CHAPITRE VII.

1716

Le traité entre la France et l'Angleterre signé à la Haye, qui effarouche les ministres de la Suède. — Intrigue des ambassadeurs de Suède en Angleterre, en France et à la Haye, entre eux, pour une révolution en Angleterre en faveur du Prétendant. — Lettre importante d'Erskin au duc de Marr sur le projet inconnu du czar, mais par lui conçu. — Médecins britanniques souvent cadets des premières maisons. — Adresse de Spaar à pomper Canillac et à en profiter. — Goertz seul se refroidit. — Précaution du roi d'Angleterre peu instruit. — Il fait travailler à la réforme de ses troupes, et diffère de toucher aux intérêts des fonds publics. — Artifices du ministère d'Angleterre secondés par ceux de Stairs. — Fidélité de Goertz fort suspecte. — Le roi d'Angleterre refuse sa fille au prince de Piémont par ménagement pour l'empereur. — Scélératesse de Bentivoglio contre la France. — Nouveaux artifices pour presser la promotion d'Albéroni. — Acquaviva fait suspendre la promotion de Borromée au moment qu'elle s'allait faire, et tire une nouvelle promesse pour Albéroni dès qu'il y aurait trois chapeaux vacants. — Défiances réciproques du pape et d'Albéroni, qui arrêtent tout pour quelque temps. — Le duc de Parme élude de faire passer à la reine d'Espagne les plaintes du régent sur Albéroni; consulte ce dernier sur ce qu'il pense du régent. — Sentiment du duc de Parme sur le choix à faire par le roi d'Espagne, en cas de malheur en France. — Insolentes récriminations d'Albéroni, qui est abhorré en Espagne, qui veut se fortifier par des troupes étrangères. — Crainte et nouvel éclat d'Albéroni contre Giudice. — Imprudence de ce cardinal. — Avidité du pape. — Impudence et hypocrites artifices d'Albéroni et ses menaces. — Réflexion sur le cardinalat. — Albéroni veut sacrifier Monteléon à Stanhope, et laisser Beretti dans les ténèbres et l'embarras; veut traiter avec la Hollande à Madrid; fait divers projets sur le commerce et sur les Indes; se met à travailler à la marine et aux ports de Cadix et du Ferrol. — Abus réformés dans les finances, dont Albéroni tire avantage pour hâter sa promotion, et redouble de manèges, de promesses, de menaces, d'impostures et de toutes sortes d'artifices pour y forcer le pape; [il est] bien secondé par Aubenton. — Son adresse. — La reine d'Espagne altière, et le fait sentir au duc et à la duchesse de Parme. — Peines de Beretti. — Heinsius veut traiter avec l'empereur avant de traiter avec l'Espagne. — Conditions proposées par la Hollande à l'empereur, qui s'opiniâtre au silence. — Manèges des Impériaux et de Bentivoglio pour empêcher le traité entre la France, l'Angleterre et la Hollande.

Cependant [16] le traité entre la France et l'Angleterre fut signé à la Haye à la fin de novembre, mais secrètement, à condition qu'il n'en serait rien dit de part ni d'autre pendant un mois, terme jugé suffisant pour laisser le temps aux Hollandais de prendre une dernière résolution sur la conclusion de cette alliance. Elle déplut particulièrement aux Suédois, qui par là se crurent abandonnés de la France. Le comte de Gyllembourg était ambassadeur de cette couronne en Angleterre. Le baron de Spaar avait le même caractère en France; et le baron de Goertz, ministre d'État et chef des finances de Suède, était de sa part à la Haye. Dès qu'ils virent avancer le traité entre la France et l'Angleterre, ils crurent que la principale ressource du roi de Suède était d'exciter des troubles en Angleterre. Il y avait longtemps que Gyllembourg le proposait, et qu'il assurait que les difficultés n'en étaient pas si grandes qu'on se le figurait.

Spaar et Goertz se virent sur la frontière; le dernier vint faire un tour à Paris. Ils convinrent tous deux qu'il fallait profiter de la disposition générale de l'Écosse en faveur du Prétendant, et d'une grande partie de celles de l'Angleterre. Goertz retourné à la Haye fut de nouveau pressé par Gyllembourg, qui lui manda que les jacobites demandaient dix mille hommes, et qu'il croyait que l'argent ne manquerait pas. Goertz ignorait les intérêts du roi de Suède là-dessus. On prétend que Spaar et lui étaient convenus de différer à lui rendre compte de ce projet jusqu'à ce qu'eux-mêmes y aperçussent plus de solidité. Ils ne pouvaient hasarder de l'en instruire par lettres, qui n'arrivaient jusqu'au roi de Suède qu'avec beaucoup de difficulté et de danger d'être interceptées. Il fallait donc trouver un homme sûr et capable de l'informer de tout le détail du projet pour en rapporter ses ordres. Spaar jeta les yeux sur Lenck à qui, de préférence à son propre neveu, il avait fait donner le régiment d'infanterie qu'il avait au service de France, quand il y fut fait officier général. Il fallait un prétexte pour ce voyage. Le régent était en peine de savoir les intentions du roi de Suède sur la paix du Nord. Spaar lui proposa d'envoyer Lenck en Suède homme sûr et fidèle, et très capable d'obliger le roi de Suède à répondre précisément sur les points dont le régent voulait être éclairci. La conjoncture pressait son départ. Les offres d'argent étaient considérables. Spaar apprit d'un des principaux jacobites qu'ils avaient fait passer trente mille pièces de huit en Hollande, c'était à la mi-octobre, et qu'il y en arriverait autant incessamment; qu'ils offraient ces sommes au roi de Suède en attendant mieux, en peine seulement sur la manière de les lui faire accepter, et des moyens ensuite de [les] faire passer entre ses mains. Spaar leva ces difficultés, déjà prévues entre lui et Goertz, et proposa, comme ils en étaient convenus, de faire écrire une lettre à Goertz par le duc d'Ormond au par le comte de Marr, contenant cette offre, et faire en même temps passer en Hollande les autres trente mille pièces de huit qu'ils disaient être prêtes. Le dessein des deux ministres de Suède était d'en acheter quelques vaisseaux en France, et de lever quelques matelots pour les équiper. Le roi de Suède leur en avait demandé mille ou quinze cents, mais sans songer à l'entreprise d'Angleterre, dont il n'était pas informé. Ses ministres, persuadés de l'importance de l'expédition, y employèrent le banquier Hoggers, dont ils connaissaient la vivacité. Il s'était fait un prétexte d'armer quelques vaisseaux, par un traité avec le conseil de marine, pour apporter des mâts de Norvège dans les magasins du roi. Il avait donc à Brest trois navires du roi qu'il prétendait armer en guerre, et un quatrième de cinquante-huit pièces de canon qu'il avait fait passer au Havre, où apparemment les trois autres le devaient aller joindre; et ces quatre vaisseaux devaient être commandés par un officier du roi de Suède que Goertz devait envoyer à Paris. La lettre du duc d'Ormond vint à Spaar pour Goertz, dont le premier crut que l'autre se contenterait, quoique les termes ne fussent si fort les mêmes que ceux qui avaient été demandés; et en même temps les assurances que les soixante mille pièces de huit seraient dans la fin de décembre remises à Paris, à la Haye ou à Amsterdam.

