1716
Soupçons et propos publics contre la reine d'Espagne et Albéroni. — Dégoût et licence del Giudice. — Triste état et emploi des finances. — Dégoût d'Albéroni sur Hersent. — Incertitudes d'Albéroni au dehors. — Le Prétendant tire quelques secours de lui, se retire à Avignon faute d'autre asile. — Les puissances maritimes offrent des vaisseaux à l'Espagne. — Leur intérêt. — Indiscrète réponse d'Albéroni. — Plaintes. — Frayeur de l'Italie du Turc et de l'empereur. — Albéroni trompe Aldovrandi, attrape les décimes et se moque de lui. — Ses vues. — Offres de l'Angleterre à l'Espagne contre la grandeur de l'empereur en Italie. — L'Angleterre se plaint d'Albéroni et le dupe sur l'empereur. — Le roi d'Angleterre veut aller à Hanovre. — Wismar rendu. — Frayeur des Hollandais de l'empereur. — Hauteurs partout des Impériaux. — Vues et adresses des Hollandais. — Hardiesse et scélératesse de Stairs. — Imprudence du régent. — Sagesse de Cellamare. — Canal de Mardick. — Naissance d'un fils à l'empereur. — Folle catastrophe de Langallerie. — Scélératesse ecclésiastique et temporelle de Bentivoglio. — Situation et inquiétudes d'Albéroni. — Parlements d'Angleterre rendus septénaires. — Vue et conduite des ministres anglais et de la Hollande à l'égard de la France et de l'empereur. — Albéroni inquiet se prête un peu à l'Angleterre. — Ses haines, ses fourberies, ses adresses, son insolence. — Albéroni veut savoir à quoi s'en tenir avec l'Angleterre; ne tire de Stanhope que du vague, dont Monteléon voudrait que l'Espagne se contentât. — Souplesses de l'Angleterre pour l'Espagne. — Friponnerie et faussetés de Stanhope pour se défaire de Monteléon, qu'il trouvait trop clairvoyant. — Albéroni, dupe de Stanhope et même de Riperda, ne songe qu'au chapeau. — Triste état du gouvernement d'Espagne. — Scandaleux pronostics du médecin Burlet sur les enfants de la feue reine. — L'Angleterre tâche de détourner la guerre de Hongrie. — Artifices contre la France. — Ligue défensive signée entre l'empereur et l'Angleterre, qui y veulent attirer la Hollande. — Conditions. — Prié gouverneur général des Pays-Bas. — Juste alarme du roi de Sicile. — Souplesses et artifices de l'Angleterre pour calmer l'Espagne sur cette ligue. — Albéroni change subitement d'avis et ne veut d'aucun traité. — Albéroni flatte le pape; promet [des secours]; envoie Aldovrandi subitement à Rome pour ajuster les difficultés entre les deux cours, en effet pour presser son chapeau. — Bentivoglio et Cellamare, l'un en méchant fou, l'autre en ministre sage, avertissent leur cour du détail de la ligue traitée entre la France et l'Angleterre. — Confidences de Stairs à Penterrieder. — Quel était ce secrétaire impérial. — Considérations diverses. — Manège infâme de Stairs. — Dure hauteur de l'empereur sur l'Espagne et la Bavière aux Pays-Bas. — Le roi de Prusse à Clèves. — Aldovrandi mal reçu à Rome, pénétré, blâmé. — Avis au pape sur le chapeau d'Albéroni. — Cour d'Espagne déplorable. — Jalousies et craintes d'Albéroni. — [Il] rassure la reine. — Ce qu'il pense de son caractère. — Bruits à Madrid fâcheux sur le voyage d'Aldovrandi. — Demandes du roi d'Espagne au pape. — Courte réflexion sur le joug de Rome et du clergé. — Vues et mesures de l'Espagne sur ses anciens domaines d'Italie. — Sage avis du duc de Parme. — Fol et faux raffinement de politique d'Albéroni. — Manèges étranges du ministère anglais sur le traité à faire avec la France. — Horreurs de Stairs. — Rare omission au projet communiqué de ce traité par les Anglais. — Fâcheuse situation intérieure de la Grande-Bretagne et de la cour d'Angleterre. — Vues du roi de Prusse. — Mauvaise foi de Stairs. — Intrigues de la cour d'Angleterre.
L'Espagne, mécontente à l'excès du gouvernement, qui était entièrement entre les mains de la reine et d'Albéroni, ne leur épargnait ni ses soupçons ni ses discours; on n'y doutait point qu'Albéroni n'eût tiré de grandes sommes des Anglais pour sa complaisance à leur passer l'asiento des nègres, et un traité de commerce aussi avantageux pour eux que celui dont il avait procuré la signature; et les chasses outrées par le froid de la fin de mars au pied des montagnes glacées de l'Escurial où le prince des Asturies si jeune et si délicat suivait toujours le roi son père, y donnaient un vaste champ, d'autant plus que l'indiscrétion de Burlet, premier médecin du roi, semblait préparer à quelque chose de funeste, en publiant que ce prince était fort menacé du même mal dont la reine sa mère était morte, quoiqu'il soit vrai qu'il n'en a jamais eu la moindre atteinte. Les vues d'Albéroni sur le cardinalat étaient devenues publiques. Les différends avec la cour de Rome demeuraient toujours au même état. Albéroni était accusé de les suspendre pour forcer le pape à lui donner le chapeau. Acquaviva, qui d'ailleurs passait pour un homme peu sûr, et qui pourtant avait à Rome toute la confiance du roi d'Espagne, était abandonné aux volontés d'Albéroni, et son fidèle agent. Giudice, dont les dégoûts augmentaient à proportion du crédit d'Albéroni, ne tenait que des propos de retraite et d'un mécontentement qui ne ménage rien. Il est vrai que le désordre et l'épuisement des finances était extrême, que l'évêque de Cadix qui les administrait avait ordre de fournir tout l'argent qu'Albéroni lui demandait, qui n'était libéral que de celui qui était nécessaire pour les voyages et les chasses, en quoi consistaient tous les plaisirs du roi d'Espagne. Albéroni voulut retrancher sur la dépense de sa garde-robe. Hersent qui en était chargé, et qui depuis l'affaire de la réforme ne pouvait, comme on l'a vu, souffrir Albéroni, lui résista, parla au roi d'Espagne avec la liberté d'un ancien domestique, et l'emporta si bien que les dépenses de la garde-robe, au lieu d'être retranchées, furent augmentées par ordre du roi.
