CHAPITRE XVI.

1717

Projet d'états généraux fréquents de Mgr le Dauphin, père du roi. — Je voulais des états généraux à la mort du roi. — Embarras des finances et subsidiairement de l'affaire des princes. — Motifs de vouloir les états généraux. — Trait sur le duc de Noailles. — Introduction à l'égard des finances. — État de la question. — Grande différence d'assembler d'abord, et avant d'avoir touché à rien, les états généraux, ou après tout entamé et tant d'opérations. — Chambre de justice, mauvais moyen. — Timidité, artifice et malice du duc de Noailles sur le duc de La Force, très nuisible aux affaires. — Banque du sieur Law. — Première partie: raisons générales de l'inutilité des états. — Malheur du dernier gouvernement. — Choc certain entre les fonciers et les rentiers. — Premier ordre divisé nécessairement entre les rentiers et les fonciers, quoique bien plus favorables aux derniers. — Second ordre tout entier contraire aux rentiers. — Éloge et triste état du second ordre. — Troisième ordre tout entier pour les rentes. — Choc entre les deux premiers ordres et le troisième sur les rentes, certain et dangereux. — Pareil choc entre les provinces sur les rentes, auxquelles le plus grand nombre sera contraire. — Ce qu'il paraît de M. le duc d'Orléans sur l'affaire des princes. — Ses motifs de la renvoyer aux états généraux. — Certitude du jugement par les états généraux et de l'abus des vues de Son Altesse Royale à son égard. — États généraux parfaitement inutiles pour le point des finances et pour celui de l'affaire des princes. — Deuxième partie: inconvénients des états généraux. — Rangs et compétences. — Autorité et prétentions. — Difficulté de conduite et de réputation pour M. le duc d'Orléans. — Danger et dégoût des promesses sans succès effectif. — Fermeté nécessaire. — Demandes des états. — Propositions des états. — Nulle proportion ni comparaison de l'assemblée des états généraux à pas une autre. — Deux moyens de refréner les états, mais pernicieux l'un et l'autre. — Refus. — Danger de formation de troubles. — Autorité royale à l'égard du jugement de l'affaire des princes. — Troisième partie: premier ordre. — La constitution Unigenitus. — Juridiction ecclésiastique. — Deuxième ordre. — Le deuxième ordre voudra seul juger l'affaire des princes. — Trait sur les mouvements de la prétendue noblesse et sur le rang de prince étranger. — Partialités et leurs suites. — Situation du second ordre, d'où naîtront ses représentations et ses propositions. — Choc entre le second ordre et le troisième ordre inévitable, sur le soulagement du second. — Mécontentement du militaire. — Troisième ordre et ce qui le compose. — Troisième ordre en querelle et en division. — Confusion intérieure en laquelle le second ordre prendra partie; et [troisième ordre] commis d'ailleurs entre les deux premiers ordres. — Grande et totale différence de la tenue des états généraux, à la mort du roi, d'avec leur tenue à présent. — Tiers état peu docile, et dangereux en matière de finance. — Péril de la banque du sieur Law. — Trait sur le duc de Noailles. — Exemples qui doivent dissuader la tenue des états généraux. — États généraux utiles, mais suivant le temps et les conjonctures. — Courte récapitulation des inconvénients d'assembler les états généraux. — Conclusion. — Trait sur le duc de Noailles. — Vues personnelles à moi répandues en ce mémoire.

MÉMOIRE ADRESSÉ À S. A. R. MONSEIGNEUR LE DUC D'ORLÉANS, RÉGENT DU ROYAUME, SUR UNE TENUE D'ÉTATS GÉNÉRAUX (MAI 1717):

Monseigneur, l'honneur que me fait Votre Altesse Royale de m'ouvrir ses pensées sur l'avantage et les inconvénients d'assembler les états généraux de ce royaume dans les embarras présents du gouvernement de l'État dont, vous êtes chargé, et de m'ordonner d'y bien penser pour vous en dire mon avis, m'engage, pour répondre dignement à la grandeur et à l'importance de la matière, d'écrire plutôt que de parler, comme un moyen contre les défauts de mémoire, et ceux de la promptitude du discours, et de la confusion de la conversation.

Avant d'entrer en matière, Votre Altesse Royale se souviendra s'il lui plaît, par deux faits trop graves pour lui être échappés, que de tous ceux qui ont eu l'honneur de l'approcher dans tous les temps aucun n'a plus d'estime, ni, pour ainsi parler, de goût naturel pour les états généraux que j'en ai toujours eu. L'un est que, travaillant sous les yeux de feu Mgr le Dauphin, père du roi, aux projets dont vous avez pris quelques parties; le principal des miens était des états généraux de cinq ans en cinq ans, et de les simplifier de manière qu'ils se pussent assembler sans cette confusion qui les a si souvent rendus inutiles; que ces états généraux fussent en grand et en corps le surintendant des finances pour les dons, les impôts, leur répartition, leur recette, et leur dépense; qu'il fût compté de tout devant eux; qu'entre chaque tenue il en subsistât une députation d'un personnage de chacun des trois ordres pour faire dans l'intervalle les choses journalières et d'autres pressées, jusqu'à certaines bornes, par une administration dont ils seraient comptables aux états prochains; qu'ils eussent durant net exercice un rang et des privilèges, qui vous ont montré jusqu'où va mon respect pour la nation représentée; et que ce qui serait mis à part pour les dépenses particulières du roi, comme une espèce de liste civile, fût géré par un trésorier, qui n'en compterait qu'au roi par sa chambre des comptes.

L'autre est celui d'assembler les états généraux aussitôt après la mort du feu roi, dont Votre Altesse Royale se peut souvenir combien j'ai pris la liberté de l'en presser, qu'elle l'avait résolu, et que, si elle a depuis changé d'avis, ç'a été constamment contre le mien.

Il n'est pas question ici de s'arrêter à ces deux faits, qu'il suffit de représenter à votre mémoire en deux mots. Le premier ne pouvait être d'usage que sous un roi majeur et selon le coeur de Dieu, né pour être le père de ses peuples, le restaurateur de l'ordre, et un modérateur incorruptible par un discernement exquis de la justice et de ses intérêts véritables. L'explication de ce projet ne vous apprendrait rien de nouveau, m'écarterait de mon sujet, renouvellerait inutilement ma douleur amère de la perte d'un tel prince, et de l'inutilité de ce que j'avais conçu et digéré avec plus de joie encore que de travail pour l'honneur et l'avantage solide de la France. L'autre a été si fort agité avec Votre Altesse Royale avant et après la mort du roi, et cette époque est si récente, qu'elle ne peut être échappée de votre mémoire.

Ce qui fait présentement naître la pensée d'une tenue d'états généraux est, par ce que Votre Altesse Royale m'a fait l'honneur de m'en dire, subsidiairement l'état d'engagement et de difficulté où en est l'affaire des princes, mais effectivement le terme d'embarras où se trouvent les finances; et puisque c'est de ce dernier point qu'il s'agit réellement ici, c'est celui qu'il faut traiter le plus solidement qu'il me sera possible par rapport au remède des états généraux, en y faisant entrer après en son temps celui des princes.

Beaucoup de raisons m'empêcheront d'entrer en aucun détail sur l'administration des finances. J'évite toujours avec soin de traiter des choses passées, où il n'y a plus de remède à proposer. Je me suis rendu une si exacte justice sur mon incapacité spéciale en ce genre que Votre Altesse Royale sait que je n'ai pu être vaincu ni par son choix, ni par ses bontés, pour m'en charger. J'ai pris la liberté de lui en proposer un autre, comptant sur son esprit, sur son application, sur son désintéressement et naturel et fondé sur les biens et les établissements infinis dont il est environné. Si de profonds détours, si des desseins artificieusement amenés à leur période, en ont été pour moi un fruit amer aussi surprenant qu'imprévu et subit, ce m'est un nouveau motif de silence, quelque impartial que je me sente quand il est question du bien de l'État, ou même de traiter d'affaires. J'ose même en attester Votre Altesse Royale, qui a eu souvent occasion d'en être témoin, soit en particulier, soit dans le conseil. Je n'ai que des grâces infinies à lui rendre de ce que ses bontés ont seules excité tout cet effet d'ambition, et de ce qu'elles sont demeurées invulnérables à toutes les étranges machines conjurées et l'assemblées contre moi durant ma plus juste et ma plus profonde confiance.

Quel que soit l'état des finances, que, jusqu'à ce mois-ci, Votre Altesse Royale m'avait toujours assuré devoir sûrement prendre une bonne consistance, je suis persuadé qu'il y a du remède, si on veut le chercher avec docilité, et se départir de même de ce que l'expérience montre avoir été mal commencé. Encore une fois, je le répète, je ne prétends point, blâmer une administration dont je me suis senti incapable, que je ne puis ni ne voudrais examiner, et dans laquelle je me persuade qu'on a fait du mieux qu'[on] a pu. Mais sans tomber sur une gestion inconnue, et raisonnant seulement sur l'effet de cette gestion dans une matière que le feu roi a laissée dans un état infiniment difficile et violent, je dis que la bonté des peuples de ce royaume, et l'habitude du gouvernement monarchique, ne doit faire chercher le remède qu'entre les mains de Votre Altesse Royale, et dans les conseils des personnes intelligentes en cette matière qu'elle en voudra consulter par elle-même, ou par ceux qui, sous elle, conduisent les finances.

La difficulté consiste en la continuation de deux impôts extraordinaires que l'autorité du feu roi et l'extrémité de ses affaires firent établir l'un après l'autre sous le nom de capitation et de dixième, avec les paroles les plus authentiques de les supprimer à la paix, et sans lesquels nonobstant la paix et toute la diminution de dépense qui résulte de la mort de nos premiers princes, et de l'âge du roi, le courant ne peut se soutenir; et en ce que ces mêmes impôts sont insupportables par leur nature et par leur poids à la plupart des contribuables, réduits à l'impossibilité de payer.

Plusieurs questions se présentent à l'esprit tout à la fois sur le genre du remède des états généraux, mais qui se réduisent à deux principales, desquelles naîtront les subdivisions: 1° si on doit espérer le remède par les états généraux; 2° si les états généraux ne produiront pas de plus fâcheux embarras que ne sont ceux pour l'issue desquels on réfléchit si on les assemblera.

Plût à Dieu, Monseigneur, que vous n'eussiez point été détourné de la sainte et sage résolution que vous aviez si mûrement prise de les indiquer à la mort du roi; c'est-à-dire dans la séance de la déclaration de votre régence, pour en signer les lettres de convocation le jour même, et les assembler deux mois après; deux autres mois de prolongation pour donner plus de loisir aux choix et aux délibérations des assemblées particulières pour la députation à la générale, et autres deux mois pour la tenue des états généraux, n'auraient fait que six mois, huit au plus, pendant quoi la finance eût roulé bien ou mal de l'impulsion précédente, mais sans rien du vôtre. De dire, comme on le fit avec trop de succès, qu'il fallait vivre en attendant, est-ce en vérité, que, si le feu roi fût encore demeuré huit mois au monde, on n'eût pas vécu ces huit mois? Les états généraux auraient trouvé tout en entier à votre égard, et n'auraient eu ni excuse, ni désir d'excuse de chercher et de proposer des remèdes à l'épuisement, charmés d'une marque si prompte de l'honneur de votre confiance, et par cela même prêts à tout sacrifier pour vous. Pardonnez ce mot à mes regrets, il ne se trouvera pas inutile pour la suite.

À présent tout est entamé sur la finance: monnaies, taxes, liquidations, suppressions, retranchements, billets de l'État, conversions et décris de papiers, ordres de comptables. Il en est résulté une diminution de dépenses par l'extinction d'un grand nombre de capitaux en tout ou en partie, et de beaucoup d'arrérages accumulés, et en outre il en doit être rentré de gros fonds extraordinaires dans les coffres du roi. Tout cela néanmoins est insuffisant; et il n'est pas malaisé d'en conclure qu'il en faut venir à frapper de plus grands coups, dont la bonté de Votre Altesse Royale ne peut que difficilement se résoudre à donner les ordres et que ceux qui par leurs emplois les lui peuvent suggérer, et les doivent exécuter, craignent de prendre l'événement sur eux.

Ceux-là sentent maintenant la faute qu'ils ont faite de vous avoir détourné de la convocation des états généraux à la mort du roi. Ils avaient compté sur des arrangements et des ressources qui leur ont manqué, après avoir assuré Votre Altesse Royale que la finance se rétablirait aisément en suite de certaines opérations nécessaires, et l'en avoir persuadée par, leur propre confiance. Mais la principale de ces opérations est celle qui cause le plus de désordre dans les finances. Ce n'est point par l'avoir prévu, et m'y être constamment opposé autant que le respect pour vous me l'a permis, que je fais ici mention de la chambre de justice, mais parce que les suites en sont telles qu'il n'est pas possible de n'en pas dire un mot. Je me garderai bien de retoucher aucune des raisons que j'eus l'honneur de vous représenter contre cet établissement, dès le premier moment que vous me fîtes celui de m'en parler, et que j'ai pris la liberté de vous répéter souvent. Mais en même temps qu'il était juste et nécessaire de punir les excès des gens d'affaires d'une manière qui remplit les coffres du roi au soulagement du peuple, ce qui est arrivé de l'interruption du commerce était infiniment à craindre de la voie qui a été prise, et d'un manque de confiance dont le remède est impossible tant que les suites en seront subsistantes, et que les états généraux ne paraissent pas propres à fournir.

En effet, bien que le tribunal de la chambre de justice ait terminé ses séances, l'examen de ce qu'elle a laissé imparfait se continue chez M. le duc de La Force. Il a eu peine à s'en charger sans un nombre de personnes suffisantes pour expédier promptement les matières et pour s'entr'éclaircir les uns les autres. Votre Altesse Royale avait elle-même jugé sa demande si raisonnable qu'elle avait destiné un bureau à ce travail. Mais d'autres raisons ont fait borner ce bureau à un seul homme avec M. le duc de La Force, qui tous deux y suffiront à peine en un an. Par cette lenteur un grand nombre de fortunes demeurent suspendues; et tant qu'elles ne seront point assurées de leur état, et par un cercle inévitable, beaucoup d'autres avec elles, il n'y a pas de circulation à espérer. M. le duc de La Force court risque de partager la haine des taxes avec les premiers auteurs par ce genre de travail tête à tête; mais la confiance en de meure nécessairement arrêtée, et avec elle, tout le mouvement de l'argent, et le salut de l'État pour ce qui concerne les finances.

