CHAPITRE V.

1717

L'Espagne publie un manifeste contre l'empereur. — Déclaration vague de Cellamare au régent. — Efforts d'Albéroni pour exciter toutes les puissances contre l'empereur; veut acheter des vaisseaux dont il manque; en est refusé. — Ses bassesses pour l'Angleterre inutiles. — Singulières informations d'Albéroni sur Riperda. — Cet ambassadeur cru vendu à Albéroni et soupçonné de vouloir s'attacher au service du roi d'Espagne. — Aldovrandi cru, à Rome et ailleurs, vendu à Albéroni. — Artifices de ce dernier sur son manque d'alliés. — Ses offres à Ragotzi. — Fureur d'Albéroni contre Giudice. — Crainte et bassesse de ses neveux. — Le roi d'Espagne défend à ses sujets de voir Giudice à Rome et tout commerce avec lui. — Point de la succession de Toscane. — Manèges des ministres hanovriens pour engager le régent à s'unir à l'empereur. — L'Angleterre désire la paix de l'empereur et de l'Espagne, et veut envoyer faire des efforts à Madrid. — Ruses à Londres avec Monteléon. — Soupçons et vigilance de Koenigseck à Paris. — Entreprise sur Ragotzi sans effet. — Les Impériaux lui enlèvent des officiers à Hambourg. — Baron de Goertz mis en liberté. — Le czar plus que froid aux propositions du roi d'Angleterre, lequel rappelle ses vaisseaux de la mer Baltique. — Situation personnelle du roi d'Angleterre avec les Anglais. — Il choisit le colonel Stanhope, cousin du secrétaire d'État, pour aller en Espagne. — Visite et singulier conseil de Châteauneuf à Beretti. — Sentiment des ministres d'Angleterre sur l'entreprise de l'Espagne en soi. — Wolckra rappelé à Vienne; Penterrieder attendu à Londres en sa place pour y traiter la paix entre l'empereur et l'Espagne avec l'abbé Dubois. — Artifices de Saint-Saphorin auprès du régent de concert avec Stairs. — Vaine tentative de l'empereur pour de nouveaux honneurs à son ambassadeur en France. — Inquiétude de l'Angleterre; ses soupçons du roi de Sicile. — Misérables flatteries à Albéroni. — Cellamare excuse et confie le secret de l'entreprise de l'Espagne au régent; dont la réponse nette ne le satisfait pas. — Nouveau complot des Impériaux pour se défaire de Ragotzi, inutile. — Sèche réponse des ministres russiens aux propositions de l'Angleterre. — La flotte espagnole en Sardaigne. — Le pape, effrayé des menaces de Gallas, révoque les indults accordés au roi d'Espagne; lui écrit une lettre à la satisfaction des Impériaux; désire au fond succès à l'Espagne; offre sa médiation. — Misérables flatteries à Albéroni. — Il fait ordonner à Giudice d'ôter les armes d'Espagne de dessus la porte de son palais à Rome. — Sa conduite et celle de ses neveux. — Victoire du prince Eugène sur les Turcs. — Il prend Belgrade, etc. — Soupçons de l'empereur à l'égard de la France. — Entreprise inutile sur la vie du prince Ragotzi. — Deux François à lui arrêtés à Staden. — Scélératesse de Welez. — Artifices de l'Angleterre et de Saint-Saphorin pour lier le régent à l'empereur, et en tirer des subsides contre les rois d'Espagne et de Sicile. — Artifices du roi de Prusse auprès du régent sur la paix du nord. — Goertz à Berlin; y attend le czar. — Propositions de ce ministre pour faire la paix de la Suède. — Soupçons du roi de Prusse à l'égard de la France, à qui il cache les propositions de Goertz. — Hasard à Paris qui les découvre. — L'Angleterre liée avec l'empereur par des traités précis, et craignant pour son commerce de se brouiller avec l'Espagne, y envoie par Paris le colonel Stanhope. — Objet de cet envoi, et par Paris. — Artifices de l'Angleterre pour unir le régent à l'empereur. — Georges et ses ministres en crainte du czar et de la Prusse, en soupçon sur la France. — Leur haine pour Châteauneuf. — Bolingbroke secrètement reçu en grâce par le roi d'Angleterre. — Opiniâtreté d'Albéroni. — Leurres sur la Hollande. — État et suite de la vie de Riperda. — Venise se déclare pour l'empereur. — Colère d'Albéroni. — Ses étranges vanteries et ses artifices pour se faire un mérite de se borner à la Sardaigne cette année, sentant l'impossibilité de faire davantage. — Sa fausseté insigne à Rome. — Embarras et conduite artificieuse et opiniâtre d'Albéroni. — Sa réponse à l'envoyé d'Angleterre. — Albéroni se fait un bouclier d'un équilibre en Europe; flatte bassement la Hollande; n'espère rien de l'Angleterre. Plan qu'il se propose pour objet en Italie; il le confie à Beretti et lui donne ses ordres en conséquence. Propos d'Albéroni; vanteries et fourberies insignes et contradictoires. Conduite d'Aubenton et d'Aldovrandi, qui lui sont vendus pour leur intérêt personnel. Les Impériaux demandent qu'Aldovrandi soit puni; effrayent le pape. Il révoque ses indults au roi d'Espagne; lui écrit au gré des Impériaux; en même temps le fait ménager et adoucir par Aldovrandi, à qui il écrit, et à Daubenton, de sa main. Frayeurs du duc de Parme, qui implore vainement la protection du pape et le secours du roi d'Espagne. Plaisant mot du cardinal del Giudice au pape. Le pape dépêche à Vienne sur des propositions sauvages d'Acquaviva, comptant sur le crédit de Stella qui voulait un chapeau pour son frère. Molinez transféré du château de Milan dans un des collèges de la ville. Vastes projets d'Albéroni, qui en même temps sent et avoue sa faiblesse. Propos trompeurs entre del Maro et Albéroni. Ses divers artifices. La Hollande inquiète est touchée de l'offre de l'Espagne de reconnaître sa médiation. Cadogan à la Haye; son caractère. Ses plaintes, sa conduite. Inquiétude de l'Angleterre sur le nord. Ses ministres détrompés sur le régent, reprennent confiance en lui; font les derniers efforts pour faire rappeler Châteauneuf. Substance et but du traité entre la France, le czar et la Prusse. Abbé Dubois à Londres et le colonel Stanhope à Madrid. Le czar parti de Berlin sans y avoir rien fait ni voulu écouter sur la paix du nord. Le roi de Prusse réconcilié avec le roi d'Angleterre, cherche à la tromper sur la paix du nord; se plaint de la France, qui le contente. Poniatowski à Paris; confident du roi de Suède, consulté par Kniphausen, lui trace le chemin de la paix du nord. Ardeur du roi d'Angleterre, et sa cause, pour pacifier l'empereur et l'Espagne qui ne s'en éloigne pas. Sentiment de Monteléon sur les Anglais. Sa situation redevenue agréable avec eux. Caractère du roi d'Angleterre et de ses ministres. Bassesse du roi de Sicile pour l'Angleterre, inutile. Son envoyé à Londres forme une intrigue à Vienne pour y réconcilier son maître. Opinion prétendue de l'empereur sur le régent et sur le roi de Sicile. Crainte publique des princes d'Italie. Sages pensées de Cellamare. Avis envenimés contre la France de Welez à l'empereur. Conseils enragés de Bentivoglio au pape, qui fait entendre qu'il ne donnera plus de bulles sans conditions et précautions.

