CHAPITRE II.

1716

Bataille de Salankemen gagnée sur les Turcs par le prince Eugène. — Jésuites encore interdits. — Comte d'Évreux entre singulièrement au conseil de guerre. — Coigny, mal avec le régent, se bat avec le duc de Mortemart; refusé d'entrer au conseil de guerre, veut tout quitter. — Je le raccommode. — Il entre au conseil de guerre. — Il ne l'oublie jamais. — Les princes du sang présentent une requête au roi contre le nom, le rang et les honneurs de princes du sang, et l'habilité de succéder à la couronne, donnée par le feu roi à ses bâtards. — Les pairs présentent une requête au roi pour la réduction des bâtards au rang, honneurs et ancienneté de leurs pairies parmi les autres pairs. — Bout de l'an du roi à Saint-Denis. — Le duc de Berwick établit son fils aîné en Espagne, qui y épouse la soeur du duc de Veragua et prend le nom de duc de Liria. — Valentinois de nouveau enregistré au parlement, lequel se réserve des remontrances en enregistrant un nouvel édit pour la chambre de justice, et refuse une seconde fois les deux charges des bâtiments et des postes. — Caractère du duc de Brancas. — Caractère de son fils et de sa belle-fille. — Ils désirent de nouvelles lettres de duché-pairie à faire enregistrer au parlement de Paris. — État de leur dignité. — Brancas trompé par Canillac, à qui il s'était adressé, s'en venge en bons mots et a recours à moi. — Condition dont Villars me donne toute assurance, sa foi et sa parole sous laquelle je m'engage à le servir. — J'y réussis avec peine. — Longtemps après, il me manque infâmement de parole et en jouit. — Le parlement enregistre enfin l'édit de création des charges de surintendant des bâtiments et de grand maître des postes. — Les princes du sang et bâtards n'assistent point à la réception du duc de Villars-Brancas. — Mort de l'abbé de Brancas. — Mort de la princesse de Chimay. — Abbé de Pomponne chancelier de l'ordre par démission de Torcy. — Arrivée des galions richement chargés. — Voyage de Laffiteau; quel était ce jésuite. — Mort du fils unique de Chamarande, et du comte de Beuvron. — Mort de Mme de Lussan et de l'abbé Servien. — Mort de Mme de Manneville. — Mort d'Angennes. — Mort de la duchesse d'Olonne. — M. le duc de Chartres, malade de la petite vérole, cause un dégoût de ma façon au duc de Noailles. — Te Deum au pillage. — Mort du maréchal de Montrevel, de peur d'une salière renversée sur lui. — Mort du prince de Fürstemberg. — Mort du prince de Robecque. — Le régiment des gardes wallonnes donné au marquis de Risbourg. — La duchesse d'Albe épouse le duc de Solferino.

La guerre s'était enfin déclarée entre les deux empires. Les deux armées se trouvèrent fort proches au commencement d'août. Le prince Eugène, qui commandait l'impériale, détacha le 4 le comte Palfi avec le comte Brenner, pour aller reconnaître les Turcs avec deux mille chevaux. Les Turcs en avaient fait un autre qui les rencontra. L'action fut vive. Brenner fut pris, à qui en arrivant le grand-vizir fit inhumainement couper la tête devant sa tente, où on la trouva encore avec le corps auprès le lendemain 5. Ce même jour les deux armées s'ébranlèrent l'une contre l'autre. La bataille dura sept heures avec beaucoup d'opiniâtreté. Enfin les Turcs furent battus et mis en fuite, perdirent près de trente mille hommes, toute leur artillerie, leurs tentes et leurs bagages. La victoire du prince Eugène fut complète, à qui il n'en coûta que quatre ou cinq mille hommes. Cette bataille fut donnée près de Salankemen [5] , où le prince Louis de Bade en avait gagné une.

La guerre de la constitution n'était pas moins animée du côté des agresseurs, c'est-à-dire de ceux qui voulaient la faire recevoir à leur mot, ni plus honnêtement menée que le traitement fait par le grand vizir à un prisonnier de guerre fort distingué, qu'on vient de voir. Les jésuites continuaient à intriguer, à écrire, à parler plus violemment que jamais, en sorte que le cardinal de Noailles, qui avait laissé les pouvoirs à un petit nombre d'entre eux lorsqu'il les ôta au gros, se trouva à bout de ménagements avec eux, et interdit la totalité, excepté les PP. Gaillard, entraîné malgré lui par sa compagnie, La Rue, Lignières et du Trévoux, confesseurs de la reine d'Angleterre, de Madame et de M. le duc d'Orléans. Ce dernier n'avait pas grand besoin de cette grâce pour l'usage qu'il avait à en faire. Lignières fut depuis confesseur du roi, mais sans feuille ni crédit; La Rue, qui l'avait été de Mme la Dauphine, ne l'était plus que de quelques personnes distinguées, à qui et pour elles seulement, le cardinal de Noailles voulut bien ne le pas refuser.

Le comte d'Évreux, colonel général de la cavalerie, mourait d'envie de se servir de ce temps facile pour reprendre l'autorité de sa charge, que le comte d'Auvergne, son oncle, n'avait jamais eue, ni lui non plus. Il ne se mêlait en aucune sorte de la cavalerie; tout se faisait dans le conseil de guerre, où MM. de Lévi et de Joffreville en avaient le département. Dépouiller le conseil de guerre de cette partie était chose impossible; y entrer, qui lui aurait cédé? Cet embarras le retint longtemps dans l'inaction. À la fin le désir de prendre l'autorité sur la cavalerie, et par là d'aller plus loin, lui parut mériter quelque sacrifice, mais toujours conservant un coin de précieuse chimère. Il demanda au régent la dernière place fixe au conseil de guerre, qui que ce soit qui y pût entrer, de n'avoir ni le nom ni les appointements de conseiller de ce conseil, et d'y être seulement chargé du département de la cavalerie, au lieu de ceux qui l'avaient, à condition d'y rapporter tout, et de faire comme eux faisaient sur la cavalerie à l'égard du conseil. Il sentait que par là il acquerrait connaissance de la cavalerie, du crédit sur elle, et de la considération, qui s'augmenterait toujours par l'exercice, et qu'avec cette possession subalterne au conseil de guerre, il serait difficile qu'elle ne lui revînt pas entière et indépendante, si ce conseil venait à cesser, et la forme du gouvernement à changer, comme l'un et l'autre arriva en effet; et par cette dernière place fixe, sans titre ni appointement de conseiller, il comptait ôter toute difficulté, faire porter cette place sur sa charge, et mettre sa princerie à couvert. Ce projet lui réussit; le régent le trouva bon, et le comte d'Évreux entra ainsi au conseil de guerre, et y demeura sus ce pied-là tant que ce conseil dura.