La seule chose qui les soulage, en remédiant aux désordres du change, et en facilitant les payements, est l'établissement de la banque du sieur Law, à laquelle j'avoue que j'ai été très contraire, et dont je vois le succès avec une joie aussi sincère que si j'en avais été d'avis, encore que je n'y aie voulu prendre aucun intérêt. Mais puisque ce soulagement ne promet pas assez pour se passer d'autres remèdes, voyons enfin, après tout cet exposé, ce qui se peut attendre d'une tenue d'états généraux.

Cette assemblée, infiniment respectable, et qui représente tout le corps de la nation, forme un conseil très nombreux. Chaque député y est chargé des plaintes et des griefs de son pays et de son état, dont il est ordinairement plus instruit que des remèdes qu'il vient y demander au roi. Chacun y sent son mal d'autant plus vivement que c'est de l'effet de ce sentiment qu'il espère le soulagement qu'il est venu demander. Avec les maux généraux il y en a beaucoup de particuliers qui suivent la nature des productions et du genre de commerce de chaque province, et encore la nature de chacun des trois ordres qui composent les états généraux; et l'homme est fait de manière qu'il est bien plus touché de son mal particulier que de celui qu'il souffre en commun avec tous les autres, conséquemment porté à se reposer sur qui il appartiendra du remède à ces maux généraux, et à n'agir vivement que sur ce qui en particulier le regarde. C'est ce qu'il est à craindre de voir arriver dans une assemblée tirée de tous les divers pays du royaume et des trois ordres de chaque pays, que chacun n'y pense qu'à sa propre chose, sans se mettre beaucoup en peine de la générale, ni de celle de son voisin, sinon par rapport à la sienne, et que cet intérêt particulier ne remplisse l'assemblée d'une foule de propositions de remèdes différents, contradictoires les uns aux autres, sans qu'il en résulte rien qui ait une application certaine au mal, général pour la guérison duquel elle aura été convoquée. En ce cas, quelle confusion ! et quel fruit de ces états généraux?

Mais parmi ceux qui y seront députés, peut-on espérer qu'il s'y en trouve de bien versés dans la science des finances, qui en aient fait une étude suivie et principale, qui s'y soient perfectionnés par l'expérience? Tous ceux de ce genre sont sûrement connus, et il n'est pas besoin d'une telle assemblée pour les avoir sous sa main et pour les consulter. Il est, au contraire, à présumer que, faisant un nombre, pour ainsi dire, imperceptible parmi la foule des députés et parlant une langue étrangère à la plupart, ils leur deviendront aisément suspects, qu'ils en seront peut-être méprisés, et que leurs avis y deviendront au moins inutiles. Or ce succès ne vaut pas une tenue des états généraux.

Que si l'on objecte que c'est être hardi que de penser qu'une telle assemblée ne soit pas capable des bonnes raisons, et de goûter les bons remèdes que quelques députés y pourront proposer, et de n'espérer pas de cette foule un bon nombre de bonnes têtes remplies d'expédients de la discussion desquels il se puisse tirer d'excellents remèdes, il est aisé de répondre que tel est le malheur, non la faute, de la nation gouvernée depuis tant d'années sans avoir presque le temps ni la liberté de penser, que chacun a ses affaires domestiques, et encore avec les entraves qui ne sont pas cessées depuis un assez long temps pour qu'on ait pu les oublier. Il est difficile d'espérer qu'il se soit formé dans ce long genre de gouvernement un assez grand nombre de gens pour l'administration des affaires publiques à travers les périls attachés à cette sorte d'application, d'où il ne se peut qu'il n'étincelle toujours quelque chose, et dans le dégoût de l'inutilité qui s'y trouvait jointe. Je dis donc, et à Dieu ne plaise que je, pense autrement de ma nation, et d'une nation qui s'est toujours si fort distinguée parmi toutes les autres en tout genre! je dis donc qu'elle abonde en esprit et en talents, mais que cet esprit et ces talents ayant été si longuement enfouis à l'égard de ce dont il s'agit maintenant, ce serait comme une création subite, si on voyait le talent et l'art de l'administration, et en chose si difficile, paraître en un nombre suffisant de députés pour former avec succès des délibérations heureuses, et qui pussent remédier aux maux généraux pour lesquels on les aurait assemblés; que c'est un malheur, qu'on ne peut jamais assez déplorer, et qui ne peut être assez fréquemment et assez fortement inculqué au roi, que d'avoir rendu inutiles tant d'excellents esprits, qui font maintenant un si grand besoin, par les avoir continuellement gouvernés sans aucune liberté d'application, et d'avoir commis cette faute dans une nation unique peut-être dans le monde, en théorie et en pratique, par sa fidélité, son obéissance, son attachement, son amour pour sa patrie et pour ses rois. Mais le mal est fait par une longue suite d'années écoulées sur le même ton. Il ne se peut réparer que par un autre espace de temps où il soit permis de s'instruire, de penser et de raisonner; et il s'agit présentement que ce temps ne fait que commencer sous les heureux auspices [de la régence] de toutes les régences la plus douce et la moins contredite, de se servir de ce que la nation peut offrir, et non de ce qu'on a ci-devant comme éteint en elle. Or, ce qui y sera toujours subsistant est un fonds d'esprit, de pénétration, d'activité, d'application, qui, ayant la liberté de germer dans les suites, produira les fruits excellents que la conduite passée a rendus si rares, au grand dommage de l'État, du roi, de Votre Altesse Royale, et en attendant [produira] cette fidélité, cette obéissance, cet attachement, cet amour du roi et de la patrie qu'on ne peut suffisamment exalter, et dont Votre Altesse Royale peut faire de sages et d'excellents usages.

Par ces tristes raisons, mais si sensiblement vraies, il me paraît, Monseigneur, qu'il n'y a point de remède à attendre des états généraux pour les finances. Si vous appelez remèdes ces grands coups que vous ne m'avez point encore confiés, mais qu'il est impossible, de ne pas entrevoir dans la situation violente qui fait penser aux états généraux ceux peut-être dont l'emploi les éloigne le plus, il est bien à craindre que cette grande assemblée, essentiellement divisée d'intérêt, ne se divise en troubles à cette occasion. En effet ce qui tombe le plus aisément dans la pensée dès qu'il est question des grands coups, c'est l'abolition, ou le retranchement peu différent, des rentes de la ville et suivant le besoin des autres pareilles créées sur le roi. Sans que Votre Altesse Royale sonde là-dessus les états généraux, ce qui serait d'un danger infini pour elle, on peut se persuader que la proposition y en sera faite par tous les députés de la campagne, et vivement contredite par tous ceux des villes. Je m'exprime ainsi par rapport à l'intérêt contradictoire de ces deux espèces de personnes, et j'entends sans distinction d'ordres par députés de la campagne tous ceux des trois ordres qui n'ont rien ou très peu sur le roi, et de même par ceux des villes, ceux dont la principale fortune roule sur ces sortes de rentes. De ce genre sont tous les magistrats de la haute et basse robe, et tout ce qu'on peut nommer suppôts de justice, comme avocats, procureurs, huissiers, payeurs des gages des compagnies, et avec eux tous les bourgeois et gens dont le patrimoine n'est point en terres. De tous ceux-là, qui sont en grand nombre, et qui par leur profession sont les plus en état de bien parler et de se faire entendre, la ruine est attachée à cette suppression. Les députés de la campagne, avec raison, y croiront trouver leur salut, parce que cette immense diminution de dépense, donnant lieu à une grande diminution de charges extraordinaires, les soulagera beaucoup sans rien entamer de leur fonds de biens qui, au contraire, profitera d'autant plus qu'ils se trouveront plus en état de faire valoir leurs terres. À ce grand intérêt se joindra la jalousie de ceux-ci contre les autres, qui a déjà sourdement paru en bien des rencontres. Ils regardent comme le malheur et la ruine de l'État ces établissements de biens factices qui, par la facilité de leur perception, donnent occasion à un si grand nombre de personnes d'y placer leur bien pour en vivre à l'ombre et dans le repos, aux dépens des sueurs des gens de la campagne, dont presque tout le travail retourne au roi par l'excès des impôts dont il a besoin pour suffire aux rentes dont il s'est chargé, et qui par ce moyen met en sa main tout le bien de son royaume ceux des terriens par ce qui vient d'être dit, ceux des rentiers en ouvrant ou fermant la main comme il lui plaît.

D'un intérêt aussi pressant et aussi contradictoire que peut-on se promettre qu'une division, dont le moindre mouvement sera de ne plus trouver assez de tranquillité dans l'assemblée générale pour en espérer les remèdes aux maux pour la cure desquels elle aura été convoquée? division d'autant plus grande que les ordres mêmes se trouveront dans un intérêt opposé. Le premier sera le moins désuni des trois sur ce point, excepté un petit nombre d'ecclésiastiques riches de patrimoine, et dont le patrimoine consistera pour la plus grande partie en rentes; tous les autres ou nés pauvres ou cadets de famille, ne vivent que de leurs bénéfices, c'est-à-dire des terres qui on font la consistance, et seront pour la suppression ou le retranchement des rentes. Le second [ordre] se portera avec rapidité au même avis. C'est de tous les trois le plus opprimé, celui qui a le moins de ressources, le seul néanmoins qui existât dans les temps reculés, celui qui a été constamment la ressource de l'État, le salut de la patrie, la gloire des rois, qui a mis sur le trône la branche régnante, et dont le zèle, l'amour de la vertu, de la patrie, de ses légitimes souverains, n'a point cessé, depuis la fondation de la monarchie jusqu'à maintenant, d'être en exemple illustre à toutes les nations, et de soutenir la sienne par les flots de son sang.

J'avoue, monseigneur, que j'ai besoin de me faire violence pour me retenir sur la situation cruelle où le dernier gouvernement a réduit l'ordre duquel je tire mon être et mon honneur. Votre Altesse Royale a souvent été témoin de l'amour et du respect que je lui porte, et des élans qui m'ont trop souvent échappé aux traitements qui lui ont été faits. Réduit pour vivre à des alliances affligeantes, et à manger bientôt après pour s'avancer ce que ces alliances avaient produit, peu de cet ordre auront intérêt à soutenir les rentes; beaucoup moins le voudront faire, liés par vertu à l'intérêt général; moins encore l'oseront par rapport à tant d'autres qui, n'ayant point de cette sorte de bien, tomberaient rudement sur ce petit nombre. Les terres et l'épée, voilà tout le bien de la noblesse. Les rentes sont très opposées au bien foncier; elles ne le sont pas moins à celui qui se peut acquérir par la récompense des armes. Plus le roi a de rentes à payer, moins il a de pensions et de grâces pécuniaires à répandre sur la noblesse qui sert, qui ruine ses terres en servant, et y contracte nécessairement des dettes qui transportent ses terres aux paisibles rentiers; et ces rentiers, qui ne font aucune dépense de cour ni de guerre, profitent doublement du sang de la noblesse, et par la conservation de leur patrimoine, et par la ruine de ceux qui suivent les armes. On doit donc compter que tout notre ordre sera contraire aux rentes, avec ce feu français qui est si utile à la guerre, mais qu'il n'est pas à propos d'allumer au milieu de la paix et de la régence.

Le troisième ordre sera d'un avis entièrement et tout aussi vivement différent, si la bonne manière de juger de ce que feront les hommes, et en choses de ce genre, se doit prendre par l'intérêt. Or l'intérêt de cet ordre est double à maintenir les rentes: premièrement elles font presque tout son bien, en total du plus grand nombre, en la plus grande partie de beaucoup, en quelque partie au moins de tous. D'ailleurs tout cet ordre est appliqué à des emplois, et tourné à un genre de vie qui ne lui permet guère de changer de goût et de méthode sur la nature de son bien. Ceux qui suivent l'administration de la justice et l'étude des lois n'ont pas le loisir de se détourner à la régie de leurs biens fonciers. La perception de leurs rentes ne les tire ni des tribunaux ni de leur cabinet. Le commerce des charges entre eux en puise toute sa facilité. L'augmentation de leur bien se fait de même d'une manière aisée, et la commodité de le partager dans leur famille s'y trouve toute pareille. Je ne parle point d'un petit nombre de cet ordre qui, portés aux armes par une élévation de courage, et soutenus de beaucoup d'application et de mérite, sont arrivés à faire honneur à la noblesse, et quelques-uns même à la commander avec réputation et gloire pour eux et pour l'État, ni d'un plus grand nombre de paresseux et libertins qui se sont comme fondus ou dans les troupes ou dans l'oisiveté. Les premiers, inscrits dans l'ordre de la noblesse par leur vertu, ne se sépareront point de l'intérêt de ceux dont ils tirent tout leur lustre, mais ce nombre est si petit qu'il n'est pas à compter; beaucoup moins ces libertins, la plupart ignorés jusque dans leurs familles. Les négociants se trouvent par leur état aussi attachés aux rentes; et pour ce qui est des bourgeois proprement dits, gens vivant de leur bien, presque tout est en rentes, et de ceux-là il n'y en a presque aucun qui [ne] songe à élever sa famille par quelque charge. Voilà pour la première raison.