Parmi ces occupations domestiques qui n'étaient pas les moindres d'Albéroni, il était chargé de toutes celles du dehors; il négociait seul avec les ministres que la Hollande et l'Angleterre tenaient à Madrid, et il entretenait un commerce direct avec le pensionnaire de Hollande, qui plus versé que lui en affaires lui fit accroire qu'il redoutait autant que l'Espagne la puissance de l'empereur, et qu'il était jaloux de celle de l'Angleterre. Albéroni leur avait proposé une ligue défensive; il craignait en même temps que ces puissances n'en voulussent une offensive, qui, étant sûrement contre la France, ne pouvait convenir à l'Espagne. En même temps il se ravisa sur le Prétendant; il crut de l'intérêt de l'Espagne de ne le pas abandonner absolument, et lui fit toucher quelque argent. Ce malheureux prince avait été à Commercy. Le duc de Lorraine l'y alla voir incontinent, et le pria civilement de sortir de ses États; ce qu'il ne tarda pas de faire, et, faute d'autre asile, alla à Avignon. Le duc de Lorraine dépêcha à Londres pour y faire valoir cette conduite, et on y fut content de lui.
Les puissances maritimes, bien informées du triste état de la marine d'Espagne, du secours de vaisseaux qu'elle avait promis au pape sans en avoir elle-même, et de son embarras pour faire partir la flotte des Indes, au départ de laquelle elles avaient grand intérêt, lui en offrirent. Albéroni répondit avec une singulière hardiesse que le roi d'Espagne ne manquerait pas de vaisseaux, mais que s'il en voulait, c'était acheter, non pas emprunter ou louer; et que si l'argent lui manquait, il donnerait des hypothèques sur les Indes. Une déclaration si indiscrète faite au secrétaire d'Angleterre à Madrid, qui avait le dernier offert des vaisseaux, lui fit ouvrir les oreilles, et remontrer à Londres tout l'avantage d'un pareil moyen pour négocier directement aux Indes. Le pape en attendant mourait de peur des Turcs. Sa crainte de l'empereur lui avait fait demander des vaisseaux au lieu de troupes, dont l'arrivée en Italie aurait blessé la cour de Vienne, et les Vénitiens, qui en désiraient pour leur sûreté, y renoncèrent sur ce que l'Espagne ne leur en voulut envoyer que par terre; cependant le nonce Aldovrandi se plaignait de l'inutilité de son séjour à Madrid où il ne finissait aucune affaire; et le roi de Sicile se plaignait bien haut de n'être pas protégé fortement à Rome par l'Espagne pendant le besoin que cette cour avait des forces du roi d'Espagne. Ce besoin y parut si pressant que le pape accorda au roi d'Espagne les mêmes levées que les rois ses prédécesseurs et lui-même avaient faites sur le clergé d'Espagne, mais dont le temps était expiré. Le roi d'Espagne prétendait de plus les sommes qu'il aurait levées depuis l'expiration du temps de cette permission. Rome s'en défendait sur ce que la charge serait trop pesante, toutefois sans refus positif. La concession allait à quatre millions d'écus; la prétention était de trois autres. L'intention du pape était de terminer en même temps ses différends avec l'Espagne, et avait laissé ce moyen à la discrétion d'Aldovrandi pour s'en servir à propos. Albéroni le sut si bien pomper qu'il lui fit déclarer ses ordres, en l'assurant que rien n'avancerait tant la conclusion de tout que cette grâce faite au roi d'Espagne; puis lui fit déclarer par le conseil que le roi ne devait de remerciements au pape que ceux de lui avoir fait justice, qui n'était pas une raison pour qu'il se relâchât sur les droits de sa couronne dans les différends qu'il avait avec Rome.
Ce fut ainsi qu'Albéroni se moqua d'Aldovrandi. Il voulait se réserver le mérite de finir ces différends pour son cardinalat, et les laisser durer tant qu'il ne le verrait pas prochain. Il était tellement maître que tout s'adressait à lui, et qu'il remplissait à découvert le personnage de premier ministre. Il s'applaudissait d'avoir la confiance des étrangers et de son commerce direct avec le pensionnaire de Hollande et avec Stanhope. Ce dernier l'assurait que l'Angleterre était prête à faire une ligue défensive avec l'Espagne pour la neutralité de l'Italie, et plus encore si les ministres allemands ne détournaient le roi Georges de tout engagement capable de lui faire perdre l'occasion de profiter des dépouilles de la Suède. Le secrétaire d'Angleterre à Madrid donna les mêmes assurances à l'ambassadeur que le roi de Sicile y tenait.
Avec toute cette intelligence entre l'Espagne et l'Angleterre, Albéroni, qui n'avait pas pardonné au duc de Saint-Aignan de s'être voulu mêler de l'affaire de sa réforme des troupes, ne trouvait pas meilleure celle qu'il voyait entre cet ambassadeur et le secrétaire d'Angleterre, qui de concert agissaient pour l'intérêt des marchands français et anglais, accablés d'injustices, qu'il n'était pas dans le dessein de faire cesser. Sa lenteur à terminer ce qui restait encore à régler sur l'asiento des nègres [44] , quoique accordée, lui attirait des plaintes du ministre d'Angleterre; il se détermina donc à leur faire une proposition sur l'envoi de leur warrant [45] de permission et sur le lieu et le temps de la tenue des foires aux Indes, et du débit des Anglais qu'il crut convenir également aux intérêts de l'Espagne et de l'Angleterre, laquelle semblait s'éloigner des dispositions qu'elle avait témoignées d'union avec la France. Les Impériaux n'oubliaient rien pour engager le roi Georges à favoriser leur dessein sur l'Italie; et Monteléon sut certainement qu'un bibliothécaire allemand du roi d'Angleterre travaillait à un traité pour établir les droits de la maison d'Autriche sur la Toscane.