Enfin le moment arriva d'éclaircir l'Europe. L'Espagne fit publier par ses ministres dans les cours étrangères, un manifeste contenant les raisons qui l'engageaient d'attaquer l'empereur, et de tourner ses armes sur la Sardaigne, au lieu de joindre sa flotte à l'armée chrétienne, comme elle avait fait l'année précédente, et comme elle l'avait promis et résolu encore pour cette aimée. Ce manifeste rappelait tous les manquements de parole, les déclamations injurieuses, le détail de tout ce qui s'était passé depuis le traité d'Utrecht, jusqu'à l'enlèvement du grand inquisiteur par les Impériaux. Il finissait en montrant la nécessité où l'honneur et toutes sortes de raisons obligeaient le roi d'Espagne de se venger. Cellamare, avec ce manifeste, reçut ordre de déclarer au régent que la conquête de la Sardaigne n'empêcherait pas le roi d'Espagne de donner à l'Europe l'équilibre nécessaire à sa sûreté, lequel était impossible tant que l'empereur conserverait la supériorité qu'il avait en Italie. Albéroni n'oubliait rien pour faire peur à toutes les puissances de celle de l'empereur, qui voulait tout envahir, et qui n'avait ni règle, ni parole, ni justice, et qui n'entrevoit jamais sincèrement dans aucune négociation de paix, quoiqu'il en voulût amuser l'Espagne par artifice, par l'intervention de la Hollande et de l'Angleterre, et avec lequel il n'y avait plus d'autre parti que celui de se bien préparer à faire la guerre. La Sardaigne, en effet, n'était qu'un essai. Albéroni prétendait bien avoir une armée plus considérable l'année suivante, et plus de forces sur mer. Mais le temps était court, sa marine ne répondait pas à ses desseins. Il voulut acheter des navires en Hollande et en Angleterre, et il en fut refusé. Néanmoins il la ménageait beaucoup. Il lui offrit de cesser tout commerce avec le Prétendant, et de faire incessamment avec les Anglais un traité de commerce à leur satisfaction.