La seconde n'est pas moins forte, parce que c'est celle de l'ambition. Nul moyen à cet ordre de se mêler avec le second que l'abondance de l'un et le malaise de l'autre; et comme de ce mélange résulte un honneur et un avantage dont le troisième ordre est très jaloux, il est à présumer qu'il ne s'en laissera pas aisément fermer la porte, beaucoup moins celle que le dernier gouvernement lui a si largement ouverte, cette domination que le riche a toujours sur le pauvre, de quelque extraction qu'ils soient, et qu'il appuie par des emplois d'autorité où on n'arrive que par les charges vénales, dont les prix sont excessifs par rapport à leur revenu. Ces voies de s'égaler à la noblesse ne s'abandonneront pas aisément, d'autant plus qu'elles se terminent à quelque chose de plus fort, par le besoin continuel où la noblesse se trouve, depuis la plus illustre jusqu'à la moindre, des biens et de la protection (car il en faut dire le mot) des particuliers riches et en charge du troisième ordre, dont il est presque tout entier composé. Ce n'est pas que je pense que tout le troisième ordre soit riche; mais je dis que, à la réserve d'un très petit nombre, tous sont considérables à la noblesse ou par les biens ou par les emplois. En effet, pour un créancier du second ordre, on en trouverait mille du troisième, et au contraire un débiteur du troisième pour mille du second. À l'égard des charges, outre que le nombre de celles de judicature, de plume et de finances, est infini, c'est qu'il n'en est aucune qui n'ait une autorité et un pouvoir direct ou indirect, qui ne souffre aucune comparaison avec quelque charge militaire que ce soit dont la proportion puisse être faite.

Par ce court détail il paraît que presque tout le premier et le second ordre seront très animés contre les rentes, et le troisième, au contraire, très ardent et très attentif à les soutenir. De ce débat, qui est fondé sur la destruction de la fortune des uns et des autres, on ne peut attendre qu'aigreurs, cabales, animosités. Les mezzo-termine auront en ce genre, plus qu'en aucun autre, le sort d'amuser le tapis, de nourrir les intrigues, d'aiguiser les haines, et de demeurer inutiles. Aucun foncier ne voudra renoncer à une si belle occasion de se délivrer de ce qui l'opprime. Aucun rentier ne donnera son fonds, ni partie de son fonds, au bien public ni à l'avantage de la paix et de la tranquillité. Dans ce contraste que fera Votre Altesse Royale entre le clergé et la noblesse d'une part, et les parlements et autres cours, les négociants, tout le tiers état de l'autre? Ce mal sera en sus de tous les autres. N'est-il pas plus sage de le prévoir et de l'avoir de moins, puisque, au lieu d'un remède que vous voulez demander, et que vous voulez espérer des états généraux, non seulement vous n'en aurez point, mais vous vous procurerez cette division de plus qui peut devenir très embarrassante? Mais, après avoir examiné la chose par les ordres, recherchons-la par les provinces. Cela n'apprendra pas beaucoup de choses nouvelles, puisque les députations des provinces ne sauraient être que des trois ordres; mais cette manière achèvera d'approfondir.

Je pense qu'on n'y trouvera que peu de différence. Les provinces d'états [32] seront partagées. Les unes voudront se continuer la douceur de l'administration, les autres celle de la perception facile de ces rentes créées sur les États; d'autres, qui n'en sentent que le poids, et qui ont jalousie de l'autorité que cette gestion donne à ceux qui l'ont en quelque degré que ce soit, désireront s'en affranchir. Quelques gens voisins de Paris seront aussi pour les rentes; mais toutes les provinces qui n'ont point d'États y seront très contraires, et, comme elles sont en plus grand nombre, le parti des fonciers contre les rentiers en sera d'autant plus fort. Ainsi, de quelque manière que cette affaire puisse être considérée, on ne peut la regarder que comme la pomme de discorde qui rendra la tenue des états généraux longue, difficile, infructueuse pour l'objet qu'on s'en propose, et périlleuse pour la division qui seule en résultera. En voilà suffisamment pour la première partie, quant aux finances. Voyons si on s'en peut raisonnablement promettre un meilleur succès par rapport à l'affaire des princes.

Avant de mettre une affaire sur le tapis, il faudrait être bien d'accord avec soi-même pour savoir précisément quelle issue on lui désire d'une manière définitive. Par tout ce qui s'est passé (car je n'en puis juger que par là, et Votre Altesse Royale me pardonnera bien si je le lui dis avec franchise), il me paraît que l'événement lui en importe peu, pourvu qu'il ne roule pas sur elle. Par politique vous voulez une balance; par nature une indécision entre si proches, et c'est ce qui incruste cette balance à vos yeux; par sentiment Mme la duchesse d'Orléans d'une part, de l'autre M. votre fils et sa postérité, vous tiennent en suspens; d'où il résulte que de votre choix les choses en demeureraient où elles en sont, sans l'importunité d'une poursuite qui vous paraît ardente et qui se renouvelle trop souvent à votre gré. Je me garderai bien d'entrer dans aucun détail du fond de la question pendante, ni de la manière dont elle a été jusqu'à présent traitée par Votre Altesse Royale ni par les parties, moi-même j'en suis une, et c'est pour moi une surabondance de raisons pour m'en taire; mais il s'agit de savoir ce que vous prétendez en renvoyant la cause aux états généraux, et si ce moyen est bon pour arriver à la fin que vous vous proposez.

Vous n'en pouvez avoir que deux : 1° d'éviter tout jugement, pour conserver cette balance entre les princes; 2° de vous décharger de la haine de ce qui sera décidé. Mais si vous vous trompez dans l'une et dans l'autre de ces vues, certainement vous ne devez pas déférer cette affaire aux états généraux.

Portez-la-leur pour en attendre le jugement et l'avis? la chose est égale. Si c'est en apparence pour en avoir le jugement, ne comptez ni sur votre adresse ni sur votre autorité pour l'empêcher. Un tel jugement, proposé à une pareille assemblée, ne lui échappera jamais. C'est un monument trop important aux états généraux pour que rien l'emporte auprès d'eux sur cette sorte de conquête, et après une interruption si longue et si irritante, et dans un temps si affranchi. La multitude ne craint point la haine que redoutent les particuliers; et plus cette grande affaire a été présentée à différents juges, moins toutes sortes de jugements ont paru compétents, et plus, encore une fois, il sera du goût des états généraux de la décider nette et précise. Si vous vous contentez d'une consultation simple, peut-être ne s'en satisferont-ils pas; mais à tout le moins ils répondront à votre consultation d'une manière claire et publique. Ainsi Monseigneur, au lieu d'échapper par cette voie, vous verrez très certainement un jugement rendu, ou un avis si décisif et si public qu'il ne vous restera plus de refuites pour éviter de le tourner en jugement et de le prononcer vous-même. Vous n'éviterez donc point un jugement aux états généraux; et cette première vue vous la devez réputer fausse.

À l'égard de vous décharger de la haine du jugement, espérez-le aussi peu que d'éviter le jugement même par le moyen des états généraux. Je ne m'engagerai pas à détailler des personnes respectables; mais bien dirai-je à Votre Altesse Royale que vous avez affaire à des yeux très perçants, qui voient très bien que rien du dehors ni du dedans rie vous engage à convoquer une pareille assemblée; conséquemment que, dès que vous la convoquerez pour les juger, ou dès que le jugement s'ensuivra, comme je crois l'avoir démontré, qui ne s'en prendront qu'à votre volonté, laquelle, laissée à elle-même par la situation des choses, se sera librement déterminée de son plein gré à ce parti, conséquemment à vous de ce qui en résultera à l'égard de la question qui y est décidée. Eh! que Votre Altesse Royale perde en ceci toute confiance aux adresses, aux négociations, aux interpositions. Tout se mesurera par la décision, et dans cette décision tout n'est qu'accessoire, hors un point unique qui est celui de la question.

De la manière dont cette question sera déterminée, tout dépendra donc pour vous, c'est-à-dire la haine certaine des uns, le gré médiocre des autres, qui à travers tout pénétreront, se porteront, ne considéreront que vous comme convocateur et moteur de l'assemblée: convocateur certain et d'autant plus assuré que vous l'aurez fait en toute liberté; moteur, personne n'en saurait répondre que le dépit de ceux qui auront perdu leur procès; mais à l'égard de qui l'aura gagné, peu de gré à vous, un médiocre à l'assemblée, beaucoup à la nature de leur cause ou à celle de leurs établissements, non peut-être sans quelque indignation de tant de circuits et de peines à se voir enfin au bout des leurs. Au contraire, la haine et le dépit de qui l'aura perdu, n'osant et ne pouvant mordre sur une telle assemblée avec laquelle il serait trop imprudent de rompre toute mesure; tombera à plomb sur vous d'une manière d'autant plus envenimée que la solennité du jugement en aura infiniment augmenté la douleur et la confusion. Ainsi, Monseigneur, comptez d'en recueillir une haine d'autant plus dangereuse que cette voie de finir la question est plus solennelle et publique, conséquemment plus pénétrante; que cette haine sera trop forte pour ne tomber sur personne, que l'assemblée n'en est pas susceptible, que par les raisons touchées, et par mille autres, vous êtes le seul à qui elle puisse s'appliquer.

La double vue qui vous fait penser à porter l'affaire des princes aux états généraux, ne pouvant que vous faire plus lourdement tomber dans ce que vous voulez éviter et que vous attendiez de cette voie, la conclusion n'est pas difficile que les réflexions de Votre Altesse Royale doivent la porter à l'abandonner sur ce point. Or, celui des finances n'en tirant aucun secours, et Votre Altesse Royale ne pensant à une tenue d'états généraux que pour les finances essentiellement, et subsidiairement pour l'affaire des princes, il me paraît qu'elle ne peut être conseillée de les assembler. Mais ce n'est pas assez de vous les avoir démontrés parfaitement inutiles pour les desseins que vous vous en étiez proposés; il faut encore faire faire à Votre Altesse Royale l'attention nécessaire sur les inconvénients qu'ils pourraient produire à présent.

On ne peut les prévoir tous, et il est aisé qu'il en arrive de plus grands que ceux dont on va parler, tant de la combinaison et de l'entrelacement de ceux-là mêmes que des événements fortuits et de la nature des choses. Le premier qui se présente à l'esprit est l'embarras qui naîtra des compétences et des rangs qui seront respectivement prétendus. On voit maintenant que ceux dont le droit est le plus certain, et [que] l'usage le plus constant et le plus suivi devrait avoir mis hors de toute contestation, deviennent chaque jour l'objet des plus vives disputes; combien plus dans une assemblée aussi générale, aussi longuement interrompue, dont toutes les relations qui nous restent de celles qui ont été tenues sont laconiques sur cette matière, parce qu'autrefois rien n'était mieux établi et observé que les rangs dans ces grandes solennités, et que personne n'osait ni ne pensait à outrepasser rien! Le temps présent semble tout permettre en ce genre, et le pis aller d'une mauvaise cause est un mezzo-termine, par lequel elle gagne au moins, pour peu que ce soit, ce qu'elle n'avait pas. Ainsi on doit s'attendre que les députés personnellement entre eux, que les députations, au nom de leurs bailliages et de leurs gouvernements, que les ordres mêmes, quelque décidé que soit celui des trois chambres entre elles, tous formeront des contestations qui dureront longtemps, et tous y seront si opiniâtres que Votre Altesse Royale en aura pour plusieurs mois avant de pouvoir travailler à aucune autre affaire; que celle-là deviendra très importante par les haines, la division, l'esprit de contention, et que ce qui en résultera portera nécessairement sur toute la tenue des états généraux. J'abrège cet article, qui pourrait être prouvé et étendu à l'infini, mais qu'il suffit de présenter tout nu pour en faire apercevoir, du premier coup d'oeil, toute l'importance à Votre Altesse Royale, et lui donner à méditer sur ses dangereuses conséquences.

Personne n'a une idée bien juste des états généraux. Le petit nombre de ceux qui se sont appliqués à l'examen de la nature de ces assemblées et de leur autorité, soit par une étude essentielle, soit par une étude historique par rapport à elles, ne peut être regardé que comme un point en comparaison de ceux qui en sont membres, dont la multitude n'écoutera que l'intérêt de son autorité, et par conséquent portera ses prétentions jusqu'où elles pourront aller. Après ce qui a été touché dans l'article précédent à l'occasion des rangs, il n'est pas aisé de se flatter, pour peu qu'on veuille raisonner sans prévention, que les états généraux s'en tiennent aux simples remontrances, aux demandes, à ne délibérer que sur les matières qui leur seront proposées par Votre Altesse Royale. Le nom d'états généraux est d'autant plus grand qu'il n'a paru qu'en éloignement depuis un grand nombre d'années, qu'il est accru dans l'esprit du public par l'idée mal approfondie que ces assemblées ne se sont tenues que dans les cas les plus importants, qu'elles ont toujours été redoutées par les rois, d'où on infère que rien de grand ne se peut sans elles et que par elles, et que leur autorité borne, balance, ajoute à celle des rois. Le bruit qui se répandit, lors des traités depuis conclus à Utrecht, qu'il s'en allait tenir, ce qui se dit et s'écrit journellement à l'occasion de l'affaire des princes, grossit infiniment ces idées, qui flatteront trop ceux qui les composeront pour devoir s'attendre de leur part à une grande modestie dans un temps de minorité, sous un prince dont on connaît maintenant avec étendue et par des exemples la bonté, la facilité, le désir de plaire, sa peine de choquer le nombre, et qui, étant le premier sous un roi de huit ans, ne laisse pas de voir en Espagne une branche qui est son aînée et qui se multiplie tous les ans. Les réflexions que cet article présente sont immenses en nombre et en poids; c'est à vous, Monseigneur, à les faire, et toutes, et à les pousser dans toute leur étendue. Vous n'êtes que le tuteur et l'administrateur de l'autorité royale; vous aurez un jour à en rendre un compte exact au jeune prince à qui vous la conservez comme dépositaire; vous devez la lui remettre tout entière, les rois en sont infiniment jaloux. Vous savez trop pour ignorer quelle est la différence que mettra entre vous-même et vous-même le jour de la majorité; c'est ce jour qui doit faire sans cesse l'objet de vos méditations. Elles sont trop hautes pour qu'il m'appartienne autre chose que de vous les représenter.

