Saint-Simon parle dans ce volume des projets d'alliance entre Charles XII et Pierre le Grand, pour renverser du trône d'Angleterre la maison de Hanovre et y replacer les Stuarts. Voltaire donne aussi quelques détails sur ce plan dans son dernier livre de l'Histoire de Charles XII; mais ils ne disent rien des négociations que le roi de Suède entretint avec le régent. Ce curieux complément des histoires les plus célèbres de Charles XII se trouve dans les Mémoires inédits du marquis d'Argenson. Il tenait les détails qu'il donne du Suédois qui avait servi d'intermédiaire entre Charles XII et le régent, du banquier Hoggers ou Hogguer :
« Personne, dit-il, ne possède plus au juste les desseins du roi de Suède que Hogguer, qui me les a contés ainsi qu'il suit: Charles XII faisait la paix avec le czar, et en même temps formait avec lui une alliance offensive et défensive, pour eux deux, s'emparer du pays, à leur convenance dans le Nord, anéantir le pouvoir du Danemark, détrôner Auguste [90] et maltraiter le roi de Prusse, rétablir la liberté germanique et donner de furieuses affaires à l'Angleterre chez elle. Il s'appuyait de l'Espagne, où régnait alors, pour ainsi dire, Albéroni, ministre à desseins vastes; il procurait à l'Espagne le recouvrement de ses anciens domaines d'Italie, et il engageait la France, dès qu'elle voudrait, dans ses desseins, en lui procurant les Pays-Bas; et par cette alliance, le régent était sûr d'un appui bien puissant pour monter sur le trône de France, si la succession en devenait vacante pour lui; car cet appui-là était bien plus fort que celui du traité de Londres ou quadruple alliance [91] , qui n'entrait que dans un médiocre tourbillon de desseins, en sorte que le roi Georges n'étant pas inquiété pour son usurpation, il se souciait peu des inquiétudes qu'on ferait essuyer au duc d'Orléans; et même si le roi d'Espagne savait alors opter pour la France et abandonner l'Espagne, l'Angleterre se faisait un mérite auprès de toute l'Europe d'assurer si bien l'équilibre général, et y sacrifiait les intérêts de son allié le duc d'Orléans. Mais le héros du Nord, Charles XII, homme à parole inviolable et poussant la magnanimité jusques à la folie, aurait plutôt manqué à tout qu'à son allié. Il eût plutôt déféré aux intérêts de la France, plus voisine de lui et plus concourante à ses vastes desseins, que pourvu aux desseins de l'Espagne contre le régent, d'autant que les intérêts d'Espagne de ce côté-là n'entraient pour rien dans leurs projets communs, et qu'il rendait assez de services à l'Espagne en lui procurant l'Italie.
« À l'égard du czar, celui-ci trouvoit un grand avantage à dominer ainsi dans tout le Nord conjointement avec la Suède; il voyait son empire mieux établi que la puissance suédoise; celle-ci ne tenant qu'à la vie seule et au grand mérite de son roi, ne se soutiendrait pas après lui comme la sienne. Il voyait toujours les Sarmates et les Goths se répandre de nouveau, donner la loi comme autrefois au reste de l'Europe; il aguerrissait ses troupes. Ainsi il eût marché d'un parfait concert avec Charles XII à ces desseins; et quelle puissance c'eût été, les deux extrémités de l'Europe étant jointes ensemble, savoir Suède et Moscovie avec Espagne et France ! Par leur position, nul concours d'intérêt, nulle rivalité ne les eût mis en jalousie et en défiance, et on eût été jusques au bout si la mort ne fût venue rompre leurs desseins dès leur principe, en abattant la tète de l'auteur, qui s'exposait aussi avec trop de prodigalité de son bonheur.
« Par ce projet, la Suède cédait à la Russie l'Ingrie [92] , l'Estonie et la Livonie; mais de cette dernière province, la Suède se réservait Riga et dépendances. Elle cédait encore à la Russie un canton de Finlande. La Suède faisait la conquête entière de la Norvège sur le Danemark, et cela était déjà bien avancé quand Charles XII fut tué; ensuite Charles XII tombait en Danemark et abolissait le droit du Sund [93] . Pour en fermer le passage et obvier aux secours des Anglais, le czar mettait sur pied une flotte formidable, qui se combinait avec celle de Suède, alors sur un bon pied. On conquérait sur la Pologne, à frais communs, une petite province fort à la convenance de la Russie. On donnait à la Suède la Poméranie et le Mecklembourg. On dédommageait le duc de Mecklembourg, alors en querelle avec ses sujets, comme il y est resté depuis; on lui donnait une province qu'on prenait sur la Prusse. On attaquait le roi de Prusse pour le punir de s'être mêlé, comme il avait fait, de la précédente guerre de Pologne. On lui montrait que toutes ses belles troupes [94] n'étaient composées que de faquins. Et qui est-ce qui eût pu ni voulu le secourir? On le privait, comme j'ai dit, de ce qu'on donnait en indemnité au duc de Mecklembourg, et de quelques postes à la convenance de la Russie. De là on entrait en Saxe et en Pologne; on détrônait une seconde fois le roi Auguste pour replacer le roi Stanislas [95] sur le trône de Pologne. On ôtait encore au roi Auguste son électorat de Saxe, et on y mettait la branche aînée de Saxe-Gotha.
