NOTE IV. CONSEIL EXTRAORDINAIRE DE FINANCES TENU LE 24 OCTOBRE 1715 POUR L'INSTITUTION DE LA BANQUE DE LAW.

Les détails du conseil de finances mentionnés par Saint-Simon se trouvent dans les papiers du duc de Noailles [58] . Les membres ordinaires du conseil des finances étaient le duc d'Orléans; le maréchal de Villeroy, chef du conseil; le duc de Noailles, président; le marquis d'Effiat, vice-président; Le Pelletier des Forts, Rouillé du Coudray, Le Fèvre d'Ormesson, Gilbert de Voisins, de Gaumont. Taschereau de Baudry, Dodun, conseillers: Lefèvre et de La Blinière, secrétaires. Outre ces membres ordinaires du conseil, le régent appela à celui du 24 octobre MM. Pelletier [59] , Amelot, Bignon, d'Argenson, conseillers d'État; Le Blanc et de Saint-Contest, maîtres des requêtes, et d'Aguesseau, procureur général. Voici le procès-verbal de cette séance, dans laquelle le système de Law se produisit pour la première fois en public, et fut apprécié par des hommes d'État :

« M. Fagon [60] a proposé le projet du sieur Lass d'établir une banque à Paris. Il en a exposé la nature et la constitution; il a fait voir d'un côté tous les avantages, et de l'autre tous les inconvénients, par objections et par réponses.

« L'idée de cette banque est de faire porter tous les revenus du roi à la banque; de donner aux receveurs généraux et fermiers des billets de dix écus, cent écus et mille écus, poids et titres de ce jour, qui seront nommés billets de banque; lesquels billets seront portés ensuite par lesdits receveurs et fermiers au trésor royal, qui leur expédiera dos quittances comptables. Tous ceux à qui il est dû par le roi ne recevront au trésor royal que des billets de banque, dont ils pourront aller sur-le-champ recevoir la valeur a la banque, sans que personne soit tenue ni de les garder, ni de les recevoir dans le commerce. Mais le sieur Lass prétend que l'utilité en sera telle que tout le monde sera charmé d'avoir des billets de banque plutôt que de l'argent, par la facilité qu'on aura à faire les payements en papier, et par l'assurance d'en recevoir le payement toutes les fois que l'on voudra. Il ajoute qu'il sera impossible qu'il puisse jamais y avoir plus de billets que d'argent, parce qu'on ne fera de billets qu'au prorata de l'argent, et que par ce moyen on évitera les frais de remise, le danger des voitures, la multiplicité des commis, etc.

« Son Altesse Royale a jugé à propos d'entendre sur ce sujet des négociants et banquiers qu'elle a fait entrer pour avoir leurs avis. Ces négociants étant entrés au nombre de treize avec le sieur Lass, ils se sont expliqués et ont proposé trois avis:

« Le premier, que l'établissement de la banque serait utile dès à présent. — Fénelon, Tourton, Guygner et Pion.

« Le second, que cet établissement pouvait être utile dans un autre temps que celui-ci, mais qu'il serait nuisible dans la conjoncture présente. — Auisson.

« Le troisième, que cela devait être entièrement rejeté. — Bernard, Heusch, Moras, Le Couteux et quatre autres.

« Ces négociants retirés, Son Altesse Royale a pris les voix.

« Le Pelletier (de La Houssaye) a été d'avis d'établir la banque en donnant quelque profit sur les billets pour les accréditer; mais il a ajouté que la conjoncture n'était pas propre, et qu'il fallait attendre.

« Dodun [61] croit la banque bonne sans donner un profit aux billets, parce que cela chargerait l'État; mais qu'il faut attendre que la confiance dans le gouvernement soit rétablie.

« M. de Saint-Contest ne croit pas que la banque puisse jamais avoir de solidité dans le royaume, parce que l'autorité y règne toujours et que le besoin y est souvent; ainsi il n'y aurait jamais de sûreté ni de solidité [62] .

« M. Gilbert [63] est persuadé que l'établissement de la banque est avantageux en soi par la circulation et la multiplication des espèces; mais il ne pense pas qu'on puisse présentement l'établir sans de grands inconvénients, et il ajoute que l'incertitude du succès va à décréditer le gouvernement, et qu'il serait fâcheux présentement de hasarder un projet qui pourrait ne pas roussir.

« M. de Gaumont [64] , qu'on ne doit pas risquer cet établissement dans le présent, et que cela influerait sur le gouvernement.

« M. Baudry [65] croit cet établissement bon, mais ne croit pas que, dans les circonstances présentes, le public puisse y donner sa confiance; que c'est cependant ce qui doit l'accréditer, sans quoi la banque tomberait d'elle-même. Ainsi il juge qu'il faut attendre, pour ne pas donner comme un remède ce qui serait visiblement un mal.

« M. d'Argenson [66] ne regarde la banque que comme la caisse des revenus du roi, ne trouve aucun inconvénient à l'établir, on supposant que la fidélité en sera toujours exacte, et croit qu'on doit tenter cette voie innocente pour rattraper la confiance.

« M. d'Effiat [67] en croit l'établissement utile, mais non pas à présent, et que cela ferait présentement resserrer l'argent encore plus qu'il ne l'est.

