'année. Il venait passer quatre jours à Fontainebleau, où le roi lui faisait merveilles, et où, dans ce qu'il y avait de plus grand et de meilleur, c'était à qui l'aurait. Il allait de là passer deux jours à Paris, revenait pour un jour ou deux à Fontainebleau, et s'en retournait dans sa retraite, sans avoir paru ni rouillé, ni béat, ni déplacé, ni gâté. À Troyes il ne voyait pas même les passants. Il y vivait avec son neveu dans l'évêché. Dès que son neveu était en visites ou à Paris, il occupait un appartement qu'il s'était accommodé dans la Chartreuse de Troyes, où il ne voyait que les chartreux, et se rendait assidu à leurs offices: il y passait de plus les avents et les carêmes. Une telle vie, entée sur celle du plus grand monde, uniquement par choix, et si bien soutenue, me parut devoir être d'un grand poids pour retenir la licence de la vie de M. le duc d'Orléans. Cet évêque n'avait rapport à aucune cabale; il était frère de la maréchale de Clérembault, en amitié avec elle, qui était dans l'intimité de Madame, laquelle avait beaucoup d'amitié aussi et de confiance en lui. Tout me persuada donc qu'il était fait exprès pour cette place, dès qu'il y fallait un évêque. M. le duc d'Orléans l'approuva et l'exécuta.

Rien ne fut plus applaudi que ce choix. Il le manda; il arriva, il accepta sans simagrée. Le monde, qui exige presque toujours des gens de bien fort au delà du but, aurait voulu une défense, ou même un refus. Les commencements furent admirables. On ne le voyait que pour des devoirs indispensables. Je me félicitais d'avoir si bien rencontré. Ces merveilles furent de médiocre durée; je me trompai sur lui comme j'avais fait sur Torcy, mais d'une manière tout opposée; il n'est pas encore temps d'en parler. Le régent lui fit la galanterie de ne faire entrer Torcy au conseil de régence qu'après que ce prélat y eut assisté une lois, afin de lui assurer sans dispute la préséance sur Torcy qui avait été jusqu'à la fin ministre d'État sous le feu roi.

La Vrillière me dut tout ce qu'il fut, et, comme je l'ai dit ailleurs, ce ne fut pas sans peine, mais le travail opiniâtre de plus d'une année. Il conserva sa charge de secrétaire d'État, fut établi secrétaire du conseil de régence pour en tenir le registre, signer les grâces des départements des autres secrétaires d'État, et tout ce qui avait besoin de la signature d'un secrétaire d'État; avec le temps celle des expéditions et des ordres secrets, l'autorité sur la police de Paris; enfin en très peu de temps, il fut l'unique secrétaire d'État en fonction. Lui et Pontchartrain entrèrent au conseil de régence, tous deux sans voix; Pontchartrain sans nulle fonction. Je me plaignis à M. le duc d'Orléans de la conservation de celui-là. Il balbutia; il fut embarrassé; je jugeai donc qu'il fallait attendre; j'ignorais alors la visite du chancelier de Pontchartrain. J'attendis donc; mais je n'attendis pas longtemps

La Vrillière était un petit homme vif, actif, qui élevé dans les bureaux de son père en possédait la routine, obligeant, très serviable, fort poli, intérieurement glorieux, capable d'expédient et de mécanique, liant et rompu au monde, homme d'honneur. Il n'était pas heureux en femme, qui le gâta à la fin, au point qu'il n'était plus reconnaissable. Cela se trouvera en son temps.

J'ai, ce me semble, assez fait connaître le caractère et les liaisons de ce qui composait la cour du feu roi, et des personnages qui entrèrent dans ces divers conseils, pour n'avoir pas besoin de retoucher cette matière. Mais il faut encore faire voir quel fut le tout ensemble de cet important conseil de régence qui devait décider de tout à la pluralité des voix, et qui fut en effet un vrai conseil pendant près de trois années. J'y ajouterai les chefs ou autres des autres conseils qui y venaient rapporter leurs affaires, et qui, pour de certaines, y furent quelquefois appelés, tandis que les conseils demeurèrent dans leur premier établissement.