Le mécontentement conçu par le czar de ses alliés, et l'abandon en conséquence de la descente au pays de Schonen, fut un autre fondement d'espérance pour Spaar. Le czar avait auprès de lui un médecin écossais qui était en même temps son confident et son ministre. Il faut savoir que dans toute la Grande-Bretagne la profession de médecin n'est au-dessous de personne, et qu'elle est souvent exercée par des cadets des premières maisons. Celui-ci était cousin germain du comte de Marr, et comme lui portait le nom d'Erskin. Il écrivit à son cousin, que le roi Jacques III venait de faire duc, que le projet de Schonen échoué, et le czar, brouillé avec ses alliés, ne voulait plus rien entreprendre contre le roi de Suède; qu'il désirait sincèrement faire la paix avec lui; qu'il haïssait mortellement le roi Georges, avec qui il n'aurait jamais de liaison; qu'il connaissait la justice de la cause du roi Jacques; qu'il s'estimerait glorieux, après la paix faite avec le roi de Suède, de s'unir avec lui pour tirer de l'oppression et rétablir sur le trône de ses pères le légitime roi de la Grande-Bretagne; qu'il était donc entièrement disposé à finir la guerre, et à prendre des mesures convenables à ses intérêts et à ceux de la Suède; qu'il n'en devait pas faire les premiers pas, puisqu'il avait l'avantage de son côté, mais qu'il était facile de terminer cet accommodement par un ami commun et sincère, avant même que qui que ce soit eût loisir de le soupçonner; qu'il n'y avait point de temps à perdre, ni laisser aux alliés du Nord le loisir de se raccommoder; qu'ayant un grand nombre de troupes, il était obligé de prendre incessamment un parti, mais aussi que cette circonstance rendait la paix plus avantageuse au roi de Suède. Spaar fut informé de ces particularités par le duc de Marr, qui lui proposa en même temps d'envoyer à Erskin un homme affidé pour ménager l'accommodement. Spaar répondit qu'il confierait seulement l'un et l'autre à Goertz, pour avoir son sentiment sur l'usage qu'on pouvait faire des dispositions du czar et sur l'envol proposé.

Cet ambassadeur voulut s'éclaircir des véritables sentiments de la France à l'égard de la Suède, et pour tâcher de les pénétrer alla voir Canillac. Il commença par le désabuser du bruit qui avait couru que la Suède eût accepté la médiation de l'empereur à l'exclusion de celle de la France, puis tomba sur la pressante nécessité dont il était d'envoyer promptement un homme de confiance au roi de Suède, avec de l'argent et des offres de service. Canillac en convint, conseilla à Spaar d'en parler au régent, promit de l'appuyer. Spaar, encouragé par ce début, dit qu'il lui revenait de toutes parts que le czar désirait de faire la paix avec la Suède; que rien n'était plus important que de profiter de la dissension des alliés du Nord, et que de prévenir la réunion que d'autres pourraient procurer entre eux; qu'il croyait donc qu'il serait à propos que le régent fît passer sans délai un homme de confiance auprès du czar, pour lui offrir ses offices et sa médiation. Canillac convint encore de l'importance de la chose, mais ajouta qu'il ne savait comment M. le duc d'Orléans pourrait, sans se commettre, envoyer ainsi vers un prince avec qui la France n'avait jamais eu aucun commerce. L'ambassadeur répliqua que la liaison qui était entre la France et la Suède autorisait et rendait même très naturelles toutes les démarches que le régent ferait. Il ajouta diverses représentations qui ne persuadèrent pas. Canillac demeura dans son sentiment qu'il était indispensable d'envoyer incessamment quelqu'un au roi de Suède, et qu'il ne voyait pas comment le régent pouvait envoyer vers le czar. Spaar, jugeant par là du peu d'empressement d'agir auprès du czar en faveur du roi de Suède, conclut à redoubler de soins pour profiter de la discorde de la ligue du Nord; qu'il était inutile de rien attendre de la France, mais qu'il fallait conserver les dehors avec elle, comme le roi de Suède le lui ordonnait. Il espéra même que le régent, dépêchant Lenck au roi de Suède, lui donnerait une lettre de créance pour ce prince, lequel par ce moyen pourrait faire des affres au czar, comme proposées par la médiation et de la part de la France; que si elles étaient agréées l'utilité en serait pour la Suède; si refusées, le désagrément serait pour la France. Spaar était persuadé que nul sacrifice ne devait coûter pour obtenir la paix avec le czar, dont un des principaux avantages serait l'expédition d'Angleterre; que cette paix devait la précéder, et de laquelle le succès serait assuré s'il devenait passible d'engager le czar à fournir la moitié des vaisseaux et des troupes. Cette espérance le refroidit sur l'armement d'Hoggers. Il faisait réflexion que, si jamais le régent découvrait que les vaisseaux vendus par le conseil de marine dussent servir à une pareille expédition, il les ferait arrêter immédiatement après que l'armement serait achevé; et qu'en ce cas, outre le malheur d'être découverts, il en coûterait encore au roi de Suède cinq cent mille livres en faux frais. Il ne voyait pas le même inconvénient à faire partir les matelots que le roi son maître demandait, et il se proposait de les envoyer en Suède dès qu'il aurait touché le premier argent des sommes promises.