Coigny, colonel général des dragons, qui était bien éloigné des raisons qui avaient si longtemps combattu le comte d'Évreux en lui-même sur le conseil de guerre, avait tenté tout ce qu'il avait pu pour y entrer depuis qu'il était formé. Il était ancien lieutenant général. Nulle difficulté d'aucune sorte. Il était mal sur les papiers du régent, en cela plus malheureux que ceux qui le méritaient le plus. Il s'était insinué assez avant par la chasse avec M. le comte de Toulouse, du temps du roi; il avait été depuis de tous ses voyages de Rambouillet. La querelle des princes du sang et des bâtards excita des propos. Le duc de Mortemart, peu d'accord avec lui-même, en tint de forts contre les bâtards, en présence de Coigny. Celui-ci, qui y sentit le comte de Toulouse mêlé et désigné comme le duc du Maine, voulut faire entendre au duc de Mortemart que ses discours ne convenaient pas à sa proximité avec eux. Cela fut mal reçu, ils se querellèrent, et pour le faire court ils se battirent. Je ne sais qui l'emporta; mais le duc n'eut rien, et Coigny en emporta une marque très visible sur le visage qui lui est demeurée toute sa vie, et dont on ne lui fait pas plaisir de lui parler. L'affaire fut étouffée avec grand soin pour sa cause, et Coigny fut quelque temps sans paraître pour se laisser guérir. Tout cela avait persuadé le régent, et confirmé depuis, que Coigny était tout aux bâtards, et au duc du Maine autant qu'au comte de Toulouse. Ses refus réitérés résolurent Coigny à vendre sa charge qui faisait toute son existence et toutes ses espérances qu'il voyait évanouies; il en traita. Ses amis qui par là le voyaient tomber dans un puits en retardèrent la conclusion, sa femme surtout qui avait beaucoup de sens, de raison, de modestie, et qui vivait fort retirée, et toute sa vie d'une grande vertu, quoiqu'elle eût été belle, et toujours dans une solide piété. L'entrée du comte d'Évreux dans le conseil de guerre lui fit perdre toute patience. Il voulut finir son marché, et s'en aller pour toujours en Normandie, où il avait beaucoup de biens. À ce coup, personne ne put le retenir. C'était un homme au désespoir qui se voyait perdu auprès du régent sans ressource, et sans avoir pu deviner pourquoi.

En cette extrémité je ne sais qui avisa sa femme de me venir trouver. Jamais je ne l'avais vue, ni Mme de Saint-Simon non plus; Coigny et moi n'avions jamais mené la même vie; je ne le connaissais point du tout, et ne le rencontrais presque jamais. Mme de Coigny était soeur du Bordage que nous ne voyions jamais non plus; leur mère était Goyon-Matignon d'une autre branche que les Matignon, fille du marquis de La Moussaye et d'une soeur de M. de Turenne, tellement qu'elle était cousine issue de germaine de Mme de Saint-Simon, petites-filles des deux soeurs. Elle s'en vint franchement un matin toute seule chez moi réclamer parenté, secours, et me conter rondement le désespoir de son mari, et le sien, de lui voir se couper la gorge résolument sans que rien l'en pût empêcher, s'il ne parvenait à entrer au conseil de guerre, et à fondre les glaces de M. le duc d'Orléans à son égard, qu'il ne savait pas avoir jamais méritées. Sa franchise, sa confiance, sa situation me touchèrent. Je savais d'où le mal venait; mais comme je ne m'y intéressais ni en bien ni en mal, je n'en avais tenu nul compte. Je convins avec elle qu'avant tout il fallait arrêter la vente de la charge, et me donner après le temps de faire ce que je pourrais. Je la priai de m'envoyer son mari, et je la renvoyai toute consolée de se flatter d'une ressource, sans néanmoins m'être fait fort de rien. Dès le lendemain je vis arriver Coigny dans un état de désespoir, qu'il ne me cacha point, d'un homme qui voit perdus tous les travaux de sa vie pour soi et pour sa famille, et qui se va enterrer tout vivant. Je lui dis ce que je pus pour le remettre un peu; je ne laissai pas de le promener assez sans faire semblant de rien, pour découvrir en quel état il était avec M. du Maine, et je trouvai qu'il n'y avait rien du tout. Je lui dis que présentement je ne lui répondais de rien, parce que j'ignorais, comme il était vrai, jusqu'à quel point était pour lui l'éloignement de M. le duc d'Orléans; que je lui demandais quinze jours pour me tourner, et voir à traiter ce qui le regardait avec Son Altesse Royale; que je lui promettais de faire tout de mon mieux pour le raccommoder, et pour le faire entrer au conseil de guerre, mais sous une condition, sans laquelle je ne pouvais me mêler de lui, qui était sa parole d'honneur de surseoir le marché de sa charge pendant ces quinze jours, et qu'après nous verrions, et qu'au cas qu'il entrât au conseil de guerre, il romprait le marché et ne s'en déferait point. Il me le promit. Je le priai de ne se point donner la peine de revenir chez moi, ni de se donner aucun autre mouvement, et d'attendre pendant ces quinze jours qu'il eût de mes nouvelles. Je le renvoyai un peu calmé.

Je n'eus pas besoin de tant de temps. Je parlai au régent; je le détrompai sur la liaison de M. du Maine; je lui fis honte de grêler sur le persil, tandis qu'il comblait de faveurs tant de grands coupables à son égard, dont il ne faisait que des ingrats, et de désespérer un ancien lieutenant général distingué dans son métier, estimé dans le monde, qu'il s'acquerrait sûrement en ne l'excluant pas d'un agrément où le portait sa charge et l'exemple du comte d'Évreux tout récent. J'obtins donc tout ce que je m'étais proposé, dans les premiers huit jours des quinze que j'avais demandés. J'envoyai prier Coigny de passer chez moi. Il vint aussitôt: Je lui dis ce que j'avais fait; que les préventions étaient tombées; qu'il s'en apercevrait dans le courant; que j'avais permission de lui dire que rentrée au conseil de guerre lui était accordée; qu'il pouvait en aller sur ma parole remercier le régent; mais sans entrer en autre discours, parce que n'y ayant rien eu de marqué, il n'y avait ni justification ni explication à faire. Il est difficile de voir un homme plus aise qu'il fut. Il me dit que je le faisais passer de la mort à la vie. Il alla au Palais-Royal, où il fut bien reçu, et entra deux jours après au conseil de guerre, où il eut le détail dès dragons. Sa femme me vint remercier l'après-dînée. Je leur dois la justice qu'ils ne l'ont jamais oublié en aucun temps, et qu'ils vivent encore aujourd'hui avec moi avec toutes les recherches, les attentions et l'amitié possible, et la plus déclarée, sans aucun des ménagements que les changements des temps et des choses ont produits, et qui en ont tant changé d'autres. Il est vrai que ce que je fis alors le remit à flot, conserva sa charge, et de l'un à l'autre a conduit lui et son fils à la fortune qu'ils ont faite, et qui n'est peut-être pas au bout; mais leur reconnaissance n'en est pas moins estimable et rare.