La régence était donc, pour le répéter de suite, ainsi composée. M. le duc d'Orléans, M. le Duc, le duc du Maine, le comte de Toulouse, Voysin chancelier, moi, puisqu'il faut que je me nomme, les maréchaux de Villeroy, d'Harcourt, de Besons, l'ancien évêque de Troyes, et Torcy opinants, et La Vrillière tenant le registre, et Pontchartrain, tous deux sans voix.

Ceux qui y venaient rapporter étaient l'archevêque de Bordeaux, les maréchaux de Villars, d'Estrées et d'Huxelles, les ducs de Noailles et d'Antin.

On voit ainsi sur quels et sur combien le régent pouvait compter pour amis, pour ennemis ou pour assez indifférents. Il arriva pourtant presque toujours que le conseil fut tranquille et que le régent y fut maître de tout. Le personnage que chacun de ceux-là y fit se verra avec le temps.

De cette façon Desmarets fut le seul des ministres du feu roi congédié alors par une courte lettre que M. le duc d'Orléans lui écrivit, et les six conseils furent enregistrés au parlement, c'est-à-dire leur établissement, non pas les noms ni le nombre de leurs membres. Il n'y fut pas mention du conseil de régence, comme étant le conseil du roi, et le gouvernement même.

Tallard fut aussi le seul qui ne fut point employé de tous ceux que le roi avait nommés dans son testament. Ce n'est point trop dire qu'il pensa en devenir fou, et qu'il fit plusieurs extravagances. Il alla disant partout qu'il se ferait écrire le testament du roi sur le dos; il cria, clabauda, lâcha au régent le maréchal de Villeroy et les Rohan; plaintes, clameurs, dépits, bassesses, prostitutions, tout fut mis inutilement en usage. Jamais le régent, si ordinairement facile, ne put être entamé. En général il le regardait comme contraire à lui, avec raison, mais il fallait qu'il y eût quelque autre cause que je n'ai point démêlée, qui le soutint le même contre tant d'efforts. Tallard, les voyant enfin inutiles, déclara qu'il n'avait plus qu'à s'enterrer. Il acheta la Planchette, vilaine petite maison près de Paris, et s'y confina en effet sans presque en sortir ni y recevoir personne. Nous verrons sa résurrection dans son temps.

Le régent vécut en amitié avec M. le Duc, en mesure froide et polie avec le duc du Maine, avec plus d'onction, mais en réserve avec le comte de Toulouse. Il crut gagner le maréchal de Villeroy à force de marques d'estime, de considération, de distinction, même de confiance fort hasardée; le ramener, au moins émousser ses pointes et ses écarts par d'Effiat, son ami de tous les temps, et par M. de Troyes qui l'était aussi. Le premier était vendu au duc du Maine; l'autre, marchant sur des oeufs, n'osait être que complaisant. Le maréchal reçut toutes sortes de faveurs et se piqua de ne s'en pas laisser ébranler. Il fallait exposer cela d'abord. C'est une matière qui se présentera plus d'une fois. Pour Harcourt, sa malheureuse santé ne lui permit pas de faire aucun personnage, ni à Voysin le dégoût et le mépris dans lequel il était tombé. Villars en fit toujours un fort misérable; Huxelles aussi avec toutefois beaucoup d'importance; Estrées comme point; d'Antin aussi peu. Le cardinal de Noailles ne se haussa ni baissa; il eut assez d'affaires à se défendre des insidieux chefs de la constitution. Le duc de Noailles joua le grand personnage. M. le Duc encore trop jeune, le duc du Maine silencieux, ténébreux, solitaire, profondément caché, poli jusqu'au respectueux, et attentif au dernier point à tout le monde, quand il était forcé d'en voir; le comte de Toulouse froid, tranquille, et menant sa vie ordinaire autant qu'il la put accommoder à ses nouvelles fonctions.

