CHAPITRE XI.

1717

Le roi d'Angleterre à Londres. — Intérieur de son ministère. — Ses mesures. — Gyllembourg, envoyé de Suède, arrêté. — Son projet découvert. — Mouvement causé par cette action parmi les ministres étrangers et dans le public. — Mesures du roi d'Angleterre et de ses ministres. — L'Espagne, à tous hasards, conserve des ménagements pour le Prétendant. — Castel-Blanco. — Le roi de Prusse se lie aux ennemis du roi d'Angleterre. — Les Anglais ne veulent point se mêler des affaires de leur roi en Allemagne. — Goertz arrêté à Arnheim et le frère de Gyllembourg à la Haye, par le crédit du Pensionnaire. — Sentiment général des Hollandais sur cette affaire. — Leur situation. — Entrevue du Prétendant, passant à Turin, avec le roi de Sicile, qui s'en excuse au roi d'Angleterre. — Cause de ce ménagement. — Réponse ferme de Goertz interrogé en Hollande. — L'Angleterre et la Hollande communiquent la triple alliance au roi d'Espagne. — Soupçons, politique et feinte indifférence de ce monarque. — Mauvaise santé du roi d'Espagne. — Burlet, premier médecin du roi d'Espagne, chassé. — Craintes de la reine d'Espagne et d'Albéroni. — Ses infinis artifices pour hâter sa promotion. — Clameurs de Giudice contre Aldovrandi, Albéroni et Aubenton. — Angoisses du pape entraîné enfin. — Il déclare Borromée cardinal seul et sans ménagement pour Albéroni. — Mesures et conseils d'Acquaviva et d'Alexandre Albani à Albéroni. — Nouveaux artifices d'Albéroni pour hâter sa promotion, ignorant encore celle de Borromée. — Albéroni fait travailler à Pampelune et à la marine; fait considérer l'Espagne; se vante et se fait louer de tout; traite froidement le roi de Sicile; veut traiter à Madrid avec les Hollandais. — Journées uniformes et clôture du roi et de la reine d'Espagne. — Albéroni veut avoir des troupes étrangères; hait Monteléon. — Singulière et confidente conversation de Stanhope avec Monteléon. — Dettes et embarras de l'Angleterre. — Mesures contre la Suède. — Conduite d'Albéroni à l'égard de la Hollande. — Le Pensionnaire fait à Beretti une ouverture de paix entre l'empereur et le roi d'Espagne. — L'Angleterre entame une négociation à Vienne pour la paix entre l'empereur et le roi d'Espagne. — Lettre de Stanhope à Beretti, et de celui-ci à Albéroni. — Son embarras. — Ordres qu'il en reçoit et raisonnement. — Vues et mesures de commerce intérieur et de politique au dehors d'Albéroni. — Angoisses du roi de Sicile éconduit par l'Espagne. — Venise veut se raccommoder avec le roi d'Espagne.

Le roi d'Angleterre, en arrivant à Londres, avait donné ses premiers soins à réunir ses principaux ministres qui ne songeaient qu'à s'entre-détruire. Towsend avait promis d'accepter la vice-royauté d'Irlande, et d'y demeurer trois ans si le roi ne le rappelait auparavant; Mothwen avait été fait second secrétaire d'État. Le département du sud lui avait été donné, quoique ce fût celui du premier, pour laisser le nord à Stanhope et le soin des affaires d'Allemagne, qui touchaient le roi d'Angleterre bien plus quo toutes les autres par rapport à ses États patrimoniaux. Le parlement avait été prorogé jusqu'au 20 février (vieux style), pour avoir le temps de disposer la nation à la conservation des troupes, dont on ne serait pas venu à bout si les ministres qui venaient de découvrir le projet des ministres de Suède n'eussent fait alors éclater la conspiration. Gyllembourg, envoyé de Suède, fut arrêté dans sa maison à Londres, le 9 février à dix heures du soir. Vingt-cinq grenadiers posés à sa porte eurent ordre d'empêcher que personne pût lui parler: on rompit ses cabinets et ses coffres; ses papiers furent enlevés sans inventaire et sans scellé; on répandit dans le public que le complot avait été découvert par trois lettres que Goertz écrivait à Gyllembourg, avec ses réponses, et le chiffre dont ils se servaient; qu'on y avait vu le projet d'une descente à faire en Écosse; quo Goertz avait déjà touché cent mille florins en Hollande, depuis dix mille livres sterling à Paris; que Gyllembourg avait reçu vingt mille livres sterling à Londres.

Presque tous les ministres étrangers qui étaient à Londres sentiront les conséquences de cet arrêt pour leur propre sûreté, et s'assemblèrent chez Monteléon, ambassadeur d'Espagne, pour en délibérer. Ils convinrent que le droit des gens était violé, principalement par l'enlèvement des papiers de l'envoyé de Suède; mais n'ayant point d'ordres de leurs maîtres chacun craignit de prendre un engagement, et ils concluront à attendre les éclaircissements que le gouvernement d'Angleterre avait promis de donner. Monteléon, moins content du ministère d'Angleterre qu'il ne l'avait été autrefois, fut moins discret; il discourut sur ce que le projet paraissait peu vraisemblable, qu'il y aurait peut-être quelque idée particulière de Gyllembourg sans rien de réel ni de concerté; que le roi d'Angleterre avait un pressant intérêt d'engager la nation Anglaise à déclarer la guerre au roi de Suède, et à contribuer à l'entretien des troupes et à l'armement des vaisseaux; que ce ne serait pas la première fois qu'une conjuration, révélée au parlement au commencement de ses séances, aurait produit des effets merveilleux pour les volontés de la cour. Ces propos, qu'il croyait tenir sûrement à des amis dans un intérêt commun, lui attirèrent une espèce de reproche des ministres d'Angleterre, et Stanhope lui dit qu'il était fâché qu'il eût désapprouvé ce qui s'était passé à l'égard de l'envoyé de Suède, mais qu'ils espéraient qu'il changerait de sentiment quand il en saurait le motif. En attendant de satisfaire la curiosité générale, les ministres d'Angleterre laissaient répandre que les ducs d'Ormont et de Marr, chargés de conduire le débarquement, étaient déjà dans le royaume. Sur ces bruits et sur les preuves que le gouvernement promettait de publier incessamment, tout devenait facile au roi, et il armait sans peine trente navires, dont quinze étaient destinés pour la mer Baltique.