Mais, outre ce compte exact de l'autorité souveraine dont vous serez comptable au roi en ce grand jour, vous l'êtes à vous-même au dedans et au dehors, aux siècles futurs. Votre réputation dépendra tout entière de la conduite que vous aurez tenue aux états généraux, et encore plus de leur issue. Sur ce grand théâtre vous paraîtrez tout entier, et sans qu'aucune partie de vous-même puisse être cachée à tant d'yeux perçants, dont vous ferez l'objet et l'étude principale. Là, chacun apprendra à vous craindre ou à ne vous rendre que de vains respects de rang, à vous aimer, à aimer votre administration, ou à se lasser d'elle et de vous; et ce dégoût est un malheur que celui des temps a souvent attiré aux meilleurs princes, à ceux qui étaient le plus expressément nés pour faire l'amour et les délices des hommes, et qui avaient le mieux commencé. C'est donc en vain que de ce côté-là Votre Altesse Royale s'appuierait sur la pureté de ses intentions, de ses desseins, de son travail, sur son désir et son soin de plaire, ajouterai-je sur son esprit et sur son industrie. Dans une situation aussi forcée qu'est celle du royaume depuis tant d'années, on ne peut plaire qu'à mesure qu'on soulage. Les promesses, les excuses, les espérances, jusqu'à l'évidence de l'impossibilité, tout est également usé. On en est réduit à ce point de ne vouloir plus se satisfaire que de réalités présentes et effectives, parce qu'on est réduit à toute espèce d'impuissance qui, par son genre de nécessité, passe par-dessus toute espèce de considération. Les trois états sont presque également sous le pressoir (je dis presque, car il est vrai que le second y est bien plus durement et on bien plus de manières que les deux autres), ne crieront pas moins les hauts cris, et leurs cris ne seront pas moins perçants. La noblesse, accoutumée de tout temps à postposer tout à l'honneur, à tirer tout le sien de son sang, et conséquemment à le verser avec prodigalité pour l'État et pour ses rois, en est moins attachée aux biens, ainsi qu'il n'y paraît que trop. Les deux autres ordres, dont la vertu et les dignités ne s'acquièrent point par les armes, sont plus attentifs : le premier à un bien dont il n'est que dépositaire et qui appartient aux autels; le troisième à un patrimoine qui fait toute sa fortune, toute son élévation, tout son établissement. Persuadez-vous donc, Monseigneur, que vous ne plairez aux états qu'autant que vous leur donnerez un soulagement actuel, présent, effectif, solide et proportionné à leurs besoins et à leur attente. C'est cette juste attente qui a amorti généralement partout la douleur de la perte du roi.

Vous l'avez promis solennellement et à diverses reprises, depuis que vous tenez les rênes du gouvernement, ce soulagement si nécessaire et si désiré. Jusqu'ici, c'est-à-dire depuis vingt mois, nul effet ne s'en est suivi; et il ne faut pas vous le taire, tout a été levé avec plus d'exactitude et de dureté que sous le dernier gouvernement, jusque-là que chacun s'en plaint, et avec une comparaison amère. Les provinces en retentissent. Le temps des états deviendra-t-il enfin celui du soulagement? Vous qui voyez avec tant de pénétration, espérez-vous le pouvoir donner tel qu'il plaise? et si la situation des finances ne le permet pas, croyez-vous pouvoir empêcher les états de le prendre aux dépens de ce qui en pourra arriver? et combien la lutte, s'il en naissait une entre Votre Altesse Royale et eux, serait-elle pénible et douloureuse, et quelles en pourraient être les suites dedans et dehors!

Ce serait vous abuser d'une manière aussi dangereuse que facile d'espérer contenter en donnant peu et promettant davantage. Je le répète, et Votre Altesse Royale ne peut trop se persuader cette vérité, les promesses sont usées, et les vôtres comme toutes les précédentes. Vous en avez fait de publiques, par des lettres rendues telles par votre ordre aux intendants à l'entrée de votre régence, et vous n'avez pu les exécuter. Le haussement des monnaies, que je crois avoir été très nécessaire, mais dont on devait avoir prévu la nécessité de plus loin, a, au même temps, suivi de trois semaines une déclaration solennelle qui assurait le public qu'elles ne seraient point augmentées. Je passe sous silence d'autres occasions qui, pour n'avoir pas regardé l'administration générale, n'en ont pas été moins publiques. Concluez de toutes que rien ne sera agréable ni admis que des soulagements présents, effectifs, certains, durables par leur nature et leur forme, et que toutes ces différentes qualités, qui n'y seront pas moins requises que les soulagements mêmes, ajouteront des embarras infinis à la nature de la chose, déjà de soi si difficile. De croire après l'issue des états sortir comme on pourrait des engagements pris avec eux, c'est-à-dire n'en tenir que le possible, ce serait se précipiter dans les plus dangereuses confusions, donner lieu aux tumultes, aux refus appuyés du nom des états, à les voir [se] rassembler d'eux-mêmes d'une manière dont l'autorité royale ne pourrait souffrir sans y trop laisser du sien, ni peut-être l'empêcher sans de grands désordres, [sans] rompre à jamais toute confiance avec les trois ordres et avec chacun de ce qui les compose, et signaler un manquement de foi qui serait un exemple à toute l'Europe, à profit certain contre vous et contre la France à tous vos ennemis et à tous les siens, en un mot [sans] vous diviser de l'État et de la nation, [ce] qui serait le comble des plus irrémédiables malheurs, dont on ne peut trop méditer et craindre les suites funestes, qui dureraient non seulement autant que votre régence mais que votre vie, par la juste indignation du roi et de la nation même. Ce serait encore ici un vaste champ à s'étendre, mais la matière en est trop triste et trop palpable pour s'y arrêter plus longtemps.

5° Considérez donc bien attentivement, Monseigneur, de ne rien promettre aux états, soit pour la chose, soit pour la manière que ce que vous serez en état et en volonté de tenir avec une fidélité exacte et précise; et considérez avec la même application si vous serez en état et en volonté de leur accorder et tenir ainsi toutes les demandes, même justes, qu'ils vous pourront faire pour leur soulagement. Pour faire cette méditation avec fruit, portez d'abord votre vue sur vous-même, et ensuite sur eux. Sur vous-même, examinez bien si votre bonté naturelle, votre désir d'accorder et de plaire, la facilité qui en résulte, et le sérieux qu'imprime toute la nation assemblée, laissera assez de fermeté en vous pour ne vous point détourner, à leurs demandes, du discernement mûr que vous aurez fait de ce que vous pourrez et de ce que vous ne pourrez pas, et pour vous soutenir dans les pas glissants qui se présenteront souvent. Ne craignez-vous point que, pressé dans ces moments critiques par le poids du nombre, par l'évidence de injustice, par l'adresse, la louange, l'espérance, semées dans un beau et solide discours, par la majesté du spectacle, vous ne puissiez résister à tant de forces, et que votre imagination, trouvant alors possible ce que vous aviez bien connu ne l'être pas auparavant, vous ne veniez à accorder ce que vous aviez résolu de refuser; que si vous ne l'accordez pas tout à la fois, vous ne vous serviez de termes dont la douceur sera tournée après d'une manière équivoque, qui produira des discussions fâcheuses auxquelles vous succomberez par les mêmes voies qui les auront produites; enfin que vous ne fassiez souvent par impulsion subite ce que vous auriez bien résolu de ne faire pas. Alors par où se relever de ces sortes de chutes dont le principe est excellent, mais dont les suites peuvent devenir grandes? et permettez-moi d'aller plus loin. Je ne vous rappellerai point les choses; je ne ferai que vous les indiquer. Comparez les états avec l'assemblée du clergé qui était lors de la mort du roi, et avec une autre assemblée continuelle (le parlement), qui ne peut avoir de proportion avec celle des états généraux. Souvenez-vous-en vous-même, et de ce qui s'est passé à leur égard, et voyez si vous devez espérer de vous-même que l'assemblée de la nation vous imposera moins que n'ont fait ces deux assemblées particulières, toutes deux séparément l'une de l'autre.

Sur les états, examinez-en bien la multitude des membres, et que tout y passe, non au poids des voix, mais à leur pluralité. Or, sans manquer à l'amour, au respect, ni à l'estime que j'ai pour ma nation, je crois qu'il serait bien téméraire d'avancer que, après une interruption si longue de ces sortes d'assemblées, qu'à la suite de tant d'années où il était si inutile, si difficile, si dangereux même d'être et de paraître instruit, le plus grand nombre sera le plus mesuré en demandes, et bien capable des raisons qui se pourront représenter là-dessus. Non, Monseigneur, le besoin extrême, le désir pareil, la justice du soulagement, le manque absolu de confiance régleront le fond et la forme pour les demandes, et c'est vouloir s'abuser que s'attendre à mieux. Votre Altesse Royale trouvera une foule de gens qui, dans le désir de se distinguer, lui promettront merveilles de leur crédit dans l'assemblée. Souvent elle les en payera d'avance, qui n'est pas un léger inconvénient en soi, et pour l'exemple et les suites, et ces merveilles s'en iront en fumée, ou parce que ces entremetteurs n'y auront pas le crédit dont ils auront fait parade, ou parce que, contents du fruit personnel qu'ils en auront tiré de vous avant l'effet de leurs promesses, ils ne se voudront pas commettre à l'exécution, ou parce qu'eux-mêmes ne chercheront qu'à embarrasser les affaires pour avoir le brillant des entremises, un éclat de confiance et de crédit, et un moyen de se faire valoir aux états et à vous, comme il n'est pas que Votre Altesse Royale n'ait éprouvé de ces sortes de conduites en d'autres choses. L'issue de ces embarras n'est pas aisée à trouver, et il n'est pas facile de prévoir jusqu'à quel point ils peuvent conduire. C'est néanmoins ce qui mérite la plus sérieuse méditation.

6° Mais, outre le point capital du soulagement des peuples qui mettra tout le royaume du côté des états, sans peser ce qui est ou ce qui n'est pas possible, qui peut s'assurer du nombre et de la nature des propositions qui seront mises par eux sur le tapis? Plus la situation présente est violente, plus les remèdes sont difficiles, plus l'excuse en porte sur le gouvernement passé, plus les états se sentiront pressés de chercher des moyens solides d'en empêcher les retours, et par ce désir si naturel, si juste, même s'il était de leur ressort, plus ils essayeront de s'en donner l'autorité. Or, qui peut imaginer, d'une manière à peu près précise, quels seront ces moyens qui pourront être proposés? Tout ce qu'on en peut prévoir est qu'il n'y en a aucun de possible qui ne porte à plomb sur l'autorité royale, et qui ne soit mis en avant pour lui servir de frein.

C'est au prince qui exerce cette autorité d'une manière précaire et comptable, et qui est né moins éloigné de la couronne que son bisaïeul qui y est parvenu, à discuter avec soi-même s'il lui convient de s'embarquer sur une mer si orageuse et si pleine d'écueils de toutes les sortes, et à se jeter dans la nécessité d'irriter les états en refusant toutes les propositions de cette nature qui lui seront faites, ou à suer longtemps parmi les angoisses des négociations pour en diminuer le nombre et en rendre la forme plus tolérable, avec la majorité et le compte à rendre de l'autorité royale en perspective, ou, à ce qu'à Dieu ne plaise! la couronne même, que les états se croiront en droit et en force de faire tomber à ses aînés ou à lui, suivant la satisfaction qu'ils en auraient eue en leur assemblée et en ce qui en aurait suivi la tenue. Quelque heureuses que fussent ces négociations, que Votre Altesse Royale se persuade que les propositions les plus tolérables écorneront beaucoup le pouvoir des rois, et que, si par les événements elles cessent d'avoir tout leur effet dans la suite, votre réputation ne laissera pas d'y demeurer tout entière, sans que le gré, partagé dans la multitude, vous soit d'aucune consolation contre le mauvais gré que le roi aura lieu de vous en savoir, ou, à ce qu'à Dieu ne plaise qui arrive! contre le joug d'autant plus pesant et plus embarrassant que vous vous le serez laissé imposer à vous-même. Mais il y a une autre considération à faire, et qui ne peut être assez pesée c'est qu'en cette sorte d'affaires il n'y aurait pour les états que la première de difficile. Une première proposition, comme que ce soit admise, serait bientôt suivie d'une seconde, par le refus de laquelle il ne faudrait pas perdre l'amour et la confiance acquise par la première concession; de là une troisième; et votre politique et naturelle bonté, et l'ardeur et la fécondité des états s'accroissant mutuellement, les bornes deviendraient bien difficiles.

Et que Votre Altesse Royale se garde bien de tirer les conseils, et ce qui s'y passe, en exemple pour les états. Nulle proportion, nul raisonnement, nulle conséquence à tirer des premiers pour les seconds. Les conseils, vous les avez établis. Quoique très nombreux, ce n'est qu'un point par rapport à la multitude des députés aux états généraux, qui ne vous auront point une obligation personnelle de leur députation, au moins pour le grand nombre, quoi que vous puissiez faire lors de leurs élections, comme l'ont tous ceux qui de votre seul choix tiennent des places honorables et permanentes, mais seulement honorables autant que vos bontés et votre confiance, en quelque degré que ce soit, y est jointe, et permanente autant qu'il vous plaît; tous gens nés ou venus à la cour, et dont les emplois militaires ou civils ont ployé les manières à un respect et à une crainte de déplaire, qui pourra être aussi dans les états, mais différemment tournée, et qui y aura pour contre-poids l'appui mutuel, le zèle du patrimoine et de la liberté, le motif de se signaler pour son pays et de se faire un nom, celui du bien public, prétexte dans les uns, objet réel dans le plus grand nombre, mais objet d'autant plus dangereux qu'il est à craindre qu'il ne soit pas bien pris dans l'idée même sincère de ce plus grand nombre, et qu'il ne soif bien difficile de vaincre sa défiance sur ce point par des raisons qui le touchent. Alors les plus capables, ceux qui raisonneraient le plus juste, et qui tempéreraient le mieux par leurs sages réflexions l'esprit zélateur de l'assemblée, craindront de se commettre avec elle, et sans réussir d'y laisser trop du leur. Leurs maux passés et présents sont un aiguillon pressant qui, se joignant à celui de la liberté maintenant si, à la mode, ou encore à celui de l'autorité que chacun s'arroge, qui n'y devient pas moins, et qui dans une pareille assemblée sera dans toute sa force, et n'y sera contredit d'aucun ou de bien peu de membres; la considération puissante, qu'ils auront toujours devant les yeux, que l'occasion passée, tout affranchissement est sans retour; toutes ces choses feront parler haut les états, dont aucune ne se trouve dans les conseils, qui se laissent aisément et doucement conduire à ceux qui leur président, et plus encore à Votre Altesse Royale, dans les yeux de laquelle sont souvent leurs avis, par une habitude de dépendance, augmentée par le respect pour sa personne, et par la conviction de la justesse de ses sentiments et de la pureté de ses intentions. Là personne n'a de nom à se faire, de liberté ni d'autorité à acquérir, de foule où se dérober, ni, pour ainsi dire, la nation en croupe pour asile. Il ne s'y agit que de voir les affaires qui y sont portées, point du tout de s'en former, ni de proposer des plans, des réformations, des prétentions. Tous, et chacun de ceux qui les composent, ne peuvent tirer de considération que de la portion de l'autorité royale que l'emploi qu'ils tiennent de vous leur donne à exercer; et messieurs de la régence, devant qui les affaires discutées ailleurs se rapportent, et qui en ont la voix définitive, n'exercent eux-mêmes aucune portion de l'autorité royale, mais opinent seulement de quelle manière ils croient qu'elle doit être employée sur chaque affaire, sans en avoir l'exécution. Rien n'est donc en tout genre si dissemblable que les conseils et les états; et ce serait se perdre que de raisonner et de conclure des uns par les autres.