Desmarets tomba dans une surprise incroyable. Sa suffisance extrême lui avait persuadé qu'il était impossible de se passer de lui à la tête des finances. Il était de tout temps ami intime du maréchal de Villeroy; il l'était demeuré d'Effiat, qui l'avait toujours été au Palais-Royal de Bechameil, son beau-père. II comptait donc entièrement sur ces deux appuis; mais ce qui combla son étonnement et son indignation fut de voir le duc de Noailles à sa place, lui qui l'avait recueilli, lorsqu'à son retour d'Espagne il ne sut, comme on l'a vu dans son temps, où donner de la tête; qui en avait fait son disciple et son élève dans les finances, et pour qui il avait contraint toute sa féroce humeur. Noailles ne songea pas seulement à garder avec lui aucunes mesures, et on verra bientôt jusqu'où il poussa l'ingratitude à son égard. M. le duc d'Orléans néanmoins, pressé par Effiat et par le maréchal de Villeroy, lui fit donner trois cent cinquante mille livres au renouvellement des fermes, sur ce qu'ils lui représentèrent que c'était un droit des contrôleurs généraux, que Desmarets n'avait pas voulu toucher au dernier renouvellement, dans l'extrémité où étaient les besoins de l'État.

Une si forte grâce, et faite si fort à contre-temps, à la suite de plusieurs autres facilités du régent, dont j'ai parlé, et d'autres moindres que j'ai omises, firent augurer en lui une faiblesse fort nuisible à l'État et aux honnêtes gens, et fort utile aux impudents et aux effrontés. Malheureusement l'augure ne s'en est trouvé que trop véritable.

Mme Desmarets qui, sous l'ombre de la place de son mari, faisait à part pour elle quantité d'affaires, culbuta avec lui. Un nommé La Fontaine, longtemps receveur de M. le Prince à Senonches, près de la Ferté, où je l'avais vu, et qui de là, qui est aussi auprès de Maillebois, avait été leur complaisant pendant leur exil, avait aussi fait fortune avec eux, et s'était fait trésorier du régiment des gardes. C'était l'homme de confiance de Mme Desmarets, pour lui faire faire tous les jours des affaires, et pour placer et gouverner l'argent qu'elle en tirait. Tout cela se renversa à la chute de la place. Elle prétendit avoir été volée. Elle en fut étrangement troublée. Dans cet état la petite vérole la prit; elle en releva folle; et personne même ne l'a jamais vue depuis, quoiqu'elle ait encore vécu quelques années. Ainsi les deux rivales des bonnes grâces de Mme de Maintenon, Mme Voysin et Mme Desmarets sont mortes, l'une de désespoir de les avoir perdues et d'être supplantée par sa rivale; celle-ci folle de la perte de sa place et de son magot particulier. Bercy, intendant des finances et gendre de Desmarets, qui faisait tout sous lui, fut chassé en même temps sans retour, avec l'acclamation publique.

Il fut réglé que le conseil de conscience se tiendrait à l'archevêché, et tous les autres en divers appartements du vieux Louvre, qu'on fit accommoder et meubler. Mais peu à peu le maréchal de Villars usurpa de tenir celui de guerre fort souvent chez lui, et à son exemple le maréchal d'Huxelles, que les autres chefs ne suivirent pas.

Je ne m'arrêterai pas aux prétentions, aux entreprises, aux usurpations, aux tracasseries du duc de Noailles entre le conseil des finances et les autres conseils, des conseils des uns aux autres, et des membres de chacun entre eux, pour lasser et eux et M. le duc d'Orléans, fatiguer le public, les rende incommodes et ridicules, et les faire tomber dans les vues qui ont été expliquées; cela serait trop long et ennuyeux. Mais il faut parler du général.

M. le Duc, M. le duc du Maine et le comte de Toulouse ne voulurent point d'appointements. Le chancelier, le maréchal de Villeroy, Torcy, La Vrillière, Pontchartrain, conservèrent les leurs sans innovation, et on ne donna rien au cardinal de Noailles, au procureur général ni à l'avocat général. Harcourt, Besons, l'évêque de Troyes et moi, pour la régence, les chefs des conseils, les ducs de Noailles, de Guiche et le maréchal d'Estrées, eûmes vingt mille livres d'appointements, et les membres des conseils dix mille livres, les secrétaires six mille livres.