Enfin la querelle des princes du sang et des bâtards éclata après avoir été longtemps couvée, aigrie, suspendue, par une requête signée de M. le Duc, M. le comte de Charolais, et M. le prince de Conti, contre M. du Maine et M. le comte de Toulouse, que M. le Duc présenta à M. le duc d'Orléans, adressée au roi, le 22 août, et que le 29 du même mois M. le duc d'Orléans donna en communication au duc du Maine, au sortir du conseil de régence de l'après-dînée, pour y répondre. Davisard, fort attaché à lui, avocat général au parlement de Toulouse, fut celui qui y répondit, et qui fit toutes les autres pièces que les deux frères produisirent ou publièrent dans le cours de ce fameux procès, dont le curieux recueil est entre les mains de tout le monde, ainsi que l'autre recueil de tout ce que les princes du sang y produisirent ou publièrent. Je ne chargerai donc point ces Mémoires des raisons des uns ni des autres, si tant est qu'à l'égard des bâtards on puisse appeler raisons des usurpations sans nombre, toutes plus monstrueuses les unes que les autres, et qui renversent l'ordre du royaume et toutes les lois divines et humaines. Je ne suivrai même le cours de ce procès que sur les événements importants, et j'en abandonnerai un inutile et ennuyeux détail. Je me renfermerai là-dessus aux démarches que les ducs ne purent se refuser en cette occasion, et à la part que j'ai pu y prendre.

Les princes du sang attaquant les bâtards dans l'usurpation de leur qualité de princes du sang et de succession à la couronne, les pairs tombaient nécessairement dans le cas de disputer à ces mêmes bâtards l'usurpation du rang au-dessus d'eux. Ils avaient résolu de présenter leur requête en même temps que les princes du sang présenteraient la leur. Je ne l'avais pas laissé ignorer, comme on l'a vu, à M. du Maine ni à Mme la duchesse d'Orléans, dès le règne du feu roi et depuis il ne fut donc plus question que de l'exécuter. On s'assembla; on la résolut; on la dressa; tous signèrent, hors cinq ou six absents, le duc de Rohan, toujours étrange en tout, et d'Antin qui nous pria de le dispenser de se trouver à ces assemblées. La dernière ne fut que pour signer, et députer sur-le-champ quatre pairs pour la porter au régent. MM. de Laon, de Sully, de La Force et de Villeroy en furent chargés. Je refusai opiniâtrement d'en être, par considération pour Mme la duchesse d'Orléans. En même temps que nous sortîmes de chez M. de Laon, où en l'absence de M. de Reims nous nous étions assemblés, les quatre députés allèrent présenter au régent notre requête au roi, et en même temps j'allai chez Mme la duchesse d'Orléans Je lui dis que je ne voulais pas qu'elle apprît par M. le duc d'Orléans, moins encore par le public, la démarche que nous faisions au moment que je lui parlais; que je la suppliais de se souvenir que nous avions attendu à l'extrémité à la faire; de ne point oublier ce que je lui avais dit là-dessus du vivant du roi, et répété depuis sa mort plus d'une fois, et à M. le duc du Maine, même à Mme du Maine, la seule fois que je l'avais vue, lorsque M. du Maine m'y mena, rue Saint-Avoye, dans la maison d'emprunt du premier président où ils logeaient au retour du roi de Vincennes à Paris, et depuis encore à M. le comte de Toulouse. Mme la duchesse d'Orléans me parut étonnée, néanmoins reçut bien mon compliment, avoua se souvenir très bien de tout ce que je lui alléguais, et n'osant trop s'émouvoir contre nous en ma présence, se lâcha contre les princes du sang. Je n'étais pas là pour la contredire, moins encore pour approuver sa déclamation; je pris le parti du silence. Après qu'elle se fut exhalée, nous ne laissâmes pas de causer d'autre chose à l'ordinaire; il lui vint du monde, j'en pris occasion de me retirer.

Les députés à M. le duc d'Orléans nous rapportèrent qu'ils en avaient été fort bien reçus. Je ne sais plus qui de nous se chargea de rendre compte à M. le Duc de ce que nous venions de faire, qui en parut fort aise. Nous ne fîmes là-dessus aucune civilité aux bâtards; mais comme mon rang me plaçait nécessairement en tous les conseils auprès du comte de Toulouse, avec qui j'étais là et chez Mme la duchesse d'Orléans fort librement, où je le rencontrais souvent, je lui en fis, en entrant au premier conseil, une civilité personnelle qu'il reçut honnêtement. Je n'en fis aucune au duc du Maine, qui néanmoins me salua fort civilement à son ordinaire, et moi lui, sans nous approcher. Pour M. le duc d'Orléans, je lui parlai fortement, tant sur les princes du sang que sur les pairs contre les bâtards. Je lui ramenteus [6] tout ce que lui-même m'avait dit du temps du feu roi sur leurs différentes apothéoses, à mesure que le feu roi les avait déifiés par degrés, et je ne lui laissai pas oublier les horreurs inventées, et sans cesse répandues et renouvelées, contre lui par le duc du Maine, où il avait fait entrer Mme de Maintenon, et par elle en avait persuadé le roi et tout ce qu'il avait pu à la cour, à Paris, dans les provinces, et jusque dans les pays étrangers. La bénignité, pour ne pas dire l'incurie et l'insensibilité de M. le duc d'Orléans, était inébranlable; mais il ne put disconvenir que nous n'eussions raison d'avoir fait notre requête, et de la lui avoir présentée. Les princes du sang y applaudirent fort; les bâtards n'en sonnèrent mot. Mme la duchesse du Maine ne put se contenir comme eux, mais elle n'osa pourtant se laisser [aller] au delà des plaintes emportées pour une autre, mesurées pour elle. Nous la laissâmes dire sans lui faire la moindre honnêteté là-dessus. La vérité est que, après ce qui s'était passé, nous n'en devions aucune à M. ni à Mme du Maine.

Je fus surpris de la façon dont le maréchal de Villeroy se comporta dans cette affaire avec tout ce dont il se piquait pour le feu roi, qui ne l'avait mis auprès de son successeur qu'en faveur des bâtards, et avec toutes ses liaisons avec le duc du Maine. Il fût un des plus ardents pour cette requête, et ne faiblit point dans toute la suite à cet égard. Je ne dissimulerai pas qu'elle me fit peut-être commettre une simonie. Quelques-uns de nous craignaient de signer la requête contre les bâtards, et Rochebonne, évêque-comte de Noyon, plus que pas un. Il me l'avoua, et passa jusqu'à me dire qu'il ne la signerait point. Il était pauvre, jeune, aimait à dépenser; je le pris par ce faible. Je lui promis de faire l'impossible, s'il la signait, pour lui obtenir une grosse abbaye. Il fut combattu; à la fin il signa, mais sur cette parole Il sut bien m'en sommer depuis; je la lui tins. Il eut l'abbaye de Saint-Riquier, que j'arrachai du régent à là sueur de mon front. Il me disait qu'on se moquerait de lui de donner un si gros morceau à un homme comme M. de Noyon. Je me gardai bien de lui faire confidence de notre marché; mais j'y mis tout mon crédit, et jamais je n'eus tant de peine. J'en fus récompensé par la satisfaction de m'acquitter, et par la joie de M. de Noyon, qui n'osait espérer une si forte abbaye, et de tous points si fort à sa bienséance.