7° Deux moyens sautent aux yeux pour couper la racine à ces propositions fâcheuses : le premier d'empêcher les états d'en mettre aucune sur le tapis, et de les réduire à la seule délibération de ce qui leur sera donné à discuter par Votre Altesse Royale; l'autre de refuser si fermement la première proposition qu'ils oseront vous porter, que cette conduite les empêche de s'y commettre une seconde fois. Rien, en effet, de si aisé à penser, mais rien aussi de plus difficile dans l'exécution, et de plus pernicieux dans la pratique. Assembler les états généraux après une interruption si longue, dans une minorité, au commencement d'une régence, non d'une mère, mais d'un prince cadet de la branche d'Espagne, au milieu d'une profonde paix, pour les consulter sur l'état fâcheux des finances, après y avoir inutilement essayé vingt mois et plus toute espèce de remède, et ne leur permettre pas de rien proposer d'eux-mêmes, c'est une contradiction dont l'évidence frappe, et frapperait encore plus les états, contre qui elle porterait tout entière, et avec une indécence qui les blesserait vivement et justement. Nous ne sommes point en Angleterre, et Dieu garde un tuteur et un conservateur de l'autorité royale en titre aussi éclairé que l'est Votre Altesse Royale, de donner occasion aux usages de ce royaume voisin, dont nos rois se sont affranchis depuis bien des siècles, et dont le nôtre vous redemanderait un grand compte! Nulle nécessité des états pour obtenir des secours des peuples de France; le roi y pourvait lui seul par ses édits et déclarations enregistrés. Il ne pourra donc s'y en agir aux états, mais bien et principalement des remèdes pour les finances. Si leur difficulté a mis à bout vos lumières soutenues de tout votre pouvoir, après tant de moyens tentés, il est clair qu'on n'assemble les états que pour consulter un plus grand nombre de personnes éclairées et intéressées en cette matière, dont vous n'auriez pas en besoin si vous aviez pu trouver des solutions par vous-même; par conséquent qu'il doit être moins question de leur en proposer là-dessus que de leur exposer l'état des affaires pour en recevoir leur avis après qu'ils en auront délibéré. Or quoi de plus contradictoire à cela que les empêcher de rien proposer? Quoi même de plus illusoire? qualité dans, les affaires a constamment été l'écueil fatal de presque toutes les tenues d'états généraux. Et quoi encore de plus injurieux que de refuser si fermement la première proposition qui vous sera faite par eux qu'ils n'osent plus se commettre à vous en faire aucune? Ce moyen est bien plus propre à en faire naître d'étranges, et à roidir les états contre tout ce qui viendrait de Votre Altesse Royale, qu'à les lui soumettre. Ils se lasseront moins des refus que vous de refuser; et si après un premier refus commencé vous vous laissiez entamer, où ne pourrait-il pas vous mener? Ce serait alors qu'irrités du refus, sans être apaisés par ce qui leur aurait été accordé, fiers de la conquête qu'ils croiraient ne devoir qu'à eux-mêmes, ils en essayeraient d'autres avec plus de chaleur, dont le refus et l'acquiescement auraient d'égaux dangers, et qui commenceraient la funeste lutte que j'ai touchée plus haut, sans qu'on en pût prévoir les suites. Concluez donc de cet article, Monseigneur, que vous ne pouvez employer sagement les deux moyens qui le forment pour empêcher les propositions des états, comme vous devez avoir conclu de l'article précédent que les états en feront, sans qu'il soit possible d'en prévoir la nature ni le nombre, mais qu'il n'y en peut avoir aucune qui ne porte coup sur l'autorité royale.

8° J'ai eu l'honneur de vous observer, dès l'entrée de ce mémoire, qu'après tout ce qui a été tenté de différents remèdes sur la finance, Votre Altesse Royale résolue, puis détournée à mon cuisant regret, de convoquer les états généraux au moment de la déclaration de votre régence, ne peut revenir à cette pensée que par la nécessité de frapper de grands coups, par la peine que sa bonté et son équité en ressentent, et ceux qui sous elle gèrent les finances pour éviter d'en prendre les événements sur eux. Je le répéterai ici sans répugnance, Votre Altesse Royale ne m'a point fait l'honneur de me rien faire entendre sur la nature de ces grands coups, ainsi je n'en puis raisonner qu'en général, et trois mots suffiront à cet article.

Souvenez-vous de ce que je vous ai représenté, dans la première partie de ce mémoire, sur la suppression ou la diminution des rentes sur le roi. Considérez que la nature des choses est telle que, malgré vous, tous les remèdes que vous avez employés sont très durs, et par conséquent très peu propres à vous avoir bien disposé une assemblée aussi grande, et qui ne souffre pas moins de votre administration, pour ne rien dire de plus, que de celle qui l'ont précédée, malgré toutes les grandes et justes espérances conçues. Pesez avec tout ce que vous avez de pénétration s'il n'y a rien à craindre ni apparent, ce dernier terme n'est point trop fort, que la proposition que vous ferez de ces grands coups aux états n'y soit mal prise et refusée, ou par des instances et des supplications ardentes, fortes, réitérées, ou d'une manière encore plus fâcheuse; et en ce cas méditez infiniment quelles en peuvent être les suites au dedans et au dehors : l'affaiblissement de l'autorité royale entre vos mains, l'accroissement de vos embarras sur les finances, des difficultés sur toutes sortes d'affaires et de matières, la manifestation authentique d'impuissance et d'épuisement, sans y faire voir à côté aucun remède. Le nombre des paroles ne ferait qu'énerver cette expression, que Votre Altesse Royale est plus capable d'approfondir que personne. Son intérêt y est tout entier; elle ne trouverait pas les mêmes ressources qui en peuvent attendre d'autres.

9° La bonne opinion qu'on doit avoir de tout le monde me persuade aisément que personne ne désire des cabales, ni moins encore des troubles. Ceux néanmoins qui, après de tranquilles commencements, ont agité toutes les régences, et qui ont donné lieu à la fixation de la majorité de nos rois à quatorze ans, puis à quatorze ans commencés, loi dont la louange se perpétue par l'expérience constante, ces troubles, dis-je, doivent être prévus. Dans la situation présente du royaume il serait assez difficile d'en exciter. Rien n'y est ensemble, rien d'organisé. L'embarras serait à qui s'adresser dans cette pernicieuse vue. Le dernier règne en a comme arraché toutes les racines, et il ait bien important de ne les pas voir renaître. Mais lorsque toute la nation serait assemblée en états généraux, on conçoit aisément que les assemblées nécessaires des divers membres dans chaque province pour faire l'instruction et la députation à l'assemblée générale, que la relation indispensable de ces députations à leurs provinces et des provinces à eux, que celle de tous les députés aux états généraux les uns avec les autres durant la tenue, forment des liaisons, découvrent les gens qui, par le crédit qu'ils y acquièrent, peuvent devenir ceux à qui s'adresser, et qui, pour conserver leur considération, peuvent succomber à des tentations qui, dans l'organisement qu'on ne peut éviter qui ne résulte entre les provinces, et dans chacune d'elles, après la tenue des états généraux, peuvent devenir dangereuses au royaume, tristes à Votre. Altesse Royale, et fâcheuses à l'autorité royale. Ce dernier article mérite toutes vos réflexions, et a peut-être autant ou plus de poids qu'aucun des autres qui l'ont précédé en ordre.

10° Avant de quitter la considération des états généraux pris en entier pour venir au particulier des ordres qui les composent, il faut dire quelque chose de l'affaire des princes qui en regarde le gros, et qui reviendra après avec le détail.

Le dernier écrit abrégé, ou par réflexions signé de M. le Duc et de M. le prince de Conti, dit tout à cet égard à Votre Altesse Royale. Encore une fois, je n'entre point par ce mémoire dans la question, je me souviens trop que j'y suis partie pour n'y faire pas une entière abstraction d'intérêt particulier; mais ceci regarde la matière du mémoire: c'est à cela seul que j'ose rappeler votre attention. Les princes du sang vous disent qu'il ne faut pas une force différente, pour détruire, de celle dont il a été besoin pour édifier; que le feu roi a donné par des édits et des déclarations émanées de lui seul, et ensuite solennellement enregistrées, ce qui est maintenant en contestation; que c'est au roi à juger de la justice de ce qui est respectivement prétendu, et d'autant plus au roi qu'il s'agit de laisser subsister ou de casser un effet de la puissance royale dont nul autre que le roi n'est compétent; que la minorité empêchant le roi de décider par lui-même, c'est au dépositaire d'une autorité qui ne connaît en France que la maturité de l'âge, et qui n'est sujette à aucun affaiblissement, à juger pour le roi, ou à nommer des juges qu'ils offrent de reconnaître; que ces juges nommés par Votre Altesse Royale, quels qu'ils soient, exerceront en ce point l'autorité royale; et semblables à la vraie mère du jugement de Salomon, qui aime mieux donner son fils à l'étrangère que d'en souffrir le partage, ces enfants de la couronne insistent à être jugés par l'autorité seule de celui qui la porte.

C'est à Votre Altesse Royale à peser les grandes suites d'un tel procès déféré par un régent à des états généraux. Est-ce que le roi mineur n'a pas le même pouvoir que le roi majeur? Mais en Angleterre où les rois ont un pouvoir si limité en comparaison des nôtres, on a vu des échafauds dressés sur cette question, et des tètes coupées pour avoir contesté cette maxime d'égalité de pouvoir à tout âge, qui y a passé jusqu'en ce jour en loi, et qui, en France, n'a jamais été disputée. Cette déférence aux états ne peut donc rouler que sur leur supériorité de puissance à celle des rois en ces matières, et alors, Monseigneur, où en êtes-vous et que faites-vous? Que si c'est seulement une consultation plus étendue que vous désirez, pensez-vous qu'un jugement de cette importance échappe aux états, comme je vous l'ai représenté à la fin de la première partie de ce mémoire, et que cette consultation à tout le moins ne passe pas pour un point de droit en ces matières, qui y met dès lors l'autorité des états au-dessus de celle du roi même. Or, si elle y est reconnue supérieure en quelque point que ce soit, où la bornerez-vous dans le reste, et quel frein lui pourrez-vous donner durant la tenue des états, à l'âge du roi et dans la situation personnelle où vous êtes? Quelles partialités ne feront point les princes mécontents dans les états? Quelles autres la constitution n'y excitera-t-elle pas? Mais ces matières appartiennent à la considération des états prise en particulier. C'est à Votre Altesse Royale à faire à ce dixième article toute l'attention qu'il mérite, et à moi à passer au détail de la considération des trois ordres qui composent les états généraux.

Le premier des trois est maintenant dans une agitation si grande à l'occasion de la constitution Unigenitus, qu'il est bien à craindre que ce mouvement d'ébullition ne s'étende aux matières temporelles dont il sera traité dans l'assemblée des états, et que beaucoup de ceux de cet ordre ne s'y conduisent par rapport aux préjugés et aux intérêts de sentiment où ils sont sur la huile. On ne peut jamais s'assurer jusqu'où porte l'esprit de contention lorsqu'il est poussé au point où on le voit sur cette matière, ni si ce grand nombre de prélats et d'autres ecclésiastiques se trouvant ensemble ne voudraient pas se tourner en manière de concile national, et commencer par cette affaire avant de traiter d'aucune autre. Vous savez, Monseigneur, à quel point M. le cardinal de Bissy le désire; vous êtes instruit des sentiments de ceux que ces mouvements ont fait connaître sous le nom de Sulpiciens; vous n'ignorez pas la division qui commence à se glisser entre le premier et le second ordre de ce premier ordre de l'État [33] ; combien l'esprit d'indépendance s'y introduit, et vous en serez encore plus convaincu, si vous vous faites rendre compte de l'écrit qui vient de paraître sous le titre de Réponse au mémoire qui vous a été présenté par plusieurs cardinaux, archevêques et évêques. Des prélats, touchés par les deux points les plus sensibles à des gens de leur profession, l'autorité et la doctrine; liés depuis longtemps par la nécessité de l'affaire, et dont fort peu ont des familles qui les retiennent; d'ailleurs appuyés de Rome et de cette clameur à l'hérésie, si bienséante dans la bouche des évêques lorsqu'elle est fondée, et qui devient maintenant si à la mode sur la question présente, ces prélats, dis-je, seront puissamment tentés d'user de l'occasion. Il vient d'échapper à M. le cardinal de Bissy, dans la douleur du dernier arrêt rendu contre M. l'archevêque de Reims, qu'il se fallait unir à la noblesse; et à M. de Nîmes, qu'il n'y a qu'un mot à dire et une chose à faire : anathème, et rompre de communion. Dans ces dispositions, qui peut vous assurer que les députés de cet ordre n'auront pas une double procuration dans leur poche, et qu'ils ne commencent par en tirer celle qui les autorise pour le concile national? Je sais combien elle serait informe, en ce que votre autorité n'y aurait pas donné lieu. Je suis également instruit de toutes les répugnances de Rome à cet égard; mais ces répugnances n'ont point jusqu'à présent retenu tous ceux qui lui sont les plus attachés. Eh! qui sait si ce que le pape a refusé si opiniâtrement du temps du feu roi, par l'autorité duquel il espérait de tout emporter de haute lutte, il ne le désirerait pas maintenant par l'expérience qu'il a acquise depuis sur cette affaire, pourvu qu'il n'y parût pas, et qu'au fond il se pût assurer du succès du concile. Pour le manque de forme et de pouvoir, parce que vous ne l'auriez ni convoqué ni permis il s'y trouverait tout entier, mais votre embarras n'en serait pas moins grand à ce coup imprévu entre refuser un si grand nombre, et en chose si sensible et si prétextée de la couleur de la religion, et par ce refus, d'indisposer de la manière la plus certaine et la plus forte une telle quantité de membres et des plus principaux du premier ordre avec lesquels vous auriez incontinent à compter, et dans cette première chaleur aux états généraux, ou accorder par une brèche si hors de tout exemple à l'autorité royale un concile ainsi frauduleusement convoqué et assemblé tout à coup, si justement suspect, pour ne pas dire odieux à tout l'autre parti, d'une si médiocre canonicité, et qui, outre la longueur et cependant la suspension des états tous assemblées, pourrait avoir de si grandes suites, dans lesquelles toute cette multitude de membres des deux autres ordres prendrait sûrement plus de part que vous ne voudriez. Il est inutile d'allonger la dissertation sur les inconvénients et très aisément les troubles qu'on en verrait naître. Il suffit d'en avoir montré la possibilité à Votre Altesse Royale, pour que toutes les suites lui en deviennent présentes.