Le désir de revoir son pays et de s'assurer de son larcin sur la Suède persuada au roi Georges que l'Angleterre se trouvait désormais assez calme pour qu'il pût faire un voyage à Hanovre. Le czar lui avait fait part de ses projets. Le roi de Danemark le pressait de se déclarer comme roi d'Angleterre contre le roi de Suède, qui était entré en Norvège; enfin Wismar s'était rendu le 15 avril, qui restait unique au roi de Suède au deçà de la mer.
Les Hollandais avaient une telle crainte de s'engager dans une nouvelle guerre que Duywenworde, leur ambassadeur à Londres, qui s'était offert pour moyenner une alliance entre la France, l'Angleterre et ses maîtres, s'en ralentit tout à coup, et que les ministres de France et d'Espagne à Londres lui ayant demandé si les Hollandais souffriraient tranquillement que l'empereur violât la neutralité d'Italie et s'en rendît le maître, il répondit nettement qu'ils ne feraient jamais rien qui pût déplaire a ce prince.
L'incertitude de la guerre de Hongrie durait toujours. L'empereur, selon sa coutume, parlait haut partout par ses ministres: à la Porte, par la paix de Carlowitz, qui l'obligeait à s'armer en faveur des Vénitiens; en effet, parce qu'il craignait que les Turcs ne s'étendissent dans la Dalmatie; en France, que si on secourait le pape de troupes, elles auraient plus affaire aux Impériaux qu'aux Turcs; en Angleterre, des mépris de leur froideur; en Hollande, beaucoup de mécontentement sur les prolongations de l'exécution du traité de la Barrière, quoiqu'ils la voulussent flatter; c'est qu'avant de finir, les États généraux voulaient s'assurer du terrain que l'empereur leur céderait; ce qui dépendait du succès de la députation que la province de Flandre avait envoyée à Vienne, qui répandait des listes des forces impériales à cent soixante-douze mille sept cent quatre-vingt-dix hommes, et qui essaya inutilement d'engager le régent à faire sortir de France le prince Ragotzi qui, retiré aux Camaldules dans la plus sincère dévotion, ne songeait à rien moins qu'à travailler à troubler l'empereur.
Stairs ne laissa pas de chercher encore à inquiéter sa cour sur la France par rapport au Prétendant, quoique lui-même vît bien qu'il n'y avait rien à en craindre; mais il prit un ombrage plus effectif de la marche de quarante bataillons en Languedoc et en Guyenne sous un commandant qui tenait de si près au Prétendant. Il en parla au régent qui lui répondit que ces quarante bataillons n'étaient que dix, et n'étaient envoyés que pour la consommation des denrées; que cela ne regardait en rien l'Angleterre, à laquelle il était prêt de donner toutes sortes de sûretés pour le maintien d'une parfaite intelligence. Il ajouta un peu légèrement qu'il était vrai aussi qu'il était bien aise d'avoir sur la frontière d'Espagne des troupes dont il fût assuré. Stairs accoutumé à tourner tout en poison, ne pouvant là-dessus alarmer l'Angleterre, fit à Cellamare confidence de ce propos, qu'il assaisonna de toutes les réflexions les plus propres à l'inquiéter et à aigrir l'Espagne. Heureusement il eut affaire à un homme sage qui se contentait d'avoir les yeux bien ouverts, mais qui le connaissait, qui rabattit toutes ses réflexions par les siennes, et qui manda en Espagne que si le régent avait eu des desseins, il ne se serait pas privé, par la grande réforme qu'il avait faite, des troupes nécessaires pour les exécuter.
Stairs, flatté de la réponse, que le régent lui avait faite avec tant d'ouverture, espéra bientôt de parvenir à une explication formelle sur Dunkerque, qui était le point sensible des Anglais. Le roi Georges se proposait de l'obtenir comme préliminaire essentiel du traité que la France proposait. Walpole voyait que les États généraux auprès desquels il était désiraient, par crainte de toute apparence de guerre, qu'on prît des mesures avec la France, en même temps que leur alliance s'achèverait avec l'Angleterre et l'empereur, et le roi d'Angleterre pressait la conclusion de cette alliance défensive; il assurait les Hollandais que, dès qu'elle serait signée, il concourrait sûrement et honorablement avec la France pour la garantie réciproque de leurs successions, pourvu qu'elle consentît à dissiper toute inquiétude sur le Prétendant, et à mettre le canal de Mardick hors d'état d'y pouvoir naviguer.
La naissance d'un fils de l'empereur rehaussa encore le ton de ses ministres dans toutes les cours, qui ne s'en promettaient pas moins que la réunion de la monarchie d'Espagne à la maison d'Autriche sous le règne du père ou du fils, et qui osaient s'en expliquer tout ouvertement.
On a vu en son lieu la désertion de Langallerie, lieutenant général en l'armée d'Italie, qui, recherché pour ses horribles concussions, passa aux ennemis, qui lui conservèrent son grade dans les troupes impériales, où il se distingua à l'attaque des lignes de Turin. Son père était lieutenant général, mais pour gentilhomme c'était bien tout au plus. Celui-[ci] était gueux, pillard et fort borné, ambitieux et plein de son mérite. Il ne le crut pas suffisamment récompensé à Vienne et se mit au service du czar, duquel il ne fut pas plus content. Il se retira donc à Amsterdam, ou son peu de fortune lui tourna le peu de tête qu'il avait. Il se fit protestant, et subsista quelque temps des charités de cette ville. Un autre aventurier se joignit à lui sous un grand nom: il se faisait appeler le comte de Linage, et disait avoir servi dans la marine de France. Ils s'engagèrent à un officier turc ou soi-disant, pour commander en chef, l'un par terre, l'autre par mer, pour établir une nouvelle religion et une nouvelle république aux dépens de la Porte et de l'empereur, qui les fit arrêter et exécuter à mort.
