1716
Vie, journées et conduite personnelle de M. le duc d'Orléans. — Le régent impénétrable sur les affaires dans la débauche, même dans l'ivresse. — Ses maîtresses. — Roués de M. le duc d'Orléans. — Énormités ecclésiastiques. — Démêlé des cours de Rome et de Turin sur le tribunal de la monarchie de Sicile. — Naissance de don Carlos, roi des Deux-Siciles. — Prince palatin électeur de Trèves. — Cabale qui, par intérêts particuliers, attache pour toujours le régent à l'Angleterre. — M. le duc d'Orléans n'a jamais désiré la couronne, mais le règne du roi et par lui-même. — Je propose au régent l'indissoluble et perpétuelle union avec l'Espagne, comme le véritable intérêt de l'État, dont la maison d'Autriche et les Anglais sont les ennemis essentiellement naturels. — Stralsund pris. — Le roi de Suède échappé et passé en Suède.
Mme la duchesse de Berry rendait avec usure à M. son père les rudesses et l'autorité qu'elle éprouvait de Rion, sans que la faiblesse de ce prince en eut moins d'assiduité, de complaisance, il faut le dire, de soumission et de crainte pour elle. Il était désolé du règne public de Rion et du scandale de sa fille, mais il n'osait en souffler, et si quelquefois quelque scène également forte et ridicule entre l'amant et la princesse avait percé en public, M. le duc d'Orléans osait en faire quelque représentation, il était traité comme un nègre, boudé plusieurs jours, et bien empêché comment faire sa paix. Il n'y avait jour qu'ils ne se vissent, le plus souvent au Luxembourg. Il est temps de parler un peu des occupations publiques et particulières du régent, de sa conduite, de ses parties, de ses journées.
Toutes les matinées étaient livrées aux affaires, et les différentes sortes d'affaires avaient leurs jours et leurs heures. Il les commençait seul avant de s'habiller, voyait du monde à son lever, qui était court et toujours précédé et suivi d'audiences auxquelles il perdait beaucoup de temps; puis ceux qui étaient chargés plus directement d'affaires le tenaient successivement jusqu'à deux heures après midi. Ceux-là étaient les chefs des conseils, La Vrillière, bientôt après Le Blanc dont il se servait pour beaucoup d'espionnages, ceux avec qui il travaillait sur les affaires de la constitution, celles du parlement, d'autres qui survenaient; souvent Torcy pour les lettres de la poste; quelquefois le maréchal de Villeroy pour piaffer; une fois la semaine, les ministres étrangers; quelquefois les conseils; la messe dans sa chapelle en particulier, quand il était fête ou dimanche. Les premiers temps il se levait matin; ce qui se ralentit peu à peu, et devint après incertain et tardif, suivant qu'il s'était couché. Sur les deux heures ou deux heures et demie, tout le monde lui voyait prendre du chocolat; il causait avec la compagnie. Cela durait selon qu'elle lui plaisait; le plus ordinaire en tout n'allait pas à demi-heure. Il rentrait et donnait audience à des dames et à des hommes, allait chez Mme la duchesse d'Orléans, puis travaillait avec quelqu'un ou allait au conseil de régence; quelquefois il allait voir le roi, le matin rarement, mais toujours matin ou soir, avant ou après le conseil de régence, et l'abordait, lui parlait, le quittait avec des révérences et un air de respect qui faisait plaisir à voir, au roi lui-même, et qui apprenait à vivre à tout le monde.
Après le conseil, ou sur les cinq heures du soir, s'il n'y en avait point, il n'était plus question d'affaires; c'était l'Opéra ou Luxembourg, s'il n'y avait été avant son chocolat, ou aller chez Mme la duchesse d'Orléans où quelquefois il soupait, ou sortir par ses derrières, ou faire entrer compagnie par les mêmes derrières, ou si c'était en belle saison, aller à Saint-Cloud ou en d'autres campagnes, tantôt y souper, tantôt à Luxembourg ou chez lui. Quand Madame était à Paris, il la voyait un moment avant sa messe; et quand elle était à Saint-Cloud, il allait l'y voir, et lui a toujours rendu beaucoup de soins et de respect.
Ses soupers étaient toujours en compagnie fort étrange. Ses maîtresses, quelquefois une fille de l'Opéra, souvent Mme la duchesse de Berry, et une douzaine d'hommes, tantôt les uns, tantôt les autres, que sans façon il ne nommait jamais autrement que ses roués. C'était Broglio, l'aîné de celui qui est mort maréchal de France et duc; Nocé; quatre ou cinq de ses officiers, non des premiers; le duc de Brancas, Biron, Canillac, quelques jeunes gens de traverse, et quelques dames de moyenne vertu, mais du monde; quelques gens obscurs encore sans nom, brillant par leur esprit ou leur débauche. La chère exquise s'apprêtait dans des endroits faits exprès, de plain-pied, dont tous les ustensiles étaient d'argent; eux-mêmes mettaient souvent la main à l'œuvre avec les cuisiniers. C'était en ces séances où chacun était repassé, les ministres et les familiers tout au moins comme les autres, avec une liberté qui était licence effrénée. Les galanteries passées et présentes de la cour et de la ville sans ménagement; les vieux contes, les disputes, les plaisanteries, les ridicules, rien ni personne n'était épargné. M. le duc d'Orléans y tenait son coin comme les autres, mais il est vrai que très rarement tous ces propos lui faisaient-ils la moindre impression. On buvait d'autant, on s'échauffait, on disait des ordures à gorge déployée, et des impiétés à qui mieux mieux, et quand on avait bien fait du bruit, et qu'on était bien ivre, on s'allait coucher, et on recommençait le lendemain. Du moment que l'heure venait de l'arrivée des soupeurs, tout était tellement barricadé au dehors que quelque affaire qu'il eût pu survenir, il était inutile de tâcher de percer jusqu'au régent. Je ne dis pas seulement des affaires inopinées des particuliers, mais de celles qui auraient le plus dangereusement intéressé l'État ou sa personne, et cette clôture durait jusqu'au lendemain matin.