On fit, le 1er septembre, le bout de l'an du feu roi à l'ordinaire, mais à petite et courte cérémonie. Il n'y eut de révérences que celles des hérauts. Les princes du deuil furent M. le duc d'Orléans, M. le Duc et M. le comte de Charolais; le duc du Maine, ses deux fils et le comte de Toulouse y assistèrent, et presque personne. Les compagnies y étaient. Moins de deux heures finirent tout à Saint-Denis.

Le duc de Berwick, dont on a expliqué en son temps l'érection d'un duché-pairie avec des clauses si singulières, par l'espérance qu'il avait du rétablissement de ses établissements en Angleterre, et d'en revêtir le comte de Tinrnouth son fils aîné, unique de son premier mariage, vit enfin qu'il n'y avait plus à se flatter de ce côté-là. Il prit le parti de l'établir en Espagne, de lui céder sa grandesse suivant le privilège insolite que le roi d'Espagne lui en avait accordé en le faisant grand, comme il a été remarqué alors, et de l'établir pour toujours en Espagne, où il fut gentilhomme de la chambre, prit le nom de duc de Liria, et possession des terres que le roi d'Espagne avait données à son père dans le royaume de Valence, qu'il lui céda, et il le maria à la soeur unique du duc de Veragua, lequel était fort riche, sans enfants ni volonté de se marier.

On a vu, en son temps, l'engagement pris et déclaré par le roi d'accorder au fils unique de Matignon une érection nouvelle de Valentinois en duché-pairie, en épousant la fille aînée de M. de Monaco, qui n'avait point de garçons, les singulières clauses qui y furent obtenues, et ce qui causa une grâce qui n'avait point d'exemple. Le peu que le roi vécut depuis ne permit pas aux deux familles de la consommer, par tous les ajustements d'intérêts qu'il fallut faire; mais comme la grâce était publique, dès que les deux familles furent en état de faire le mariage les lettres d'érection furent expédiées, en décembre 1715. Le nouveau duc s'alla marier à Monaco, et quand il en revint, il trouva les princes du sang et les bâtards aux prises sur le traversement du parquet prétendu par les derniers, tellement que, pour éviter des inconvénients personnels, M. le duc d'Orléans suspendit l'enregistrement de Valentinois, où les uns et les autres vivaient résolu de se trouver. La querelle grossit; comme on vient de le rapporter, par la requête des princes du sang pour dépouiller les bâtards de bien d'autres choses; ainsi, il ne fut plus question de se trouver au parlement, et M. de Valentinois finit son affaire; mais les autres pairs s'y trouvèrent. Dans cette séance, il y eut deux événements: le premier fut l'enregistrement d'un nouvel édit pour la chambre de justice; mais le parlement, qui prétendit ne l'avoir pas examiné, se réserva d'y pourvoir par des remontrances. L'autre fut le refus réitéré de l'édit de création des charges de surintendant des bâtiments, et de surintendant des postes. Le duc de Noailles y fit l'orateur, pour plaire au régent et montrer en public sa belle éloquence. Elle échoua, et les voix contraires se trouvèrent plus nombreuses qu'elles n'avaient été au premier refus.

L'exécution de cette grâce, jusqu'alors diversement suspendue par différentes raisons étrangères à la grâce même, avait donné lieu depuis longtemps à des désirs. Le duc de Brancas, tout frivole qu'il était, en devint susceptible, et son fils aussi peu solide que lui. Le père était un homme léger, sans méchanceté, sans bonté, sans affection et sans haine, sans suite et sans but que celui d'attraper de l'argent, pourvu que ce fût sans grand'peine, de le dépenser promptement et de se divertir. À qui n'avait que faire à lui, et à qui n'y prenait point de part, aimable, amusant, plaisant, divertissant, avec des saillies pleines d'esprit, d'une imagination ravissante, quelquefois folle, qui ne se refusait rien, qui parlait bien et de source, avec un air naturel, souvent un naïf inimitable. Il se faisait justice à lui-même pour se donner liberté entière de la faire aux autres, mais sans ambition et sans jalousie. Une débauche outrée et vilaine l'avait séparé de presque tous les honnêtes gens, et quoiqu'il se remit par bouffées de fantaisie par-ci par-là dans le grand monde, dont il était toujours bien reçu du gros, l'obscurité de son goût l'en retirait bientôt dans l'obscurité de sa déraison, où il demeurait des années sans reparaître. Quoique le désordre de sa vie ne fût pas du même genre que celui de M. le duc d'Orléans, ce prince s'était toujours plu avec lui, et, devenu le maître, avait continué à l'admettre et à le désirer dans ses soupers et dans sa familiarité. Il n'en était pourtant guère plus ménagé que les autres. Il disait de lui qu'il gouvernait et menait les affaires comme un espiègle; et pressé outre mesure par un homme de province d'obtenir je ne sais quoi, et qui, comme ces gens-là ne manquent jamais de faire, lut disait qu'on savait bien qu'il pouvait tout, il lui répondit d'impatience: « Eh bien! monsieur, il est vrai, puisque vous le savez, je ne vous le nierai point, M. le duc d'Orléans me comble de bontés, et veut tout ce que je lui demande; mais le malheur est qu'il a si peu de crédit auprès du régent, mais si peu, si peu, que vous en seriez étonné, que c'est pitié, et qu'on n'en peut rien espérer par cette voie. » Le premier n'était pas mal vrai, et il le dit à M. le duc d'Orléans lui-même. Ce prince sut le second qui n'était pas tout à fait faux, et il rit de tout son coeur de tous les deux. Brancas disait de soi-même au régent qu'il n'avait point de secret; qu'il se gardât bien de lui rien confier; qu'il n'avait point aussi l'esprit d'affaires, qu'elles l'ennuieraient, qu'il ne voulait que se divertir et s'amuser. Cela mettait M. le duc d'Orléans à l'aise avec lui, qui ne pouvait assez l'avoir dans ses heures obscures et dans ses soupers. Il y disait de soi et des autres tout ce qui lui passait par la tête, avec beaucoup de cette sorte d'esprit et de liberté; et ses dires revenaient après par les autres soupeurs, qui s'en divertissaient aux dépens de qui il appartenait.