Bentivoglio, non content de n'oublier rien pour embraser la France du feu de la discorde et du schisme, avertit le pape que les huguenots recevaient toutes sortes de faveurs en France; que le régent était prêt de conclure un traité de garantie mutuelle des successions de France et d'Angleterre avec les puissances maritimes, au préjudice du roi d'Espagne et du Prétendant, et de l'importance dont il était que le pape le traversât efficacement. Il n'oublia pas d'exciter Cellamare, qui avertit sa cour, laquelle, peu attentive aux affaires, excitait par sa lenteur les plaintes du dehors et du dedans, qui retombaient à plomb sur Albéroni, dont l'autorité et la confiance étaient à un point unique, et les soupçons fort grands sur l'alliance prête à conclure entre les puissances maritimes et l'empereur.
Le bill qui rendait les parlements septénaires avait enfin passé, et le roi d'Angleterre songeait tout de bon à s'en aller à Hanovre. Quelque assurance qu'il reçût du régent de la bonne intelligence qu'il voulait conserver avec lui, il n'y voulait point ajouter foi; et quoique Stairs même commençât à changer de langage et que les ministres anglais fussent persuadés, ils voulaient entretenir les alarmes de leur nation. Eux et les Hollandais sentaient leur faiblesse, et ne voulaient pas renouveler la guerre ni prendre avec l'empereur, qui s'en plaignait, des engagements qui pussent les y conduire, tandis que pour entretenir les Anglais dans leur animosité contre la France, ils laissaient exprès semer des bruits d'une guerre prochaine avec cette couronne, qui protégeait toujours le Prétendant. La Hollande, plus franche, et qui n'avait point ces intérêts particuliers à ménager, appuyait sur un traité à faire avec la France, mais voulait auparavant conclure avec l'empereur pour le ménager avec soin, malgré les contestations qu'ils avaient avec lui par rapport à l'exécution de leur traité de la Barrière.
Albéroni, de mauvaise humeur de voir l'Angleterre offrir à toutes les puissances de traiter avec elles, ne laissa pas de se charger de finir avec elle les difficultés qui restaient dans leurs derniers traités sur l'asiento des nègres et quelques points de commerce. Il se moquait des bruits répandus contre lui sur les présents pécuniaires, et tirait avantage du profit des décimes que la pointillerie du conseil d'État aurait laissé perdre. Il regardait le duc de Saint-Aignan comme le fauteur des plus fâcheux bruits qui couraient sur son compte, et le prince Pio, qui commandait en Catalogne, comme son ennemi et l'ami des censeurs de son gouvernement. L'arrivée de Scotti, de la part du duc de Parme, qu'il n'avait pu empêcher, lui avait donné de grandes alarmes. Pour le tenir de court et l'éclairer de plus près, il l'avait accablé d'amitiés et logé chez lui. Il se fit communiquer ses instructions, et s'en débarrassa le plus promptement qu'il put, avec des présents considérables qu'il lui procura et une pension de cinq cents pistoles du roi d'Espagne, avec quoi il s'en retourna à la cour de Parme. En même temps il se faisait de misérables mérites auprès du régent d'avoir détourné de fâcheux avis donnés au roi d'Espagne sur les troupes envoyées en Languedoc et en Guyenne sous le duc de Berwick, et l'exhortait à une liaison parfaite avec le roi d'Espagne, et à une confiance entière en ses intentions et en sa probité.
En même temps il voulut savoir quels seraient les engagements que l'Angleterre prendrait pour une ligue offensive, et les conditions qui lui seraient offertes pour y engager l'Espagne, surtout pour ce qui regardait la neutralité de l'Italie. Stanhope entortilla sa réponse [à Albéroni] de force compliments, se tint dans le vague, lui voulut persuader que la seule alliance défensive arrêterait les Impériaux sur l'Italie; qu'en exprimer la neutralité dans le traité serait s'exposer à en troubler le repos; qu'il n'était pas temps d'en faire une stipulation expresse, et, de là, se mit à charger les artifices des Impériaux, et alléguer des propositions qu'ils avaient faites à l'Angleterre, qui n'avait pas voulu y entrer. Il s'étendit sur les avantages que l'Espagne tirerait de cette alliance défensive qui, en même temps, ferait renouveler les anciens traités; enfin que, pour assurance de la neutralité de l'Italie, on conviendrait d'un article séparé, dans les termes les plus forts, qui serait signé de part et d'autre. Monteléon, qui aurait voulu des engagements plus forts et plus précis, ne laissa pas de presser sa cour d'accepter ses offres qui, tant que l'engagement durerait, empêcheraient l'Angleterre d'en prendre de contraires à l'Espagne, et qui étaient une ouverture pour des vues plus considérables au roi d'Espagne, en cas d'un malheur, en France. En même temps l'Angleterre n'oubliait rien pour que l'Espagne fût contente de sa conduite. Les menaces qu'un vice-amiral anglais avait faites à Cadix sur les injustices dont les marchands de sa nation se plaignaient furent désavouées, et la liaison là-dessus du secrétaire que l'Angleterre tenait à Madrid avec le duc de Saint-Aignan blâmée. Stanhope, en même temps qu'il accablait Monteléon d'amitiés, de distinctions, d'apparente confiance, le trouvait trop clairvoyant; il demandait son rappel comme d'un ministre vendu à la France, espion du régent, et dépendant du dernier ministère français, qui gouvernait en Espagne. C'était, en deux mots, tout ce qui pouvait le plus aliéner de lui le soupçonneux Albéroni, à qui il écrivait directement de tout avec tant d'art et de flatterie, qu'il lui persuadait tout ce qu'il voulait en se moquant de lui, jusque-là qu'Albéroni, sur la parole de Stanhope, était intimement assuré que jamais l'Angleterre ne permettrait aucun agrandissement de l'empereur en Italie. Il était dans la même duperie sur les Hollandais, sur ce que leur ambassadeur Riperda, qui avait gagné sa confiance, et qui pourtant n'avait ni crédit, ni considération, ni estime dans sa patrie, l'avait assuré que ses maîtres déclareraient la guerre à l'empereur s'il entrait en Italie. Le roi et la reine d'Espagne n'étaient du tout occupés que de la chasse, Albéroni uniquement de leur plaire et de son chapeau. Tel était le gouvernement de l'Espagne, et le ressort unique qui y conduisait tout. Les funestes et impertinents pronostics de Burlet sur la santé de tous les enfants de la feue reine continuaient à faire horreur, et à donner lieu aux discours et aux bruits les plus scandaleux, et qui à la fin se trouvèrent les plus faux.