Le régent perdait ainsi un temps infini en famille et en amusements, ou en débauches. Il en perdait encore beaucoup en audiences trop faciles, trop longues, trop étendues, et se noyait dans ces mêmes détails que, du vivant du feu roi, lui et moi lui reprochions si souvent ensemble. Je l'en faisait quelquefois souvenir ; il en convenait, mais il s'en lassait toujours entraîner. D'ailleurs mille affaires particulières, et quantité d'autres de manutention de gouvernement qu'il aurai pu finir en une demi-heure d'examen le plus souvent, et décider net et ferme après, il les prolongeait, les unes par faiblesse, les autres par ce misérable désir de brouiller, et cette maxime empoisonnée qui lui échappait quelquefois comme favorite : Divide et impera ; la plupart par cette défiance général de toutes choses et de toutes personnes, et de cette façon des riens devenaient des hydres dont lui-même après se trouvait souvent fort embarrassé. Sa familiarité et la facilité de son accès plaisait extrêmement ; mais l'abus qu'on en faisait était excessif. Il allait quelquefois au manque de respect ; ce qui, à la fin, eut des inconvénients d'autant plus dangereux qu'il ne put, quand il le voulut, réprimer des personnages qui l'embarrassèrent plus qu'eux-mêmes ne s'en trouvaient e ne s'en trouvèrent embarrassés. Tels furent Stairs, tels les chefs de la constitution, tels le maréchal de Villeroy, tels le parlement en particulier, et en gros la magistrature. Je lui représentais quelquefois tant de choses importantes à mesure que les occasions s'en offraient ; quelquefois j'y gagnais quelque chose, et je parais des inconvénients ; plus souvent il me glissait de la main après être demeuré persuadé de ce que je lui disais, et sa faiblesse l'entraînait.
Ce qui est fort extraordinaire, c'est que ni ses maîtresses, ni Mme la duchesse de Berry, ni ses roués, au milieu même de l'ivresse, n'ont jamais pu rien savoir de lui de tant soit peu important, sur quoi que ce soit du gouvernement et des affaires. Il vivait publiquement avec Mme de Parabère ; il y vivait en même temps avec d'autres ; il se divertissait de la jalousie et du dépit de ces femmes ; il n'en était pas moins bien avec toutes, et le scandale de ce sérail public, et celui des ordures et des impiétés journalières de ses soupers était extrême, et répandu partout.
Le carême était commencé, et je voyais un affreux scandale ou un horrible sacrilège pour Pâques, qui ne ferait même qu'augmenter ce terrible scandale. C'est ce qui me résolut d'en parler à M. le duc d'Orléans, quoique depuis longtemps je gardasse le silence sur ses débauches par avoir perdu toute espérance là-dessus. Je lui représentai donc que le détroit où il allait tomber à Pâques me paraissait si terrible du côté de Dieu, si fâcheux de celui du monde qui veut bien mal faire, mais qui le trouve mauvais d'autrui et surtout de ses maîtres, que, contre ma coutume et ma résolution, je ne pouvais m'abstenir de lui en représenter toutes les conséquences, sur lesquelles je m'étendis à l'égard du monde ; car de celui de la religion, malheureusement il n'en était pas là. Il m'écouta fort patiemment ; puis me demanda avec inquiétude ce que je lui voulais proposer. Alors je lui dis que c'était un expédient, non pour ôter tout scandale, mais pour le diminuer et empêcher les excès des propos, et même des sentiments auxquels il devait s'attendre, s'il ne le prenait pas, et qui était très aisé. C'était d'aller passer chez lui à Villers-Cotterets les cinq derniers jours de la semaine sainte, e le dimanche et le lundi de Pâques, c'est-à-dire partir le mardi saint, et revenir la troisième fête de Pâques ; n'y mener ni dames ni roués, mais six ou sept personnes à son gré, de réputation honnête, avec qui causer, jouer, se promener, s'amuser, manger maigre où il pouvait faire aussi bonne chère qu'en gras, ne point tenir de mauvais propos à table, et ne la pas allonger par trop ; aller le vendredi saint à l'office, et le dimanche de Pâques à la grand'messe ; que je ne lui en demandais pas davantage, et qu'avec cela, je lui répondais de tous les discours. J'ajoutai que personne n'ignorait ce que faisaient ou ne faisaient pas des princes de son élévation, par conséquent qu'il n'aurait point fait ses Pâques; mais qu'il y avait toute différence entre ne les faire point tête levée avec un air, qui qu'on pût être, d'insolence et de mépris au milieu de la capitale, sous les yeux de tout le monde, et changer de lieu avec un air de honte, de respect et d'embarras; que le premier fait abhorrer un pécheur audacieux, et révolte contre lui jusqu'aux libertins; le second donne une charitable compassion aux honnêtes gens, et arrête toutes les langues. Je m'offris de l'accompagner en ce voyage, s'il m'avait agréable, et de lui sacrifier celui que j'avais coutume de faire en ce temps-là tous les ans chez moi, et je lui fis faire réflexion que cette conduite était celle des personnes un peu marquées, qui se trouvaient à Pâques embarrassées de leurs personnes. Je lui fis encore remarquer que les affaires ne souffriraient point de son absence en des jours qui les suspendent toutes, la proximité de Villers-Cotterets, la beauté du lieu, le nombre d'années qu'il ne l'avait vu, et la convenance qu'il y allât faire un tour.
Il prit la proposition à merveille; il s'en trouva soulagé; il ne savait ce que je lui voulais proposer; il n'y trouva rien que d'aisé, même d'agréable, me remercia fort d'avoir pensé à cet expédient, et de vouloir aller avec lui. Nous raisonnâmes sur ceux qu'il pourrait mener; ce qui ne fut pas difficile à trouver, et la chose demeura arrêtée Nous crûmes également lui et moi qu'il ne fallait rien afficher d'avance, et qu'il suffirait qu'il donnât ses ordres dans la semaine de la Passion. Nous en reparlâmes encore une fois ou deux, et il était véritablement persuadé que ce voyage était sage, et qu'il devait le faire. Le malheur était que ce qu'il avait résolu de bon s'exécutait rarement, par le nombre de fripons dont il était environné, et dont c'était rarement l'intérêt ou pour lui plaire, ou pour le tenir de près, ou par des raisons encore plus perverses. C'est ce qui arriva de ce voyage.