On a vu ailleurs comment et à qui il avait marié son fils aîné, ou plutôt vendu pour de l'argent qu'il en avait tiré pour y consentir et se démettre de son duché. On a vu aussi que ce furent M. et Mine du Maine qui firent ce mariage, et sur quel pied Mlle de Moras était chez eux. Devenue par eux duchesse de Villars, elle et son mari passèrent leur vie à Sceaux, et partout à la suite de Mme du Maine, comme leurs plus soumis domestiques, jusque tout à la fin de la vie du roi. Le duc de Villars avait peu servi et avec peu de réputation. Il aimait le jeu à l'excès, la parure quoiqu'il en fût peu susceptible, les bijoux et les breloques, beaucoup la bonne chère, encore mieux l'argent dont il n'avait guère et qu'il dépensait dès qu'il en avait, plus que tout cela une infâme débauche dont il se cachait encore moins que son père; duquel il ne tenait rien pour l'esprit et l'agrément, mais moins obscur et très paresseux.

Lui et sa femme sans estime réciproque, qu'en effet ils ne pouvaient avoir, vivaient fort bien ensemble dans une entière et réciproque liberté, dont elle usait avec aussi peu de ménagement de sa part que le mari de la sienne, qui le trouvait fort bon, et en parlait même indifféremment quelquefois et jusqu'à elle-même devant le mande, et l'un et l'autre sans le moindre embarras. Mais elle était méchante, adroite, insinuante, intéressée comme une crasse de sa sorte, ambitieuse, avec cela artificieuse, rusée, beaucoup d'esprit d'intrigue, mais désagréable plus encore que son mari; et tous les deux bas, souples, rampants, prêts à tout faire pour leurs vues, et rien de sacré pour y réussir, sans affection, sans reconnaissance, sans honte et sans pudeur, avec un extérieur doux, poli, prévenant, et l'usage, l'air, la connaissance et le langage du grand monde. Tout à la fin de la vie du roi ils sentirent le cadavre, ils comprirent que les choses ne se passeraient pas ou doucement, ou agréablement, entre M. le duc d'Orléans et le duc du Maine, ni entre les princes du sang et les bâtards. Ils commencèrent donc à intriguer doucement pour être bien reçus de M. le Duc et de Mme la Duchesse; et quand ils s'en crurent assurés, ils firent comme les rats qui sentent de loin le prochain croulement d'un logis, et l'abandonnent à temps pour aller chercher retraite dans un autre. C'est ce que firent aussi ces rats à deux pieds; sans avoir reçu le plus léger mécontentement de M. ni de Mme du Maine, et aussi sans le plus léger ménagement pour eux. Les princes, et plus ordinairement les princesses, s'amusent sans dégoût de ce qu'elles méprisent, l'habitude, l'empressement bas à leur plaire y joint souvent de la bienveillance; c'est à quoi le duc de Villars s'attacha auprès de Mme la Duchesse et de ses entours, et devint un des tenants de la maison, comme il l'avait été de celle de M. et de Mme du Maine, qui n'entendirent plus parler d'eux.

Brouillés souvent avec le père et devenus plus souples à son égard, par les mêmes raisons qui les avaient fait passer d'un camp à l'autre, ils se réunirent et se mirent en tête de se tirer d'un état embarrassant qui les excluait de tout, et d'en sortir par une érection nouvelle en duché-pairie enregistrée au parlement de Paris. Le fils et sa femme, trop méprisés pour y rien pouvoir, tâchèrent à mettre le père en mouvement. Celui-ci ne se sentit pas un crédit assez sérieux pour l'entreprendre sans aide. Le même étrange goût les avait liés, il y avait longtemps, Canillac et lui; et le Palais-Royal, où ils se voyaient assez souvent du temps du feu roi, les rassemblait fort ordinairement ailleurs. Brancas s'adressa donc à lui et lui parla avec confiance. L'habitude les unis, soit plus que l'amitié; d'estime, ils se connaissaient trop pour en avoir l'un pour l'autre. Canillac avait les mêmes vues pour un autre qu'il aimait véritablement, mais dont il n'est pas encore temps de parler; il fut donc fâché de celles de Brancas, embarrassé de son ouverture et du secours qu'il lui demandait, résolu de l'amuser et de le tromper pour ne pas croiser les vues qu'il avait pour un autre. La belle-fille, en attendant les bons offices de Canillac, ne s'endormait pas; elle était venue à bout de tonnelet d'Aguesseau, procureur général, qu'elle se doutait bien qui serait consulté, et, sûre de lui, pressait son beau-père, qui à son tour tourmentait Canillac. Avant d'aller plus loin, il faut expliquer le fait.

Louis XIII érigea la terre de Villars en duché simple en septembre 1627, en faveur de Georges de Brancas, qui les fit enregistrer en juillet suivant au parlement d'Aix. Il était frère cadet de l'amiral de Villars, qui traita de la réduction de Rouen et d'une partie de la Normandie avec Henri IV; pour l'amirauté qu'avait le second maréchal de Biron, et à d'autres conditions encore, en 1594, et qui fut tué l'année suivante, de sang-froid, près de Dourlens en Picardie, où il avait été battu et pris par les Espagnols. Il n'avait point été marié. Georges, son frère, fut lieutenant général de Normandie et gouverneur du Havre-de-Grâce. Il avait épousé une soeur du premier maréchal d'Estrées, et il obtint, en 1652 [7] , de Louis XIII, des lettres d'érection du duché de Villars en pairie, et mourut chez lui en Provence, en janvier 1657, à quatre-vingt-neuf ans sans avoir fait enregistrer nulle part ses lettres de pairie. Louis-François, son fils aîné, un mois après la mort de son père, les fit enregistrer au parlement d'Aix. C'était un petit bossu qui ne se montra guère, qui s'enterra dans sa province, qui mourut en 1679, et qui était frère du comte de Brancas, chevalier d'honneur de la reine mère, si connu par la singularité de ses distractions, qui mourut en 1681 à soixante-trois ans, et qui de la fille de Garnier, trésorier des parties casuelles, ne laissa que la princesse d'Harcourt et la duchesse de Brancas, qu'il fit épouser au fils aîné de son frère et de la fille de Girard, sieur de Villetaneuse, procureur général de la chambre des comptes de Paris. C'est cette duchesse de Brancas si malheureuse, dont on a raconté en son temps la singulière séparation d'avec son mari, le duc de Brancas dont il s'agit ici, et qui pour son pain se fit dame d'honneur de Madame, comme on l'a dit ici en son temps. Par ces érections la dignité de duc était certaine et héréditaire, l'ancienneté fort disputée, parce que l'enregistrement n'en avait été fait qu'au parlement d'Aix, et celle de pair nulle par la même raison, inconnue aux pairs et à la cour des pairs. Cela faisait donc un duché fort boiteux et une pairie en idée, un duc à qui aucun ne cédait, par conséquent exclus de toute cérémonie. C'est donc de cet état d'embarras et d'exclusion que le père et le fils, et plus qu'eux encore la belle-fille voulut sortir par de nouvelles lettres d'érection en duché-pairie, enregistrées au parlement de Paris.