Le ministère anglais, persuadé qu'il était de l'intérêt de cette couronne que l'empereur fût toujours libre de pouvoir attaquer la France, et qu'il n'y avait d'alliance utile à l'Angleterre qu'avec l'empereur, n'oubliait rien à Constantinople pour détourner la guerre. Le grand vizir répondit ambigument, mais hautement, à l'ambassadeur d'Angleterre, consentant toutefois à ce que le roi d'Angleterre fût médiateur, s'il le voulait être, qui y consentit aussitôt, et dépêcha à Venise, à Vienne et à Constantinople au plus tôt. En même temps, persuadé que la France pénétrait leurs intentions, et ferait son possible pour empêcher les États généraux d'entrer dans l'alliance défensive qui leur était proposée par l'empereur et les Anglais, il n'était rien que ces derniers ne fissent pour décrier la France en Hollande. Stairs, toujours le même, empoisonnait les réponses les plus gracieuses qu'il recevait du régent, et les démarches qu'il l'engageait de faire à Rome pour faire sortir le Prétendant d'Avignon, et ne cessait de prêter des desseins secrets à Son Altesse Royale, dont l'Angleterre devait s'alarmer.
Enfin le 3 juin le traité de ligue défensive fut signé entre l'empereur et le roi d'Angleterre. Les Hollandais n'y entrèrent pas encore, mais l'empereur se promettait tout là-dessus de l'industrie de Prié qu'il envoyait en même temps gouverner en chef les Pays-Bas ; et le roi d'Angleterre, de son autorité en personne, à son passage pour aller à Hanovre. Les condition de ce traité ne furent pas d'abord toutes publiques, mais on sut qu'il y avait une promesse mutuelle de douze mille hommes, évalués en vaisseaux si l'empereur l'aimait mieux, et une garantie réciproque des possessions dont les deux parties jouissaient alors, et de celles qui pourraient leur accroître par voie de négociation. En même temps le roi d'Angleterre facilita à l'empereur un emprunt à Londres de deux cent mille livres sterling, dont il se rendit comme garant. Il n'était pas difficile de voir que la Sicile était l'objet qu'on se proposait dans un traité qui laissait à l'empereur le choix de vaisseaux au lieu de troupes, et qui portait une garantie réciproque des possessions non seulement actuelles, mais de celles qui pourraient accroître par voie de négociation. Trivié en parla fortement à Stanhope. Il n'en reçut que des reproches sur les ménagements prétendus de sa cour pour le Prétendant, à quoi il en ajouta d'autres sur la conduite du roi de Sicile à l'égard de l'empereur. Parmi ces hauteurs, Stanhope alla chez Monteléon l'assurer que le gouverneur de la Jamaïque était rappelé pour quelques pirateries contre la flotte du Pérou, qu'il avait souffertes, et un autre envoyé à sa place, avec ordre de faire rendre aux Espagnols tout ce qui leur avait été pris. Il lui protesta que le traité n'engageait qu'à une mutuelle défense en cas d'attaque des États actuellement possédés par les parties contractantes; qu'il n'y avait point d'article secret ni rien qui pût préjudicier aux intérêts de l'Espagne. Monteléon avait trop répondu de l'Angleterre pour n'en pas répondre jusqu'au bout. Il ne voulut pas qu'on crût en Espagne qu'il se fût laissé tromper. Il se trouva donc intéressé au dernier point à faire valoir les assurances que lui donnait Stanhope pour véritables, et se plaignit à sa cour de la négligence qui l'avait privée du fruit de traiter la première avec l'Angleterre, depuis tant de temps que cette couronne l'en pressait. Albéroni, peu ferme dans ses principes, avait changé d'avis; sa chaleur pour l'Angleterre était refroidie; il avait pris opinion que le roi d'Espagne, retiré par la situation de l'Espagne, dans un coin du monde, devait demeurer quelque temps simple spectateur de ce qu'il s'y passerait sans prendre d'engagement, et ne songer principalement qu'à remettre l'ordre dans le commerce des Indes et dans ses finances, et mettre à part quelques millions pour les occasions: chose d'autant plus aisée qu'il était le seul prince de l'Europe libre de toutes dettes, parce que dans les temps qu'il avait eu besoin d'emprunter il n'en avait pas eu le crédit. Le roi d'Espagne ne dissimulait point son mécontentement du traité de l'Angleterre avec l'empereur.
Il fit redoubler les soins et la diligence à travailler à l'escadre destinée au secours du pape, se relâcha de quelques demandes que le conseil voulait qu'il lui fit, et en obtint aussi quelques-unes. Albéroni voulait plaire au pape et avancer son cardinalat. Aldovrandi l'avait habilement ménagé, malgré la tromperie qu'il en avait essuyée, et le concert entre eux fut poussé si loin que le nonce s'offrit d'aller lui-même aplanir les difficultés qui arrêtaient l'accommodement des deux cours. Albéroni fit un projet pour donner, l'année suivante, un plus grand secours au pape, moyennant quelque imposition sur le clergé d'Espagne et des Indes, et en chargea Aldovrandi, qui partit subitement dans un carrosse du roi d'Espagne, qui le mena à Cadix, d'où il gagna l'Italie sur les vaisseaux de Sa Majesté Catholique. On comprit aisément qu'Albéroni n'avait pas oublié ses intérêts personnels dans une démarche aussi singulière que l'envoi d'un nonce à Rome à l'insu de cette cour, et la curiosité était grande sur les secrets dont pouvait être chargé un courrier aussi extraordinaire. On crut que ce qui se passait en France sur la constitution avait fait préférer la mer à Aldovrandi. Bentivoglio y soufflait le feu tant qu'il pouvait, et tâchait d'irriter le pape de toutes les chimères dont il pouvait s'aviser. Comme il avait des gens à lui dans le secret du régent, il fut averti de tout le détail de la ligue qui se traitait entre la France et l'Angleterre. Il se hâta d'en informer le pape en l'assaisonnant de tout le venin qu'il y put jeter. Il l'attribuait au désir qu'il imputait au régent de venir à la couronne, faisait peur au pape de cette union avec les ennemis de l'Église, et l'exhortait à les empêcher de la détruire en prenant des liaisons avec ceux qui pouvaient l'empêcher. Cellamare avertit sa cour que la principale condition du traité était la garantie réciproque des successions aux couronnes de France et d'Angleterre, suivant la paix d'Utrecht; que de plus les ouvrages du canal de Mardick cesseraient, et que le Prétendant sortirait d'Avignon; il se plaignait aussi bien que Monteléon de la négligence de l'Espagne qui laissait faire aux autres des liaisons qu'elle aurait pu prendre avant eux, et qui lui auraient été utiles.