Le zèle des ministres de Suède pour le Prétendant n'avait d'objet que l'intérêt du roi leur maître, par l'utilité qu'il pourrait retirer des mouvements de la Grande-Bretagne. Il fut donc embarrassé de la question, que lui fit faire le Prétendant, s'il lui serait permis de passer et de séjourner aux Deux-Ponts. Spaar considéra cette permission comme une déclaration inutile, et de plus très nuisible aux intérêts de celui qui la demandait. Il prévoyait que le roi de Suède n'y consentirait jamais. Il le représenta en vain à celui qui lui parlait; et sur ses instances réitérées, il promit d'en écrire à Goertz. Tous deux étaient pressés par Gyllembourg de déterminer le roi de Suède à l'entreprise. Il leur représentait que les choses étaient parvenues au point qu'il fallait renoncer à Brème ou aux Hanovriens; que le succès en Écosse n'était pas difficile; que dix mille hommes suffiraient tant le mécontentement était général; qu'on ne demandait qu'un corps de troupes réglées, auquel les gens du pays se joindraient; que s'il était transporté en mars dans la saison des vents d'ouest, et dans le temps qu'on y songerait le moins, la révolte serait générale; qu'il faudrait encore porter des armes pour quinze au vingt mille hommes, ne pas s'embarrasser de chevaux, dont an trouverait suffisamment dans le pays, surtout mettre peu d'Anglais dans la confidence. Avec ces précautions Gyllembourg prétendait qu'on pouvait s'assurer du succès dans un pays abondant, si disposé à la révolution que de dix personnes on pouvait sûrement en compter neuf de rebelles. On promettait de lui faire toucher soixante mille livres sterling quand il ferait voir un pouvoir du roi de Suède, et que ce prince assurerait les bien intentionnés de les assister. Ils avaient cependant peine à lui remettre un plan de leur entreprise. Ils craignaient d'en écrire le détail, de multiplier le secret, et de s'exposer s'il était découvert aux mêmes peines que tant d'autres avaient subies depuis un an. Néanmoins ils lui promirent de lui confier ce plan avant peu de jours, et l'un de ceux qui traitaient avec lui l'assura qu'ils n'avaient rien à craindre de la part du régent.

Malgré ces dispositions Goertz hésitait de s'embarquer avec les jacobites, et quoiqu'il eût témoigné d'abord de l'empressement pour le projet comme le seul moyen de délivrer le roi de Suède de l'embarras de la ligue de ses ennemis, il avait apparemment changé de vues. Il ne répondit pas seulement à la proposition qui lui avait été faite d'agir par la voie d'Erskin; il prétendit avoir assez d'autres canaux dont il se pourrait servir utilement. Il promit cependant à Spaar de lui envoyer par Hoggers pour cent mille écus de lettres de change, immédiatement après qu'il aurait reçu les éclaircissements qu'il avait demandés. Sa froideur ne ralentit point les jacobites. Ils firent assurer Spaar qu'ils avaient déjà remis des sommes assez considérables à Paris, qu'ils en remettraient encore de plus fortes, et ils n'oublièrent rien pour se bien assurer la Suède.

Le roi Georges et les siens, instruits en général des espérances que les jacobites fondaient sur les secours de la Suède, n'en étaient guère en peine. Néanmoins, au hasard de choquer les Anglais en allant contre leurs formes, le roi Georges expédia de Hanovre un ordre à Norris, amiral de l'escadre anglaise dans la mer Baltique, de laisser à Copenhague six vaisseaux de guerre, sous prétexte d'assurer le commerce des Anglais contre les insultes des Suédois dans le nord. L'alliance entre la France et l'Angleterre était encore secrète, mais personne n'en doutait. Le ministère anglais, quoique à regret, ne voulut pas attendre d'avoir la main forcée sur la réforme des troupes par le parlement, lorsqu'il apprendrait la signature du traité, et ils commencèrent à y travailler. Par la même raison ils voulaient réduire à cinq pour cent les intérêts qui se payaient sur les fonds publics, dont les fonds excédaient quarante millions sterling. Néanmoins ils eurent peine à se déterminer sur un point si capital, et malgré la certitude du traité fait avec la France, ils affectèrent de craindre le Prétendant.

Le roi de Suède était le seul dont ils pouvaient faire envisager les desseins; et Stairs, toujours à leur main pour le trouble, leur avait mandé que ce prince s'était engagé par un traité à secourir le Prétendant. Mais les affaires de la Suède n'étaient pas en état d'effrayer les Anglais. Il fallait leur montrer quelque autre puissance. Ainsi Stairs, à qui ces nouvelles ne coûtaient rien à inventer, répondit que l'empereur, très irrité du traité, écouterait les propositions du Prétendant pour se venger du roi d'Angleterre. Le roi de Prusse se plaignait du roi Georges son beau-père, qui méprisait sa légèreté. Gyllembourg pressait toujours Spaar et Goertz d'informer de leurs résolutions le roi leur maître. Mais Goertz le secondait mal. Sa fidélité était suspecte, et la manière dont il avait déjà servi d'autres puissances favorisait les soupçons. L'Angleterre, malgré ses agitations domestiques, était considérée comme ayant beaucoup de part aux affaires générales de l'Europe. Le roi de Sicile si attentif à ses intérêts recherchait son amitié et son alliance. Il envoya le baron de Schulembourg qui servait dans ses troupes, et neveu de celui qui venait de défendre Corfou dont les Turcs avaient [levé] le siège, trouver le roi d'Angleterre à Hanovre sitôt qu'il y fut arrivé. On sut, après quelque temps de secret, que c'était pour traiter le mariage d'une fille de ce prince avec le prince de Piémont, mais que le roi d'Angleterre, qui ménageait infiniment l'empereur, n'avait pas voulu écouter une proposition qu'il savait lui devoir être fort désagréable. Le roi de Sicile vivait dans une grande inquiétude des dispositions de l'empereur à son égard. L'Italie était remplie d'Allemands qui pouvaient l'attaquer à tous moments. La paix de Hongrie pouvait changer la face des affaires, il se trouvait sans alliés, et quoique la France fût garante de la paix d'Utrecht, il n'en espérait point de secours, parce qu'il croyait le régent, son beau-frère, trop sage pour faire la guerre uniquement pour autrui.