« M. le duc de Noailles [68] est persuadé de l'utilité d'une banque, mais que les temps ne conviennent pas, la défiance étant générale; que, de plus, l'opposition des négociants; dont la confiance est essentielle pour l'accréditement de la banque, la ferait échouer; qu'il faut la leur faire désirer avant que de l'établir, et commencer par supprimer toutes les dépenses inutiles pour payer les dettes de l'État; que rien ne sera plus propre à regagner la confiance, par l'attention qu'on verra à Son Altesse Royale pour le bien public, dont on est déjà très persuadé par les premiers arrangements qu'elle a faits; et afin que l'on ne soit pas plus longtemps dans l'incertitude, qu'on doit déclarer dès aujourd'hui que la banque n'aura pas lieu.

« M. Fagon, de même avis; ajoute que le papier répandu dans le public est ce qui cause le discrédit, et qu'en arrangeant le papier, on regagnera la confiance.

« M. d'Aguesseau, que pour rétablir la confiance, Son Altesse Royale n'a qu'à continuer à travailler comme elle le fait pour le bien public, et de l'avis de M. de Noailles en tout.

« M. Le Blanc [69] , de l'avis de M. de Noailles en tout.

« M. Rouillé [70] , que l'on doit prendre l'avis du public sur ce qui le concerne, et que le public y est opposé; qu'il n'y a qu'à persévérer dans le bien pour faire revenir la confiance.

« M. d'Ormesson [71] , tout comme M. de Noailles.

« M. Amelot [72] , que le public a parlé par la bouche des banquiers; de l'avis de M. de Noailles.

« M. des Forts [73] , en tout de l'avis de M. de Noailles.

« M. le maréchal de Villeroy [74] , qu'on n'en pourrait tirer présentement aucun profit, et que l'arrangement des rentes et des troupes, suivi de l'arrangement des billets, ramènera la confiance. Au reste, de l'avis entier de M. le duc de Noailles.

« Son Altesse Royale a dit qu'elle était entrée persuadée que la banque devait avoir lieu; mais qu'après ce qu'elle venait d'entendre, elle était de l'avis entier de M. le duc de Noailles, et qu'il fallait annoncer à tout le monde, dès aujourd'hui, que la banque était manquée [75] . »

Suite
[58]
Bibl. imp., ms. S. F. 2232, t. XXIII. — Délibérations du conseil particulier des finances du 20 septembre 1715 au 15 mai 1716.
[59]
Ce Pelletier, ou Le Pelletier, est appelé de La Houssaye, pour le distinguer des autres personnages du même nom. Il fut contrôleur général du 10 décembre 1720 au 10 avril 1722. Voy. Saint-Simon à l'année 1720.
[60]
Saint-Simon parle souvent de ce personnage qui était conseiller d'État.
[61]
Charles-Gaspard Dodun, ancien président aux enquêtes du parlement de Paris, devint plus tard contrôleur général des finances.
[62]
Cette opinion est à peu près celle que Saint-Simon lui-même a exprimée en appréciant la banque de Law: « Tout bon que pût être cet établissement en soi, il ne pouvait l'être que dans une république ou dans une monarchie telle qu'est l'Angleterre, dont les finances se gouvernent absolument par ceux-là seuls qui les fournissent et qui n'en fournissent qu'autant et que comme il leur plaît; mais dans un État léger, changeant, plus qu'absolu, tel qu'est la France, la solidité y manquait nécessairement, par conséquent la confiance. »
[63]
Pierre Gilbert de Voisins avait été reçu maître des requêtes en 1711; il devint avocat général au parlement de Paris en 1718.
[64]
Jean-Baptiste de Gaumont, intendant des finances.
[65]
Gabriel Taschereau, seigneur de Baudry, devint dans la suite lieutenant de police.
[66]
Marc-René Le Voyer de Paulmy, marquis d'Argenson, qui fut garde des sceaux et contrôleur général des finances. Saint-Simon parle souvent de ce personnage dans ses mémoires.
[67]
Antoine Ruzé, marquis d'Effiat, conseiller d'État et membre du conseil de régence.
[68]
Adrien-Maurice, duc de Noailles, fut nommé maréchal de France en 1734. Voy. sur ce personnage l'article précédent.
[69]
Claude Le Blanc, conseiller d'État, devint, dans la suite, ministre de la guerre. Il est souvent question de Le Blanc dans les Mémoires de Saint-Simon.
[70]
Hilaire Rouillé du Coudray, directeur des finances.
[71]
Henri-François-de-Paule Le Fèvre d'Ormesson, seigneur d'Amboille, intendant des finances.
[72]
Michel Amelot, marquis de Gournay, conseiller d'État.
[73]
Michel-Robert Le Pelletier des Forts fut, dans la suite, contrôleur général des finances.
[74]
François de Neufville, duc de Villeroy, maréchal de France, chef du conseil des finances. Les Mémoires de Saint-Simon abondent en détails sur le maréchal-duc de Villeroy.
[75]
Voy. sur ce conseil de finances l'ouvrage de M. Levasseur, Recherches historiques sur le système de Law, p. 39 et suiv.