Penterrieder, secrétaire de la cour impériale à Paris, ne pouvait concilier l'alliance prête à se faire entre la France et l'Angleterre avec la ligue nouvellement signée entre l'empereur et le roi Georges. Stairs lui faisait confidence des ordres de sa cour, et des réponses qu'il recevait du régent, et il tenait alors le traité pour conclu, parce qu'il semblait que la signature ne dépendait plus que de la sortie du Prétendant d'Avignon, et la garantie réciproque des successions semblait à Penterrieder incompatible avec l'engagement pris par l'Angleterre de sou tenir les droits de l'empereur. Penterrieder était une manière de géant qui avait plus de sept pieds de haut, avec un visage et une voix de châtré, comme on le croyait être aussi, et la corpulence à peu près de sa taille, dont il était toujours honteux et embarrassé. Il avait été petit scribe dans les bureaux de Vienne; son esprit, très supérieur à son petit état, l'avait conduit à être secrétaire de Zinzendorf, chancelier de la cour de Vienne, et ministre de conférence, qui est ce que nous appelons ici être ministre d'État et avoir les affaires étrangères. Zinzendorf, fort content de lui, l'avait poussé au secrétariat de quelques conseils, et enfin l'avait fait employer dans l'empire, puis dans les principales cours, et toujours avec grande satisfaction partout. Ce secrétaire, poli, fort en sa place, mais pétri des maximes et des hauteurs autrichiennes, sans avoir comme de soi rien que de très modeste et de mesuré, avec beaucoup de savoir, d'esprit, d'insinuation et de langage, remarquait bien les ménagements réciproques de l'Espagne et de l'Angleterre, et le grand intérêt de la dernière à conserver les avantages qu'elle avait obtenus de la première pour son commerce, et il réfléchissait beaucoup sur l'espérance qui se montrait trop en France d'engager la Hollande à traiter séparément de l'Angleterre, si cette couronne ne finissait point, fondée sur le mécontentement de la Hollande de la ligue conclue sans elle entre l'Angleterre et l'empereur. On soupçonnait que cette dernière union fondée sur l'intérêt commun de ces deux puissances, s'étendait jusqu'à la garantie des États qu'ils pourraient acquérir par des traités, et que le Portugal y entrait en troisième; et on s'aperçut que depuis la signature de ce traité, l'Angleterre ménagea moins le roi de Sicile. Elle n'avait alors de considération que pour l'empereur et l'Espagne, laquelle pouvant aisément entrer en défiance de ce traité avec l'empereur, l'Angleterre eut grand soin de l'assurer qu'il ne la regardait en aucune sorte, mais la France seulement; et Stairs même avec qui le régent traitait ne s'en cachait pas, dans le temps même que le régent l'assurait être en état et en volonté actuelle de faire sortir le Prétendant d'Avignon. En même temps tout fut en désordre dans les Pays-Bas, où il n'y avait aucune sorte d'autorité ni de gouvernement, en attendant le marquis de Prié, nommé gouverneur général de ces provinces. Il y vint un ordre de confisquer les biens de tous ceux qui étaient au service d'Espagne, et des menaces à tous ceux qui tenaient des pensions, des emplois, des titres et des honneurs, tant du roi d'Espagne que de l'électeur de Bavière.
Le voyage du roi de Prusse, si attentif à son agrandissement, inquiéta également les États généraux et la cour de Vienne. Ce nouveau monarque, aussitôt après la mort de l'électeur palatin, était allé à Clèves; ce qui leur fit craindre une entreprise sur Juliers; et à Vienne, les forces et les desseins de ce prince, et ses négociations avec la France.