Quelques protestations d'intelligence et d'amitié qu'il y eût entre les cours de Londres et de Madrid, cotte dernière ne laissait pas d'avoir des ménagements pour le Prétendant. Le marquis de Castel-Blanco, dont le nom était Rojas, et qui était des Asturies, avait épousé une fille du duc de Melfort. Il s'était dévoué au Prétendant pour lequel il avait dépensé de grandes sommes qu'il avait rapportées des Indes. Le Prétendant l'avait fait duc en sortant d'Avignon, et le roi d'Espagne y avait consenti avec la condition du secret, jusqu'au rétablissement de ce prince sur le trône de ses pères ainsi, l'union n'empêchait pas le roi d'Espagne de regarder comme très possible une révolution en Angleterre, et peut-être prochaine, ce que bien des gens dans Londres pensaient aussi. Le gouvernement, appliqué à faire connaître le crime de Gyllembourg, désirait d'en faire un exemple en sa personne, et consulta des juges pour savoir si le caractère public empêchait qu'on lui pût faire son procès. L'animosité était pareille à l'intérêt du roi, comme duc d'Hanovre, de faire déclarer la guerre à la Suède par les Anglais, et à celui de ses ministres blâmés par le parti opposé, comme d'une violence extravagante, et dont les découvertes ne répondaient ni à l'éclat ni à l'attente du public.

Le roi d'Angleterre, qui prévoyait des suites, augmenta les troupes qu'il entretenait pour la conservation de ses États en Allemagne : ce n'était pas qu'il eût rien [à] y craindre de la part du roi de Suède, qui avait perdu tout ce qu'il y possédait, et [était] très pauvrement renfermé dans ses anciennes bornes. Mais le roi de Prusse, gendre du roi d'Angleterre, piqué de sa froideur et de ses mépris, était devenu son plus mortel ennemi. Il s'unissait étroitement avec le czar qui était irrité au dernier point contre le roi d'Angleterre Le roi de Prusse voulait la paix avec la Suède, pourvu que le Danemark, son allié, y fût compris. Il sentait que l'intervention de la France en était la voie la plus sûre. Il craignait en même temps l'union nouvellement resserrée entre l'Angleterre et le régent, et il tâchait de l'affaiblir, en avertissant ce dernier de la liaison intime dont le roi d'Angleterre se vantait d'être avec l'empereur; et priait le régent de faire ses réflexions là-dessus. Le czar, personnellement piqué contre le roi d'Angleterre, ne se pressait point de tenir la parole qu'il avait donnée de faire sortir ses troupes du pays de Mecklenbourg, et toutes ces considérations éloignaient les Anglais de se mêler des affaires de leur roi en Allemagne, où ils jugeaient qu'il en aurait beaucoup sur les bras, et leur persuadaient de laisser à Bernstorff, seul auteur de la violence exercée contre Gyllembourg, le soin de tirer son maître de l'engagement où il l'avait jeté mal à propos. Les ministres Anglais pensaient à peu près de même, et abandonnaient Bernstorff; et les amis du roi de Suède, qui en avait beaucoup à Londres, l'exhortaient à distinguer le roi et la nation, et de déclarer dans un manifeste qu'il ne considérait que le duc d'Hanovre dans ce qui s'était passé, dont il appelait aux deux chambres du parlement.

Quoique la Hollande n'approuvât point cette violence, Heinsius, toujours attaché au roi d'Angleterre par ses anciennes liaisons, avait eu le crédit aux États généraux de faire arrêter le baron de Goertz, ministre du roi de Suède, à Arnheim, et le frère de Gyllembourg, à la Haye. Slingerland, au contraire, traitait l'action de Londres d'attentat au droit des gens, et, parlant à Beretti, blâma Stanhope d'avoir, dans sa lettre circulaire aux ministres étrangers résidant à Londres, marqué que la révolte serait appuyée d'un secours de troupes, parce que, les troupes ne marchant que sur les ordres du souverain, c'était avouer que l'envoyé de Suède était autorisé de son maître, et rendre ainsi l'affaire personnelle au roi de Suède, rendre innocent son envoyé, n'agissant que sur ses ordres, et ne laisser plus de doute à l'attentat au droit des gens. On croyait en Hollande que ce qui avait le plus engagé le roi d'Angleterre à demander aux États généraux de faire arrêter Goertz, était l'opinion qu'il traitait la paix de la Suède avec le czar. On disait même que la condition en était la restitution de toutes les conquêtes du czar sur la Suède, excepté Pétersbourg et son territoire, et que ce prince donnerait une de ses filles au jeune duc de Holstein. L'empereur désirait ardemment la paix du nord, et les Hollandais pour le moins autant, pour leur commerce et pour affermir la paix dans toute l'Europe. Leurs dettes étaient immenses; la nécessité d'épargner les avait obligés à une grande réforme de troupes, et à manquer à la parole qu'ils avaient donnée, pendant la dernière guerre à MM. de Berne de conserver en tout temps vingt-quatre compagnies de leur canton. Ils avaient réformé trois mille Suisses. Les troupes qu'ils avaient conservées se montaient à vingt-huit mille hommes d'infanterie, deux mille cinq cents de cavalerie et quinze cents dragons; ce qui leur parut suffisant dans un temps où ils ne voyaient plus de guerre prochaine, surtout depuis la dernière liaison de la France avec l'Angleterre, et le départ du Prétendant d'Avignon pour se retirer en Italie.