Bentivoglio qui, pour avancer sa promotion et l'autorité romaine, ne cessait d'exciter Rome aux plus violents partis, et de tâcher lui-même à mettre la France en feu par ses intrigues continuelles, chercha d'ailleurs à lui susciter des ennemis. Il vit chez lui Hohendorff. Ils s'expliquèrent confidemment sur le traité de [la] France avec l'Angleterre, qui était lors sur le point d'être signé. Hohendorff voulut douter que le pape consentît à la retraite du Prétendant d'Avignon, qui par sa demeure en cette ville romprait le traité, dont ce malheureux prince serait mal conseillé de faciliter la conclusion. Il ajouta qu'il ne pouvait croire que la France, pour l'en faire sortir, usât de violence contre le pape. Le nonce répandit, à ce qu'on prétend, qu'il était facile à la France de faire partir le Prétendant sans user de violence, en le menaçant de ne lui plus payer de pensions. Hohendorff aurait dû alors offrir que l'empereur y suppléât; mais il se contenta de conclure que ce prince était perdu s'il passait en Italie. Le nonce en demeura persuadé. Il écrivit au pape que l'Église était intéressée à rompre une ligue que les ennemis du saint-siège et de la religion regardaient comme le plus solide fondement de leurs espérances. Ce n'était pas la première fois qu'il avait prêté auprès du pape les plus malignes intentions au régent sur l'alliance qu'il voulait faire avec les hérétiques, et sur la douceur qu'il témoignait aux huguenots dans le royaume. Ils se revirent une seconde fois. Hohendorff dit au nonce qu'il allait dépêcher un courrier à l'empereur, pour lui conseiller de contre-miner, par d'autres ligues, celle que la France venait enfin de signer, que la plus naturelle serait avec le pape pour la sûreté réciproque de leurs États, laquelle étant promptement déclarée, ferait penser la France à deux fois à ne pas donner à l'empereur un sujet de rupture, en attaquant Avignon; qu'il y avait du temps pour négocier, puisque les ouvrages du canal de Mardick ne devaient être détruits que dans le mais de mai; enfin il s'avança d'assurer, sans consulter la volonté ni les finances de son maître, qu'il fournirait de l'argent au Prétendant s'il était nécessaire, et pressa le nonce d'engager le pape de faire parler de cette affaire à l'empereur duquel elle serait bien reçue.

Le nonce, craignant les reprochés de Rome de s'être trop avancé, prétendit s'être excusé de faire cet office, mais il y rendit compte de la proposition, l'accompagnant de toutes les raisons qui pouvaient engager le pape à la regarder comme avantageuse à la religion. Il continuait, comme il avait déjà fait sauvent, à représenter au pape la ligue de la France avec les protestants comme l'ouvrage des ministres jansénistes, dans la vue d'établir en France le jansénisme, dont l'unique remède était de leur apposer une ligue entre le pape et le premier prince de la chrétienté, de mettre un frein aux entreprises des ennemis de la religion, et de rendre le gouvernement de France plus traitable quand il verrait ce qu'il aurait à craindre. Ce furieux nonce, si digne du temps des Guise, tâcha, mais inutilement, de persuader à la reine douairière d'Angleterre de préférer pour son fils ces espérances frivoles à la promesse que faisait le régent de lui continuer les mêmes pensions que le feu roi lui avait toujours données, s'il consentait volontairement à se retirer d'Avignon en Italie. La reine, sans s'expliquer, pria le nonce d'insinuer au pape d'écrire de sa main à l'empereur en faveur de son fils, et de donner là-dessus des ordres pressants à son nonce à Vienne.

Le pape, persuadé de la gloire qu'un accommodement avantageux de ses différends avec l'Espagne donnerait à son pontificat, n'était pas mains touché de l'utilité qu'il croyait trouver dans sa bonne intelligence avec le toi d'Espagne, pour établir en France les maximes et l'autorité de la cour de Rome. Aubenton, fabricateur de la constitution Unigenitus, et son homme de toute confiance, ne cessait de l'assurer du respect, de l'attachement, de la soumission pour lui et pour le saint-siège du roi d'Espagne, dont il gouvernait la conscience, de son honneur pour les jansénistes, et de tout ce qu'il se passait en France là-dessus. En même temps ce jésuite, lié avec Albéroni, qu'il savait maître de le chasser et de le conserver dans sa place, représentait continuellement au pape la nécessité d'élever promptement à la pourpre un homme qui disposait seul et absolument du roi et de la reine d'Espagne. Acquaviva et Aldovrandi agissaient avec la même vivacité.

Vers la fin de novembre, ce cardinal reçut une lettre de la main de la reine d'Espagne, pleine d'ardeur pour cette promotion. Il la fit voir au pape, et le pressa si vivement, que Sa Sainteté n'eut de ressource pour s'en débarrasser que de lui demander un peu de temps. Cela leur fit juger qu'il ne résisterait pas longtemps. Tout de suite ils proposèrent à Albéroni, pour hâter et faciliter tout, et pour plaire aussi à Alexandre Albani, second neveu du pape, qui mourait d'envie d'être envoyé en Espagne, par jalousie de son frère aîné, qui avait eu pareille commission pour Vienne, de le demander pour aller terminer tous les différends des deux cours. Ils désiraient donc que le roi d'Espagne écrivît à Acquaviva pour le demander au pape; que cette lettre fût apportée par un courrier exprès, accompagnée de celle d'Albéroni et d'Aubenton, pour D. Alexandre, et ils représentaient qu'il était celui des deux neveux que le pape aimait le mieux, qu'ils acquerraient à l'Espagne par ce moyen, comme Vienne s'était attaché son frère aîné. Aldovrandi, qui ne s'oubliait pas, désira que ses deux amis lui fissent quelque mérite auprès d'Alexandre, et souhaitait pour son avancement faire avec lui le voyage d'Espagne. Ils jugeaient ces mesures nécessaires pour se mettre en garde contre beaucoup d'ennemis puissants qu'Aldovrandi avait à Rome, dont Giudice se montrait le plus passionné. Acquaviva, qui le craignait, assurait qu'il traitait secrètement avec la princesse des Ursins, ce qui ne pouvait avoir d'objet que pour perdre la reine, et y employer peut-être le nom du prince des Asturies, sur la tendresse duquel Giudice comptait beaucoup. Il ajoutait qu'il fallait bien prendre garde à ceux qui approchaient de ce jeune prince, surtout des inférieurs, et se défier des artifices de Giudice, qui faisait toutes sortes de bassesses pour se raccommoder avec le cardinal de La Trémoille, et se laver auprès de lui d'avoir eu part à la disgrâce de sa soeur.