On le croyait sûr de la Hollande. Riperda eut la sotte vanité de laisser croire qu'il avait eu part au secret de l'entreprise. Les traitements qu'il recevait du roi d'Espagne confirmaient cette opinion. On savait encore qu'Albéroni s'était exactement informé en Hollande du caractère de cet ambassadeur, quoiqu'il le connût par lui-même, de son bien, de ses charges, des distinctions dont il jouissait dans sa province; et on en soupçonnait que, s'il agissait par ordre de ses maîtres, il agissait encore plus pour son intérêt, et dans la vue de s'attacher au service du roi d'Espagne.

Le nonce n'était pas moins soupçonné que lui d'être vendu à Albéroni. Tout ce qui s'était passé de publiquement intime entre eux, depuis son arrivée à l'Escurial, jusqu'à le faire loger dans son appartement, ces circonstances faisaient croire à quelques-uns que le pape était d'intelligence avec l'Espagne, à la plupart que son nonce était livré à Albéroni. Cette dernière opinion régnait à Rome, d'où le nonce recevait les reproches les plus durs.

Il était trop difficile au premier ministre d'imposer au monde sur les sentiments de l'Angleterre et de la Hollande à l'égard de son entreprise. Quoique sans alliés, il voulait pallier cette vérité, espérant que [ce que] le roi de Suède pensait là-dessus était moins démêlé. Il essaya d'en profiter pour laisser croire que ce prince était de concert avec l'Espagne.

Pour la France, il était évident qu'elle ne voulait point de guerre, et qu'elle ne prendrait point de part à celle que l'Espagne allait faire. Mais on laissait entendre avec succès qu'elle ne serait pas fâchée de voir les principales puissances en guerre entre elles, pour avoir le temps de remédier à ses désordres domestiques.

Albéroni fut ravi du passage de Ragotzi en Turquie. Il lui promit un vaisseau pour en faire le trajet, s'il n'en pouvait obtenir un en France, et lui fit espérer des secours s'il en avait besoin dans la suite. Cette négociation passa fort secrètement par Cellamare, qui était d'autant plus attentif à plaire à Albéroni que ce cardinal était irrité au dernier point de la manière dont Giudice avait parlé au consistoire de sa promotion. Il faisait de son ressentiment celui de Leurs Majestés Catholiques, voulait persuader que la conduite de ce cardinal était également offensante pour elles et pour le pape même, protestait qu'elle aurait perdu Cellamare si son amitié personnelle pour lui n'en avait détourné le coup. Le prélat Giudice, frère de Cellamare, avait écrit avec toute la bassesse possible à Albéroni, qui résolut de faire tomber toute sa colère sur le cardinal leur oncle. Le roi d'Espagne manda donc à Acquaviva qu'il regardait désormais ce cardinal comme livré à l'empereur, et travaillant à la négociation pour assurer la possession de la Toscane à l'empereur, et un État souverain en Toscane aux neveux du pape; qu'il lui défendait de le voir, et tout commerce direct ou indirect avec lui; et lui ordonnait d'intimer la même défense à tous ses sujets et affectionnés à Rome.