Lorsque ce prince approcha de Turin, le roi de Sicile lui envoya le marquis de Caravaglia et une partie de sa maison pour le recevoir et le traiter. Il entra dans Turin, vit incognito le roi et la reine de Sicile, et le prince de Piémont; demeura quelques heures dans la ville sans cérémonies, et continua son chemin. Ce passage avait fort embarrassé le roi de Sicile. Sa proche parenté avec le Prétendant, et les droits qu'il en tirait dans l'ordre naturel pour la succession d'Angleterre, ne lui permettaient pas de refuser passage à ce prince, par conséquent [de refuser] de le faire recevoir et de le voir. Il craignait de mécontenter l'Angleterre; il n'espérait que du roi Georges son accommodement avec l'empereur. Trivié, son ambassadeur à Londres, l'avait flatté que ce prince lui garantirait la Sicile; mais quand son successeur La Pérouse en parla à Stanhope, celui-ci lui nia le fait. Il lui dit que si le roi d'Angleterre se portait à lui garantir les traités antérieurs à celui d'Utrecht, jamais il n'irait au delà, ni à aucune garantie pour la Sicile; que l'empereur ne voulait entendre parler de rien avant que la Sicile lui fût restituée; que le prince Eugène même, si porté pour le chef de sa maison, s'expliquait que rien ne se pouvait traiter sans cela. Ainsi le roi de Sicile, bien instruit des volontés fixes de l'empereur, n'espérait se rapprocher de lui que par le roi d'Angleterre, qu'il ménageait, par cotte raison, plus qu'aucune autre puissance. Il n'oublia donc rien pour se justifier auprès de lui à l'égard du Prétendant.

Le roi d'Angleterre reçut assez bien ses excuses, peut-être par la conjoncture de l'embarras de l'affaire des ministres de Suède, et la crainte où il était du nombre et de la force des jacobites, et de la réponse de Goertz à l'interrogation qu'il avait subie en Hollande. Il avait déclaré qu'il avait dressé un projet, approuvé par le roi son maître, pour faire la guerre au roi d'Angleterre, son ennemi découvert, mais une bonne guerre sans trahison; qu'à son égard, il n'avait à répondre qu'au roi de Suède. Une flotte de charbon venant d'Écosse effraya Londres, dans la fin de février. Le bruit s'y répandit qu'on voyait trente vaisseaux du roi de Suède; rien n'était encore préparé pour s'opposer à une descente, et l'alarme fut grande jusqu'à ce qu'on eût bien reconnu que ce n'était que des charbonniers.

L'Angleterre et la Hollande ménageaient toujours le roi d'Espagne. À l'imitation de la Franco, ils lui communiquèrent le traité de la triple alliance. Ce monarque soupçonnait des articles secrets que le régent y aurait fait mettre, et qui étaient la vraie substance du traité. Mais il avait au dedans et au dehors trop d'intérêt à cacher ses pensées de retour au trône de ses pères, pour ne pas montrer la plus entière indifférence, qui fit douter en effet s'il s'intéressait à la ligue qui venait de se conclure, et [fit] qu'on crut généralement en Espagne et parmi les étrangers qu'il portait toutes ses vues sur l'Italie, et à recouvrer une partie de ce qu'il y avait perdu. On en jugeait par l'intérêt de la reine, qu'Albéroni en avait tant à servir, et par son impatience de terminer tous les différends avec Rome. Il ne laissait pas de s'y montrer ralenti par les délais de sa promotion, que la reine irritée regardait, disait-il, comme un mépris pour elle, et qu'elle sentait moins son affection pour un sujet qui lui était dévoué, que par l'empressement, né des conjonctures, d'aimer celui en qui elle avait mis toute sa confiance, d'une supériorité de représentation qui le mît en état de la servir sans ménagement dans les occasions scabreuses dont elle se voyait menacée. Cela désignait les vapeurs noires du roi d'Espagne, retombé depuis peu dans une maigreur et une mélancolie qui faisaient craindre la phtisie, et que sa vie ne fût pas longue.

Burlet, son premier médecin, fut chassé d'Espagne un mois après ces derniers accidents, pour s'en être trop librement expliqué. Les suites en étaient fort à craindre pour la reine si haïe des Espagnols, et pour les étrangers qui ne tenaient rien que d'elle; mais le péril était extrême pour Albéroni, parce que, maître de tout sous elle, il était en butte à la jalousie et à la haine universelle, et que, n'ayant point d'établissement, sa chute ne pouvait être médiocre. Il avait persuadé la reine qu'il y allait de tout son honneur à elle, et que ce lui serait la dernière injure, qu'après toutes les promesses du pape, une ombre de protection de l'empereur élevât Borromée à la pourpre, en négligeant son plus intime serviteur, pour lequel elle avait encore, en dernier lieu, écrit de sa main, en termes si forts, qu'elle n'en pouvait employer de plus pressants pour demander à Dieu le paradis. En même temps, connaissant bien le pouvoir de la crainte sur le pape, il fit donner ordre à Daubenton, par le roi d'Espagne, d'écrire à Aldovrandi que si la reine n'était pas promptement satisfaite, ni lui ni Alexandre Albani n'obtiendraient point la permission de venir à Madrid.