Il fut réglé que les conseils tiendraient aussi souvent qu'il serait nécessaire, à la discrétion des chefs, et que les chefs auraient chacun un jour de chaque semaine, ou davantage quand il serait nécessaire, pour venir rapporter les affaires de son conseil en celui de régence, où il ne rapporterait pas son avis particulier, mais celui de la pluralité des voix de chaque délibération de son conseil, et leurs jours aussi pour travailler seuls avec le régent. Il fut décidé que les chefs ou présidents des conseils ne seraient dans le conseil de régence que pour les affaires de leurs conseils, et qu'ils en sortiraient dès qu'elles seraient finies, où ils auraient leurs voix, quoique le conseil ne levât pas, et qu'ils couperaient les membres de la régence, quant à la séance, suivant leur rang entre eux; mais qu'ils s'y mettraient en la dernière place, s'ils n'étaient point ducs ou officiers de la couronne; et à l'égard de l'opinion, qu'en quelque place qu'ils fussent ils opineraient les premiers de tous à la suite de leur rapport. Les dues, comme partout, eurent la préséance, et les officiers de la couronne après eux, les uns et les autres suivant leur ancienneté de dignité; et entre les ducs, que la pairie y aurait la préséance, parce que cette séance tenait plus des fonctions d'État et de la couronne que des cérémonies de cour.

Ils ne disputèrent pas, pour ne rien innover, la préséance usurpée du chancelier au conseil, en sorte que Voysin y fut toujours au-dessous immédiatement, et sans intervalle, du duc du Maine d'un côté, et moi pareillement de l'autre du comte de Toulouse. Chacun était ainsi par rang, à droite ou à gauche, et on opinait comme on était assis, le dernier du conseil opinant après le rapporteur, et tous les autres l'un après l'autre, en remontant, et M. le duc d'Orléans le dernier.

Les sièges furent égaux pour tout le monde dans tous les conseils. Celui de régence n'eut que des ployants, le régent comme les autres, parce que le roi était censé y être, et que son fauteuil vide était au bout de la table longue, seul. Le régent à droite, en retour à la première place, M. le Duc vis-à-vis de lui. Au bas bout, vis-à-vis le fauteuil du roi, étaient Pontchartrain et La Vrillière.

Aucun de tous les conseils ne prêta de serment, sur le fondement que les ministres d'État n'en prêtaient point, et aucun de ceux du conseil de régence n'eut de patente ni de lettre du roi ou du régent pour y entrer, parce que les ministres d'État n'en ont point. Mais comme ils ne se peuvent présenter au conseil qu'ils ne soient avertis à chaque fois d'y venir de la part du roi, par l'huissier de son cabinet, les membres de la régence le furent ainsi la première fois; et au premier conseil de régence, M. le duc d'Orléans intima celui d'après, et ainsi de l'un à l'autre, et on n'avertit plus j parce qu'il y aurait eu trop à courir, sinon pour des conseils extraordinaires et imprévus auxquels on ne pouvait s'attendre.

Le régent arrivé, on n'attendait personne sans exception; si on arrivait le conseil commencé, ce qui était rare, on entrait et on s'approchait de la table derrière; le régent vous disait de prendre place, qui dans ces cas était laissée vide, et on la prenait avec un mot d'excuse.

Aucun conseil ne s'était encore assemblé qu'il y eut une rare difficulté pour celui des finances, tant les prétentions, pour ridicules qu'elles puissent être, prennent de force du mépris qu'on en fait, quand on se contente du mépris, sans les proscrire, comme fit le roi, qui se contenta de se moquer de la chimère des conseillers d'État, mise pour la première fois en avant, de ne céder qu'aux gens titrés, lors de la signature du traité de Bade, et de châtier La Houssaye, nommé troisième ambassadeur, avec le maréchal de Villars: et le comte du Luc, en y envoyant Saint-Contest au lieu de lui.