Quand je lui en parlai à un jour ou deux du dimanche de la Passion, je trouvai un homme embarrassé, contraint, qui ne savait que me répondre. Je sentis aisément ce qui en était, je redoublai mes efforts, je le pris par l'approbation qu'il y avait donnée; je le défiai de me montrer le plus léger inconvénient de ce voyage; je frappai fortement sur les discours qu'il ferait tenir par l'audace de sauter par-dessus les Pâques, au milieu de Paris; sur l'ennui dans lequel il ne pouvait éviter de tomber pendant les jours saints, s'il y voulait garder quelque mesure, et tout ce qu'il ferait dire contre lui, s'il les passait, comme il faisait les autres jours; enfin je ramassai toutes mes forces pour lui représenter l'exécration d'un sacrilège, toute l'horreur que le monde aurait de lui, tout ce qu'il le mettrait en droit de dire, et la licence avec laquelle toutes les bouches s'en expliqueraient, même les plus libertines, et jusqu'à quel point cette horrible action éloignerait de lui tous les gens de bien, ceux qui se piquaient ou qui sont d'état à l'être, enfin tous les honnêtes gens. J'eus beau dire; je ne trouvai que du silence, du triste, du morne, de misérables raisons que je détruisis toutes, et de la ténuité desquelles je ne remplirai pas ce papier; en un mot, un parti pris au premier mot qu'il s'en était laissé entendre qui avait donné l'alarme aux maîtresses et aux roués. Qu'on ne soit pas surpris si ce mot m'échappe souvent. M. le duc d'Orléans ne leur donnait point d'autre nom, ni lui, ni Mme la duchesse de Berry; Mme la duchesse d'Orléans même en parlant à lui, et tous trois, parlant d'eux à quiconque, ne les appelaient jamais autrement. Cela avait donné le ton, et tout le monde sans exception ne parlait plus d'eux: que par ce terme. Ils craignirent que ce prince ne s'accoutumât à vivre avec d'honnêtes gens, et qu'à son retour ils ne fussent plus admis et seuls à l'ordinaire. Les maîtresses n'eurent pas moins de frayeur, et ce bon groupe fit tant sur un prince facile, que le voyage, dès la première mention, fut absolument rompu. Prenant congé de lui pour m'en aller chez moi, je le conjurai de se contenir au moins pendant les quatre jours saints, c'est-à-dire le jeudi, vendredi, samedi et dimanche, et sur toutes choses de ne pas commettre un sacrilège gratuit où il perdrait du côté du monde qu'il croirait captiver par là, infiniment plus qu'en s'en abstenant, parce que sa vie, la même devant et après, le décèlerait tout aussitôt, et très publiquement.
Je m'en allai là-dessus à la Ferté, espérant du moins avoir paré ce comble. J'eus la douleur d'y apprendre qu'après avoir passé les derniers jours de la semaine sainte moins même qu'équivoquement, quoique avec plus de cacherie, il avait été à la plupart des fonctions de ces jours saints, suivant l'étiquette de feu Monsieur, qui les passait presque toujours à Paris; qu'il était allé le jour de Pâques à la grand'messe à Saint-Eustache, sa paroisse, et qu'en grande pompe il y avait fait ses pâques. Hélas! ce fut la dernière communion de ce malheureux prince, et qui, du côté du monde, lui réussit comme je l'avais prévu. Sortons d'une si triste matière pour entrer en celle de ce qui se passait au dehors.
Avant d'entrer dans la narration de ce qui regarde les affaires étrangères des premiers mois de cette année, il faut, pour éviter une digression, expliquer une affaire que la cour de Turin eut avec celle de Rome, qui, pour le dire en passant, fait voir jusqu'à quel excès de tyrannie et d'oppression les ecclésiastiques tiennent les laïques qui sont assez simples pour souffrir leurs prétentions se tourner en droit sous le spécieux prétexte de religion, dont les rois ont été souvent les victimes, et qui le seraient encore si on les laissait faire, quoique ces maîtres en Israël trouvent bien écrit dans l'Évangile que la domination leur est très précisément défendue par Jésus-Christ, et qu'il leur dise que son royaume n'est pas de ce monde.
Ces Roger, Normands qui conquirent la Sicile et une partie du royaume de Naples sur les Sarrasins, y régnèrent quelque temps sous le nom de ducs. Leur piété donna la troisième partie des revenus de la Sicile en fondations d'évêchés, d'hôpitaux, de monastères, et ils voulurent bien, par dévotion de ce temps-là, faire relever leur conquête du saint-siège. Mais en princes avisés, ils y mirent des conditions que les papes se trouvèrent heureux d'accepter et de confirmer de la manière la plus solide: la première, qu'il fut consenti de part et d'autre que le pape l'érigerait en royaume, et les en reconnaîtrait rois héréditaires pour leur postérité; l'autre fut pour parer à ce que ces princes voyaient pratiquer partout où les papes et les ecclésiastiques le pouvaient, qui dans ces temps d'ignorance usurpaient tout par la terreur de l'excommunication. Ces princes, qui ne songèrent qu'au solide et à demeurer vraiment maîtres chez eux, passèrent l'honneur au pape, moyennant quoi il fut convenu qu'il y aurait en Sicile un tribunal perpétuellement subsistant, dont les membres, tous laïques, seraient toujours à la nomination, disposition et en la main des rois de Sicile, uniquement, sans autre attache ni dépendance, lequel, en vertu du privilège bien nettement expliqué qu'il recevrait du pape une fois pour toutes, et irrévocablement en toutes ses parties, et sans jamais être sujet en aucun cas possible à renouvellement ni à confirmation, jugerait en dernier ressort souverainement et sans appel de toutes les causes ecclésiastiques quelles qu'elles pussent être, soit entre laïques e ecclésiastiques, soit entre ecclésiastiques en tous cas civils et criminels, excommunications et autres censures, même de la personne des archevêques, évêques, prêtres, moines, chapitres, tant civilement que criminellement, tant en première instance que par appel, sans pouvoir jamais être soumis en aucun cas à rendre raison de sa conduite, sinon aux rois de Sicile seuls, ni être encore moins sujets pour quelque cause que ce pût être, à citations, censures ni excommunications, ni troublés en sorte quelconque en leurs fonctions par Rome, ni par qui que ce pût être. Avec ce sage et puissant correctif, les immunités et privilèges du clergé furent admis en Sicile; et depuis ces temps reculés ce tribunal, qu'on appelle de la monarchie, a continuellement et entièrement subsisté, joui et usé de toute l'étendue de sa juridiction.
Il arriva, dans l'été précèdent qu'un fermier de l'évêque d'Agrigente porta des pois chiches au marché pour les vendre. Des commis aux droits de M. de Savoie, roi de Sicile, pour lors reconnu et en possession par le dernier traité de paix de Ryswick [30] , voulurent faire payer à l'ordinaire pour l'étalage. Le fermier, sans dire qui il était les envoya promener, et par cette conduite se fit saisir ses pois chiches. Fier de l'immunité ecclésiastique qui affranchit de tous droits, il alla trouver son maître qui, sans autre information ni délai aucun, fulmina une excommunication. Les commis n'apprirent que par là, à qui ces pois chiches appartenaient, les rapportèrent tout aussitôt, se plaignirent de ce que le fermier n'avait daigné finir la querelle d'un seul mot en disant qui il était, et à qui ces pois chiches appartenaient. Une réponse et une défense si raisonnable ne put satisfaire l'évêque. Il demeura ferme, et menaça de pis si ces commis n'en passaient par tout ce qu'il lui plairait, et comme il voulut beaucoup exiger d'eux, ils n'osèrent rien promettre sans l'ordre de leurs supérieurs. Ceux-ci tentèrent vainement d'apaiser l'évêque; ils n'en reçurent qu'une nouvelle excommunication. Le tribunal de la monarchie trouva que c'était bien du bruit pour des pois chiches rendus dès qu'on avait su à qui ils appartenaient, et il essaya de terminer doucement cette affaire.