Aldovrandi ne trouva pas à Rome ce qu'il y avait espéré, quoique son bon ami Aubenton eût tâché de prévenir le pape que son voyage n'était que pour concerter avec lui les moyens de lui procurer pour l'année suivante de plus grands secours d'Espagne, et pour lui rendre compte de sa négociation en ce pays-là. Le pape, très mécontent de voir arriver son nonce sans avoir pu s'y attendre, trouva qu'il devait rendre compte de sa négociation par ses dépêches, et comprit que les plus grands secours d'Espagne ne lui seraient offerts qu'à des conditions de grâces qu'il ne pourrait accorder. On jugeait à Rome qu'Aldovrandi voulait obtenir le gouvernement de cette ville, et servir Albéroni pour le cardinalat. Ceux à qui le pape s'ouvrait là-dessus, et qui ne voulait lui accorder le chapeau que par la nomination d'Espagne, l'en détournaient. Ils lui conseillaient de ne pas souffrir qu'Albéroni s'en adressât à autre qu'à Sa Sainteté, qui le devait amuser par la cour de Parme; lui cacher à jamais ses véritables dispositions, et que si elle ne pouvait terminer ses différends honorablement avec l'Espagne que par ce chapeau, ce serait alors bien fait de le jeter à Albéroni. Cet ambitieux voyait avec un extrême dépit sa faveur s'ombrager par celle d'Aubenton, à qui le roi d'Espagne confiait plusieurs affaires du gouvernement et même des finances, et de la liaison de ce jésuite avec Mejorada. Le roi et la reine s'étaient disputés et querellés. On croit aisément les changements qu'on désire dans un gouvernement sans ordre et sans règle, et dans une cour ténébreuse, pleine de confusion, où la fausseté et la calomnie était ce qui approchait le plus près de Leurs Majestés Catholiques, et où chacun se croyait tout permis, et se promettait tout des plus mauvaises voies, en sorte que les bruits les plus inquiétants se trouvaient les plus répandus. Albéroni commençait à craindre. La reine l'avertit que le roi avait beaucoup de soupçons contre lui, et qu'elle-même ne voulait plus se fatiguer du gouvernement. Quelques représentations qu'Albéroni lui sût faire, elle ne les goûtait point. Il la connaissait incapable des affaires, susceptible de mauvais conseils, peu touchée de se conserver ceux qui lui donnaient de bons avis, prête à les abandonner et à les oublier à la moindre difficulté qu'elle trouverait à les soutenir, et facile à se laisser conduire par ceux qui l'environnaient. Il redoutait surtout deux hommes de rien que la reine avait connus à Parme, et qu'elle voulait toujours faire venir en Espagne; et il ménagea si bien le duc de Parme qu'il fit en sorte que ce prince les empêcha de sortir de ses États. On avait pénétré à Madrid qu'Aldovrandi avait emporté un mémoire de la main du roi d'Espagne, et là-dessus on bâtissait des chimères en faveur des enfants de la reine au préjudice du prince des Asturies. Ce mémoire ne contenait rien moins. Le roi d'Espagne y demandait au pape la moitié du sussidio y excusado[46], qui est une imposition sur le clergé dont il ne jouissait pas depuis cinq ans, et le même aux Indes; un délai de quelque temps de nommer aux vacances des archevêchés et des évêchés d'Espagne, pour en amasser les revenus et les employer à l'armement de mer que le pape désirait pour l'année suivante, ainsi que les libéralités que le clergé voudrait bien faire, suivant les brefs d'exhortation que Sa Sainteté avait envoyés, et remettre ces sommes au commissaire del cruzade [47] , qu'on comptait devoir être suffisantes pour armer douze vaisseaux et six galères. On peut réfléchir en passant sur la dureté du joug que le clergé exerce sur les plus grands rois qui ont eu la faiblesse de se le laisser imposer, et qui ne peuvent le secouer que par des extrémités qui les séparent de l'Église, comme il est arrivé à la moitié de l'Europe, que Rome et leur clergé a mieux aimé perdre: Rome par sa tyrannique domination qui n'avait de fondement que son usurpation contre les préceptes si formels de Jésus-Christ; le clergé par son insolence et son indépendance.
Il est vrai que ces demandes ne méritaient pas pour courrier un nonce dépêché à l'insu du pape, qui avait eu tant de peine à le faire recevoir comme que ce fût à Madrid. On se persuada donc qu'il s'agissait de former une ligue entre l'Espagne et les princes d'Italie, et même de prendre des mesures avec le pape sur les événements qui pouvaient arriver en France. Le roi d'Espagne avait toujours été entretenu dans le désir de recouvrer les États qu'il avait cédés en Italie par la paix, beaucoup plus depuis son second mariage. Ce dessein ne se pouvait effectuer que par une ligue des princes d'Italie dont le roi de Sicile serait le chef comme le plus puissant, et Villamayor, ambassadeur d'Espagne à Turin, avait ordre d'y travailler sous l'inspection du duc de Parme. Ce prince, qui sentait toutes les difficultés d'amener à ce point un souverain aussi sage, aussi clairvoyant, aussi défiant, aussi mal prévenu d'estime pour le gouvernement d'Espagne, et aussi fortement de crainte de la puissance et des desseins de l'empereur, et dont toute la conduite inspirait aussi peu de confiance, voulait que l'Espagne, suivant sa première pensée, engageât l'Angleterre à faire une ligue avec elle pour la neutralité de l'Italie, dont le premier intérêt était d'en détourner la guerre. C'était aussi dans cette vue que l'Espagne avait eu tant de facilité en accordant à l'Angleterre un traité de commerce si avantageux, et l'asiento des nègres. Elle était sur le point d'en recueillir le fruit qu'elle s'en était proposé, quand tout à coup, et sans aucun changement de conjonctures, Albéroni changea lui-même d'avis tout à coup, et se mit à désirer que l'empereur contrevînt à la neutralité de l'Italie, dans l'idée que les Impériaux ne pourraient exécuter leur projet si promptement que l'Espagne n'eût part aux mouvements de l'Italie; et que, s'il arrivait alors que le roi d'Angleterre eût besoin de l'Espagne, il serait facile d'obtenir par lui les avantages qu'elle pourrait désirer. C'était sur ce fondement ruineux et chimérique qu'Albéroni avait rejeté l'alliance d'Angleterre pour la neutralité d'Italie, qu'il avait tant souhaitée, et qu'il pouvait alors conclure; et il le devait d'autant plus qu'il aurait par là contrebalancé celle que l'Angleterre venait de signer avec l'empereur.
Telle était l'habileté et la capacité de ce ministre qui gouvernait absolument l'Espagne. Il disait à ses amis qu'il fallait bien vivre avec la France, écarter tout sujet d'ombrage et de jalousie, mais se tenir doucement et sans bruit en État d'agir quand le besoin et l'occasion le demanderaient, ou que si le roi d'Espagne prenait le parti d'abandonner des vues éloignées, il devait tirer de ceux qui profiteraient de ce sacrifice des engagements à soutenir ses droits en Italie. Albéroni ajoutait à ces raisonnements des lamentations sur l'inaction du roi d'Espagne, tandis que le régent n'oubliait rien pour se fortifier au cas qu'il arrivât en France ouverture à succession.