« Le traité était déjà signé avec l'Espagne par les travaux qu'y avait faits le cardinal Albéroni: l'Espagne envoyait vingt vaisseaux de guerre au Sund, pour se joindre à ceux de Russie et de Suède et prévenir les Anglais. L'Espagne fournissait cinq cent mille piastres par mois.
« De Danemark, Charles XII descendait à Hambourg, obtenait aisément de cette riche république de gros secours en argent, et la déchargeait de toute tyrannie du Danemark. Bientôt le Danemark, pris de tous côtés, demandait grâce, et on lui accordait une paix dont on était bien sûr de la durée [96] .
« Charles XII, avec six mille braves Suédois, gens fort aguerris et enflés de leurs anciennes victoires, descendaient Allemagne, tandis que le czar agissait aussi avec une armée formidable dans cette même partie de l'Europe, où il a à cœur d'avoir pied. Là on agissait offensivement contre l'électeur de Hanovre, qui est aussi roi d'Angleterre. On faisait venir alors le Prétendant [97] en Angleterre, et on le rétablissait; ce qui donnait trop d'ouvrage audit électeur de Hanovre pour lui laisser le temps de se mêler des affaires d'Allemagne. Pour lors on faisait la loi à l'empereur, à qui on donnait les affaires que je vais dire: on faisait éclore les liaisons prises avec l'électeur de Bavière, la maison palatine et les électeurs ecclésiastiques; on recueillait toutes leurs prétentions et les griefs du corps germanique, sans augmenter aucunes jalousies entre les catholiques et les protestants, et on renouvelait le traité de Westphalie pour la liberté germanique. Les Turcs étaient déjà en guerre avec l'empereur; on animait cette guerre, et on faisait du prince Ragotsky un roi de Hongrie et de Transylvanie. En même temps l'Espagne descendait en Italie et y reprenait le Milanais et les Deux-Siciles, ce qui, comme je l'ai dit, donnait assez d'ouvrage à l'empereur tout à la fois.
« C'était alors l'occasion à la France de paraître ayant armé puissamment jusque-là sans se déclarer; et pour lui donner part au gâteau et à la dépouille universelle de l'empereur, on nous donnait les dix provinces des Pays-Bas catholiques [98] ; ce qui remplirait notre beau dessein de n'avoir au nord et au nord-est que le Rhin pour barrière.
« La puissance de cette ligue et l'affaiblissement total de l'empereur nous vengeait assez de nos pertes précédentes par le traité d'Utrecht. L'Angleterre, si occupée par le Prétendant et la Hollande, sans l'Allemagne et sans l'empereur, n'osait nous traverser; et de plus on garantissait à M. le duc d'Orléans la future succession de France, si elle venait à s'ouvrir, et cela par un traité particulier entre elle, la Suède et le czar, sans en avoir rien communiqué avec l'Espagne.
« Charles XII, semblable et surpassant le grand Gustave-Adolphe, au milieu de l'Allemagne avec soixante mille hommes, y faisait la loi, et tirait de grandes richesses pour soutenir la guerre de Jutland, Hambourg, Saxe, Prusse et du reste de l'Allemagne. Il réglait en même temps la future succession de l'empereur entre ses héritiers naturels.
« Alors il y avait à Paris un grand seigneur d'Espagne, appelé don Manuel, envoyé par Albéroni comme simple voyageur, mais pour s'aboucher avec le sieur Hogguer, dépositaire de tous ces secrets. Ils s'assemblèrent tous les soirs ensemble chez Mlle Desmares, illustre comédienne et maîtresse d'Hogguer. Ils soupaient ensemble; mais avant souper et pendant la comédie, ils s'enfermaient ensemble, travaillaient sur des cartes géographiques et écrivaient beaucoup.
« Cependant le baron de Goertz, pour donner de la jalousie et piquer la curiosité de M. le duc d'Orléans, avait fait cette manœuvre-ci il avait fait écrire la partie la moins importante et la moins secrète de ces projets partie en chiffres, en sorte que cette dépêche était tombée entre les mains de notre résident à Berlin, lequel n'avait pas manqué de l'envoyer d'abord à M. le duc d'Orléans. On y voyait bien que don Manuel était à Paris pour cela de la part d'Albéroni, mais on y trouvait qu'il correspondait pour cela avec un Suédois nommé Sobrissel. On faisait de grandes perquisitions pour découvrir où était ce Sobrissel à Paris, et on ne trouvait rien; on savait seulement qu'il était fils d'un sénateur de Suède. Mais ce nom de Sobrissel couvrait celui d'Hogguer, qui était désigné par là. Mon père, alors garde des sceaux de France, avait conservé des émissaires de la police; il avait mis plus de cent personnes à cette découverte, et on ne trouvait rien, comme je dis.