Albéroni comptait se cacher ainsi, et faire valoir son entière soumission aux volontés du pape sans aucune impatience, et qu'il regardait comme le dernier des malheurs d'être la cause éloignée de la moindre brouillerie entre les deux cours, tandis qu'il ne laissait échapper aucune occasion, ni aucune circonstance de l'intérêt, de la volonté, de la vivacité de la reine. Il fortifiait ces artifices de la peinture la plus avantageuse de l'état où il avait mis l'Espagne, tel qu'elle pouvait se rire de ses ennemis, reconnaître les bienfaits, et se venger de ceux dont il ne serait pas content. Ainsi, rien à espérer pour Aldovrandi ni pour don Alexandre, pas même la permission d'aller à Madrid, s'ils n'apportaient la satisfaction des désirs de la reine, comme, au contraire, tout aplani en rapportant. Il protestait qu'il n'oserait plus ouvrir la bouche là-dessus; que la reine lui avait déjà reproché que six mois plus ou moins lui étaient indifférents, tandis que son honneur était en continuel spectacle d'un mépris pour elle si insupportable; que le roi et elle avaient fort approuvé les nouvelles instances qu'Acquaviva avait faites à l'occasion de la mort du cardinal del Verme, et qu'ils étaient l'un et l'autre certainement déterminés à rejeter toute proposition de Rome, si la grâce qu'ils avaient demandée n'était auparavant accordée. Le dernier courrier avait porté au cardinal Acquaviva des ordres dressés dans cet esprit, et menaçants pour le pape. Néanmoins Albéroni voulait ménager les parents du pape; il pensait à faire donner, par le roi d'Espagne, une pension au cardinal Albani, qu'il savait, par Acquaviva, disposé à la recevoir. Il se voulait ainsi réserver les grâces, et laisser au contraire au roi d'Espagne les démonstrations et les effets de rigueur. Aldovrandi, informé en chemin de la colère de la reine par Aubenton, craignit pour sa fortune une rupture ouverte entre les deux cours. Le confesseur lui avait mandé que la reine ordonnerait peut-être à Acquaviva de se désister de sa demande. C'était fermer au prélat la nonciature, par conséquent le chemin au cardinalat. Il écrivit donc à Albéroni que ce serait donner à rire à ses envieux, et tout ce qu'il jugea le plus propre à lui en faire craindre l'événement et à lui faire prendre patience.

Le pape, impatient de l'arrivée de l'escadre d'Espagne dans les mers d'Italie, et facilement épouvanté par les Vénitiens, qui lui représentaient les Turcs prêts d'en envahir ce qu'ils voudraient, avait trouvé son nonce trop lent en sa route, mais toutefois sans pouvoir se résoudre à la promotion d'Albéroni, sans être sûr de l'accommodement de ses différends avec l'Espagne, suivant le projet qu'il en avait fait. Un des principaux moyens que ses amis avaient imaginé était de procurer à don Alexandre. Albani le voyage d'Espagne, pour y signer l'accommodement qu'Aldovrandi aurait dressé suivant les intentions du pape. Don Alexandre désirait avec passion cet honneur depuis longtemps. La princesse des Ursins, et Albéroni après elle, s'y étaient toujours opposés; enfin le dernier y avait consenti, et permis à Acquaviva d'en parler au pape. Il le fit dans un temps où don Alexandre était à la campagne. À son retour le pape lui en dit un mot, et remit à une autre fois à lui en parler plus au long. Il parut que ces délais étaient un peu joués entre l'oncle et le neveu. Le pape s'était engagé à l'envoyer nonce extraordinaire à Vienne porter les langes bénits au prince dont l'impératrice accoucherait. Mais ce prince étant mort avant que la fonction eût été exécutée, le cardinal Albani, dévoué à la maison d'Autriche, prétendit que le même engagement subsistait, et soit que ce fût de concert ou de jalousie, le pape trouva des difficultés insurmontables au voyagé de don Alexandre à Madrid. Albéroni se vit ainsi privé des avantages de traiter et de terminer avec le neveu du pape les différends entre les deux cours. Il trouva encore d'autres traverses.

Le cardinal del Giudice, avant d'arriver à Rome, la remplissait de ses plaintes contre Aldovrandi, et demandait des réparations des discours qu'il avait tenus contre son honneur. Il avertissait le pape de ses fourberies et de celles d'Aubenton et d'Albéroni qu'il accablait de railleries piquantes, et le représentait comme ne pouvant maintenir longtemps sa faveur; qui était le meilleur moyen de nuire à sa promotion, et c'était aux cardinaux Albani et Paulucci à qui il s'adressait. Le pape se trouvait en d'étranges angoisses. La maison Borromée le pressait pour son maître de chambre, dont le neveu avait épousé sa nièce, et dont la promotion avait été arrêtée par Acquaviva le matin même qu'elle allait être faite.

Le pape comprenait quelle colère cette promotion allumerait en Espagne; il craignait mortellement que l'escadre espagnole n'en fût arrêtée, et de voir l'Italie exposée aux Turcs. Néanmoins il fallut céder à ses neveux: Borromée fut déclaré cardinal le 16 mars, et le pape ne donna pas même la satisfaction à Albéroni de lui faire espérer le second chapeau qui vaquerait, ni de le réserver in petto. Rien n'était plus contraire aux espérances qu'Acquaviva avait données à Albéroni de sa promotion certaine et prochaine. Ce cardinal fit savoir au duc de Parme par un courrier la promotion unique de Borromée, en le priant d'en dépêcher un en Espagne pour y porter cette fatale nouvelle. En même temps il écrivit à Albéroni qu'il savait que le pape le ferait cardinal s'il voulait dépêcher un courrier portant parole positive que le roi d'Espagne mettrait Aldovrandi en possession de toutes les prérogatives de la nonciature, et qu'il enverrait incessamment son escadre en Levant pour agir contre les Turcs; que le lundi d'après l'arrivée du courrier le pape tiendrait un consistoire, dans lequel il conférerait la seule place vacante à Albéroni, mais qu'il fallait se presser et n'attendre pas d'autres vacances, qui donneraient lieu au pape de se trouver embarrassé par d'autres demandes, et par les couronnes, enfin que le pape se contenterait de deux lignes de la main du roi d'Espagne, qui confirmeraient ces promesses. Don Alexandre voulut aussi justifier à Albéroni la promotion de Borromée. Il la maintint indispensable et sans préjudice pour Albéroni. Il devait regarder ce délai, non comme exclusion, mais comme un effet malheureux de la contrainte du pape, qui ne voulait pas s'exposer à une compensation que les couronnes lui demanderaient pour le chapeau accordé à l'Espagne; mais que le prétexte sûr de le tirer de cet embarras, serait le service signalé rendu à l'Église par l'accommodement des différends des deux cours, et l'envoi de l'escadre contre les Turcs. C'est ainsi que Rome sait profiter de l'ambition des ministres, et les gagner par l'appât d'une dignité étrangère. Don Alexandre qui n'avait pas abandonné l'espérance de sa mission en Espagne, n'épargna pas les protestations d'attachement pour Leurs Majestés Catholiques et de respect pour leur premier ministre. Il y avait déjà quelque temps qu'il regardait sa promotion comme sûre, qu'il en attendait la nouvelle avec impatience, sans cesser de la faire presser par la reine, et d'en faire l'affaire particulière de cette princesse. Comme la difficulté principale était la défiance réciproque, que le pape voulait être satisfait avant la promotion, et qu'Albéroni, au contraire, voulait que sa promotion précédât la satisfaction du pape : il représentait de la part de la reine au duc de Parme, son principal agent dans cette affaire à Rome, deux raisons invincibles qui engageaient la reine à vouloir que sa promotion précédât la satisfaction du pape le point d'honneur était la première, l'autre était d'empêcher les Espagnols de dire que la promotion d'Albéroni serait la condition secrète d'un accommodement préjudiciable au roi et au royaume d'Espagne. Il voulait que sa promotion ne parût fondée que sur la reconnaissance de tout ce que la reine avait fait en faveur du saint-siège, qu'il rappelait en détail, ainsi que la montre du secours maritime qu'il étalait aux yeux du pape, et qu'il promettait d'envoyer d'abord après sa promotion, et la reine, de terminer en même temps les différends des deux cours, mais pas un clou sans sa promotion. C'était ses termes, mais toujours désintéressé et se couvrant du voile du caractère de la reine.