Le pape, fortement pressé, avait positivement promis un chapeau pour Albéroni, dès qu'il y en aurait trois vacants. Acquaviva n'osa en être content, et pressa de plus en plus. Le pape, qui sentait l'embarras où la promotion d'Albéroni seul le jetterait à l'égard de la France et de l'empereur qu'il craignait bien davantage, répliqua que si les Allemands étaient mécontents, ils se porteraient aux dernières violences. Acquaviva, ne pouvant se servir de la peur en cette occasion, qui était le grand ressort pour conduire le pape, l'employa pour empêcher la promotion de Borromée, maître de chambre du pape et beau-frère de sa nièce, au moment qu'il allait entrer au consistoire pour la faire. Le pape se défendit sur ce que le chapeau vacant le devait dédommager de celui de Bissy, accordé au feu roi, du consentement de l'empereur et du roi d'Espagne. À la fin pourtant il se rendit et promit de suspendre la promotion de Borromée, et de nouveau encore de faire Albéroni dès qu'il y aurait trois chapeaux.

La conjoncture était favorable à Albéroni. Les préparatifs maritimes des Turcs étaient grands, la frayeur du pape proportionnée, qui n'attendait de secours que de l'Espagne. Il tâchait de le gagner par de belles paroles et des remerciements prodigués sur le secours de l'été précédent. Cette fumée ne faisait aucune impression sur un Italien, savant dans les artifices de sa nation. Pour se procurer le secours que le pape désirait, il en fallait donner les moyens, que le pape avait lui-même offerts au roi d'Espagne sur le clergé d'Espagne et des Indes. Acquaviva en sollicitait l'expédition; mais l'irrésolution du pape éternisait les affaires, celles même qui dépendaient de lui et qu'il souhaitait le plus. Albéroni se plaignait d'un retardement dont il sentait personnellement le préjudice. Il assurait que le secours serait tout prêt si le pape voulait finir les affaires d'Espagne; mais que ne les finissant pas, l'armement devenait impossible; il s'étendait surtout ce qu'il avait à souffrir de la part du roi et de la reine, qui le regardaient comme un agent de Rome, qui lui en reprochaient les lenteurs avec tant de sévérité, qu'il prévoyait qu'ils lui défendraient bientôt de s'en plus mêler, comme ils avaient fait au P. Daubenton; et là-dessus représentations et menaces, tous les ordinaires avec toutes les souplesses du confesseur pour les faire valoir. Ils avaient affaire à une cour où l'artifice est aisément démêlé. Le pape, mal prévenu pour Albéroni, se défia que son chapeau étant accordé, il serait fertile en expédients pour éluder les promesses faites en vue de l'obtenir, et résolut de ne le donner que lorsque les affaires d'Espagne seraient entièrement terminées. Albéroni, qui pensait le même du pape, déclarait qu'elles le seraient à son entière satisfaction dans le moment même qu'il recevrait la nouvelle de sa promotion, et n'avait garde de les finir auparavant, dans la défiance d'en être la dupe. Ce manège de réciproque défiance dura ainsi assez longtemps entre eux.

Le régent se plaignait fort d'Albéroni; il avait même laissé entendre plusieurs fois au duc de Parme qu'il ne serait pas fâché qu'il fît là-dessus quelques démarches auprès de la reine; mais un duc de Parme se tenait heureux et honoré qu'un de ses ministres gouvernât l'Espagne ainsi il s'était réduit à avertir Albéroni de bien servir l'Espagne sans donner à la France des sujets de se plaindre de lui. Les instances du régent redoublèrent: elles firent dire au duc de Parme qu'elles approchaient de la violence, mais sans rien obtenir de lui qui ne voulait point de changement dans le gouvernement d'Espagne. Il eut seulement plus de curiosité de savoir par Albéroni même ce qu'il pensait et pouvait pénétrer de plus particulier sur la personne, les vues, et ce qu'il appelait les manèges de M. le duc d'Orléans; mais, persuadé au reste que, quoi que ce prince pût penser et faire, le véritable intérêt du roi d'Espagne était de demeurer sur son même trône; qu'il y aurait trop d'imprudence de quitter le certain pour l'incertain, et que dans les événements qui pouvaient arriver, il risquerait de perdre et la France et l'Espagne, s'il voulait faire valoir les droits de sa naissance. Albéroni lui répondit que, sûr de sa propre conscience et probité, il ne pouvait attribuer qu'à ses ennemis les plaintes que faisait le régent de sa conduite; qu'il avait toujours tâché de mériter ses bonnes grâces, et de maintenir la bonne intelligence entre les deux couronnes; il en alléguait les deux misérables preuves qu'on a vus plus haut; qu'il ne pouvait donc attribuer le mécontentement de ce prince qu'à ce qui s'était passé à l'égard de Louville mais qu'il se plaignait lui-même de ce que le régent s'était laissé séduire par des gens malintentionnés, au point d'avoir écrit des plaintes contre lui au roi d'Espagne.

Cet homme de bien et de si bonne conscience savait qu'on l'accusait en France d'une intelligence trop particulière avec les Anglais, et de les avoir trop favorisés dans leurs dernières conventions avec l'Espagne. Rien ne lui pouvait de plaire davantage que cette accusation où l'avarice et l'infidélité, tout au moins la plus grossière ignorance ou mal habileté étaient palpables. Il tâchait donc de récriminer: il disait que ce n'était pas à la France à trouver à redire que l'Espagne, pour conserver la paix, fît beaucoup mains que ceux qui sacrifiaient le canal de Mardick pour être bien avec l'Angleterre, duquel les ouvrages sont si importants, que le ministre d'Angleterre à Madrid avait dit tout haut dans l'antichambre du roi d'Espagne, que la France aurait dû faire la guerre pour le soutenir, et non pas une ligue pour le détruire. Ainsi l'aigreur augmentait tous les jours, et Albéroni, parmi de fréquentes protestations du contraire, aliénait de tout son pouvoir l'esprit du roi d'Espagne contre le régent: les discours les plus odieux et les raisonnements les plus étranges se publiaient sur M. le duc d'Orléans à Madrid publiquement, et le premier ministre leur donnait cours et poids. Il semblait qu'il eût dessein de se fortifier par des troupes étrangères il fit demander au roi d'Angleterre la permission de lever jusqu'à trais mille hommes dans la Grande-Bretagne, Irlandais ou autres, avec promesse que ceux qui se trouveraient protestants ne seraient point inquiétés sur leur religion. Il était si abhorré en Espagne, que la mort de l'archiduc fit en même temps la joie du palais et la douleur de Madrid et de toute l'Espagne, excédée du gouvernement du seul Albéroni. Moins il y avait de princes de la maison d'Autriche, moins le roi d'Espagne se croyait d'ennemis, et moins les Espagnols comptaient avoir de libérateurs et de vengeurs.