Cette succession de Toscane faisait alors un grand point dans les négociations entamées pour assurer le repos de l'Europe. Les ministres hanovriens du roi d'Angleterre, étoient parvenus à faire exclure le roi de Prusse dans le traité, jusqu'à ce que la négociation fût achevée. Ce point gagné sur le régent, comme on l'a déjà vu, ces mêmes ministres, dévoués à l'empereur pour leurs intérêts particuliers de famille, firent entendre au régent, pour l'intimider, que, si la campagne de Hongrie était heureuse, la négociation qu'il avait commencée serait bien plus difficile; qu'il ne devait donc pas laisser échapper l'occasion de s'assurer l'appui de l'empereur, parce que, étant uni avec lui et avec le roi d'Angleterre, il se mettrait à couvert des entreprises des malintentionnés de France. Ils lui rendaient suspects ceux qui le détournaient de suivre cette route, comme étant des créatures de l'Espagne. Ils voulaient persuader au régent que plus ces gens-là s'acharnaient à traverser la négociation, plus il devait avoir d'empressement de la conclure; qu'il pouvait aisément le faire jusqu'à la signature, sans leur en donner connaissance, après quoi, sûr qu'il serait des principales puissances de l'Europe, rien ne l'empêcherait d'envoyer promener des ministres si opposés à une négociation si avantageuse. Dans le désir de l'avancer, l'Angleterre pressait la cour de Vienne d'envoyer à Londres le secrétaire Penterrieder, comme le seul capable de la conduire à une bonne fin. Mais il ne suffisait pas de traiter seulement avec l'empereur, il fallait obtenir le consentement de l'Espagne, puisqu'il ne s'agissait pas d'exciter une nouvelle guerre, mais d'assurer le repos de l'Europe.

Le roi d'Angleterre résolut donc d'envoyer à Madrid un homme de confiance et de poids, pour représenter au roi d'Espagne que l'Angleterre, engagée par son dernier traité avec l'empereur de lui garantir généralement tous les domaines dont il était en possession, à l'exception seulement de la Hongrie, ne pouvait s'empêcher de le secourir lorsque les armes espagnoles l'attaqueraient en Italie. On proposa pour cette commission le général Cadogan, en qui le roi d'Angleterre avait une confiance particulière, et de faire passer en même temps une escadre dans la Méditerranée, pour donner plus de force à ses discours, ou pour contenir les Espagnols, s'ils voulaient faire quelque entreprise en Italie. Stanhope, alors secrétaire d'État, feignait d'être ami particulier de Monteléon, et, sous couleur d'amitié, tous ses propos ne tendaient qu'à l'intimider sur les résolutions que le roi d'Angleterre serait obligé de prendre, et par l'engagement du traité et par les ménagements qu'il devait comme prince de l'empire, auxquels ses ministres allemands étaient fort attentifs; que quelques Anglais, des principaux même, s'y laissaient entraîner, se souciant peu du préjudice que le commerce de la nation pourrait souffrir de la rupture avec l'Espagne.

Tandis qu'il lui parlait comme ami, Sunderland lui disait les mêmes choses avec la hauteur naturelle aux Anglais. Il reprochait en termes durs à l'Espagne de vouloir allumer une guerre générale. Il l'assura qu'elle ne serait suivie de personne; que le régent déclarait vouloir maintenir la neutralité d'Italie; que l'Angleterre était dans les mêmes sentiments, et particulièrement obligée par son traité de garantie avec l'empereur; que la Hollande suivrait les traces de l'Angleterre; que, si l'Espagne comptait sur des mouvements à Naples, elle devait savoir qu'on y voudrait changer de gouvernement toutes les semaines; et que, si le roi de Sicile avait quelque part aux desseins de l'entreprise de l'Espagne, il aurait bientôt lieu de s'en repentir. On soupçonnait beaucoup en effet cette prétendue intelligence, parce qu'il n'entrait dans la tête de personne que l'Espagne seule et sans alliés entreprît d'attaquer l'empereur.