Les manèges du ministère anglais étaient infinis sur ce traité avec la France, quoiqu'ils en sentissent la nécessité par rapport à la tranquillité intérieure de la Grande-Bretagne et à leurs vues au dehors. Ils l'éludaient pour le prolonger, afin d'entretenir la défiance de leur nation à l'égard de la France, et de se conserver le prétexte d'avoir des troupes en Angleterre et des subsides du parlement. Ainsi ils transférèrent la négociation de Paris à la Haye, où ils firent communiquer le traité au pensionnaire, à Duywenworde qui revenait de l'ambassade de Londres, et à l'ambassadeur de France, bien moins pour en faciliter la conclusion que pour intéresser les Hollandais dans les demandes de l'Angleterre. Stairs, piqué de se voir enlever la conclusion d'une négociation commencée par lui et si avancée, se mit à déclamer contre les ministres de France, qui, à l'entendre, avaient changé toutes les dispositions si favorables que le régent lui avait témoignées; et ne cessa de mander au roi d'Angleterre de se défier de ce prince qui ne voulait que le tromper et favoriser le Prétendant. Le singulier de ce projet de traité envoyé à la Haye fut qu'il n'y était pas fait la moindre mention du traité d'Utrecht, ni des garanties réciproques des successions aux couronnes de France et d'Angleterre, deux articles néanmoins qui devaient être la base d'une alliance à faire pour maintenir le repos de l'Europe. On soupçonna que c'était l'effet des avantages obtenus par les derniers traités de commerce faits entre l'Espagne et l'Angleterre, que celle-ci ne voulait perdre pour rien, et que c'était pour la même raison que Stanhope n'avait pas témoigné le moindre chagrin à Monteléon, lorsque, après avoir vivement poursuivi la conclusion d'une alliance avec l'Angleterre, l'ambassadeur espagnol avait cessé tout à coup d'en parler.
Les mécontents se multipliaient en Angleterre, la fermentation générale menaçait d'une révolution, la division de la famille royale était extrême. On a vu en son lieu l'aventure de l'épouse du roi Georges longtemps avant qu'il fût électeur et roi, et la catastrophe terrible du comte de Kœnigsmarck. Le roi Georges ne pouvait souffrir le prince de Galles qu'il ne croyait pas son fils, et l'aversion était réciproque. Prêt à passer la mer, il laissait ce prince régent avec toute l'apparence de l'autorité, sans aucune en effet par ses ordres et ses instructions secrètes, en sorte que le prince de Galles n'eut pas le pouvoir de conférer ni de changer les charges, ni de convoquer ou de séparer le parlement. Une telle limitation lui fit refuser la régence. Son père le menaça de faire venir d'Allemagne son frère l'évêque d'Osnabrück, et de la lui donner, ce qui engagea le fils à l'accepter. On était surpris avec raison que dans une conjoncture où les Anglais eux-mêmes s'attendaient à voir chez eux les plus étranges scènes, le régent préférât une alliance avec eux au parti de fomenter un feu qui pouvait embraser l'Angleterre.
La surprise était pareille de voir dans ces temps si critiques le roi Georges faire le voyage d'Allemagne. Lui et le roi de Prusse, son gendre, étaient inquiets des projets l'un de l'autre. Le dernier visait à s'emparer des duchés de Berg et de Juliers, si l'électeur palatin venait a manquer, parce que l'inégalité de son mariage exclurait les enfants qu'il en pourrait laisser des fiefs et des dignités de l'empire. Il comptait que la France aimerait mieux ces États entre ses mains qu'en la disposition de l'empereur. Il semblait aussi se détacher de l'intérêt de ses alliés dont il n'approuvait pas les entreprises sur le pays de Schonen. Il aurait vu avec jalousie son beau-père réussir à faire stathouder de Hollande l'évêque d'Osnabrück son frère, à quoi il craignait qu'il ne travaillât; et en même temps qu'il cultivait bassement l'empereur, il en était mécontent et déclarait qu'il n'avait aucune négociation avec lui. Penterrieder profitait de la mauvaise humeur de Stairs et de ses confidences pour tenir les ministres impériaux avertis de l'état de la négociation de la France avec l'Angleterre, qu'ils traversaient de tout leur pouvoir.
Stairs en l'entamant n'avait jamais eu dessein de la conclure. Ses protecteurs à Londres avaient trop d'intérêt à montrer toujours le fantôme du Prétendant secrètement appuyé des secours et des desseins de la France, pour conserver une armée en Angleterre et une source assurée de subsides. Ils n'avaient osé s'opposer de front à la négociation; mais ils n'en voulaient pas la conclusion, et ils en étaient bien assurés entre les mains de Stairs. Le transport de la négociation en Hollande leur fut donc, et à lui, également sensible, et Stairs n'oublia rien pour la traverser.
La disgrâce du duc d'Argyle, favori et premier gentilhomme de la chambre du prince de Galles, retarda le départ du roi d'Angleterre. Il fit demander à ce duc la démission de ses charges de général de l'infanterie, de colonel du régiment des gardes bleus, et de son gouvernement de Minorque, qu'il envoya sur-le-champ. Le roi avait compté qu'après cet éclat le prince de Galles n'oserait ne pas demander au même duc la démission de sa charge de premier gentilhomme de sa chambre; non seulement il ne le fit pas, mais il se piqua d'honneur de le soutenir dans sa disgrâce. Le duc de Marlborough, qui végétait encore parmi ses apoplexies, ennemi d'Argyle, et qui voulait élever sur ses ruines Cadogan sa créature, poussait le roi. On crut que la princesse de Galles y entra aussi contre Argyle, confident des galanteries de son époux. Le comte d'Isla, frère d'Argyle, fut enveloppé dans sa disgrâce. Le prince de Galles se prit aux ministres de son père, jura leur perte, et résolut de se réunir aux torys. Stairs, instruit de la situation intérieure de l'Angleterre, en craignit les suites et redoubla de mensonges et d'artifices pour empêcher le traité avec la France, laquelle aurait dû en être bien dégoûtée ; mais le régent ne voyait que par Noailles, Canillac et Dubois, lequel bâtissait tous ses desseins personnels sur l'Angleterre, dont par conséquent, il voulait, à quelque prix que ce fût, l'alliance étroite avec la France, où il nous faut présentement retourner.