Canillac ne répondait point aux empressements avec lesquels Brancas réclamait son service: outre la raison secrète qui retenait Canillac, sa liaison avec Brancas n'était qu'habitude. Il fallait à l'un un encens, une soumission, une admiration perpétuelle à son babil doctrinal, politique, satirique, envieux et sentencieux, et à sa singulière morale. C'était à quoi la vivacité et la liberté de Brancas ne s'étaient pu ployer. Il s'aperçut enfin qu'il le menait sans dessein de le servir. Piqué contre lui, il ne se contint plus de brocards, en divertit M. le duc d'Orléans et sa compagnie les soirs. Il y dit un jour du babil doctrinal de Canillac en sa présence, qu'il avait une perte de morale continuelle, comme les femmes ont quelquefois des pertes de sang; et la compagnie à rire, et M. le duc d'Orléans aussi. Canillac en colère lui reprocha la futilité de son esprit et son incapacité d'affaires et de secret, et qu'en un mot il n'était qu'une caillette. « Cela est vrai, répondit Brancas en riant; mais la différence qu'il y a entre moi et toi, c'est qu'au moins je suis une caillette gaie et que tu es une caillette triste; j'en fais juge la compagnie. » Voilà M. le duc d'Orléans et tout ce qui était avec lui aux éclats, et Canillac dans une fureur qui lui sortit par les yeux et qui lui mastica la bouche. Aussi ne l'a-t-il jamais pardonné au duc de Brancas qui tous les jours le désolait et lui en donnait de nouvelles. Tout cela pourtant ne faisait pas son affaire: il fallut avouer à son fils et à sa belle-fille, qui le pressaient sans cesse, où il en était avec Canillac, et se tourner de quelque autre côté. Ils pensèrent à moi comme à celui qu'ils craignaient davantage et dont ils espéraient davantage aussi s'ils pouvaient me gagner, parce que je ne les tromperais pas, parce que je suivais ce que je voulais bien entreprendre, et par le poids que me donnerait en leur affaire l'éloignement connu où j'étais de l'accroissement du nombre des pairs. Le duc et la duchesse de Villars s'étaient toujours entretenus bien avec la duchesse de Brancas. Celle-ci était l'amie la plus intime et de tous les temps de la maréchale de Chamilly, qui, à une vertu peu commune dans tous les temps de sa vie, joignait toutes les qualités les plus aimables de l'esprit, du coeur et de la plus sûre et agréable société, et qui était depuis longtemps amie intime de Mme de Saint-Simon, par conséquent la mienne, et nous voyait fort souvent; ce fut la voie qu'ils prirent.

La duchesse de Brancas par la maréchale était aussi de nos amies mais non assez pour nous parler; nous ne connaissions point du tout la belle-fille, au plutôt assez pour n'avoir aucun commerce, et je n'avais jamais parlé au père ni au fils, pour ainsi dire. La maréchale se chargea de nous parler, et le fit efficacement. Je considérai que M. de Brancas n'était pas moins duc pour l'être d'une manière bizarre; que son ancienneté pouvait embarrasser; qu'il valait mieux s'en défaire par de nouvelles lettres, et un nouveau rang de duc et pair qui le remît dans l'ordre naturel et commun, que de laisser subsister des prétentions et une exclusion de toutes cérémonies éternelle. Je consentis donc à y travailler à cette condition, mais de laquelle je voulus me bien assurer par celui qu'elle regardait. C'était le fils, parce que, le père s'étant démis de son duché, il n'était plus susceptible de la pairie comme il était arrivé au maréchal de Tallard. Nous prîmes donc un jour chez la maréchale de Chamilly, où le duc et la duchesse de Villars se trouvèrent avec Mme de Saint-Simon et moi. Là se fit l'explication et la convention nette et précise. Villars convint que tout ce qu'il désirait était d'être fait duc et pair par de nouvelles lettres enregistrées au parlement de Paris, tant pour couper racine à toute prétention d'ancienneté, que parce que le parlement de Paris ne connaît point d'enregistrement d'érections de ces dignités des autres parlements, mais seulement les siennes. Qu'à ce titre, il prendrait la queue de tous les pairs au parlement, et de plus celle de tous les ducs en toutes cérémonies et actes, spécialement en l'ordre du Saint-Esprit, le cas lui arrivant, et ne prendrait ni ne prétendrait jamais en aucun acte, cérémonie, occasion quelconque, autre rang parmi les ducs que celui de la date du rang nouveau desdites nouvelles lettres, et de sa réception au parlement de Paris. Cela fut bien et clairement énoncé par moi, répété par la maréchale de Chamilly, prononcé de même par Villars, distinctement et correctement approuvé et consenti par lui, qui m'en donna sa foi et sa parole d'honneur positive et me la réitéra, de manière que j'eus honte de lui faire l'affront de la lui demander par écrit. Et voilà la sottise des honnêtes gens droits et vrais avec ceux qui ne sont rien moins, et desquels ils ne peuvent se figurer une infamie solennelle. J'ai en depuis tout loisir de m'en repentir.

Ce qui m'empêcha de parler d'écrit fut qu'il me pria d'expliquer à M. le duc d'Orléans ces conditions; qu'il me donna sa parole que lui et son père les stipuleraient eux-mêmes en ma présence à ce prince, et qu'ils consentaient que la foi et la parole qu'ils me donnaient de s'y tenir devinssent publiques. Un homme d'honneur est aisément trompé par qui n'en a point, et qui s'en joue. Ces paroles reçues, je ne pensai plus qu'à m'acquitter de l'engagement qu'elles m'avaient fait prendre. Je représentai au régent la convenance de mettre à flot des gens engravés d'une manière singulière, dont il aimait le père, et dont la mère, dame d'honneur de Madame, méritait sa considération et ses grâces, les tirer de prétention et d'exclusion perpétuelle par une grâce très grande à la vérité mais qui ne changeait point leur extérieur et ne blessait personne. Je fus surpris de la résistance que j'éprouvai du régent. Il s'amusait des pointes que faisait le duc de Brancas et de ses saillies, mais au fond il le méprisait; il faisait encore moins de cas de son fils et de sa belle-fille, à qui peut-être il n'avait jamais parlé, et il comptait pour fort peu la vertu et la piété de la duchesse de Brancas; il sentait le ridicule à l'égard du sujet, en sorte que j'eus toutes les peines imaginables à en venir à bout à force de bras. Je lui expliquai la condition, sans laquelle M. le duc d'Orléans n'eût jamais accordé chose si forte contre son sens et son goût. Le père et le fils non seulement y consentirent en sa présence, mais la lui demandèrent. Elle fut rendue publique en même temps que la grâce sitôt que je l'eus emportée; eux l'avouèrent par augmentation de droit, puisque les nouvelles lettres portant nouvelle érection du duché et de la pairie abolissaient les anciennes et les anéantissaient, et le rang nouveau que leur enregistrement et la réception du duc de Villars opéra, fixa à leur date le rang nouveau du nouveau duc et pair, tant au parlement qu'en tous autres actes, assemblées et cérémonies d'État de cour et publiques. Quoique les infâmes suites de ce service, de cette grâce, et de la foi et parole si solennellement données et réitérées, portées au régent par eux-mêmes, et de leur aveu devenues publiques, dépassent les temps que je me suis prescrit pour ces Mémoires, je ne laisserai pas d'avoir lieu de les placer en leur temps. Le duc de Villars ne perdit point de temps pour son enregistrement, et il fut reçu le 7 septembre, dernier jour du parlement.