Les Impériaux, plus persuadés que personne du mauvais état de l'Espagne, travaillaient de tous côtés à en pénétrer les intelligences secrètes. La France leur était toujours suspecte. Koenigseck y redoublait d'attention pour découvrir s'il se faisait dans le royaume quelques mouvements de troupes, quelques préparatifs capables d'augmenter les soupçons. Ne trouvant rien, il se réduisait à veiller sur la conduite de Ragotzi et sur les secours qu'il pouvait espérer. Un coquin, nommé Welez, qui avait été envoyé de Ragotzi en France, s'offrit à Koenigseck. Son maître l'avait disgracié. Il promit à l'ambassadeur de l'empereur de l'informer de tout ce qu'il pourrait découvrir. Il lui donna une lettre de la princesse Ragotzi à ce prince, qu'il prétendit avoir interceptée. Il l'assura qu'il y avait un traité fait à Paris, entre le czar et Ragotzi, où les rois de Suède et de Pologne étaient compris; et que le moyen le plus sûr d'en empêcher l'effet était d'assassiner Ragotzi, passant dans l'État d'Avignon, parce qu'il n'y avait rien à craindre dans la souveraineté du pape. Il l'avertit aussi de faire arrêter à Hambourg un officier, appelé Chavigny, que Ragotzi envoyait en Pologne, et cela fut exécuté de l'autorité de l'empereur.

Les États de Gueldre, sans consulter les États généraux, rendirent, au commencement d'août, la liberté au baron de Goertz, lassés d'être les geôliers du roi d'Angleterre qui en fut très fâché, et encore plus d'une course que le czar, encore en Hollande, fit alors au Texel, qu'on crut moins de curiosité que pour conférer avec Goertz. Ce soupçon fut confirmé par la froideur que Widword, envoyé d'Angleterre, trouva dans ce monarque. L'amiral Norris, que le roi d'Angleterre lui crut agréable, et par lequel il lui fit proposer un traité de commerce et quelques projets pour la paix du nord, ne fut pas mieux reçu.

Les vaisseaux Anglais qui se trouvaient dans la mer Baltique eurent ordre de revenir dans les ports d'Angleterre. Georges voulait se trouver en état de les employer comme il le jugerait à propos, suivant les mouvements de ceux d'Espagne, en continuant néanmoins d'assurer le roi d'Espagne de la correspondance parfaite qu'il voulait entretenir avec lui. Quelques ménagements qu'il eût pour l'empereur, ses plaintes contre l'Espagne étaient froidement écoutées à Londres, d'où néanmoins, pour apaiser un peu les Impériaux, on fit partir le colonel Guillaume Stanhope, cousin du secrétaire d'État, pour aller en Espagne. Il devait d'abord passer en Hollande avec Cadogan, et le mener peut-être en Espagne; mais, outre que ce général y était fort suspect, le ministère Anglais crut en avoir besoin à Londres pour manéger dans le parlement qui devait bientôt se rassembler. Georges n'avait pu parvenir à se concilier l'affection des Anglais depuis qu'il était monté sur le trône. Ils le croyaient dévoué à l'empereur, eux l'étaient à leur commerce; et on parlait haut à Londres, à la Bourse, contre la rupture avec l'Espagne.