Albéroni craignait encore plus ses ennemis personnels que ceux qui ne l'étaient que pour le bien de l'État. Il était donc fort en peine de ce que ferait Giudice contre lui, quand il serait arrivé à Rome. Ce cardinal, qui depuis sa disgrâce ne se possédait plus, s'était échappé dans une harangue qu'il avait faite à l'inquisition sur les intentions de la reine, et sur la captivité où elle retenait le prince des Asturies, dont en même temps il fit l'éloge. Albéroni ne manqua pas d'exagérer à Rome l'ingratitude du cardinal, et tous les bienfaits qu'il avait lui et les siens reçus de la reine. Il l'accusa de s'être opposé le plus fortement à recevoir Aldovrandi à Madrid, qui n'y aurait jamais été reçu sans la reine, laquelle seule avait empêché l'éloignement de devenir plus grand entre les deux cours, comme Giudice le désirait; et pour ne rien oublier de ce qui pouvait établir sur ses ruines le crédit de la reine à Rome, c'est-à-dire le sien, il l'annonça comme un homme qui ferait l'hypocrite à Rome, qui ne paraîtrait occupé que de l'éternité, qui déplorerait les plaies que la religion souffrait en Espagne de sa disgrâce et de son absence, et qui publierait toutes sortes de faussetés et d'artifices qu'il serait facile au cardinal Acquaviva de dévoiler. Mais lorsque l'accommodement entre les deux cours, et la satisfaction personnelle du premier ministre à laquelle tout le reste tenait, semblait s'approcher de plus en plus, l'impatience du pape de se saisir en Espagne d'usurpations utiles, pensa tout renverser. Il voulait s'approprier la dépouille des évêques, qui était un des points des différends entre les deux cours. On a vu qu'il l'avait fait demander comme par provision par le P. Daubenton, en attendant que cet article fût réglé; on a vu aussi le mauvais succès de cette inique demande.

Le pape ne s'en rebuta pas: n'y pouvant plus employer Aubenton, il envoya un ordre direct à Giradilli, auditeur qu'Aldovrandi avait laissé à Madrid, de faire pressamment la même demande, qui obéit par des instances si fortes et si réitérées, qu'il fut au moment d'être chassé de Madrid, dont Albéroni ne s'excusa que sur ce que cet homme était connu depuis longtemps pour être agent du cardinal Acquaviva. Le premier ministre jeta les hauts cris sur l'ingratitude de Rome pour la reine qui avait tout fait pour cette cour. Il entra sur cela en de grands détails et en de grands raisonnements, couverts du prétexte du zèle pour la gloire et le service du pape et de la religion, qui en souffraient beaucoup. Il protestait, on même temps, que ce n'était que par une vue si pure qu'il déplorait les retardements que cette cour apportait à la grâce que la reine demandait avec tant d'instance et depuis si longtemps, sa promotion, qui perdrait son nom et son mérite pour devenir justice, si elle n'était accordée que lors de celle des couronnes. Il prévoyait, avec une grande douleur, que la reine, voyant le pape inflexible sur un point qui touchait son honneur, se porterait aux dernières extrémités si cette satisfaction qu'elle attendait, et le roi aussi, avec la dernière impatience, se différait plus longtemps. Cet homme détaché ne donnait ces avis que par zèle pour le saint-siège; sans retour sur soi-même, en homme fidèlement attaché au pape, occupé de contribuer à sa gloire et à son repos; qu'un particulier comme lui était trop content des assurances du pape; que deux ou trois mois de plus ou de moins ne lui étaient rien; qu'il désirerait faire de plus grands sacrifices; mais qu'il n'osait parler, parce que le roi et la reine lui reprocheraient qu'il ne songeait qu'à ses intérêts particuliers, et comptait peu leur honneur offensé. Il ajoutait que, quelque puissante que fût la raison de l'honneur et de la réputation de têtes couronnées, l'impatience de la reine était fondée sur des raisons particulières et secrètes, qui n'étaient pas moins pressantes que celles du point d'honneur. Il les expliquait à ses amis à Rome il leur disait que la reine envisageant le présent et l'avenir, que d'un côté elle voyait la nécessité de donner un nouvel ordre au gouvernement de la monarchie, et de supprimer ces conseils qui ne se croyaient pas inférieurs à l'ancien aréopage, et en droit de donner des lois à leurs souverains; d'un antre côté, elle considérait la santé menaçante du roi d'Espagne par sa maigreur, ses vapeurs, sa mélancolie; par conséquent le besoin qu'elle avait d'un ministre fidèle à qui elle pût tout confier, lequel pour pouvoir lui donner ses conseils sans crainte, avait besoin nécessairement d'un bouclier tel que la pourpre romaine, pour le mettre à couvert de ceux qu'il ne pourrait éviter d'offenser. Mais lorsqu'il écrivait de la sorte, il avait réduit tous les conseils à néant, dont il avait pris, lui tout seul, les fonctions, les places, le pouvoir. Il n'avait pas craint de le mander à tous les ministres que l'Espagne tenait an dehors avec défense de rendre aucun compte à qui que ce soit qu'à lui seul des affaires dont ils étaient chargés, et de ne recevoir ordre de personne que de lui, ainsi qu'il se pratiquait dans tout l'intérieur de la monarchie.

Il voyait aussi les choses de trop près pour pouvoir se flatter que la reine venant à perdre le roi, ce qui n'avait alors qu'une apparence fort éloignée, les Espagnols qui abhorraient sa personne et le gouvernement étranger, qui n'aimaient guère mieux une reine italienne qui n'était pas la mère de l'héritier présomptif et nécessaire; qui n'avait eu aucun ménagement pour eux, et assez peu pour ce prince qui leur était si cher, se laissassent subjuguer une seconde fois par une reine et un ministre étrangers, qui n'auraient plus le nom du roi pour couverture, pour prétexte et pour bouclier. Il n'y avait pas si longtemps que la minorité de Charles II était passée pour avoir oublié que les seigneurs, ayant don Juan à leur tête, firent chasser les favoris et les ministres confidents de la reine mère et régente, fille et soeur d'empereurs, par conséquent elle-même de la maison d'Autriche, le P. Nithard à Rome, Vasconcellos aux Philippines, et lui ôtèrent toute son autorité. Mais tout était bon à Albéroni pour leurrer le pape et ramener au point où il voulait le réduire, qui était de le déclarer cardinal sans plus de délai. Reste à voir ce que c'est qu'une dignité étrangère qui met à l'abri de tout, par conséquent qui permet et qui enhardit à entreprendre tout. C'était aussi l'usage qu'Albéroni se proposait bien de faire de cette dignité après laquelle il soupirait avec tant d'emportement, s'embarrassant très peu d'ailleurs des succès de tant de négociations, dont les événements à venir étaient si importants à l'Espagne, et faisaient le principal et peut-être le seul objet du roi et de la reine d'Espagne.