Ce tribunal incommodait extrêmement la cour de Rome, qui n'avait jamais pu y donner atteinte par la jalouse attention des souverains de la Sicile à le maintenir dans tout son entier. Un duc de Savoie devenu roi seulement de Sicile, parut à Rome plus aisé à entamer que ses puissants prédécesseurs jusqu'alors. Ainsi la cour de Rome s'aigrit à dessein, et tant fut procédé que l'évêque d'Agrigente excommunia le tribunal de la monarchie, quoique juge de sa personne et de ses excommunications, et soumis à aucune. Le coup parti, le modeste prélat se jeta dans une barque qu'il avait toute prête, et passa la mer de peur de la prison. Le tribunal de la monarchie ne souffrit pas patiemment une entreprise si folle; mais les autres évêques, animés par la cour de Rome, ou l'évêque d'Agrigente avait été reçu à bras ouverts, la soutinrent, en sorte que, quelque temps après, tous les diocèses de Sicile furent mis en interdit et les fulminations redoublées. Tous les évêques s'enfuirent en même temps delà la mer, et y furent bientôt suivis par une innombrable multitude de prêtres et de moines pour se mettre à couvert de la prison et des autres peines infligées aux prêtres et aux moines qui voulaient observer l'interdit.
Rome ne fut pas peu embarrassée de l'inondation de tant de peuple sacré, réduit à la mendicité par la saisie exacte du temporel de ses biens tant patrimoniaux qu'ecclésiastiques, qui ne pouvaient subsister que des libéralités de celui qui causait leur proscription, et qui avait mis le comble à leur misère par ses censures confirmatives. La vigueur avec laquelle toute la Sicile se soutenait et se tenait unie contre une tyrannie si violente et si hors d'exemple depuis plusieurs siècles lit d'autant plus regretter l'embarquement qu'il était demeuré en Sicile assez de prêtres, même de religieux sages et fidèles, pour que le service divin s'y continuât partout, et que les puissances de la communion romaine commencèrent à lui montrer, surtout la France, par les procédures et l'arrêt du parlement de Paris rendu à ce sujet, qu'elles regardaient l'affaire de Sicile comme commune avec elles.
Les jésuites qui ont de grands biens et de superbes maisons en Sicile, comme par toute l'Italie, et il faut dire partout, excepté en France, se roidirent tous à demeurer en Sicile, à y observer rigoureusement l'interdit, et à en animer l'observation exacte de toutes leurs forces. Le roi de Sicile, qui sentit la conséquence dangereuse de cette audacieuse conduite, envoya secrètement ses ordres au comte Maffei qu'il y avait laissé vice roi, duquel il est parlé t. XI, p. 239, qui les sut exécuter avec un ordre, un secret et une industrie tout à fait admirable. Il profita de la situation d'une île environnée de la mer de toutes parts, dont les meilleures villes et autres habitations se trouvent ou sur les côtes, ou peu avant dans le pays. En un même matin tous les jésuites, pères et frères, jeunes et vieux, sains ou malades sans exception d'aucun, furent enlevés dans toutes leurs maisons, sur-le-champ jetés dans des voitures, conduits à la mer et embarqués tout de suite, sans leur laisser emporter quoi que ce fût. Les bâtiments qui étaient tout prêts à les recevoir les passèrent sur les côtes de l'État ecclésiastique, où ils les laissèrent devenir ce qu'ils pourraient, sans leur fournir la moindre chose du monde.
On peut juger de l'effet que c e coup fit en Sicile, de l'étonnement de ces religieux, et de l'embarras du pape et de leur général. Où en placer un si grand nombre tout à la fois, et faire vivre ces milliers d'athlètes de leur cause? Pour tout cela, il ne s'en rabattit rien des deux côtés. Mais la chambre apostolique à bout de fournir du pain à ce nombre immense qui fourmillait à Rome et aux environs, et qui n'en avait point d'autre, même les évêques siciliens, que celui que cette chambre leur donnait, on vit un beau jour un édit affiché à Rome qui ordonnai à tous ces proscris de vider la ville sous des peines, et un trois jours sans exception, et sans leur fournir ni leur indiquer de quoi vivre, juste salaire de la sédition, mais qui ne donna pas de réputation à qui tant d'insensés s'étaient abandonnés, et en devenaient les martyre. Maffei cependant faisait garder toutes les côtes avec grand exactitude contre les émissaires et les commerces de Rome, tellement que, lorsque la plupart de ces proscrits abandonnés voulurent enter de retourner en Sicile, l'entrée leur en fut fermée ; [ce] qui acheva de les mettre au désespoir.
La fermeté égale des deux côtés laissa les choses en cet État, sans toutefois que Rome osât attaquer directement le roi de Sicile ni aucun de ses ministres de terre ferme, jusqu'à ce que, par les événements qui se trouveront en leur lieu et que j'ai cru devoir prévenir ici pour achever cette affaire de suite, la Sicile changea de maître et demeura l'empereur, en donnant la Sardaigne au duc de Savoie, pour lui conserver la dignité royale. Alors toute l'affaire ecclésiastique tomba, et Rome se trouva heureuse d'en être quitte pour laisser le tribunal de la monarchie dans la totalité de l'exercice ordinaire de sa juridiction, qu'il ne fut plus parlé de rien de tout ce qui s'était passé à l'importante occasion des pois chiches de l'insolent fermier d'un évêque impudemment et follement séditieux, et que l'empereur, devenu roi de Sicile, ayant de Naples et Milan, voulut bien ignorer une entreprise poussée si loin et aussi destitué de raison, de justice, de la plus légère apparence, mais qui doit être un puissant rafraîchissement de leçon à toutes les puissances temporelles des monstrueux excès de l'ambition ecclésiastique qui, dans tous les temps, ne peut être contenue que par ne lui passer rien du tout, même de plus léger sous aucun prétexte, et une vigilance bien exacte à la tenir dans la plus entière impuissance d'oser seulement songer à s'y livrer.
Pour n'avoir point à retourner sur nos pas, il faut dire que la reine d'Espagne était accouchée, le 20 janvier de cette année, à Madrid de son premier enfant. Ce fut un prince qui reçut le nom de Charles ou don Carlos, qui est( depuis devenu roi de Naples et de Sicile, et que le 20 février, le grand maître de l'ordre Teutonique, coadjuteur de Mayence et frère de l'électeur palatin, fut élu archevêque et électeur de Trèves.