Mais, sans pousser les choses si loin, sans concile peut-on espérer que le premier ordre, ainsi assemblé, n'en profite pas tout d'abord pour cette matière de la constitution qui se trouve maintenant de plus en plus échauffée. Chacun y voudra faire un personnage et y être compté dans l'un et dans l'autre parti: les évêques en plus grand nombre pour Rome, les autres députés presque tous contre, aigris de part et d'autre sur le point qui commence à paraître sur la scène, et que les prélats traitent de sentiments presbytériens. Quelle division dans un corps qui doit l'arrêter dans les autres par son exemple et par ses instructions, et quelle part tout le reste des états n'y prendra-t-il point, puisque déjà, sans être assemblés, il y a si peu de gens neutres! Combien de médiateurs dont la sincérité et l'amour de la paix de l'Église, de la patrie, ne sera point [à] l'épreuve de l'amour-propre, et qui, peut-être sans le vouloir expressément, fomenteront plus qu'ils n'apaiseront! Et si, à l'exemple du cardinal du Perron aux états de la minorité de Louis XIII, dont Votre Altesse Royale ne peut trop lire la relation [34] , quelque grand prélat s'avise de faire une harangue à la romaine, quelles en peuvent être les conséquences si on la laisse passer, ou si on prend le parti d'en réprimer les maximes et les abus! Rome, en ce temps-là, ne partageait pas tous les esprits par une bulle adorée des uns, abhorrée des autres, suspecté au moins à nos libertés parmi toutes les personnes neutres sur le fond des propositions dogmatiques, mais qui sont instruites de nos maximes et de quelle importance en est la conservation; et cependant ce discours du cardinal du Perron scandalisa, troubla l'assemblée, et, jusqu'à la fin du dernier règne, ceux de son sentiment pour Rome ont su en tirer de grands avantages. Si quelque chose d'approchant arrivait aux états, comme il est difficile que la nature de l'affaire ne le produise, quel embarras pour Votre Altesse Royale entre les deux partis dont l'un relèverait vivement l'autre! Et si les parlements, singulièrement destinés à veiller au maintien des libertés de l'Église gallicane se portaient à quelque démarche à ces occasions, et que les états vinssent à prétendre que c'est attenter à la dignité et à la liberté de leur assemblée, quelle division dans le troisième ordre, et quelles nouvelles difficultés pour vous!

Si, après ces considérations, on se renferme uniquement dans la matière qui forme celle des délibérations des états, n'est-il pas à craindre qu'il n'y résulte de la division entre un grand nombre de députés du premier et du troisième ordre, de l'aigreur que les procédures de plusieurs prélats et les arrêts de plusieurs parlements ont fait naître, et que des personnes qui se croient avoir été réprimées mal à propos ne soient disposées à s'élever dans les délibérations d'autres matières contre les avis de celles des jugements desquelles elles sont encore mécontentes. C'est le moins qui puisse arriver et une faiblesse de l'humanité qui ne se rencontre que trop partout, et qui néanmoins pourrait apporter une grande longueur et de grands mouvements aux affaires. Il y aurait bien d'autres considérations à représenter sur le premier ordre aux réflexions de Votre Altesse Royale. Celle de la juridiction ecclésiastique, trop bornée à son gré par les parlements, pourrait former ici un article long et important. On peut aisément prévoir que le premier ordre en fera un de demande là-dessus, qu'il pressera d'autant plus vivement que l'affaire de la constitution a donné lieu à renouveler ses désirs d'une autorité plus étendue. Cette même affaire a pu aussi faire sentir à Votre Altesse Royale la nécessité du contre-poids, et les parlements ne seront pas moins ardents à soutenir l'usage présent à cet égard, s'il vient à être attaqué par des demandes du premier ordre, nouvelles épines pour vous, et nouvelles longueurs pour terminer les affaires pour lesquelles vous auriez convoqué les états généraux. Il serait donc infini de rapporter tout dans un mémoire. Il suffit d'y toucher les choses principales. C'est à l'excellent esprit de Votre Altesse Royale à suppléer au reste. Examinons maintenant le second ordre, autrefois le seul des états.

Oui, monseigneur, le seul de l'État. Ce n'a été qu'en vertu de grands fiefs et de la qualité de grands feudataires que les prélats ont commencé à être admis avec la noblesse aux délibérations de l'État. Les ecclésiastiques, dépourvus de cette libéralité de la piété de notre ordre, ne s'y mêlaient point. Peu à peu la quantité des fiefs, jointe à celle du sacerdoce, sépara les grands feudataires ecclésiastiques d'avec les grands feudataires laïques, et fit des premiers le premier ordre par le respect de leur caractère, qui dans la suite admirent parmi eux d'autres ecclésiastiques moins considérables pour le temporel. Ces deux ordres subsistèrent seuls jusqu'après le malheur de la bataille de Poitiers [35] , que les nécessités de l'État épuisé firent recourir à ceux qui le purent secourir et qui, en cette considération, furent consultés et furent admis en troisième ordre avec les deux premiers, ce qui a continué depuis Charles V. Je ne puis me refuser un souvenir si précieux de notre origine, une avec la monarchie, dans l'état d'abjection, de décadence, d'oppression où notre ordre se voit réduit, tandis que les deux autres, que nous avons vus naître, conservent une dignité que celle de l'autel communique au premier, et une autorité que notre ignorance, notre faiblesse, notre désunion, voilées du nom de la gloire et des armes, a laissé usurper au troisième, appuyé de la longueur du dernier règne et de l'esprit qui y a continuellement dominé. Mais, indépendamment d'un souvenir si cher, il n'est point étranger à la matière présente, et ma déférence pour ce troisième ordre, puisqu'il en fait un des trois qui composent l'État, m'aurait fait supprimer ce que j'ai dit et ce que j'ai encore à dire là-dessus, sans la nécessité qui va en être développée.

Le troisième ordre ne paraît que sous le quatorzième règne de la race capétienne [36] , et il n'existe solidement que depuis; il est donc clair qu'il n'a eu aucune part à aucun des trois changements des trois maisons qui ont porté l'une après l'autre la couronne de France, encore moins au choix des rois qui s'est fait plus d'une fois dans les deux premières races, ni à la fixation des aînés sur le trône, en vigueur non contredite depuis le roi Robert, fils de Hugues Capet, en faveur de Henri Ier. La célèbre querelle pour la couronne, et sur la loi salique, entre Philippe de Valois et le roi d'Angleterre, Édouard III, lequel Philippe de Valois était le grand-père de Charles V, a donc été jugée avant que le troisième ordre eût pris naissance, et il ne s'est point depuis présenté de contestation sur la couronne où il ait eu part. Vous en avez maintenant deux idéales qui, s'il plaît à Dieu, ne se réaliseront jamais: l'une regarde Votre Altesse Royale; l'autre MM. du Maine et de Toulouse et leur postérité. Cette dernière est portée en jugement, et les légitimés demandent les états généraux. Je n'entre point en raisonnement du droit. J'ignore ce que vous vous proposez sur cette grande affaire, mais elle sera jugée et restera indécise avant la tenue des états. Si vous les assemblez cette cause restant pendante, il n'est pas douteux que les parties ne la portent devant les états, et que tous auront la même ardeur d'être jugés que de juger. Alors qui seront les juges? Le troisième ordre pourra-t-il souffrir que sa compétence soit agitée si celle des deux autres ordres est reconnue; et les juges de Philippe de Valois, pour en demeurer au dernier exemple et à celui dont il reste des preuves moins obscures, voudront-ils prendre pour associés des serfs de ce temps-là? si les princes du sang disent nettement, dans le dernier mémoire qu'ils viennent de signer et de présenter, et de rendre public, qu'ils se croiraient déshonorés de souffrir les légitimés dans le même ordre de succession, conséquemment dans les mêmes rang et honneurs qu'eux-mêmes en tiennent que de cette faculté innée en eux de succéder à la couronne, ceux qui en ont jugé de tout temps, ceux qui, non plus que les princes du sang pour la succession à la couronne et ce qui y est attaché, n'ont point de compagnon dans ces sortes de jugements si célèbres et si honorables, et qui tiennent cette faculté de juger ces grandes questions de leur naissance, comme les princes du sang tiennent leur faculté de succéder à la couronne, de leur tige et de leur descendance de mâle en mâle en légitime mariage, est-il à présumer que ces juges naturels consentent à partager leur pouvoir en ce genre, si éclatant et si unique, avec ceux qui n'ont jamais été dans le cas de prétendre à le partager avec eux, et que ces juges originaires ne s'en estimeraient pas déshonorés? si ce débat s'émeut, quelles en seront les suites, quelle la fin qui le terminera? Vous n'y pourrez prononcer sans vous rendre irréconciliables ceux que vous condamnerez. Point de milieu entre être ou n'être pas juges, entre souffrir une égalité inconnue à nos pères et jusqu'à aujourd'hui, et une disparité si humiliante pour le tiers état. Et point de ressource dans l'exemple du lit de justice, car c'est un tribunal tout singulier, animé par la majesté royale, et qui sous sa présidence n'a d'existence que par la présence des pairs, quoi qu'on ait essayé depuis cette régence. Le roi y mène qui bon lui semble, ceux qu'il y mène y sont sans voix s'ils ne sont pas officiers de la couronne, ou en effet de son conseil d'État; ainsi rien de plus distinct des états, ni qui y ait moins d'influence et de rapport.

Que ce débat s'émeuve, très assurément Votre Altesse Royale n'en peut douter. Elle voit les mouvements de plusieurs de la noblesse sur des prétextes où je suis trop intéressé pour en vouloir parler. Mon tendre amour pour mon ordre, je n'en crains point le terme, mon respect pour lui me fera regarder sa division avec larmes, et me ferait déplorer en secret, mais sans en venir jusqu'aux plaintes, s'il venait à être séduit jusqu'au point de renoncer, en faveur du désordre et de la confusion, à la seule récompense solide qu'il puisse prétendre, et à ce qui a toujours existé dans la monarchie, et à ce qui n'est pas moins en usage de tous les temps, dans tous les autres États que le nôtre, de quelque genre de gouvernement qu'ils soient chacun en leur manière, au lieu de s'unir tous ensemble comme frères au pied du trône, comme en 1649 par un si différent exemple, contre les excressences qui n'ont et ne prétendent que contre notre ordre, et comme n'étant d'aucun des trois ou hors de l'ordre naturel et commun des trois qui composent et forment la nation. Mais ce mouvement même si peu de la convenance d'un arrêt du conseil, s'il m'est permis que ce mot m'échappe, doit faire sentir à Votre Altesse Royale que le second ordre, poussé à bout de toutes les manières avant que vous soyez arrivé à la régence, a dessein et une grande volonté de travailler à son rétablissement; et que, d'accord en certaines matières, que quelques-uns d'eux ont avidement saisies, avec quelques notables du tiers état qui les leur ont artificieusement présentées, dans l'appréhension d'une union utile à l'État et à Votre Altesse Royale, mais propre aux vues particulières de ces notables, cette union ne peut durer parmi des intérêts si essentiels et si fort contradictoires qui se développeront chaque jour dans une tenue d'états, qui causeront un choc entre le droit d'une part et l'autorité accoutumée de l'autre, qui ne peut enfanter que des angoisses pour vous et des malheurs pour l'État.

Mais je dis plus, et me renfermant dans l'affaire des princes, vous ne pouvez ignorer l'extrême désir de la noblesse d'en être juge, et je m'étendrais inutilement à vous convaincre d'une chose dont vous l'êtes. De là à prétendre juger seule, il n'y a plus qu'un pas, et ce pas est si naturel que tout en persuade, et singulièrement tout ce qui se passe depuis ces mouvements commencés. Que si la tenue des états trouve l'affaire jugée, comptez, Monseigneur, que les mécontents du jugement rendu, et que la noblesse, qui ne le sera pas moins qu'une telle affaire lui ait échappé, voudront également la remettre sur le tapis, et que, quand notre ordre serait convaincu de l'équité de ce que vous auriez prononcé, et ne pourrait que prononcer de même, il agira de concert avec ceux qui auront été condamnés pour arriver à revoir l'affaire, dût-il encore une fois y prononcer en mêmes termes qu'il aurait été fait. Nul plus grand intérêt ne se peut présenter à lui. Vous voyez à quel point plusieurs se montrent touchés de ce qu'ils devraient regarder avec d'autres yeux. Concluez du moins que ceux-là mêmes, et tous les autres avec eux, verront clair sur celui-ci qui porte avec soi toute la vérité et la solidité du plus grand et du plus sensible intérêt, et qu'ils ne se détourneront pour quoi que ce soit ni à droite ni à gauche.