Ce même jour avant sa réception, Effiat alla de bon matin au palais avec une lettre de jussion dans sa poche pour l'enregistrement des charges de surintendant des bâtiments et de grand maître des postes. Lui et son ami le premier président qui ne songeait qu'à tirer de l'argent du régent en se rendant difficile, mais ne s'en voulait pas tarir la source, avaient trouvé que le jeu avait duré assez longtemps pour faire montre de l'autorité du parlement sur chose qui n'intéressait ni le public ni personne en particulier. Il assembla donc les chambres sur-le-champ, et prit son temps qu'il y en avait encore peu des enquêtes arrivés, dont il était mains le maître, et qu'il avait fort échauffés contre cet édit. Il le proposa en aplanissant les prétendues difficultés, en faisant craindre de s'exposer au dégoût des lettres de jussion, et en maintenant leur rare autorité par de misérables modifications à l'édit, qui ne faisaient rien aux charges ni à leurs fonctions. L'édit passa ainsi à la grande pluralité des voix, et la lutte pour cette affaire demeura enfin finie. M. le duc d'Orléans empêcha les princes du sang et les bâtards de se trouver à l'enregistrement ni à la réception du duc de Villars, de peur de commise. Son oncle l'abbé de Brancas, qui avait la tête fort dérangée, se jeta dans la rivière vers ce même temps. Des bateliers le retirèrent, mais il mourut quelques heures après.

Le cardinal Ferrari, jacobin, que sa vertu et son rare savoir avait élevé à la pourpre, et l'avait honorée, et fort employé dans les principales affaires, mourut à Rome.

La soeur aînée de M. de Nevers, qui avait épousé le prince de Chimay, grand d'Espagne et chevalier de la Toison d'or, mourut aussi sans enfants à Paris.

Torcy vendit quatre cent mille livres sa charge de chancelier de l'ordre, avec permission de continuer à le porter, à son beau-frère l'abbé de Pomponne, qui obtint en même temps un brevet de retenue de trais cent mille livres dessus.

Les galions arrivèrent à Cadix, chargés de trente millions d'écus sans les fruits et les pacotilles. Ce fut une grande et agréable nouvelle, et en général pour tous les commerçants de l'Europe. L'arrivée du jésuite Lafitau dans la chaise de poste du cardinal de La Trémoille fit plus de bruit encore parmi un certain monde. Le secret et la promptitude de son voyage, les mesures mystérieuses qu'il affecta ici, la promptitude avec laquelle il repartit pour Rome six ou sept jours après, firent faire bien des raisonnements. La suite montra que ce n'était qu'un fripon qui s'était voulu faire de fête, et qui ne fit que leurrer et tromper. Longtemps depuis le cardinal de Rohan m'a conté que ce drôle-là entretenait une fille dans une espèce de faubourg de Rome, chez laquelle il donnait très bien à souper à ses amis du temps que ce cardinal était à Rome. Il se moquait de ses supérieurs pour les moeurs, mais il les courtisait pour leur doctrine et leurs vues. Il avait beaucoup d'intrigues qui à la fin le firent évêque de Sisteron, où il ne fut pas moins effronté en tous genres. Le cardinal de Rohan n'eut pas honte depuis tout cela de lui faire prêcher un carême à la cour, ni lui d'écrire un volume de mensonges les plus grossiers et les plus reconnus contre l'exacte et simple vérité du voyage de l'abbé Chevalier à Rome, écrit par lui-même.

Chamarande, dont j'ai quelquefois fait mention, perdit le seul fils qui lui restait; et le comte de Beuvron mourut en même temps fort jeune, sans alliance, perdant le sang jusque par les pores, maladie fort peu connue des médecins. Il avait reporté en Espagne la Toison de Sezanne son oncle, où il l'avait obtenue, et le maréchal d'Harcourt lui avait fait donner la lieutenance générale de Normandie et le gouvernement du vieux palais de Rouen qu'il avait. Le régent en laissa la disposition au maréchal d'Harcourt, qui les donna à un autre de ses enfants.

Mme de Lussan, de laquelle j'ai eu lieu de parler en son temps, mourut fort vieille. Je n'ai point su si elle était devenue moins friponne, fausse, et doucereuse impudente qu'elle avait vécu. Une autre belle âme qui alla paraître fort subitement devant Dieu, fut celle de l'abbé Servien, fils du surintendant et reste de tons les Servien, duquel j'ai parlé quelquefois.

Mme de Manneville mourut en même temps d'un cancer. Elle était fille de M. et de Mme de Montchevreuil, les grands amis, de Mme de Maintenon, et avait une pension du roi de six mille livres.

Les dames et les gens du bel air regrettèrent fort d'Angennes, qui mourut de la petite vérole. La duchesse d'Olonne en mourut aussi, pour s'en être enfermée mourant de peur avec son mari, qui ne le méritait guère de la façon dont il vivait avec elle. Elle était fille du premier mariage de Barbezieux, jeune, bien faite aimable, vertueuse et pleine de ses devoirs. Ce fut grand dommage.