Sur ce bel exemple, qui n'en fut jamais un, mais une dérision, comme le roi s'en expliqua alors, les conseillers d'État qui étaient du conseil des finances, et il n'y en avait point dans les autres conseils, prétendirent y précéder le marquis d'Effiat, qui était de leur étoffe à la vérité, mais dont le grand-père était mort chevalier de l'ordre, ambassadeur, surintendant des finances, et par commission de l'artillerie, et maréchal de France. Il était fils du frère aîné de Cinq-Mars, grand écuyer de France, et lui-même était chevalier de l'ordre de la promotion de 1688. Ces messieurs alléguaient qu'aux conseils de Charles IX et d'Henri III, et aux états généraux du règne de ce dernier roi, les conseillers d'État de robe avaient eu la droite sur ceux d'épée qui n'étaient pas ducs ou officiers de la couronne; et ils disaient vrai. Mais ils se gardaient bien d'ajouter que c'était une innovation jusqu'alors inouïe et abrogée par Henri IV, et qui n'a jamais eu lieu depuis, innovation faite par les Guise dans le même esprit qui les engagea à faire établir les charges de l'ordre du Saint-Esprit comme elles le furent, pour favoriser et s'attacher la bourgeoisie qu'ils avaient séduite, ainsi que le clergé, et abattre, en tout ce qu'ils purent, la noblesse qu'ils craignaient et qu'ils haïssaient, comme étant trop attachée au roi et à la couronne, ainsi qu'il y a bien paru par tout le secours qu'en reçut Henri IV, qui lui affermit la couronne sur la tête et qui l'arracha à ces perfides étrangers.

J'arrivai une après-dînée chez le régent, comme il se promenait dans sa grande galerie, entre Canillac et le duc de Noailles, qui discutaient cette belle difficulté de préséance. C'étaient les deux champions de ce qu'ils avaient appelé la noblesse à l'occasion de l'insigne calomnie du duc de Noailles contre moi. Ma surprise fut donc extrême lorsque, m'étant joint à cette promenade, je les entendis tous deux plaider avec chaleur la cause des conseillers d'État contre les gens de qualité non titrés.

Après les avoir écoutés quelque temps, le régent me demanda ce que je disais à cela. Je souris, et répondis que je ne me serait pas attendu à la prétention, moins encore aux avocats que je venais d'entendre. Je remis le fait des Guise que je viens de rapporter, celui du comte du Luc, et je suppliai le régent de se souvenir comment le feu roi et l'universalité du monde avaient pris cette prétention des conseillers d'État. De là je vins au fond de la chose, et je dis qu'en France il n'y avait que trois états; que tous les trois avaient toujours été précédés par les pairs, les ducs et les officiers de la couronne sans nulle difficulté partout, et qui aux états généraux étaient avec le roi sur le théâtre; et en bas les trois états; qu'entre personnes de même état il se pouvait qu'il y eût des prétentions de préséance, mais que d'état à état il n'y en eut jamais en aucun temps; que l'église et la noblesse, la première à droite, l'autre à gauche, étaient assis et couverts, et parlaient en cette sorte en égalité parfaite de l'une à l'autre; qu'au fond de la salle, vis-à-vis du théâtre, était le tiers état, assis, mais découvert, et qui pour parler se mettait à genoux; posture qui en est restée à tout le parlement, et au premier président comme aux autres membres, parlant aux lits de justice, parce que tout magistrat, quel qu'il soit de naissance, est du tiers état par sa magistrature; que les conseillers d'État étaient de robe et magistrats, par conséquent aussi du tiers état, d'où il résultait qu'entre conseillers d'un même conseil, le tiers état devait céder aux deux premiers; d'où il était clair que la prétention des conseillers d'État de robe était sans aucun fondement contre le marquis d'Effiat. Ce raisonnement, auquel Noailles et Canillac ne s'étaient pas apparemment attendus, leur ferma la bouche, et à M. le duc d'Orléans aussi.