Vous connaissez, Monseigneur, les princes du sang et les légitimés, la naissance des uns, les établissements des autres, le mérite de tous. Quelles partialités ne formeront-ils point parmi le second ordre, et encore parmi les deux autres! quels mouvements jusqu'à la décision entre eux! Quelles suites de cette décision! Quel ralliement des esprits remuants et mécontents avec ceux de ces célèbres plaidants qui auront perdu leur cause! En envisagez-vous bien les conséquences et les suites durant et après les états? Pouvez-vous espérer quelque fruit heureux de leur tenue avec des accompagnements si turbulents? J'avoue pour moi qu'ils m'effrayent. Je les laisse à toutes les réflexions de Votre Altesse Royale, pour achever de lui présenter en raccourci quelques autres inconvénients qui peuvent arriver de notre ordre.

Plus vous avez fait de grâces, moins il vous en reste à faire; par conséquent peu d'espérance d'en obtenir, encore moins de tout ce que l'espérance fait faire. Cette considération, qui tombera dans l'esprit de tout le monde, en est une de plus, et puissante sur notre ordre, pour lui faire sentir plus vivement, en particulier, ce que tous les trois ordres sentiront en général, qu'il faut user de l'occasion des états, après laquelle plus de ressource, et qui vous privera de la plupart des instruments dont vous auriez pu espérer de vous servir avec succès pour aller au-devant des demandes embarrassantes. Nul des trois ordres plus opprimé que celui de la noblesse. Tous ses privilèges sont non seulement blessés, mais anéantis, et il est exactement vrai de dire qu'elle paye la taille et tous les autres impôts autant et plus réellement que les roturiers: la taille et fort peu d'autres tributs par d'autres mains et sous d'autres noms, mais de sa bourse; tout le reste sans aucune distinction. C'est sur quoi vous devez vous attendre à des représentations aussi fortes que justes, et à des propositions pour les formes aussi embarrassantes à rejeter qu'à accorder.

L'autorité des gens de plume et de finance ne s'est appesantie sur nul autre ordre à l'égal du nôtre. Le premier est en possession de s'imposer presque pour tout, lui-même, et le troisième a tant de rapport et de réciproque avec ces messieurs d'autorité, que l'expérience journalière et actuelle montre quels sont leurs ménagements, et combien à plomb ces ménagements retombent sur la noblesse, parce qu'il ne faut pas que le roi ni ses bien-tenants y perdent rien. De là, et de ce que la noblesse n'a nulle autre ressource ni métier en France que les armes, où, elle se ruine encore, est arrivé le malaise des seigneurs les plus distingués, la chute des plus grandes maisons, et la pauvreté affreuse d'une infinité de noblesse. Le mépris qui en résulte achève d'accabler les uns et d'outrer les autres, et cette horrible extrémité ne peut manquer de produire des remontrances d'une justice infinie, mais qui, pour le fond et la forme, ne seront pas d'un moindre embarras.

Outre ceux qui naîtront du fonds général d'épuisement en matière de soulagement, c'est qu'il est impossible que le rejet des uns ne retombe en partie sur les autres, et que les formes proposées, tant sur le fonds du soulagement que sur sa forme, par rapport aux privilèges de la noblesse et à l'autorité qui s'exerce tyranniquement sur elle, ne la commettent avec le tiers état, qui ne voudra point payer le soulagement d'autrui, ni aussi peu perdre les moyens auxquels il se trouve arrivé peu à peu de la tenir dans sa dépendance. Des intérêts si pressants et si contradictoires ne se poursuivent pas longtemps sans aigreur, que le temps et les circonstances présentes ne semblent pas trop en état [de] réprimer suffisamment. Nouvelles difficultés pour Votre Altesse Royale, et toutes plus fâcheuses les unes que les autres.

Le militaire, nerf de l'État, élite de la noblesse, a infiniment souffert dans les dernières années du feu roi, et non depuis votre régence. Vos moyens à cet égard n'ont pu être d'accord avec votre inclination; mais ne comptez pas, Monseigneur, que le mécontentement en soit moindre. Les gens de guerre, remplis d'espérances proportionnées à leurs besoins, ont vu avec une extrême joie passer entre les mains de ceux de leur métier l'administration de tout ce qui le regarde sous un régent qui en a fait sa gloire, mais ce régent guerrier, ni ses ministres pris des armées, n'ont pu répondre à ces justes désirs, et ces désirs déçus causent un chagrin que l'espérance ne soutient plus, et qu'il n'est pas même permis de vous taire. Les conséquences de ce malheur, c'est à votre prudence à les prévenir; mais dans une telle situation je douterais beaucoup si ce ne serait pas une raison de plus, et bien forte, contre une convocation d'états généraux, qui n'en seraient pas au moins plus dociles, ni peut-être moins hasardeux.

Le tiers état ne sera pas plus aisé que les deux premiers ordres. Après ce qui a été examiné sur ceux-là, la matière de celui-ci est dégrossie. Il ne laisse pas de présenter des réflexions qui lui sont particulières, et qui ne méritent pas moins d'attention que les précédentes.

Ceux dont il est composé forment une assemblée diverse. La magistrature en a si constamment qu'elle ne le peut nier, et que tous les exempts y sont précis. Quoique les dignités, les offices et les charges excitent plus que jamais de la contention dans les esprits, la règle est si certaine en France en leur faveur, au préjudice de toute autre considération, que sans nul égard pour l'extraction noble, dès que ceux qui en sont se trouvent revêtus de quelque magistrature que ce soit, et députés aux états généraux, ce n'est jamais que pour le troisième ordre. Je ne parle pas du chancelier qui y est dans son rang particulier d'officier de la couronne, ni du garde des sceaux qui, bien que commission amovible, a l'honneur d'y participer à cause de celui du dépôt dont il est chargé. Mais, nul autre magistrat n'en est excepté, sur quoi il y aurait des remarques à faire dans des usages hors des états, qu'il est inutile d'expliquer ici, parce que la vérité qu'on avance n'a pas besoin de preuves. Il est pourtant vrai que cette identité d'ordre avec de simples bourgeois a quelquefois déplu à la première magistrature, et qu'elle a quelquefois voulu s'en séparer. Mais l'État n'étant composé que de trois ordres, et la magistrature ne pouvant entrer dans les deux premiers, il ne lui reste que le troisième. L'autorité qu'elle s'est acquise sous le dernier règne, et ce qui en paraît depuis la régence, ne laisse pas présumer que sa répugnance ait diminué à figurer dans le tiers état. Quelques assemblées rares et informes lui pourront donner lieu à prétendre diviser ce dernier ordre en deux distincts, et à en composer seuls la première partie; premier sujet de contestation dans tout cet ordre, qui aura droit de s'y opposer, et de soutenir les règles anciennes, et qui ont été suivies dans tous les vrais états. Les deux premiers ordres le voudront-ils souffrir, et n'y va-t-il pas du leur de laisser intervertir l'ordre ancien et ordinaire? La noblesse, qui voit introduire des compétences inouïes jusqu'au milieu du dernier règne entre elle et la première magistrature, et qui les sent maintenant se tourner en des préférences encore plus nouvelles, n'aura-t-elle pas lieu de craindre enfin pour tout son ordre en corps? si cette prétention a lieu, second sujet de dispute. Enfin quelle sera la manière d'opiner aux états lorsque ce sera par ordre, comme cela s'y pratique souvent en certaines affaires? troisième difficulté dont la solution ne paraît pas. Comme ce que Votre Altesse Royale traite volontiers légèrement l'est d'ordinaire avec ardeur par les parties intéressées, je la supplie de compter pour quatrième, et non moindre embarras, ceux du cérémonial de cette espèce d'ordre nouveau, également contestable et sûrement contesté par tous les trois ordres des états généraux; et pour cinquième, où poser les bornes de ce qui entrerait dans cet être nouveau? Voilà donc le tiers état divisé en lui-même si cette question est mue, divisé encore si la constitution donne lieu aux parlements d'agir durant la tenue des états à l'occasion des discours que les prélats attachés à Rome y pourraient faire, divisé de plus, ou commis avec le premier ordre, sur la juridiction ecclésiastique, divisé avec le second ordre sur les propositions qu'il pourra faire tant sur le fond que plus encore sur la forme de son juste soulagement, enfin commis avec les deux premiers ordres sur le jugement de l'affaire des princes, comme il a été expliqué plus haut sur tout cet article. Certainement, Monseigneur, en voilà beaucoup pour s'en tirer avec adresse et bonheur.

C'est en traitant ce qui regarde le tiers état qu'il faut particulièrement réfléchir sur ce que j'ai pris la liberté de vous représenter à l'entrée de ce mémoire, de la différence d'avoir assemblé les états généraux en prenant les rênes du gouvernement, ou de le faire maintenant que tout est entamé sur la finance. Je n'ai garde d'en vouloir presser le raisonnement en faveur de l'avis persévérant dont j'ai été là-dessus. Mais il est impossible de ne pas effleurer l'un pour venir plus utilement à l'autre. Je prévoyais ce qui arriverait, et qu'on ne pourrait se tirer d'une matière si épuisée par le dernier gouvernement que par des coups également douloureux au dedans et éclatants au dehors. J'appréhendais que, sans le mériter, Votre Altesse Royale n'en recueillit toute la haine; et, tandis que vous étiez tout neuf encore, je voulais, par une exposition et une consultation toute sincère aux états généraux, leur faire frapper ces grands coups inévitables, dont la promptitude de votre confiance en eux n'eût reçu des applaudissements, sans avoir rien à craindre pour la suite des exécutions dont les résolutions ne seraient point émanées de vous, ni ensuite d'aucune gestion de votre part; et si, par un triste événement, les remèdes proposés par les états, et fidèlement employés ensuite sans les outrepasser, avaient été insuffisants, rien à craindre d'une nouvelle convocation d'états généraux, qui n'eût été qu'une suite de votre première confiance, un gage réitéré de votre amour pour la nation, et une solide confirmation du lien entre vous et elle, pour prendre ensemble des moyens plus efficaces: grand et rare exemple pour toute l'Europe, qui eût fondé votre sûreté au dehors par le concert du dedans, et qui eût comblé votre gloire jusque par les malheurs du dernier gouvernement.

Mais présentement les choses n'en sont plus dans ces termes; et, quoique les bons desseins, la droiture des intentions, l'application et le travail de Votre Altesse Royale méritent toutes sortes de louanges, il n'est pourtant que trop vrai que le peuple, qui sent ses justes espérances tournées en augmentation de douleurs, n'est pas disposé à des jugements favorables, s'irrite de ce qu'il ignore, et peut-être encore de ce qu'il devrait ignorer. Ce n'est plus l'air de confiance ni la confiance même qui conduit aux états, ce sont les mêmes nécessités qui ont donné occasion à d'autres tenues dont le succès n'a pas été heureux. À bout de remèdes, vous y en voulez chercher; eux-mêmes n'ont plus rien à vous offrir en ce genre qui puisse être à leur goût, après avoir souffert tous ceux que vous avez tentés, mais que, convaincus de la nécessité publique, eux-mêmes, d'abord consultés, vous eussent peut-être proposés plus forts et plus utiles, avec un succès plus heureux, parce que le mal qu'on se fait à soi-même est infiniment moins douloureux et moins sensible.

Ces remèdes ont tous porté sur le tiers état d'une manière directe; et si les deux autres en ont souffert, ce n'a été que du rejaillissement de celui-ci. Ensuite ç'a été le militaire sur le prix de son sang et de ses travaux, dans les différentes révolutions des papiers du roi qu'il a été forcé de recevoir pour sa solde. Après des opérations si sensibles, se doit-on flatter que le tiers état le soit assez d'une consultation qu'il croira forcée par la pure nécessité pour chercher à présenter des remèdes à ses dépens, ou pour consentir sans émotion à ceux qui lui pourraient être proposés? Tels sont ceux qui portent sûr les rentes, que j'ai suffisamment traités plus haut, et de même nature tout ce qui est sur le roi. N'y a-t-il point plutôt à craindre que, comme la consultation emporte un raisonnement nécessaire, il ne mette sur le tapis des questions embarrassantes, et que, l'humeur s'y joignant, on ne se contente pas aisément des réponses les plus solides? Je doute, par exemple, que, quelques avantages qu'on puisse montrer de la banque du sieur Law et des arrangements qu'on y a mis, tant de membres, alliés de parenté ou de bourse avec tout ce qu'il y a de banquiers et de commerçants d'argent que cet établissement ruine, s'en accommodent, aussi peu d'un étranger de pays et de religion pour un emploi si considérable, et moins encore de ce que tout l'argent du roi passe par ses mains, sur un simple arrêt du conseil, au préjudice d'édits enregistrés, non révoqués, qui le défendent sous de si grosses peines. Or, si cette banque générale devient l'aversion des états, c'est-à-dire du tiers ordre, à qui ces discussions seront familières, elle se décréditera. Si elle se décrédite, elle tombe, et sa chute ne peut être que bien importante. Dérobez-la par autorité aux yeux des états; que ne ferez-vous point dire? Elle en tombera plus tard; mais cette chute ne sera que différée. Alors, Monseigneur, tout le fruit que vous en avez déjà recueilli, et que vous en espérez pour l'avenir, sera perdu sans ressource; et, si cette banque en a fait une des principales depuis son établissement, c'est ici mieux qu'à la mort du roi, pour le changement de résolution sur l'assemblée des états, qu'il faut appliquer le raisonnement qui vous fut suggéré, faux alors, vrai aujourd'hui: De quoi vivrez-vous en attendant l'effet des remèdes des États? Moins vous aurez de quoi les attendre, plus vous dépendrez d'eux; et, s'ils aperçoivent ce genre de dépendance, pouvez-vous, après ce qui a été dit, croire qu'ils ne voudront pas en profiter; et qui osera en poser les bornes?