Châteauneuf, ambassadeur de France à la Haye, alla un soir trouver Beretti. Il lui dit, sous le plus grand secret, qu'il avait un conseil à lui donner, dont il était moins l'auteur que le canal. Ce conseil fut que l'Espagne ne devait pas s'alarmer des raisons ni des menaces de l'Angleterre pour l'engager à se désister de son entreprise, mais témoigner son étonnement de voir que cette couronne, après avoir si tranquillement souffert tant d'infractions de l'empereur au traité dont elle était garante, tant pour la sortie des troupes allemandes de la Catalogne que pour la neutralité d'Italie, rompît aujourd'hui le silence, et prit un ton si différent de celui dont elle avait usé à l'égard de l'empereur. Il ajouta que le roi d'Espagne devait dire que, n'ayant jamais fait de paix avec la maison d'Autriche, il se lassait enfin d'en recevoir tant d'insultes; qu'il s'étonnait de la protection qu'il semblait que le roi d'Angleterre voulait donner à la conduite de la cour de Vienne, après tous les avantages obtenus par les Anglais de Sa Majesté Catholique pour leur commerce ; mais qu'il était aisé de l'interdire, et de donner des marques de ressentiment, si cette nation continuait à favoriser les seuls ennemis de l'Espagne, qui était un argument bien fort pour les contenir.

Cela fut dit avec un air si naturel et si sincère que Beretti ne fut embarrassé que sur l'auteur du conseil, entre des membres principaux des États généraux, ou par ordre du régent. En ce dernier cas Beretti conclut que la France serait bien aise de voir l'Italie délivrée du joug de la maison d'Autriche, dont la puissance devenait formidable, et la devenait encore davantage alors par les victoires que le prince Eugène venait de remporter sur les Turcs et la prise de Belgrade. Néanmoins les ministres d'Angleterre craignaient que l'empereur ne fût attaqué en Italie. Ils dirent même à Monteléon que, si l'entreprise regardait la Toscane, même [s'il s'agissait] de mettre garnison dans Livourne du consentement du grand-duc, la conséquence en serait bien moins grande pour l'Angleterre que si elle se faisait à Naples ou en d'autres États appartenant à l'empereur. Les ministres de ce monarque à Londres ne cessaient de presser l'exécution de la garantie par des secours effectifs, avec peu de succès, soit qu'on y voulût voir celui de l'entreprise d'Espagne, ou que leurs personnes ne fussent pas agréables. Wolckra fut en ce temps-là rappelé à Vienne pour faire place à Penterrieder pour traiter la paix de l'empereur avec le roi d'Espagne, par la médiation de la France, de l'Angleterre et de la Hollande, sur le fondement des propositions faites l'année précédente à Hanovre, concertées avec l'abbé Dubois, qui depuis avait toujours suivi cette négociation, et qui devait la venir reprendre jusqu'à son entière décision.

Saint-Saphorin, qui la conduisait à Vienne pour le roi d'Angleterre, cherchait plus à se faire valoir qu'à la mener au gré du régent. Il ne chercha dans les commencements qu'à lui inspirer des défiances des personnes qui l'environnaient et qu'il pouvait consulter. Il disait que le comte de Zinzendorff lui avait souvent parlé des cabales qui se formaient contre lui, et voulait, sur ce qu'il avait tiré de ce ministre et de quelques autres à Vienne, qu'il était de l'intérêt de l'empereur de soutenir ceux du régent, dont les ennemis attachés aux maximes du gouvernement précédent voulaient exciter des brouilleries dans l'Europe, et réunir ensemble les deux monarchies de France et d'Espagne; que l'unique moyen de s'y opposer était une union étroite entre l'empereur et le régent, qui lui donnât courage et force nécessaire d'anéantir ses ennemis qui étaient aussi ceux de l'empereur, et c'était, disait-il, l'avis de Zinzendoff. Stairs, sous une apparente affection, avait souvent tenu les mêmes langages. Il s'étonnait de la douceur et de la patience du régent, qui, à son avis, s'il avait un procès devant le conseil de régence ne l'y gagnerait pas. Lui et Saint-Saphorin, par qui la négociation passait, tâchaient d'inspirer, à Vienne, l'opinion du peu d'autorité du régent, en quoi ils ne pouvaient se déguiser leur mensonge, surtout Stairs qui était sur les lieux. Koenigseck n'était chargé de rien que du cérémonial. L'empereur voulait qu'il obtint les mêmes distinctions dont jouissait le nonce, mais avec un ordre secret de s'en désister s'il ne pouvait soutenir cette prétention sans se mettre hors d'état de traiter les affaires dont il pourrait être chargé.