J'ajoutai, après un moment de silence, que je parlais contre mon intérêt, puisque la prétention que je venais de combattre allait à mettre un étage de gens dans la personne des conseillers d'État de robe, entre les ducs et officiers de la couronne et les gens de qualité, mais que la vérité devait toujours être la plus forte, et que je ne comprenais pas la patience de Son Altesse Royale de souffrir des disputes aussi ineptes, et dont la tolérance et le délai à les finir, comme elles le doivent être, donnerait lieu à cent autres, dont l'impertinence ferait honte et troublerait tout. Noailles et Canillac n'osèrent en attendre davantage, ne répondirent pas un mot, et s'en allèrent.

Le rare est que les gens de qualité ignorèrent leur conduite à cet égard, ou la voulurent ignorer ainsi que la mienne, et que la robe leur sut et à moi tout le divers gré que nous méritâmes d'elle là-dessus.

Resté seul avec le régent, je le pressai de décider. Ces deux hommes qui avaient peur de tout, et lui aussi, l'avaient effarouché sur la robe. Il me proposa l'expédient de faire d'Effiat vice-président pour précéder à ce titre. Je lui représentai, en général, les inconvénients des mezzo termine, qui sont les pères des plus folles prétentions et qui ne sont jamais qu'en faveur de ceux qui ont tort et contre ceux qui ne peuvent perdre en jugement définitif, et en particulier, l'indécence et le danger de tolérer une prétention absurde, dont le succès en ferait naître de toutes les couleurs. Je le laissai dans sa bonne amie l'irrésolution et l'indécision, après avoir parlé d'autres affaires.

Deux jours après, qui se passèrent en ridicules négociations, les conseillers d'État, qui ne demandaient pas mieux que d'en sortir avec un titre qui réalisât leur prétention, eurent la bonté de consentir de céder au titre de vice-président; ce qui était s'assurer la préséance sur tout autre homme de qualité qui pourrait entrer au conseil de finances, etc. Le régent reçut cette complaisance avec gratitude, et d'Effiat fut déclaré vice-président.

Ce que j'avais prédit au régent arriva, et il vaut mieux le raconter tout de suite que d'en interrompre des matières plus importantes. Il fut réglé que les procès évoqués au roi, qui se voient dans un bureau du conseil des parties, les affaires des prises qui se voient au conseil des prises, et maintenant de marine, quelques-unes de finances qui étaient contentieuses ou qui demandaient un règlement, toutes choses usitées sous le feu roi, se rapporteraient comme de son temps, devant lui, c'est-à-dire alors au conseil de régence, à quoi on ajouta certaines affaires du conseil de guerre, comme étapes, etc., et autres genres de règlements concernant les troupes.

Sous le feu roi, le bureau du conseil des parties, qui avait vu une affaire évoquée devant lui, entrait tout entier au conseil où étaient le roi et ses ministres, et le maître des requêtes, qui avait rapporté l'affaire au bureau du conseil des parties, la rapportait devant le roi. Les conseillers d'État de ce bureau opinaient tous quatre ou cinq après lui, puis les ministres, et le roi jugeait en se rendant toujours ou presque toujours à la pluralité des voix. Pour les affaires des prises, il y avait sous le feu roi un conseil des prises, composé de quelques conseillers d'État, qui se tenait chez M. le comte de Toulouse quand il y avait matière, lequel entrait après au conseil du roi seul, avec le maître des requêtes qui avait rapporté chez lui, et qui rapportait devant le roi et ses ministres, le comte de Toulouse présent et opinant, et se retirant avec le rapporteur dès que l'affaire était jugée. À l'égard de celles de finances dont on vient de parler, le contrôleur général en chargeait un maître des requêtes à son choix, qui entrait seul au conseil du roi un jour de conseil des finances, et qui rapportait l'affaire. Dans tous ces conseils, tout ce qui y entrait y était assis, excepté le maître des requêtes rapporteur qui rapportait debout. Il fut donc réglé que cela se passerait de même à la régence, et qu'à l'égard des affaires du détail de la guerre, dont on vient de parler, elles seraient rapportées au conseil de régence par l'un des deux maîtres des requêtes de ce conseil, Le Blanc et Saint-Contest.