Comme il ne craignait point d'être contredit en rien, et qu'il était maître de faire parler la reine comme il voulait, il chargea le duc de Parme de se porter pour garant au pape de sa totale satisfaction, au moment que la promotion serait faite. Il en fit en même temps assurer directement le pape par Acquaviva, mais avec un mélange de menaces. Tout de suite il avertit Aldovrandi qu'il serait mal reçu s'il s'avançait sans la nouvelle de sa promotion, et dépêcha un courrier pour le retenir sur la frontière du royaume. Mais dans l'incertitude de sa route, qui lui pouvait faire manquer le courrier, il fit résoudre le roi d'Espagne que, si Aldovrandi arrivait à Madrid, il lui serait fixé un terme pour en sortir. Parmi toutes ces mesures, c'était toujours la même fausseté. Il protestait un désintéressement parfait; sa promotion ne servirait jamais de condition honteuse à raccommodement; il ne voulait pas être cardinal aux dépens de la réputation de la reine; que cette princesse, en lui procurant cet honneur, joignait à la satisfaction de l'élever des vues bien plus considérables que le roi et elle voulaient faire tomber un chapeau sur celui qu'elles honoraient de toute leur confiance, dépositaire de tous leurs secrets, le seul qui les pût servir en des événements de la dernière importance; mais que, puisque le pape, nonobstant le besoin qu'il avait de leur secours, témoignait tant de répugnance, elles n'avaient d'autre parti à prendre que celui de se désister d'une telle demande, et de regarder comme un affront la préférence donnée à l'empereur, et les ménagements pour un sujet tel que Borromée. Il ajoutait qu'en la place du roi d'Espagne, il mépriserait également toutes les concessions sur le clergé, dont il ne retirerait jamais qu'une modique somme, après avoir défalqué ce que la nécessité et l'usage en déduisait; que c'était demander l'aumône à une cour orgueilleuse qui la faisait tant valoir, et s'en rendre esclave pour chose qui était due en justice rigoureuse; qu'il n'y avait qu'une bonne règle à établir aisément dans les Indes pour se passer des subsides du clergé, par conséquent de tout accommodement avec Rome, qui souffrirait bien plus que l'Espagne de la prolongation des différends, qui certainement ne seraient point terminés que la promotion n'eût précédé. Il observait que le pape était bien mal conseillé de faire un si grand tort à la religion, dont la défense à tous égards semblait réservée au roi d'Espagne, ayant lieu de s'assurer qu'en usant généreusement envers la reine, elle y saurait répondre avec usure. La reine accoucha d'un cinquième prince, qui mourut bientôt après.

Albéroni crut que l'Espagne devait se fortifier du côté de la France; il fit travailler à Pampelune. Il compta y avoir tout achevé dans le courant de l'année et y mettre cent cinquante pièces de canon. Il travaillait en même temps aux ports de Cadix et de Ferrol, en Galice, dont les ouvriers étaient exactement payés. Il comptait avoir en mer vingt-quatre vaisseaux vers le 15 mai. On en construisait un en Catalogne de quatre-vingts pièces de canon, qui devait être prêt à la fin d'avril; enfin les puissances étrangères commençaient à chercher avec empressement l'Espagne. Il y en avait qui s'inquiétaient des bruits répandus depuis quelque temps de négociations commencées entre l'empereur et le roi d'Espagne. Albéroni avait averti les ministres d'Espagne au dehors, de n'avoir aucune inquiétude de tout ce qui s'en pourrait débiter. Le roi de Sicile, toujours mal avec l'empereur, craignait d'en être exclu. Le moyen sûr d'y être compris, s'il s'en faisait un, était de l'être dans tous les traités que ferait le roi d'Espagne. Il donna donc ordre à son ambassadeur à Madrid de le faire comprendre dans le traité dont il s'agissait entre l'Espagne et les États généraux. Cet ambassadeur en parla à Albéroni, et n'en reçut que des réponses courtes et vagues. Il voulait engager les États généraux à traiter avec l'Espagne; il prenait toutes ses mesures pour en avoir l'honneur, et que ce fût à Madrid. Il se louait et se faisait louer sans cesse avec tout l'artifice imaginable, de la sagesse et du secret de son gouvernement, du bon ordre qu'il avait mis dans les affaires de la monarchie, et de la vigueur qu'il y avait fait succéder à toute sorte de faiblesse; il ne songeait qu'à bien rétablir la marine et le commerce. Surtout il déplorait la conduite des précédents ministres, qui avaient offusqué les grands talents de Philippe V pour le gouvernement, dont il louait la vie uniforme toute l'année, que lui-même avait établie pour le tenir avec la reine sous sa clef, et que personne n'en pût approcher que par sa volonté, et dont il ne pût prendre aucun ombrage. Cette suite de journées qui a toujours duré depuis, par s'être tournée en habitude, mérite la curiosité, et d'être rapportée d'après Albéroni même.