J'ai répandu en divers endroits, suivant que les occasions s'en sont offertes, les caractères des personnages de tous États qui ont eu à entrer dans les matières que j'expose, pour la nécessité ou la curiosité de les bien connaître. C'est donc de ces caractères dont il faut bien se souvenir pour ceux qu'on voit entrer et figurer sur la scène, et avoir présentement recours à ceux du duc de Noailles, de Canillac, de l'abbé Dubois, de Nocé, d'Effiat, de Stairs, même de Rémond, enfin du maréchal d'Huxelles.
On a vu en son lieu le commencement du projet d'Écosse, le voyage secret du Prétendant pour aller s'embarquer en Bretagne, et comment il échappa aux assassins de Stairs, par l'esprit et le courage de la maîtresse de la poste de Nonancourt, enfin l'audace avec laquelle cet ambassadeur se fit rendre les scélérats qui avaient manqué leur coup, et qui avaient été arrêtés à Nonancourt. Ce projet d'Écosse avait été résolu avec le feu roi, et avec le roi d'Espagne qui en voulurent bien faire les grands malheurs du roi Jacques III. La mémoire de ce monarque était trop récente, lors du voyage secret du Prétendant pour s'aller embarquer en Bretagne, pour que la France parût changer de sentiment. On le laissa donc faire, mais sans dessein d'aucun secours, à moins d'y être de Nonancourt ayant rendu l'embarquement suspect en Bretagne, Bolingbroke, qui avait lors la conduite et le secret des affaires du Prétendant, qui était son secrétaire d'État caché à Paris, lui fréta un vaisseau en Normandie où le Prétendant vint s'embarquer, non en Normandie, mais à Dunkerque, où on avait fait passer le vaisseau.
On a vu encore, en parlant de Stairs sur la fin de 1715, que ce ministre anglais ne perdait pas son temps à Paris, et les liaisons utiles à ses vues pour l'avenir qu'il y avait faites. Les moindres, qu'il ne négligeait pas, le conduisirent à de plus importantes. Rémond, bas intrigant, petit savant, exquis débauché, et valet à tout faire, pourvu qu'il fût dans l'intrigue et qu'il pût en espérer quelque chose, avait beaucoup d'esprit, et à force de s'être fourré dans le monde par bel esprit et débauche raffinée, il le connaissait fort bien, et s'attacha de bonne heure à l'abbé Dubois, qui savait faire usage de tout, et à Canillac. Il les captiva tous deux par ses respects et ses adulations, l'abbé par l'intrigue, le marquis par le même goût d'obscure débauche grecque, et par l'admiration de son esprit et de sa capacité. Ravi de se faire de fête, il leur vanta le génie supérieur de Stairs; à Stairs tout l'usage qu'il pouvait tirer d'eux auprès de M. le duc d'Orléans; il fit a chacun, comme en étant chargé, des avances mutuelles, et il fit si bien qu'il les mit en commerce, d'abord de civilité par estime réciproque, qui se tourna bientôt en commerce d'affaires.
Canillac, comme on l'a vu, avec tout son esprit, avait fort peu de sens. Un lumineux, qui éblouissait à force de frapper singulièrement bien sur les ridicules, tenait chez lui la place du jugement; et un flux continuel de paroles, qu'une passion conduisait toujours, et l'envie plus qu'aucune autre, noyait son raisonnement et le rendait presque toujours faux. Stairs, bien instruit par Rémond, n'oublia ni respects ni prostitutions; c'était le faible de Canillac. Les cajoleries continuelles de Stairs le gagnèrent; il ne put résister au plaisir de sentir le caractère d'ambassadeur ployer devant son mérite, et l'audace du personnage s'humilier devant lui. À son tour il admira son esprit, sa capacité, ses vues; la brouillerie ouverte de Stairs avec tout le gouvernement du feu roi fut un autre attrait très puissant pour Canillac, qui haïssait les gens en crédit et en place, le feu roi et tous ceux qu'il y avait mis. Stairs prit grand soin de le cultiver et de le séduire, et bientôt Canillac ne vit plus rien que par ses yeux. Son union avec le duc de Noailles lui fit souhaiter celle de Stairs avec lui. Noailles, qui l'avait conquis par la même voie, qui avait si bien réussi à Stairs, avait pour maxime de ne le contredire jamais et de l'admirer toujours; ainsi la connaissance fut bientôt faite, et de là les raisonnements politiques entre eux.
Pour l'abbé Dubois, la liaison fut bientôt faite; il ne la souhaitait pas moins que Stairs. Stanhope était secrétaire d'État et ministre confident du roi Georges. Il avait autrefois passé quelque temps à Paris; il y avait vu Dubois chez Mme de Sandwich, qui fut beaucoup d'années de suite en France, et qui était en galanterie avec l'abbé. Lui et Stanhope firent grande amitié de voyageur et de débauche; l'abbé le fit connaître à M. le duc d'Orléans, qui le vit familièrement depuis, et l'admit en quelques-unes de ses parties. Stanhope et Dubois se firent faire souvent des compliments par Mme de Sandwich, depuis le retour de Stanhope en Angleterre. Il se trouva à la tête des troupes anglaises en Espagne, lorsque M. le duc d'Orléans et l'abbé Dubois y étaient, où d'armée à armée ils eurent tout le commerce que put permettre l'état d'ennemis. On a vu en son lieu combien le prince et son abbé comptaient sur ce général anglais, dans ce que j'ai rapporté de l'affaire d'Espagne de M. le duc d'Orléans. Un autre Stanhope avait succédé à celui-ci au commandement des troupes en Espagne, dont la catastrophe a été marquée en son temps, et le lord Stanhope, connu de l'abbé Dubois et de M. le duc d'Orléans, était devenu secrétaire d'État. Dubois, à qui l'ambition et le goût de l'intrigue ne laissait point de repos, bâtissait en esprit sur ses anciennes liaisons avec Stanhope. Il voulait pour cela même tourner M. le duc d'Orléans vers le roi Georges; il n'était pas alors en situation auprès de lui d'y réussir; il désirait d'apprivoiser Stairs pour se procurer des occasions de parler d'affaires au régent, et de lui faire valoir leur ancienne connaissance avec Stanhope, et Stairs souhaitait pour le moins autant que Dubois de se familiariser avec lui pour se procurer accès personnel auprès de M. le duc d'Orléans, et lui faire passer par l'abbé Dubois, qu'il s'imaginait en être à portée, quoiqu'il n'y fût point du tout encore, des choses qui feraient plus d'impression d'une autre bouche que de la sienne. Rien n'allait mieux à leurs vues communes, mais réciproquement ignorées, que l'union que Rémond avait procurée, de concert avec Dubois, de Stairs et de Canillac, et de celle que celui-ci avait faite du ministre anglais avec Noailles.