Pour plaire à Stanhope il voulait accorder le congé à Monteléon qui le demandait, fatigué de n'être instruit de rien, du changement à son égard des ministres restés à Londres depuis le départ pour Hanovre, et d'être mal payé de ses appointements. Quoiqu'il aimât mieux Beretti son compatriote, il le laissait sans aucune instruction à la Haye sur ce que la France y traitait. L'abbé Dubois, qui, après avoir arrêté l'alliance à Hanovre, était venu à la Haye pour la conclure et la signer, et pour aider à Châteauneuf à y faire entrer les États généraux, assurait Beretti qu'il n'y avait rien dans ce traité que de conforme aux intérêts du roi d'Espagne; lui et Châteauneuf l'avertissaient que la Hollande avait résolu de faire avec l'empereur une alliance particulière; qu'il était à craindre que son exemple n'y entraînât les autres provinces de cette république; qu'ils devaient tous trois travailler de concert à la traverser; qu'il était nécessaire qu'il parlât fortement là-dessus aux bourgmestres d'Amsterdam et de Rotterdam. Beretti, qui était très défiant, et qui était livré à lui-même parce qu'il ne recevait aucune instruction d'Albéroni, comme on l'a remarqué, se figura que le but des ambassadeurs de France était de confirmer de plus en plus la validité des renonciations, d'employer toutes sortes de matériaux pour en consolider l'édifice, engager le roi d'Espagne dans l'alliance qu'ils étaient sur le point de signer avec l'Angleterre et la Hollande, et à donner lui-même par là une nouvelle approbation et une nouvelle force au traité d'Utrecht.

Dans une conjoncture qui lui semblait si délicate, Beretti déplaisait d'autant plus à Albéroni, qu'il lui demandait des ordres précis que ce confident de la reine ne lui voulait pas donner. Il lui reprochait son inquiétude et sa curiosité. Il l'avertissait de se régler sur l'indifférence que le roi et la reine d'Espagne témoignaient sur les alliances négociées par la France, de ne pas chercher à pénétrer au delà des instructions qu'on lui voulait bien donner, de se souvenir que c'était à Madrid qu'ils voulaient traiter si la Hollande voulait faire avec l'Espagne une alliance d'autant plus avantageuse que le roi avait pris la résolution d'admettre désormais tous les étrangers au commerce des Indes, de ne faire aucunes représailles sur les marchandises embarquées en temps de paix, moyennant de leur part l'engagement réciproque de n'attaquer aucun vaisseau revenant des Indes, et si ce projet s'exécutait, donner à tout commerçant étranger voix dans la junte générale que le roi établirait à Cadix pour le commerce. Le projet était de supprimer en même temps la contractation de Séville et d'abolir l'indult [17] , qu'on imposait depuis longtemps sur les vaisseaux qui revenaient des Indes, au lieu duquel on établirait un tarif certain sur les retours des flottes. Le dessein était aussi d'armer huit vaisseaux pour lesquels on attendait les agrès de Hollande pour la fin de l'année, qui devaient partir en avril, de faire apporter tout le tabac à Cadix, vendu désormais sur le seul compte du roi, dont on faisait espérer un profit du double, dont on verrait l'effet en 1718, et qu'en attendant on offrait déjà pour l'année 1717 une augmentation de trois cent mille écus. Albéroni se flattait de rendre le commerce d'Espagne plus florissant que jamais par sa prévoyance, et par la plénitude d'autorité qui lui serait confiée, et il commença à la fin de cette année 1716 à faire travailler aux ports de Cadix et du Ferrol en Galice dont la situation est admirable, sur lequel on avait de grandes vues, et le lieu principal où on se proposait de bâtir des vaisseaux.

Un autre projet proposé par le prince de Santo-Buono-Carraccioli, vice-roi du Pérou, homme de beaucoup d'esprit et de mérite, fut de démembrer de son commandement les provinces de Santa-Fé, Carthagène, Panama, Quito, la Nouvelle-Grenade, pour en faire le département d'un troisième vice-roi, résidant à Santa-Fé, et cela fut approuvé du roi d'Espagne. Le marquis de Valero, vice-roi du Mexique, donnait aussi de grandes espérances; il voulait être regardé comme attaché à la reine. C'était de ce nom qu'Albéroni appelait ses amis, et ce fut de ceux-là dont il tâcha de remplir les places subalternes lorsqu'il changea tous ces postes au commencement de 1717. Les abus étaient grands et les prétextes ne manquaient pas de faire les retranchements qu'il méditait. Plusieurs conseillers du conseil des Indes trouvés en grandes fraudes, furent chassés, et plusieurs juntes de finances supprimées. Albéroni comptait que de ces dépenses épargnées, le roi d'Espagne tirerait plus de deux cent cinquante mille écus par an. Bien des gens se trouvaient intéressés dans ce bouleversement; ainsi Albéroni tirant un mérite de sa hardiesse à l'entreprendre, se fondait en nouvelles raisons, toutes modestement résultantes du seul intérêt du service du roi, de le garantir de la vengeance de tant de gens si irrités, et ce moyen était unique, c'est-à-dire d'être promptement revêtu de la pourpre.