Il n'y a point maintenant de duc de Guise; mais aussi n'êtes-vous pas roi. Henri IV l'était par son droit, par sa vertu, par son épée, lorsqu'il assembla les notables à Rouen. On ne peut lire le discours qu'il leur fit sans sentir tout à la fois une admiration et un amour pour ce grand prince qui émeut jusqu'aux larmes. Rien de si rempli de majesté, en même temps de tendresse pour son peuple, et d'une estime pour la nation, qui faisait leur gloire réciproque, après leurs travaux communs qui avaient achevé de l'établir sur le trône. Chéri et révéré de tous ses sujets, il crut pouvoir leur faire des consultations et des demandes. Il n'avait alors à leur montrer que la gestion d'un surintendant dont on admire encore les lumières et la droiture. Qu'en arriva-t-il? Des propositions qu'on eut grand'peine à modérer, et qui, dans toute la considération qu'on put obtenir par adresse, touchèrent sensiblement Henri IV, l'obligèrent à tout éluder et à congédier l'assemblée, dont il ne recueillit que ce seul fruit. C'est à vous, Monseigneur, à en faire l'application, et de cet exemple et de celui des états de la minorité de Louis XIII, sur lesquels vous ne pouvez suffisamment méditer. Craignez de vous voir obligé à supprimer beaucoup d'impôts tout d'un coup, et spécialement ceux de la capitation et du dixième, sans avoir en même temps d'autres ressources présentes, et peut-être peu à espérer des états. C'est le moins peut-être qui puisse arriver de leur tenue. Mais, pour dernier inconvénient, que serait-ce si vous aviez à les vouloir dissoudre, comme Henri IV l'assemblée des notables, et comme il est arrivé à plusieurs tenues d'états? Que dirait le dedans, et que ne ferait point le dehors avec lequel vous êtes maintenant dans une situation si heureuse et si différente de votre avènement à la régence? Profitez-en, Monseigneur, et ne la troublez point par une résolution qui ne vous apportera pour tous remèdes que des embarras et des dangers.

Ce n'est pas que je voulusse m'engager à soutenir qu'il ne faut jamais plus d'états généraux; je les ai ardemment souhaités et conseillés à l'entrée de votre régence, et il se pourra trouver des conjonctures où il sera bon et utile de les assembler; mais ce ne sont pas celles d'aujourd'hui, où tout est enflammé, où tout est entamé sur les finances, où sans états vous avez tous ceux que vous pouvez consulter, et qui seraient peu écoutés dans cette assemblée, laquelle fournirait autant de remèdes contradictoires qu'il s'y trouverait d'intérêts d'ordres et de provinces différents, et produirait une funeste dispute entre les fonciers et les rentiers, où certainement les princes seraient jugés, ou bien Votre Altesse Royale réduite à les juger sur l'avis des états qui n'en auraient rien à craindre, et vous à recueillir seul la haine des perdants, sans gré aucun de ceux qui auraient gagné leur cause.

Dans des circonstances, dis-je, où tous les inconvénients ne peuvent être prévus, ni l'effet de la combinaison de ceux qu'on aperçait, le cérémonial, le danger de l'autorité royale; la nécessité du soulagement effectif, le précipice de promettre sans tenir, le péril d'accorder plus qu'il n'est possible le hasard des propositions que les états pourraient faire sans moyens de les en empêcher qui ne soient pernicieux, les apparences évidentes d'y trouver des maux et des embarras nouveaux pour tout remède à ceux dont on se trouve déjà chargé; la faculté qui résulterait de cette assemblée pour qui voudrait cabaler et troubler le royaume, la manifestation également inutile et dangereuse au dedans et au dehors d'un état d'impuissance, et par le bruit qui arriverait nécessairement de division qui, bien connu des mauvais sujets et des étrangers, pourrait avoir de si grandes suites; la volonté sûre et suivie d'effet certain de juger ou rejuger les princes, volonté qui marquerait la supériorité des états sur les rois, sont des inconvénients si naturels à la situation présente qu'on ne peut leur refuser toute l'attention qu'ils méritent par rapport aux états en général.

À l'égard des états par parties, le premier ordre présente ceux de sa division sur la constitution; le péril d'un concile national à souffrir ou à empêcher, celui de l'imitation du cardinal du Perron inévitable, et de ses suites en elles-mêmes, et à l'égard du parlement; enfin, ce qui naîtrait par rapport à la juridiction ecclésiastique parmi les états et avec les parlements.

Le second ordre, qui voudra juger ou rejuger les princes, dont rien ne le fera départir, qui se commettra très possiblement avec le troisième ordre en ne voulant pas l'admettre à ce jugement, et très certainement sur le fond et la forme de son soulagement, et du rétablissement solide de ses privilèges anéantis, sans possibilité de compatir ensemble avec des intérêts si grands et si opposés, malgré l'union qui paraît maintenant entre quelques membres de ces deux ordres, et qui n'embarrassera pas moins à refuser qu'à accorder ce soulagement avec le mécontentement général de tous les gens de guerre.

Le troisième ordre en scission en soi-même, et commis avec les deux autres ordres, pour de ce dernier ordre en faire comme deux, avec toutes les difficultés et les contentions qui en naîtraient, et séparément sur les points qu'on vient de voir avec chacun des deux autres ordres et avec les parlements; le danger de la banque du sieur Law; enfin, les exemples des notables de Rouen sous Henri IV, roi d'effet alors comme de droit, et des états tenus sous la minorité de Louis XIII.

Voilà, Monseigneur, en peu de lignes une vaste et sérieuse matière à vos réflexions. J'ai essayé de la développer avec le moins de confusion et de choses inutiles ou étrangères que j'ai pu dans le tissu de ce mémoire. Je l'aurais bien désiré plus court, et ]e dégoût de sa matière ne m'y a que trop convié; mais son étendue, plus propre à un volume qu'à un simple mémoire, ne me l'a pas permis; et je me suis souvenu que Votre Altesse Royale, chargée de tout le poids d'un gouvernement pénible, n'a pas le temps de faire toutes les réflexions nécessaires. J'ai donc cru y devoir suppléer en lui mettant sous les yeux celles qui me sont venues dans l'esprit. L'excellence du vôtre en fera un juste discernement, et la bonté de Votre Altesse Royale excusera la disproportion du mien. Qu'elle me permette de lui protester de nouveau le désintéressement entier avec lequel je l'ai fait, et la peine que j'ai eue à des remarques que j'aurais omises si elles n'avaient pas été essentielles au sujet. Quoiqu'il ne soit que pour vous seul, on ne peut répondre absolument du secret d'un écrit. Celui-ci n'est pas fait de manière à pouvoir blesser personne, j'ai tâché d'y apporter une particulière attention; mais j'ai si cruellement éprouvé, et dès l'entrée de votre régence, que mes intentions les plus droites, et les plus soutenues par mes discours et par mes actions, n'en avaient pas moins été détournées à des interprétations et à des suppositions entières les plus éloignées de mon coeur et de mon esprit, malgré toute évidence et les preuves publiques, par un art que j'aimerai toujours mieux éprouver qu'employer, que j'avoue ingénument à Votre Altesse Royale que, ayant affaire aux mêmes personnes, je crains jusqu'aux choses les plus indifférentes et les plus innocentes, et qu'il ne m'a pas fallu des raisons moins fortes que le bien de l'État, l'importance de la matière et mon attachement à Votre Altesse Royale, pour lui obéir en cette occasion.

En effet ces états généraux étaient un abîme ouvert sous les pieds du régent dans les conjonctures où on se trouvait de toutes parts, et qui par leurs divers rapports auraient jeté l'État dans la dernière confusion, avec la facilité, la mollesse et la timidité de celui qui en tenait le gouvernail, en prise à tous les gens qui en auraient voulu profiter dans leurs divers intérêts. C'est ce qui me pressa de jeter ce mémoire sur le papier en si peu de temps, et de le porter tout de suite à M. le duc d'Orléans, pour l'arrêter par une première lecture, et barrer à temps les engagements que les propos spécieux du duc de Noailles sur les finances, et d'Effiat sur l'affaire des bâtards, lui pouvaient faire prendre avec eux à tous moments, et qu'ils auraient sur-le-champ rendus publics, et si subitement enfourner la chose qu'il n'y eût plus eu moyen de s'en dédire. Je compris bien aussi que si le mémoire réussissait, comme je l'espérais bien, ces deux hommes en seraient enragés, et les bâtards avec toute leur cabale et leur prétendue noblesse; et qu'ils feraient retomber sur moi l'empêchement de la tenue des états généraux, avec tout le vacarme qu'ils en pourraient exciter, et que la nature de la chose exciterait d'elle-même. C'est ce qui m'engagea à y faire mention des états généraux proposés par moi à la mort du roi, résolus sur mes vives raisons, empêchés par le duc de Noailles, et d'appuyer sur la différence de les avoir tenus alors à les tenir aujourd'hui. C'est aussi ce qui m'engagea à faire mention du projet là-dessus auquel j'avais travaillé sous Mgr le Dauphin, père du roi, pour bien mettre en évidence que, si j'étais contraire aux états généraux pour aujourd'hui, ce n'était qu'à cause des conjonctures, et non par aversion pour l'assemblée nationale, que j'avais voulue et fait résoudre en d'autres, et mettre par là à bout là-dessus la malignité de ceux dont j'en avais éprouvé les plus noires et les plus profondes.

Il est vrai que je n'ai pu m'y refuser quelques traits sur le duc de Noailles, tant pour remettre sous les yeux de M. le duc d'Orléans les horreurs gratuites qu'il me fit à la mort du roi, que ses opiniâtres méprises dans sa gestion des finances, et l'abus de son crédit pour affubler le duc de La Force d'une besogne odieuse, pour s'en ôter la haine à ses dépens et la détourner toute sur lui par la longueur d'une besogne qui tenait toutes les fortunes des particuliers en l'air, au grand détriment des affaires publiques. Je me doutais bien que M. le duc d'Orléans n'aurait pas la force de lui cacher mon mémoire, et je me proposais de lui ôter l'envie de tenir des propos sur moi en cette occasion par la crainte de voir courir ce mémoire, comme je l'avais bien résolu au premier mot qu'il aurait osé lâcher.

C'est dans la pensée d'en faire cet usage que j'ai adouci et enveloppé le plus qu'il m'a été possible ce qu'il n'y avait pas moyen de dissimuler à M. le régent sur sa faiblesse et sa facilité, parce que ce défaut était un inconvénient capital qui eût grossi tous les autres, et donné naissance à quantité; et c'est aussi, outre ce que je devais à sa personne et à son rang en lui écrivant des choses si principales, ce qui m'a engagé à y employer plus de louanges et de tours pleins de respect.

Cette même faiblesse que les ducs avaient si cruellement éprouvée, les étranges conjonctures, et nos requêtes pour la restitution de notre rang à l'égard des bâtards, ne me permirent pas de faire aucune mention du droit des pairs sur le jugement de l'affaire des princes; c'est ce qui a fait que je me suis contenté de glisser sur cette matière avec une sage réticence, mais telle qu'elle-même ni rien qui soit dans le mémoire y puisse faire de tort. Du reste, j'ai tâché de ne rien dire qui pût blesser aucun corps ni aucun particulier, et à ne rapporter que des vérités connues et des inconvénients tels que, en y réfléchissant, on ne puisse disconvenir qu'ils sautent tous aux yeux. D'ailleurs on ne peut trouver mauvais ce que je dis à la louange et de l'oppression de la noblesse, ni de ce peu que j'ai laissé échapper sur le gouvernement du feu roi à cet égard, que j'ai même exprimé moins que je ne l'ai fait entendre. À l'égard du petit mot qui se trouve glissé sur la conduite de cette prétendue noblesse et sur le rang de prince étranger, par opposition à ce qu'on a vu qui se passa en 1649, il me semble qu'on n'en peut blâmer la ténuité, et, si j'ose le dire, la délicatesse; et que c'eût été une affectation de n'en point faire mention du tout qui aurait été très susceptible d'être mal interprétée. Je m'explique toujours ici dans l'esprit où j'étais en faisant ce mémoire, quoique fort brusquement, de le rendre public, si je m'y trouvais forcé.

Heureusement je n'en eus pas besoin; car je hais les scènes et les plaidoyers publics.

Suite
[32]
Voy., sur les provinces ou pays d'états, la note IV à la fin du volume.
[33]
Cette phrase, qui a été changée dans les éditions précédentes, s'entend parfaitement: Saint-Simon distingue dans le clergé, premier ordre de l'État, deux partis celui du haut clergé (cardinaux, archevêques, évêques), et celui du clergé inférieur. La phrase avait été ainsi modifiée par les anciens éditeurs: « La division qui commence à se glisser entre le premier et le second ordre et quant à ce premier ordre, combien, etc. » Ils avaient supposé que Saint-Simon voulait parler des divisions entre le clergé et la noblesse, et nuit de scission dans l'ordre même du clergé.
[34]
La relation des états généraux de 1614, à laquelle renvoie Saint-Simon, est probablement celle de Florim. Rapine intitulée : Recueil très exact et très curieux de tout ce qui s'est fait et passé de singulier aux état tenus à Paris en l'année 1614 (Paris, 1651, in-4).
[35]
Le tiers état figure déjà aux états généraux de 1302, sons le règne de Philippe le Bel. Voy. Note V à la fin du volume.
[36]
Il est impossible de concilier cette assertion avec celle de la page précédente, où Saint-Simon déclare qu'il n'y eut que deux ordres jusqu'à la bataille de Poitiers, c'est-à-dire jusqu'au règne de Jean, en 1356. Ici au contraire, Saint-Simon place l'apparition du tiers état beaucoup plus tôt, puisque le quatorzième roi de la dynastie capétienne est Charles IV le Bel, ou même son frère Philippe V, si l'on compte Jean Ier, fils de Louis X qui ne vécut que quelques jours.