Le triumvirat était déjà formé entre Noailles, Canillac et Dubois, comme je l'ai expliqué sur la fin du règne du feu roi. Dubois, pour ses vues cachées, n'oublia rien pour confirmer Canillac dans son infatuation pour Stairs, et pour y jeter le duc de Noailles. Celui-ci, toujours pris par les nouveautés, et qui était homogène à M. le duc d'Orléans par l'enchantement des voies détournées, eut une forte raison, et peut-être deux, pour se livrer à cette complaisance. Il sentait la sécheresse des finances, et tous les embarras de joindre les deux bouts, et il voyait une grande épargne à refuser tout secours au Prétendant, et à faire échouer une entreprise qu'il aurait fallu soutenir devenant heureuse, et peut-être soudoyer longtemps, et fortement. L'autre raison, que j'imagine peut-être, me regardait. Nous avions vécu trop longtemps confidemment ensemble pour qu'il pût ignorer que j'étais parfaitement jacobite, et très persuadé de l'intérêt de la France à donner à l'Angleterre une longue occupation domestique, qui la mit hors d'état de songer au dehors, et d'empiéter encore le commerce d'Espagne et le nôtre, et que nous n'en avions pas un moindre à n'avoir plus affaire à un roi d'Angleterre, s'il était possible, qui par ses États et ses intérêts en Allemagne était plus Allemand qu'Anglais, et toujours en crainte, en brassière, et tant qu'il pouvait en union avec l'empereur. Peut-être lui était-il revenu que Stairs m'avait tourné inutilement par M. de Lauzun, qui aimait à voir les étrangers, et qui, malgré tout ce qu'il devait, et tout ce qu'il était à la cour de Saint-Germain, aimait tous les Anglais, voyait fort Stairs, mangeaient l'un chez l'autre, et n'avait pu me résoudre à répondre aux avances qu'il me faisait pour Stairs, et à son empressement de nous joindre à dîner ensemble, que par de simples compliments, tels qu'ils ne se peuvent refuser.
Pensant comme je faisais sur l'Angleterre, je ne pouvais goûter une liaison avec son ambassadeur, dont l'audace et la conduite me repoussaient d'ailleurs, bien plus encore depuis l'affaire de Nonancourt. Noailles put donc comprendre qu'avec le secours de Canillac et les manèges de Dubois, il ne serait pas difficile de tourner le régent vers le roi Georges, et qu'en venant à bout, il ne serait pas difficile de me rendre suspect à cet égard, et d'entamer la confiance générale dont Son Altesse Royale m'honorait, en lui persuadant de me faire un mystère de son union avec l'Angleterre. Quoi qu'il en soit de ces raisons, Noailles s'embarqua avec Stairs, tout aussi avant que ses deux amis Canillac et Dubois, et ils persuadèrent M. le duc d'Orléans de se conduire à cet égard par une maxime purement personnelle, conséquemment détestable; Cette maxime était que le roi Georges était un usurpateur de la couronne de la Grande-Bretagne, et, si malheur arrivait au roi, M. le duc d'Orléans serait aussi usurpateur de la couronne de France; conséquemment même intérêt en tous les deux, et raison de se cultiver l'un l'autre, de se conduire au point de se garantir ces deux couronnes mutuellement, et de ne jamais faire aucun pas qui put le moins du monde écarter de ce grand objet, en quoi, ajoutaient-ils, le prince français gagnait tout pour assurer son espérance, tandis que l'Anglais en possession, par cela même n'y gagnait presque rien, d'autant plus qu'il n'avait affaire qu'à un Prétendant sans biens, sans état, sans secours, au lieu que le cas advenant, M. le duc d'Orléans aurait pour compétiteur un roi d'Espagne établi et puissant, et par mer et par terre limitrophe de tous les côtés de la France.
M. le duc d'Orléans avala ce poison présenté avec tant d'adresse par des personnes sur l'esprit, la capacité et l'attachement personnel desquelles il croyait devoir compter, qui toutefois lui prouvèrent bien dans la suite que leur e prit était faux, leur capacité nulle, leur attachement vain et uniquement relatif à eux-mêmes. Ce prince n'avait que trop de pénétration pour apercevoir le piège, et le prodige est ce qui le séduisit: ce fut le contour tortueux de cette politique, et point du tout le désir de régner. Je m'attends bien que si jamais ces Mémoires voient le jour, cet endroit fera rire, en décréditera les autres récits, et me fera passer pour un grand sot, si j'ai cru persuader mes lecteurs, ou pour un imbécile, si je l'ai cru moi-même. Telle est pourtant la vérité toute pure, à laquelle je sacrifie tout ce qu'on pensera de moi. Quelque incroyable qu'elle paroisse, elle ne laisse pas d'être vérité. J'ose avancer qu'il y en a beaucoup de telles ignorées dans les histoires, qui surprendraient bien si on les savait, et qui ne sont ignorées que parce qu'il n'y en a presque aucune qui soit écrite de la première main.
Cette vérité-ci, et plusieurs autres que j'ai vues, m'en persuadent, qui sont trop peu importantes à l'histoire de ce temps pour que je les aie écrites, et d'autres encore dont j'ai inséré ici les principales que j'ai sues de mon père, et qui sont demeurées dans l'oubli, ou qui de Louis XIII, a qui elles appartiennent, ont été transportées au cardinal de Richelieu. Je le répète, et je le dois à la vérité qui règne uniquement dans ces Mémoires, comme on le voit sur M. le duc d'Orléans lui-même par le portrait que j'en ai donné, jamais ce prince n'a désiré la couronne; il a très sincèrement souhaité la vie du roi; il a plus fait, il a désiré qu'il régnât par lui-même, comme on le verra dans la suite. Jamais de lui-même il n'a pensé que le roi pût manquer, ni aux choses qui pouvaient suivre ce malheur, qu'il regardait sincèrement comme tel, et pour lui-même, si jamais il arrivait. Il ne faisait que se prêter aux réflexions qui là-dessus lui étaient présentées, incapable entièrement d'y penser de lui-même, ni aux mesures à prendre sur la considération que cela était possible. Je ne dirai pas que, le cas arrivant, il eût abandonné le droit que lui donnait la renonciation réciproque, garantie de toute l'Europe; mais j'ajoute en même temps que la possession de la couronne y eût eu la moindre part, et que l'honneur, le courage, sa propre sûreté l'aurait eue tout entière: encore une fois, ce sont des vérités que ma très parfaite connaissance, ma conscience et mon honneur m'obligent à rapporter.