Pour ne rien laisser en arrière sur les conseils du feu roi, il faut ajouter que le seul conseil des dépêches était tout différent des autres. La matière en était les disputes ou les règlements à faire dans les provinces et dans les villes, qui était proprement celle des départements des provinces des secrétaires d'État, qui, étant bien aises de s'en rendre les maîtres, en disaient un mot le matin au roi à l'issue de son lever, puis expédiaient comme ils voulaient; ce qui rendait ces conseils plus rares, sous prétexte de soulager le roi. Mais il y avait aussi telle nature de ces affaires, ou telles personnes qui s'y trouvaient intéressées, que les secrétaires d'État ne pouvaient crosser de la sorte, et qui se rapportaient au conseil des dépêches. Il y avait aussi des natures d'affaires contentieuses qui s'y rapportaient aussi par le secrétaire d'État du département duquel elle venait, ou, si elle n'était d'aucun plus que d'un autre, par un des secrétaires d'État nommé pour cela par le roi, très rarement par un maître des requêtes nommé par le chancelier, lequel seul d'extraordinaire entrait un jour de conseil de dépêches; et il y en avait un de règle tous les quinze jours. En ces conseils des dépêches, il n'y avait d'assis que les fils de France, le chancelier et le duc de Beauvilliers. Les quatre secrétaires d'État y demeuraient toujours debout, même M. de Croissy, tout goutteux et tout président à mortier au parlement de Paris qu'il était, et ils y rapportaient tout de suite chacun leurs affaires, suivant entre eux leur ancienneté de secrétaires d'État. S'il y avait un maître des requêtes rapporteur, les quatre secrétaires d'État y demeuraient également debout, et y opinaient. Le contrôleur général n'y entrait point s'il n'était aussi secrétaire d'État, et alors debout comme ses trois autres confrères. Ce conseil des dépêches devint proprement celui des affaires du dedans du royaume, que d'Antin duc et pair venait seul rapporter, ou, si c'était un procès évoqué, un maître des requêtes de ce conseil qui l'y avait rapporté; ainsi la forme unique de ce conseil des dépêches ne put avoir lieu depuis l'établissement du conseil de régence et des autres conseils.

On fut bien étonné la première fois qu'un maître des requêtes eut à rapporter au conseil de régence, qu'il déclara au chancelier qu'il prétendait rapporter assis, ou que tout ce qui n'était ni duc, ni officier de la couronne ou conseiller d'État, se tint debout tant qu'il serait lui-même debout. Ce fut une suite de la mollesse du régent dans la prétention des conseillers d'État de précéder Effiat. On se récria; on hua; mais il n'en fut autre chose; le régent n'eut pas la force de commander. On eut recours aux conseillers du parlement qui étaient dans les conseils; ils répondirent qu'ils ne prétendaient pas moins que les maîtres des requêtes. On fut donc réduit à faire tout rapporter par les chefs ou les présidents des conseils, qui, excepté d'Antin, qui y excella, n'y étaient pas propres. Je raconterai là-dessus deux aventures qui montreront combien les affaires en souffrirent.