De là nouveaux ressorts et nouveaux manèges employés à Rome pour vaincre la lenteur du pape, qui de son côté voulait des modifications à son gré sur ce qui avait préliminairement été convenu sur les différends des deux cours avec Aldovrandi à Madrid, et remettre cette affaire à Rome à une congrégation. Le premier ministre et le confesseur, qui seuls s'en étaient mêlés, menacèrent à leur tour d'une junte sur ces affaires qui ferait voir au pape la différence de sa hauteur et de son opiniâtreté d'avec la conduite de deux hommes dévoués au saint-siège, et qui pour cela même, encourraient toute la haine de cette junte et de l'Espagne entière. Albéroni, que rien ne pouvait détourner de son unique affaire, avait sain de faire dire au pape qu'il ne craignait aucune opposition à son chapeau de la part de la France; et comme les mensonges les plus grossiers ne coûtaient rien là-dessus ni à lui ni au P. Daubenton, il se vanta au pape de toute l'estime du régent, dont il le faisait assurer sauvent, et même lui avait fait mander par le P. du Trévoux que Son Altesse Royale désirait entretenir directement avec lui une secrète correspondance de lettres.

La confiance du pape et de la cour de Rome en Daubenton, sûre de son abandon à son autorité, à ses maximes par les effets, ne put être obscurcie par les efforts de Giudice, qui ne craignait pas d'assurer le pape que ce fourbe le trompait, et qu'il était capable de sacrifier son baptême à la conservation de sa place. Ce jésuite ne laissait pas d'avoir moyen de faire passer à Rome ses sentiments particuliers, et par là ne craignait point qu'il lui fût rien imputé de ce que Rome trouvait contre ses maximes dans ce que le roi d'Espagne le chargeait d'y écrire. Ainsi le pape insistant sur l'entière exemption de toute imposition de tous les biens patrimoniaux des ecclésiastiques d'Espagne, Aubenton lui fit savoir nettement que cet article ne s'obtiendrait jamais, non pas même avec aucun équivalent, parce que l'intention du roi d'Espagne n'était pas d'augmenter par là ses revenus, mais de soulager ses sujets à supporter les taxes qui grossissaient, et qui retombaient sur eux, à mesure que les ecclésiastiques, exempts d'en payer aucune; acquéraient des biens laïques. Aubenton revenait après à dissuader le pape de mettre aucune de ces choses convenues à Madrid avec Aldovrandi en congrégation, et à le menacer de les voir renvoyer à une junte en Espagne, dont il verrait le terrible effet. Il ajoutait que le retour d'Aldovrandi en Espagne était nécessaire, mais avec la grâce si instamment demandée, le chapeau d'Albéroni, si le pape voulait obtenir toute sorte de satisfaction qui ne lui serait donnée qu'à ce prix; que la reine, irritée de tant de délais, était capable de se porter à toutes sortes d'extrémités; que le ressentiment de se croire amusée et méprisée allait en elle jusqu'à la fureur, sans qu'Albéroni, qui la voudrait calmer au prix de son sang, osât plus lui ouvrir la bouche, surtout depuis qu'ayant osé lui faire un jour quelque représentation, elle l'avait fait taire et lui avait dit qu'elle voyait bien que six mois et un an de retardement ne lui faisait rien, mais qu'un moment de retardement faisait beaucoup à sa dignité et blessait son honneur. C'était par de tels artifices qu'Albéroni comptait persuader le pape de sa tranquillité sur le moment de sa promotion; qu'il ne la désirait prompte que pour l'intérêt du pape, et que tout sujet qu'il enverrait à Madrid serait sûr d'y réussir, s'il y trouvait contente du pape la reine qui pouvait tout.

Il est vrai qu'elle était altière et qu'elle s'offensait fort aisément. Elle le fit vivement sentir à la duchesse de Parme sa mère, qui de son côté ne l'était pas moins. Il ne s'agissait néanmoins que de bagatelles, mais la parfaite intelligence ne revint plus. Le duc de Parme, son oncle et son beau-père, en sentit un autre trait pour ne l'avoir pas avertie à temps du sujet de l'envoi du secrétaire Ré de Londres à Hanovre. Il se trouva plus flexible que la duchesse sa femme; il s'excusa et dissipa cette aigreur.

Albéroni, qui avait un commerce direct de lettres avec Stanhope, voulait traiter avec l'Angleterre et la Hollande, laisser à Beretti le soin de débrouiller le plus difficile avec les États généraux, et se réserver la gloire d'achever à Madrid le traité avec Riperda. Beretti sentait le poids de ce qu'on exigeait de lui, et en représentait toutes difficultés. Il savait par le Pensionnaire même qu'il croyait de l'intérêt de ses maîtres de traiter avec l'empereur avant de traiter avec l'Espagne, et Beretti le soupçonnait de ne vouloir remettre la négociation à Madrid, que pour la retarder, et parce qu'il serait plus maître de donner ses ordres à Riperda, que d'une négociation qui se traiterait à la Haye; mais l'empereur ne répondait point à l'empressement de ce même Heinsius, et ne faisait aucune réponse aux propositions que les États généraux lui avaient faites. La première était de modérer le nombre de troupes qu'ils devaient fournir pour la défense des Pays-Bas catholiques s'ils étaient attaqués; ils étaient engagés par le traité de [la] Barrière à fournir en ce cas huit mille hommes de pied et quatre mille chevaux. Ils voulaient plus de proportion entre ces assistances et leurs forces, et des secours conformes aux conjonctures sans spécification. En second lieu ils demandaient qu'il plût à l'empereur de spécifier les princes qu'il prétendait comprendre dans l'alliance; et en troisième lieu l'observation exacte de la neutralité d'Italie. Enfin ils refusaient de s'engager dans ce qui pourrait arriver au delà des Alpes et dans la guerre contre les Turcs. Nonobstant le silence de l'empereur sur ces propositions, ses ministres étaient fort inquiets, de l'alliance prête à conclure entre la France, l'Angleterre et la Hollande, et ils n'oubliaient rien à la Haye ni même à Paris pour la traverser. Hohendorff continuait à voir Bentivoglio, et quoique encore sans ordre de Vienne, il pressait ce nonce d'insinuer au Prétendant de ne point sortir d'Avignon, dans l'opinion que cela dérangerait ce qui avait été concerté et causerait une rupture. Le nonce l'espérait de même, et goûtait avec plaisir tous les avis qu'on lui donnait des difficultés qui s'opposaient à la signature du traité, et sa rupture comme un moyen infaillible de ranger le régent au bon plaisir du pape sur l'affaire de la constitution.

Suite
[16]
Voyez la note II en fin de volume.
[17]
Le mot indult a ici un sens particulier et désigne le droit que le roi d'Espagne prélevait sur les galions qui apportaient les produits de l'Amérique espagnole. La contractation de Séville était la chambre de commerce de cette ville.