Le roi et la reine qui, en maladie, en couches, en santé, n'avaient jamais qu'un même lit, s'éveillaient à huit heures, et aussitôt déjeunaient ensemble. Le roi s'habillait et revenait après chez la reine qui était encore au lit (je marquerai lors de mon ambassade les légers changements que j'y trouvai), et il passai un quart d'heure auprès d'elle. Il entrait après dans son cabinet, y tenait son conseil, et quand il finissait avant onze heures et demie, il retournait chez la reine. Alors elle se levait, et pendant qu'elle s'habillait le roi donnait divers ordres. La reine étant prête, elle allait avec le roi à la messe, au sortir de laquelle ils dînaient tous deux ensemble. Ils passaient une heure de l'après-dînée en conversation particulière, ensuite ils faisaient ensemble l'oraison, après laquelle ils allaient ensemble à la chasse. Au retour le roi faisait appeler quelqu'un de ses ministres, et pendant son travail en présence de la reine, elle travaillait en tapisserie ou elle écrivait. Cela durait jusqu'à neuf heures et demie du soir qu'ils soupaient ensemble. À dix heures Albéroni entrait et restait jusqu'à leur coucher, vers onze heures et demie. Les premiers jours d'une couche, leurs lits séparés étaient dans la même chambre. À ce détail il faut ajouter que peu à peu les charges n'eurent plus aucune fonction, et personne n'approcha plus de Leurs Majestés Catholiques; ce qui a duré toujours depuis. J'en expliquerai le détail, si j'arrive jusqu'au temps de mon ambassade.

Beretti ne recevait point de réponse de Stanhope, sur la permission qu'il avait demandée, à son passage à la Haye, pour la levée de trois mille Irlandais. Il eut ordre de demander trois régiments écossais que les États généraux avaient à leur service, et qu'ils voulaient réformer. Il eût été plus naturel d'en charger Monteléon à Londres, mais il avait déplu par ses représentations sur les affaires, et par ses plaintes sur le payement de ses appointements, et il pouvait bien aussi être trop éclairé et trop fidèle, au compte d'Albéroni. Stanhope qui, par cette même raison s'en était trouvé embarrassé, et qui, pour s'en défaire, l'avait desservi auprès d'Albéroni, ne laissait pas de s'ouvrir fort à lui.

Nonobstant les liaisons si étroites que l'Angleterre venait de prendre avec la France, Stanhope n'hésitait pas de dire à Monteléon que les véritables liaisons et la véritable amitié de l'Angleterre seraient toujours avec l'Espagne; que le roi son maître était prêt de faire un traité d'alliance si le roi d'Espagne y voulait entrer; qu'il ne trouverait pas la même facilité avec les États généraux dont le traité, généralement désiré par eux avec la France, avait été fort combattu, et qui, sans faire d'alliance nouvelle avec l'Espagne, lui proposeraient peut-être d'entrer dans celle qu'ils venaient de faire avec l'Angleterre et la France, et pour faire remarquer à Monteléon la différence du procédé de l'Angleterre à l'égard de l'Espagne d'avec celui des États généraux, il ajouta qu'aussitôt que la France eut proposé de traiter avec l'Angleterre, le roi d'Angleterre ordonna à son ministre à Madrid d'en faire part au roi d'Espagne, et de l'inviter d'entrer dans la négociation; qu'il ne fit point de réponse; que toutefois le roi d'Angleterre, supposant qu'il entrerait dans le traité, fit communiquer la proposition de l'abbé Dubois, employé dans le traité. De cette confidence, Stanhope passa à une autre bien moins innocente. Il lui dit tout de suite que l'abbé Dubois avait paru très embarrassé, et fort peu content de la proposition qu'il lui avait faite de comprendre le roi d'Espagne dans l'alliance; qu'en effet on avait vu pondant tout le cours de la négociation qu'il ne s'agissait que d'un traité particulier, uniquement pour les intérêts du régent; que plus les ministres Anglais avaient insisté à ne faire mention ni de succession respective, ni des traités d'Utrecht, plus l'abbé Dubois, au contraire, avait désiré et sollicité que cotte condition réciproque fût clairement exprimée; que c'était à ce prix qu'il avait offert de signer tous les articles et avantages demandés par l'Angleterre; qu'il avait employé toutes sortes de moyens pour parvenir à la conclusion du traité; qu'il avait enfin gagné les ministres d'Hanovre, en les assurant que la France garantirait à cette maison la possession de Brème et de Verden, et qu'elle s'engagerait à ne donner désormais aucun subside à la Suède. Stanhope avouait que, depuis la conclusion du traité, le régent témoignait beaucoup d'attention et d'empressement pour les intérêts et pour les avantages du roi d'Angleterre; que même l'abbé Dubois avait donné des avis de la dernière importance; mais comme bon Anglais, il disait que, lorsqu'il s'agissait de se fier à la France, il fallait suivre le conseil donné à celui qui se noyait au sujet de l'invocation de saint Nicolas. Cette maxime établie, Stanhope assura Monteléon que le roi d'Espagne éprouverait en toutes choses l'amitié du roi d'Angleterre; qu'il pouvait arriver de grands événements et des révolutions imprévues, où les secours du roi d'Angleterre ne lui seraient pas inutiles. Il en aurait peut-être dit davantage, mais Monteléon jugea de la prudence de ne pas marquer trop de curiosité (et la chose était assez intelligible), et d'attendre d'autres conjonctures pour le faire parler encore sur la même matière. Stanhope lui confia qu'il attendait l'abbé Dubois, et que vraisemblablement il résiderait quelque temps en Angleterre.