Le maréchal de Villars, qui griffonnait à ne pouvoir être lu de personne, vint au conseil de régence avec un règlement de quarante ou cinquante articles que le conseil de guerre avait fait sur les étapes, les magasins, la marche des troupes par le royaume, et divers détails qui les concernaient. Il en fit la lecture par articles, sur chacun desquels on opina à mesure qu'il les lisait, et on fit divers changements à plusieurs qu'il écrivit aussi à mesure à la marge. Quand tout fut achevé, M. le duc d'Orléans dit au maréchal de Villars de relire le tout par article, avec chacun la note qu'il y venait de mettre, pour qu'on vit si tout était bien, et s'il n'y avait plus rien à changer ou à y ajouter. Le maréchal, qui était auprès de moi, prit donc son papier, lut un article, mais quand ce fut à la note, le voilà à regarder de près, à se tourner au jour d'un côté, puis de l'autre, enfin à me prier de voir si je pourrais la lire. Je me mis à rire, et à lui demander s'il croyait que j'en pusse venir à bout quand lui-même ne pouvait lire sa propre écriture, et qu'il venait d'écrire tout présentement. Tout le monde en rit sans qu'il en fût le moins du monde embarrassé. Il proposa de faire entrer son secrétaire qui était, disait-il, dans l'antichambre, et qui savait lire son écriture, parce qu'il y était accoutumé. Le régent dit que cela ne se pouvait pas, et chacun se regarda en riant, sans savoir par où on en sortirait. À la fin le régent dit qu'il n'y avait qu'à recommencer, comme si on n'avait rien fait, et m'ordonna de prendre la plume pour écrire les notes à mesure qu'on opinerait de nouveau sur chaque article, ce qui doubla la longueur de cette affaire. Il est vrai que ce ne fut que du temps ridiculement perdu. Mais l'inconvénient était bien plus fâcheux quand, par de mauvais rapports d'affaires longues et embarrassées, on n'était pas mis en état de les bien entendre, par conséquent de les bien décider.

L'autre histoire y a plus de rapport, et la voici: le maréchal d'Estrées rapportait au conseil de régence tout ce qui y passait du conseil de marine, et La Vrillière le comparait plaisamment, mais trop justement, à une bouteille d'encre fort pleine, qu'on verse tout à coup, et qui tantôt ne fait que dégoutter, tantôt ne jette rien, tantôt vomit des flaques et de gros bourbillons épais. Comme il commençait un jour le rapport d'une affaire de prise fort embarrassée, le comte de Toulouse qui s'était fort appliqué aux affaires de sa charge, et dont l'esprit était juste, exact, concis, et lui-même fort judicieux, me dit que je n'entendrais rien au rapport du maréchal d'Estrées, que cependant l'affaire était importante, et méritait d'être bien entendue, et qu'il me l'allait rapporter à l'oreille tandis que le maréchal parlerait. Je l'entendis donc assez clairement pour être en connaissance de cause de l'avis du comte de Toulouse, mais non avec assez d'instruction pour bien appuyer mon opinion, d'autant que le comte de Toulouse me parlait encore, lorsque ce fut à mon autre voisin à opiner. Quand ce fut à moi je dis au régent que M. le comte de Toulouse me venait d'expliquer si clairement l'affaire tandis qu'on la rapportait, que je l'entendais assez distinctement pour être de l'avis dont serait M. le comte de Toulouse, mais non assez pour m'en assez expliquer. Le régent se mit à rire, et à dire qu'on n'avait jamais opiné de la sorte ; je répondis, en riant aussi, que s'il ne voulait pas prendre mon avis ainsi, il eût la bonté de compter pour deux celui de M. le comte de Toulouse, et la chose passa ainsi. On sut bientôt quel il était, car il n'y avait jamais que le chancelier à opiner entre lui et moi.

Je pris cette occasion le lendemain pour remontrer à M. le duc d'Orléans le préjudice essentiel qui arrivait aux affaires de l'opiniâtreté des maîtres de requêtes, et de sa mollesse à la souffrir. Je n'y gagnai rien.

Je crois que le chancelier soutenait sourdement cette prétention par malice, et ce qui m'en persuada mieux, c'est que dès qu'il fut mort, et que d'Aguesseau fut chancelier, tout idolâtre qu'il fût de la robe, il la fit cesser, et les maîtres des requêtes vinrent rapporter debout tout ce qu'on voulut au conseil de régence, sans plus parler d'y être assis ni d'y faire lever personne. Mais à l'égard des conseillers d'État, lorsque pour un procès évoqué devant le roi, c'est-à-dire au conseil de régence, le bureau du conseil des parties, qui avait vu l'affaire, venait au conseil de régence avec le rapporteur. Ces conseillers d'État s'y mettaient après les maréchaux de France, et au-dessus des autres de la régence, le rapporteur maître des requêtes rapportant debout.

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