« Alors M. le duc d'Orléans manda Hogguer pour le savoir. Celui-ci, fidèle à la France, songea d'abord à la bien servir, mais en ne trahissant point la cause étrangère dont il était chargé. Il savait que le régent devait y être admis à de bonnes conditions et à propos, et le temps en était venu par l'inquiétude et la jalousie dont il était piqué. Il est vrai qu'il ne pouvait être admis qu'avec dépit de la part de l'Espagne, qui avait ses intérêts particuliers contre lui; mais la Suède n'était là dedans que pour favoriser le régent, et ce fut cette admission qui chagrina l'émissaire d'Albéroni, comme je vais dire, s'imaginant que Hogguer le trahissait totalement après lui avoir fait signer le traité.
« Le régent s'était donné de grands mouvements du côté de Suède, de Parme et de Madrid, et l'abbé Dubois ne venait à bout de rien sur la découverte des grands projets qui transpiraient du roi de Suède et d'Albéroni. Le régent manda donc la Desmares, et l'interrogea sur le comportement d'Hogguer et de don Manuel, qu'il savait souper chez elle tous les soirs. Elle lui dit tout ce qu'elle savait, et lui envoya Hogguer. Celui-ci fit bientôt ses ouvertures au régent, et il lui apprit [que Sobrissel] n'était autre chose que lui Hogguer; qu'il était le confident de tout, et qu'il ne tenait qu'à lui régent d'entrer dans l'alliance. Il lui montra ses pleins pouvoirs, où il y avait carte blanche sur cela. Le régent se défiait cependant d'Albéroni, et qu'il n'y eût là dedans quelque article contre lui. Il voulut avant toutes choses gagner don Manuel; il chargea Hogguer de lui offrir la plus forte récompense s'il voulait quitter l'Espagne et s'attacher à la France, savoir: un million d'argent comptant, une belle terre, le cordon bleu, le grade de lieutenant général et un gouvernement.
« Hogguer s'acquitta de cette négociation en homme d'esprit et adroit; mais il ne put si bien faire que don Manuel ne crût d'abord qu'il était trahi par Hogguer. Il s'emporta contre lui extrêmement; le lendemain il l'envoya chercher; il lui parla avec douceur, lui demanda même pardon de tout ce qu'il lui avait dit la veille; il ajouta qu'il voyait bien cependant qu'il avait perdu en un moment le fruit, du côté de l'Espagne, de tous ses travaux; qu'il avait le coeur serré; qu'il n'avait plus vingt-quatre heures à vivre, et que pour rien au monde il ne trahirait sa patrie. En effet, don Manuel tomba dans une grosse fièvre; on lui envoya Chirac [99] ; il mourut la nuit suivante.
« Albéroni chargea de la suite de cette affaire le marquis Monti [100] , que nous avons gagné depuis, et qui a joué un grand rôle pour nous à l'élection du roi Stanislas en 1733, et décédé en 1737; mais il n'eut pas tout le secret de cette affaire comme don Manuel.
« Le régent continua à perfectionner cette négociation avec Hogguer. Voyant les pleins pouvoirs qu'il avait de la Suède, il était charmé d'être si bien tiré d'une intrigue qui lui faisait tarit de peur pour ses propres intérêts. Il offrit d'abord cinq cent mille écus par mois à la Suède. Hogguer stipula de conclure sans l'abbé Dubois, puisque par là le traité de quadruple alliance allait au diable, et qu'on soupçonnait justement ledit abbé Dubois d'être pensionné par l'Angleterre [101] .
« Tout étant d'accord entre le régent et Hogguer, le régent manda l'abbé Dubois, et, en présence d'Hogguer, il le traita de coquin et de cuistre. Voilà donc, dit-il, quels sont vos travaux pour découvrir la chose la plus capitale qu'il y eût alors en Europe. J'en ai plus fait en un quart d'heure avec cet homme, et ici, que vous dans toute l'Europe en six mois, et votre Angleterre, et le diable qui vous emporte.
« Il fut question de savoir qui on enverrait en Suède pour ratifier et achever les détails de conclusion. Le régent voulut que ce fût Hogguer, et qu'il partît la nuit même s'il se pouvait, ou la nuit d'après. Hogguer demanda des instructions; l'abbé Dubois dit qu'il n'y avait personne qui pût mieux les dresser qu'Hogguer lui-même. Celui-ci y travailla toute la nuit; on les expédia et on les signa sur-le-champ, et il allait partir, lorsqu'on reçut un courrier de Dunkerque qui apprit la mort du roi de Suède; ce qui finit à l'instant toute l'aventure et tous ces vastes projets. »