Pour achever de suite la matière de cet engagement qui éclaircira tout ce que j'aurai à rapporter de ses suites, ces messieurs ne réussirent pas entièrement dans leur projet à mon égard, si mon soupçon sur le duc de Noailles a été véritable. Le régent ne put me cacher longtemps l'inclination supérieure qu'il avait prise pour l'Angleterre. Je l'approuvai jusqu'à un certain point, pour entretenir la paix dont l'épuisement de la France et un temps de minorité avaient tant de besoin, et pour retenir le trop dangereux penchant du roi Georges vers l'empereur. Mais je ne pus approuver des dispositions à aller plus loin.
Je répétai au régent ce que je lui avais souvent dit, et ce que j'avais plus d'une fois opiné au conseil de régence, que l'intérêt essentiel de l'État était la plus solide et la plus inaltérable union avec l'Espagne; que la même maison et encore presque au premier degré unissait, et qu'aucune prétention ni intérêt véritable ne divisait, dont trois choses confirmaient l'évidence: l'exemple de la maison d'Autriche qui n'avait bâti cette formidable grandeur, si longtemps près de la monarchie universelle, que par l'union de ses deux branches que nul effort n'avait jamais pu séparer; l'extrême frayeur conçue par toute l'Europe d'un fils de France devenu roi d'Espagne, cause unique de la dernière guerre qui a tant coûté à toutes ses puissances; enfin l'avantage infini à tirer pour cette union et pour la mutuelle grandeur de la contiguïté des terres et des mers des deux monarchies qui leur procure réciproquement des facilités que la nature avait refusées aux deux branches d'Autriche, dont elles auraient bien su grandement profiter; que la politique de cette habile maison devait être en ce point le modèle de la notre, et le pôle dont rien, pour spécieux qu'il fût, ne nous devait faire perdre la vue la plus fixe; que cette maxime posée, il fallait compter sur deux choses, et se raidir contre toutes les deux fort diversement, l'une les brouillards d'intérêts particuliers des personnages de cette cour et de celle de Madrid, les fantaisies du roi et de la reine d'Espagne, les travers de leur ministère qu'il fallait esquiver, flatter, cajoler; surtout ne se jamais fâcher; faire revenir à raison avec patience, douceur, amitié; captiver ces têtes qui influaient; se persuader que les cours de Vienne et de Madrid s'étaient souvent donné réciproquement les mêmes embarras domestiques sans qu'ils aient jamais éclaté ni qu'ils les aient refroidies l'une pour l'autre en ce qui était affaires; que nous ne devons pas moins faire qu'elles à cet égard, ni en espérer un moindre succès; enfin, imiter la sagesse des familles particulières, qui ont leurs humeurs, leurs dépits, leurs défauts, mais qui n'en laissent rien apercevoir au dehors, et qui présentent toujours à l'opinion publique une union qui fait leur force, leur crédit, leur considération; l'autre qu'il fallait se bien attendre à tous les ressorts que la politique des autres puissances ne se lasserait point de faire successivement jouer pour parvenir à jeter du froid, puis de la division entre les deux couronnes; que la paix, qui enfin avait terminé la longue, ruineuse et sanglante guerre causée par la succession d'Espagne, n'en avait pas éteint l'extrême jalousie, ni par conséquent amorti le moins du monde la passion de les brouiller et de les désunir; que toutes regardaient ce point comme le but de leur plus grand intérêt et comme un ouvrage auquel leur concert et leur politique ne devait jamais se lasser de travailler; que pour cela tous les partis spécieux, toutes les propositions éblouissantes, toutes les perspectives de crainte et de danger seraient sans cesse employées dans l'une et l'autre cour, même des réalités qui, jusqu'à un certain point, seront offertes et réputées à gain d'être acceptées, sachant bien quel grand intérêt à en retirer; que le moyen de déconcerter tant de suite est d'en avoir soi-même à tenir les yeux bien ouverts, et de refuser toute espèce d'avantage, quelque considérable qu'il pût être offert, qui pourrait entraîner de la division avec l'Espagne; se rendre inaltérable sur ce point capital; se mettre avec l'Espagne sur un pied d'assez de confiance pour s'entre-communiquer toutes ces diverses tentatives et en profiter pour resserrer de plus en plus l'étroite et indissoluble union; que cette conduite avait été celle des deux branches d'Autriche depuis Charles-Quint jusqu'au prédécesseur de Philippe V; que c'est ce qui avait porté leur puissance à un si haut point, et une leçon a prendre dans nos deux branches sans s'en écarter jamais; enfin que la facilité en était d'autant plus grande, qu'il n'y avait rien à craindre pour la sûreté des courriers, et parce que le roi d'Espagne avait le coeur entièrement français.
J'ajoutai, parce que le régent et moi étions tête-à-tête, comme il arrivait presque toujours, qu'après le paquet de son affaire d'Espagne, et sa réconciliation, de plus dans sa position personnelle par rapport aux renonciations, rien ne lui tournerait personnellement plus à bien ou à mal en France et dans le reste de l'Europe, ni avec plus de suites et de conséquences, que de tenir avec l'Espagne la conduite que je proposais, ou une différente. J'appuyai sur ce qu'à Rome, qui dans ces temps-là était encore le centre des affaires, et dans toutes les autres cours, les intérêts des deux branches d'Autriche avaient sans cesse été les mêmes, et jusque dans l'intérieur domestique des affaires de l'empire; que nulle puissance ne pouvait toucher à l'une, que l'autre n'intervint incontinent comme commune en tout et partout, ainsi qu'il avait paru en toutes les guerres et en tous les traités particuliers et généraux, jusque-là que le reste de l'Europe s'était depuis longtemps dépris de songer à les désunir, et n'avait plus pensé qu'à se soutenir contre elles. Que c'était la le modèle que nous avions à suivre si nous voulions prospérer dedans et dehors, et nous élever jusqu'au point de devenir les dictateurs de l'Europe, comme il était arrivé à la maison d'Autriche, même après avoir tacitement renoncé à la monarchie universelle, où elle avait enfin senti qu'elle ne pouvait atteindre.
Je suppliai ensuite le régent de se souvenir que les véritables ennemis de la France étaient la maison d'Autriche et les Anglais. Que la connaissance qu'il avait de l'histoire ne lui présentait autre chose, dans toute sa suite, que cette haine et cette jalousie d'une couronne qui seule pouvait arrêter leur ambition; que cette passion avait pris un nouvel accroissement par la compétence [31] de Charles-Quint et de François Ier, et par les vains efforts de Philippe II, du temps de la Ligue; et depuis, à l'égard de l'Angleterre, par la haine irréconciliable du feu roi pour le prince d'Orange et par le dépit de ce dernier de n'avoir pu l'amortir par vingt ans de soumissions, lequel s'était tourné en rage, de laquelle on avait senti les effets par toute l'Europe, dont il avait excité toutes les puissances; enfin par son invasion d'Angleterre, par la protection que le feu roi avait prise de Jacques II et de sa famille; en dernier lieu par sa reconnaissance de Jacques III, nonobstant le traité solennel de Ryswick, et les conjonctures où il l'avait faite, dont le roi Guillaume avait bien su se servir dans toute l'Europe, et tout mourant qu'il était, l'unir contre la France, et porter à cette occasion la haine des Anglais jusqu'à la rage. Que si une intrigue de femme et de la cour de la reine Anne avait sauvé la France des derniers malheurs par sa séparation d'avec ses alliés, et les traités de paix qui en furent la suite, et elle l'instrument, il fallait bien distinguer une cabale de cour qui y trouva son intérêt pour s'élever sur la ruine de ses ennemis qui auparavant avaient tout pouvoir en Angleterre, d'avec la nation, et même la totalité de la cour.