J'avais profité d'une quinzaine de vacances du conseil de régence pour m'aller amuser à la Ferté et en d'autres campagnes, lorsque la petite vérole parut à M. le duc de Chartres. Il me fâchait fort de couper un si court intervalle, mais on m'en pressa tant que je vins passer un jour franc à Paris pour voir M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans. J'allai donc au Palais-Royal le lendemain que je fus arrivé. Je trouvai M. le duc d'Orléans dans son grand appartement qui me parut touché de mon voyage. Comme je causais seul avec lui, on lui annonça le duc de Noailles; je voulus dire quelque chose, M. le duc d'Orléans m'interrompit pour me dire qu'il lui avait donné heure, et en même temps le duc de Noailles entra et se tint en dedans sur la porte. « Oh! pour cela, monsieur, repris-je tout haut pour que Noailles n'en perdît rien, je fais cinquante lieues pour avoir l'honneur de vous voir, je m'en retourne demain; nous étions en train de causer, vous n'avez qu'à renvoyer M. de Noailles, il est bon pour attendre. » M. le duc d'Orléans et moi étions demeurés assis sans bouger. Il fit signe avec un peu d'embarras au duc de Noailles, qui sortit sur-le-champ et ferma la porte sur lui. La conversation fut presque toute d'affaires étrangères. Il y en avait une sur le tapis importante, qui regardait la négociation de la France avec l'Angleterre et la Hollande, sur laquelle il se leva, et me dit: « J'ai peur qu'on nous entende là dedans, car la porte était du côté de son bureau; allons-nous-en dans ce cabinet. » Nous étions dans ce salon, sur la rue Saint-Honoré, il me mena dans un cabinet qui le joignait et qui donnait sur la même rue; et ferma la porte sur moi. Je ne connaissais point ce cabinet, c'était une des pièces du petit appartement des soupers. La conversation y continua près d'une heure. Sortant de là nous trouvâmes dans le salon le duc de Noailles, le maréchal d'Huxelles l'un auprès de l'autre, et cinq-ou six seigneurs qui s'y étaient amassés, mais qui se tenaient éloignés de la porte du cabinet d'où nous sortions. Je pris là congé de M. le duc d'Orléans pour le reste de la vacance, et j'allai de là au maréchal d'Huxelles, à qui je parlai malicieusement à l'oreille de la matière et de l'entretien que je venais d'avoir, et lui à moi de même, et je regardais cependant le duc de Noailles qui devenait de toutes les couleurs. Je fis et reçus civilité de tout ce qui était là, et je passai devant le duc de Noailles sans le saluer, qui se rangea et me fit une grande révérence.

De bonne heure, après dîner, j'allai chez Mme la duchesse d'Orléans qui me reçut fort bien. M. le duc d'Orléans m'avait demandé si je ne la verrais pas, et même témoigné qu'il le désirait; il était en peine qu'elle ne fût fâchée contre moi de notre requête. Elle ne me la parut point du tout. Elle sortait de chez M. le duc de Chartres. Mes deux fils avaient eu la petite vérole l'année précédente, et le cadet en avait été longtemps à l'extrémité. Je m'étais servi du frère du Soleil, jésuite, apothicaire du collège, fort habile, et n'avais point voulu de médecins. Je m'en étais si bien trouvé que j'avais fort conseillé à M. [le duc] et à Mme la duchesse d'Orléans d'en user de même si M. le duc de Chartres avait la petite vérole. Ils me crurent et cela réussit à souhait. Ce frère du Soleil était excellent par science, par expérience et par une attention infinie à ses malades, et habile pour toutes les maladies, avec une simplicité et une douceur qui le faisait [aimer]; c'était aussi un humble et fort bon religieux. La guérison de M. le Duc, de M. le prince de Conti et de M. le duc de Chartres de la petite vérole produisit une très impertinente nouveauté. Leurs maisons firent chanter des Te Deum dans leurs paroisses à Paris et encore ailleurs, ce qui ne s'était jamais fait encore que pour les choses publiques ou pour le rétablissement de la santé des rois et des reines, encore après un grand péril, et très rarement de leurs enfants; mais [tout] tombait en pillage, tellement qu'après cet exemple des princes du sang, il n'y eut point de particulier qui ne fit après la même entreprise. On l'a souffert, et fait encore chanter des Te Deum qui veut et où on veut.

Le maréchal de Montrevel, dont le nom ne se trouvera guère dans les histoires, ce favori des sottes, des modes, du bel air, du maréchal de Villeroy et presque du feu roi, duquel il avait tiré plus de cent mille livres de rente en bienfaits, dont il jouissait encore, et qui n'a pu être nommé que pour ce à quoi il avait le moins de part, une figure qui le fit vivre presque toute sa vie aux dépens des femmes, une grande naissance et une valeur brillante [8] , par delà, quoi que ce puisse être, mourut escroc de ses créanciers, n'ayant rien vaillant que trois mille louis qu'on lui trouva, et force vaisselle et porcelaines. Il avait les misères des femmes qui l'avaient fait subsister, et il ne craignait rien tant qu'une salière renversée. Il se préparait à aller en Alsace. Dînant chez Biron, depuis duc, pair et maréchal de France, une salière se répandit sur lui. Il pâlit, se trouva mal, dit qu'il était mort; il fallut sortir de table et le mener chez lui. On ne put lui remettre le peu de tête qu'il avait. La fièvre le prit le soir, et il mourut quatre jours après, n'emportant de regrets que ceux de ses créanciers. Il n'avait point eu d'enfants de deux femmes qu'il avait épousées, bien sucées, et fort mal vécu avec elles. Il laissa la dernière veuve qui était Rabodanges, veuve d'un Médavy-Grancey, chef d'escadre, dont elle avait deux filles Mmes de Flavacourt et de Hautefeuille qui a bien fait parler d'elle.

Le prince de Fürstemberg, qui avait toujours laissé sa femme et ses filles à Paris, mourut en Allemagne. Il y avait des années infinies qu'il y était retourné, et n'en était plus sorti. Il avait toute la confiance de l'électeur de Saxe; et lorsque ce prince fut élu roi de Pologne, il le laissa gouverneur de son électorat avec toute autorité, qu'il y a conservée toute sa vie. Il était fort riche, mais en Allemagne les filles n'héritent point.

Le prince de Robecque ne jouit pas longtemps du régiment des gardes wallonnes qu'il avait eu à la disgrâce du duc d'Havré. Il mourut assez subitement et assez jeune, sans enfants de la fille du comte de Salre. Son frère le comte d'Esterres hérita de sa grandesse, prit son titre, et obtint sa Toison. Il servait en France. Les gardes wallonnes furent données au marquis de Risbourg.

La duchesse d'Albe épousa en ce même temps l'abbé de Castiglione qu'elle avait emmené d'ici retournant à Madrid. J'ai assez parlé d'eux à l'avance pour me contenter de dire ici que le pape lui permit de conserver des pensions considérables qu'il avait sur des bénéfices, et qu'en faveur de ce mariage, le roi d'Espagne le fit grand de la première classe, et lui donna une place de gentilhomme de sa chambre, dont aucun n'avait plus nul exercice depuis longtemps. Il prit le nom de duc de Solferino.

Suite
[5]
Cette bataille est ordinairement désignée sous le nom de bataille de Peterwaradin. Elle fut gagnée par le prince Eugène, le 5 août 1716. Il y avait eu, en 1691, comme le rappelle Saint-Simon, une victoire remportée sur les Turcs à Salankemen (Esclavonie) par le prince Louis de Bade.
[6]
Rappelai.
[7]
La date de 1652 est donnée parle manuscrit de Saint-Simon, mais il y a évidemment erreur, puisque Louis XIII était mort en 1643. D'après le Dictionnaire de Moreri les lettres patentes qui confirmèrent l'érection de 1627 sont datées de juillet 1651 et par conséquent du règne de Louis XIV.
[8]
Cette phrase assez obscure veut dire que, par delà les qualités qui viennent d'être citées, le maréchal de Montrevel n'avait quoi que ce puisse être.