Ce royaume menaçait de nouveaux remuements. L'état de ses dettes passai cinquante millions sterling. On se proposait d'en réduire les intérêts de six à cinq pour cent, et cette contravention aux obligations passées sous l'autorité des actes du parlement, n'était pas une entreprise sans danger. On murmurait déjà beaucoup de la prorogation en pleine paix de quatorze schellings pour livre sur le revenu des terres, établie seulement pour le temps de la guerre. Le mécontentement était général. Ainsi il importait fort au roi d'Angleterre de persuader aux Anglais qu'ils étaient effectivement en guerre avec la Suède, et qu'il lui fallait de nouveaux secours pour se garantir des entreprises. On publiait donc que la flotte Anglaise serait de trente-six à trente-huit vaisseaux de guerre, et que les Hollandais y en joindraient douze. Les ministres d'Angleterre attendaient avec beaucoup d'inquiétude le parti que prendrait le roi de Suède sur l'arrêt de son envoyé à Londres, qui avait depuis été conduit à Plymouth. Ils prièrent Monteléon de demander de la part du roi d'Angleterre au roi d'Espagne de ne pas permettre aux Suédois de vendre dans ses ports leurs prises Anglaises, et firent en France la même demande. On n'eut pas de peine à y répondre, les ordonnances de marine ne permettant pas à un armateur de nation amie de demeurer plus de vingt-quatre heures dans nos ports. La même loi n'étant pas établie en Espagne, il y fallait une réponse décisive. Mais on n'y jugea pas à propos d'accorder cotte demande.

Albéroni désirait toujours un traité avec l'Angleterre et la Hollande, mais il y paraissait fort ralenti. Il croyait avoir reconnu que trop d'empressement de sa part éloignerait l'effet de ses désirs, et qu'il fallait moins en solliciter ces deux nations que s'en faire rechercher, et seulement se proposer d'empêcher une nouvelle union des Hollandais avec l'empereur. Il y était confirmé par Beretti, qui le rassurait à l'égard de l'union qu'il craignait par les nouveaux sujets de brouilleries que les affaires des Pays-Bas et l'exécution du traité de la Barrière élevaient sans cesse entre l'empereur et les États généraux. L'extrême épuisement où la dernière guerre avait jeté la Hollande lui faisait ardemment souhaiter la continuation de la paix.

Le Pensionnaire, dont l'entêtement contre la France et l'attachement au feu roi Guillaume et à la maison d'Autriche en était cause, ne respirait aussi que le repos de l'Europe, mais avait au fond toujours le même penchant à favoriser la maison d'Autriche. Il tint à Beretti quelques propos sur la paix à faire entre l'empereur et le roi d'Espagne. Il lui dit même que le baron de Heems, envoyé de l'empereur en Hollande, lui avait laissé entendre que ce monarque la désirait sincèrement, et qu'il attendait au premier jour des ordres pour parler plus positivement. Beretti paraissant douter de la sincérité impériale, Heinsius lui dit que, après que ses maîtres auraient proposé à l'empereur des conditions raisonnables, ils n'auraient plus d'égard à ses prétentions, s'ils s'apercevaient qu'il ne voulût que traîner les affaires en longueur; qu'alors ils ne songeraient qu'à plaire au roi d'Espagne; qu'ils connaissaient que son amitié leur était nécessaire; qu'ils la voulaient obtenir; que déjà Amsterdam et Rotterdam avaient applaudi à la proposition d'une alliance avec l'Espagne, et que la province de Zélande était du même avis.

Stanhope, par ordre du roi d'Angleterre, avait entamé une négociation à Vienne pour traiter la paix entre l'empereur et le roi d'Espagne. Il fit savoir à Beretti que ceux qui avaient le plus de part en la confiance de l'empereur goûtaient les idées qu'il leur avait suggérées. Un des points qui touchait le plus le roi d'Espagne était d'empêcher que les États du grand-duc et ceux du duc de Parme tombassent jamais dans la maison d'Autriche, et d'assurer au contraire ceux de Parme et de Plaisance aux fils qu'il avait de la reine d'Espagne, faute d'héritiers Farnèse. Stanhope espérait d'obtenir cet article, trouvait difficile et long de traiter par lettres, et pour le secret même trouvait nécessaire que l'Espagne et la France envoyassent des ministres de confiance pour traiter à Londres par l'entremise du roi d'Angleterre. Il manda à Beretti que le régent, persuadé de l'utilité de cette paix pour le bien et le repos de l'Europe, y concourrait de tout son pouvoir, et qu'il enverrait l'abbé Dubois à Londres dès qu'il saurait l'affaire en maturité. Stanhope comptait que Penterrieder y viendrait pour le même effet de la part de l'empereur. Il exhortait Beretti de demander la même commission, parce qu'il y fallait employer un homme qui eût la confiance d'Albéroni, dont il prodigua les louanges que Beretti eut soin de ne pas affaiblir, et de ne pas oublier les siennes propres en rendant compte à Albéroni. Stanhope ajoutait l'offre de le faire demander par le roi d'Angleterre, parce qu'il était impossible que ses ministres pussent prendre aucune confiance en Monteléon, ambassadeur ordinaire d'Espagne à Londres.