D'ailleurs la médaille avait tourné par la mort d'Anne et l'arrivée de son successeur en Angleterre, qui avait chassé tous ceux à qui nous devions la paix, remis en place ceux qu'Anne en avait ôtés, et abandonné nos amis à la fureur des whigs, et aux procédures d'un parlement furieux de cette paix, que la cour excitait encore contre eux. De cet exposé je conclus qu'il était insensé de se proposer de lier avec l'Angleterre une amitié véritable qui ne serait jamais que frauduleuse et traîtresse, jamais offerte ou acceptée que dans l'unique vue de diviser la France d'avec l'Espagne, et d'en profiter; que de se rabattre à l'espérance de nouer au moins cette amitié de roi à roi, c'était encore un leurre fort grossier, qui ne pouvait tirer nulle force de celle qui avait été entre le feu roi et Charles II; qu'outre que Charles II était son cousin germain, qu'il avait la reine sa mère établie en France depuis les premiers [malheurs] de Charles Ier, et Madame, sa sœur, épouse de Monsieur, qui avait la confiance et l'amitié personnelle des deux rois, dont elle avait été le lien tant qu'elle avait vécu, et dont la mémoire leur était toujours demeurée chère, on n'avait pas laissé d'avoir grand besoin de soutenir cette amitié par beaucoup d'argent, et par tout le crédit de la duchesse de Portsmouth, dont Charles II était possédé, et qui était française au point de tout confier aux ambassadeurs de France, et de se gouverner uniquement par eux. Et si, malgré une amitié si bien cimentée, vit-on les Anglais forcer la main à leur roi, et le réduire malgré lui à se déclarer contre la France, et s'unir à ses ennemis, dans une conjoncture qui fit abandonner au roi ses vastes conquêtes des Pays-Bas; qu'il y avait donc bien loin d'un roi d'Angleterre tel que Charles II, d'avec le roi Georges, qui ne devait tout ce qu'il possédait de grand qu'à l'empereur, qui l'avait fait électeur, et qui favorisait son occupation des duchés de Brême et de Verden, en pleine paix, sur la Suède, mais sans lui en donner l'investiture pour le contenir par là; et aux Anglais, au feu roi Guillaume, au protestantisme et aux whigs, qui de tous les Anglais haïssent le plus la France, qui n'ont jamais voulu de paix, qui font le procès aux ministres de la reine Anne pour l'avoir procurée, et qui ont été remis par Georges dans toutes les grandes, médiocres et petites charges, et emplois dans toute la Grande-Bretagne, par Georges, dis-je, qui sent que les whigs sont son appui en Angleterre, et l'empereur pour ses États et ses prétentions d'Allemagne, et qui, par de si puissants intérêts, est radicalement incapable d'aucune véritable ni durable liaison avec la France; enfin, que de telles barrières étaient insurmontables par leur nature, bien différente des petits intérêts particuliers des deux cours de France et d'Espagne, des travers de leurs ministres, des fantaisies de Sa Majesté Catholique, d'un roi d'Espagne, oncle paternel du roi, dont le coeur est tout français, et dont l'autorité et le pouvoir est despotique dans sa monarchie, et ne connaît ni formes, ni torys, ni whigs, ni parlements, et dont la religion est la même que la nôtre, et les intérêts homogènes aux nôtres contre toutes les puissances qui n'ont rien oublié pour le détrôner, en particulier les maritimes, rivales jusqu'au transport du commerce de toutes les autres et singulièrement de celui d'Espagne, et du nôtre par notre union avec elle. Enfin que, quelque intimité que, par impossible, on pût supposer entre la France et l'Angleterre, on ne pouvait jamais espérer, pour l'utilité et la grandeur de la première, rien d'approchant de celle qu'il était visible qui résulterait de celle de deux rois si proches, et de même maison, et de deux si puissantes monarchies si parfaitement limitrophes, qui n'ont aucuns intérêts opposés, et de même religion.
Le régent, qui m'avait écouté avec grande attention, n'eut rien à opposer à la force naturelle de ces raisons. Il convint des principes et des faits. Il m'assura aussi que son dessein était de se lier tant qu'il pourrait avec l'Espagne, mais que ce n'était pas une résolution à laisser pénétrer trop avant à l'Espagne même, gouvernée par une reine ambitieuse, et par un ministre très dangereux, qui tournaient le roi d'Espagne tout comme ils voulaient, et très capables d'abuser de cette connaissance; encore moins la trop montrer à l'Angleterre et aux autres puissances, qui s'en refroidiraient pour nous, redoublerait leur jalousie et leurs efforts pour nous diviser d'avec l'Espagne, et leur persuaderait de ne nous jamais considérer que comme ennemis; que ce ménagement était d'autant plus nécessaire que je n'ignorais pas que la grande maxime de la cour de Vienne, surtout depuis la paix de Ryswick, était une liaison indissoluble avec les puissances maritimes, laquelle avait été pareillement fondée entre l'Angleterre et la Hollande par le roi Guillaume, que la jalousie du commerce n'avait pu altérer depuis, et qui trouvaient leur compte dans l'alliance de l'empereur pour nous l'opposer, lequel était le maître de l'empire, et de le faire armer sans autre cause que sa volonté et son intérêt particulier.
Je convins avec le régent de la solidité de la précaution qu'il se proposait, pourvu que ce ne fût que précaution, et qu'il convînt aussi de la nécessité de suivre les maximes que je venais de lui proposer. Il m'assura beaucoup que c'était sa ferme intention; et la conversation finit de la sorte, en me remontrant avec combien de mystère et de mesure il devait aider le Prétendant débarqué en Écosse, et cacher les secours qu'il lui donnerait sous les plus épaisses ténèbres, à moins d'un succès rapide et inespéré.
Il m'apprit en même temps que les Danois et les Prussiens avaient enfin pris Stralsund qu'ils assiégeaient depuis longtemps, mais que le roi de Suède, qui depuis son retour de Bender s'était jeté dedans, avait échappé il leur vigilance, et était passé en Suède.