Beretti, instruit alors fort superficiellement des intentions de l'Espagne, se trouva embarrassé à plusieurs égards. Il ne pouvait répondre que vaguement à des propositions précises. Il craignait que l'intérêt qu'il avait de se voir chargé de la plus grande affaire que pût avoir le roi d'Espagne ne décréditât sa relation. Il savait qu'Albéroni qui voulait traiter à Madrid était très susceptible de jalousie, et de le soupçonner d'inspirer aux Anglais de traiter à Londres pour que toute la négociation demeurât entre ses mains. Il remarquait que les propositions de Stanhope avaient été concertées avec la France, puisque le régent y entrait si pleinement. Il marchait donc sur des charbons en rendant compte à Albéroni. Il protestait de son insuffisance à traiter une si grande affaire, et de la peine qu'il aurait d'en faire à Monteléon. Il représentait que les chefs de la république des Provinces-Unies, qui se portaient alors pour pacifiques et pour vouloir une ligue avec l'Espagne, se garderaient bien de la conclure avant que le traité du roi d'Espagne le fût avec l'empereur, de peur de s'attirer pour toujours l'inimitié de ce dernier monarque; qu'il avait remarqué qu'accoutumés à voir faire tous les grands traités chez eux, et y croyant leur situation la plus propre, ils craignaient encore que la négociation en étant portée à Londres elle ne fût occasion aux Anglais d'obtenir quelque prérogative avantageuse du roi d'Espagne à leur commerce, et que, si cette paix ne se traitait pas chez eux, ils aimeraient mieux encore qu'elle la fût à Madrid qu'à Londres. Il finissait par demander des instructions et des ordres à Albéroni, bien résolu suivant ceux qu'il en avait précédemment reçus d'insister fortement sur la sûreté de l'Italie, et de déclarer dans le temps que le roi d'Espagne ne consentirait à la paix qu'avec la remise actuelle de la ville de Mantoue des mains de l'empereur en celles des héritiers légitimes. Beretti, bien informé de l'importance de cette place, et que l'article en était essentiel, était particulièrement chargé de ne rien oublier pour engager les Hollandais à faire en sorte qu'elle fût restituée au duc de Guastalla qui en était injustement privé; à leur faire peur de l'ambition et de la puissance de l'empereur, qui, s'il se rendait maître de l'Italie, les leur ferait bientôt sentir aux Pays-Bas; qui se montrait pacifique tandis qu'il avait les Turcs sur les bras, mais que, s'il faisait la paix avec eux, il ne se trouverait personne qui pût résister à ses armées victorieuses qui auraient abattu les Ottomans.

Albéroni lui prescrivait en même temps de témoigner une extrême indifférence pour la paix avec l'empereur, et de se borner à faire connaître que l'Espagne était disposée à concourir à tout ce qui pouvait maintenir l'équilibre dans l'Europe. Il lui mandait qu'il lui suffisait de savoir que les Hollandais disposés à traiter avec l'Espagne ne traiteraient pas avec l'empereur; qu'il fallait laisser faire au temps, attendre tranquillement les propositions que l'Angleterre et la Hollande voudraient faire. Il trouvait la lettre de Stanhope vague, et la conclusion d'un traité d'autant moins pressée qu'il ne voyait pas l'utilité que l'Espagne en pouvait retirer. Le roi d'Espagne ne pensait pas à recouvrer par les armes les États qu'il avait perdus. Il connaissait que les Pays-Bas et l'Italie avaient dépeuplé l'Espagne et les Indes. Il trouvai sa situation présente plus avantageuse que celle d'aucune autre puissance. Ses frontières étaient bien garnies, la citadelle de Barcelone devait être achevée dans la fin de l'année, et garnie de cent pièces de canon. Si ses ennemis pensaient à l'attaquer avec des armées nombreuses, elle périraient faute de subsistance ; si avec de médiocres, celles d'Espagne seraient suffisantes pour la défense. Il n'y avait que trois ou quatre années de paix à désirer pour donner à la nation espagnole le loisir de respirer, et ne rien négliger en attendant pour faire fleurir son commerce.

Un des principaux moyens que le premier ministre s'en proposait était des manufactures de draps, pour lesquelles il voulut faire venir des ouvriers de Hollande. Il en parla à Riperda qui lui dit en grand secret qu'il fallait que Beretti fît en sorte d'en envoyer un de ceux qui travaillaient à Delft, en lui faisant envisager une récompense et une fortune considérable en Espagne. Comme il y manquait plusieurs choses, il fit remettre cent cinquante mille livres à Beretti pour un achat de bronzes. Il prétendait qu'il ne songeait qu'à mettre le roi d'Espagne en état de se faire respecter, sans causer de préjudice ni de tort à personne, mais de procurer du bien à ses amis et à ses alliés. Les ministres d'Espagne au dehors assuraient aussi que la triple alliance n'avait pas fait la moindre peine au roi d'Espagne; qu'il n'avait aucune vue sur le trône de France, quelque malheur qui pût y arriver, et qu'étant naturellement tranquille, il se contenterait de régner en Espagne.

Le roi de Sicile ne se lassait point de presser, ce monarque de veiller à la sûreté des traités d'Utrecht. Il craignait tout de l'empereur pour l'Italie et pour la Sicile, dès qu'il aurait fait la paix avec la Porto. Il ne comptait point sur l'Angleterre, dont le roi, par ses ménagements pour l'empereur, n'osait envoyer un ministre à Turin, et parce que le gouvernement s'y était hautement déclaré contre le traité d'Utrecht; qu'il n'avait consenti à la triple alliance que pour en réparer les défauts; que, content d'y avoir remédié de la sorte, il s'embarrasserait peu de ses derniers engagements, à ce que les whigs publiaient hautement, et que jamais ils n'entreprendraient une guerre nouvelle pour la garantie de ce qu'il venait de promettre. Monteléon, qui en était bien persuadé, avait conseillé à ce prince de s'adresser au roi d'Espagne; mais il trouva dans Albéroni un ministre qui le connaissait bien, ainsi que toute l'Europe, et qui disait qu'il voulait tirer les marrons du fou avec la patte du chat, et à qui il ne fallait donner que de belles paroles.

La correspondance avec Venise, interrompue par la nécessité où cette république s'était trouvée de reconnaître l'empereur comme roi d'Espagne, était prête à se rétablir par les excuses que le noble Mocenigo, envoyé exprès à Madrid, en devait faire au roi d'Espagne dans une audience publique. Les Vénitiens avaient enfin pris ce parti, par leur frayeur commune avec le pape de voir les Turcs sur les côtes de l'Italie et l'impatience d'y voir arriver au plus tôt les secours maritimes promis au pape par l'Espagne.

Suite