La cour de Vienne, embarrassée dans la guerre de Hongrie, avait une grande inquiétude que l'entreprise d'Espagne ne se bornât pas à la Sardaigne. L'Angleterre, qui lui trouvait trop d'ennemis, ne se pouvait persuader que le roi de Sicile ne fût du nombre par son intérêt et par celui de l'Espagne, qu'on n'imaginait pas pouvoir s'en passer; et les ministres du roi d'Angleterre ne se pouvaient rassurer sur les réponses constantes que La Pérouse, ministre de ce prince à Londres, faisait à leurs questions. Les ministres allemands de Georges, aussi ardents que ceux de l'empereur, ne cessaient de le presser d'aider ce prince et de hâter le départ du colonel Stanhope. Bothmar était le plus ardent, mais Bernsdorff, plus modéré, concourait en tout avec lui.

Les flatteurs d'Albéroni le louaient particulièrement de son impénétrable secret, inconnu depuis tant d'années en Espagne; mais il avait été trop poussé à l'égard de la France; elle s'en plaignait. Enfin, vers la fin d'août, Cellamare reçut ordre du roi d'Espagne de rompre le silence, et de dire au régent que, s'il ne lui avait pas communiqué plus tôt son projet, il ne le devait pas attribuer à manque de confiance, mais à égard et à considération, pour ne l'exposer à aucun embarras à l'égard de l'empereur, et ajouta Cellamare de lui-même, à celui de mécontenter le conseil de régence en ne lui en faisant point part, ou en la lui faisant d'en exposer le secret. Il n'oublia rien pour faire goûter ce long mystère; mais il n'eut pas lieu d'être content de trouver le régent persuadé de l'intérêt de la France à conserver la paix, et que, loin d'entrer dans les vues du roi d'Espagne, il ne devait rien oublier pour empêcher la moindre altération dans la tranquillité publique. Cellamare attribua cette disposition à des vues futures et personnelles. Cet ambassadeur, qui voulait faire sa cour, regardait comme le point capital l'établissement des droits de sa reine sur la succession de Toscane, et comme celle qui devait être soutenue avec le plus de force, l'épée et la plume à la main. Mais il se plaignait du peu de prévoyance qu'il trouvait en France, où le présent seul faisait impression sur les esprits. En même temps des émissaires de l'empereur tâchaient de lui faire accroire que la France agissait de concert avec l'Espagne pour le dépouiller de ce qu'il possédait en Italie, ainsi que le roi de Sicile.

Supposant aussi les mouvements des mécontents de Hongrie comme une branche du projet, ils firent arrêter à Hambourg des officiers attachés à Ragotzi, et prirent des mesures pour le faire enlever ou tuer lui-même, soit qu'il voulût passer en Hongrie, ou joindre les Espagnols en Italie; et on sut que l'un d'eux devait recevoir six livres par jour, outre les dédommagements des frais de la suite de ce prince, auquel on détacha aussi d'autres espions.

L'inquiétude des Impériaux était tellement étendue qu'un espèce d'agent du czar, nommé Le Fort, étant parti alors de Paris pour Turin, ils en inférèrent des liaisons secrètes de ce prince avec le roi de Sicile. Le czar était très suspect aux Anglais. On a vu que Widword et l'amiral Norris l'avaient inutilement caressé en Hollande sur le commerce et sur les vues de la paix du nord, et sur l'amitié du roi d'Angleterre. Les Moscovites, pour toute réponse, avaient insisté sur le projet agité l'hiver précédent; que c'était uniquement sur ce pied-là, et d'une garantie mutuelle, qu'ils traiteraient avec le roi d'Angleterre; qu'ils ne l'engageraient pas à former un concert pour la paix, non plus qu'à tenter aucune entreprise, quand l'engagement ne serait que pour un an. Les Anglais, dans ce mécontentement du czar, s'en consolèrent sur l'espérance, qu'ils commencèrent à prendre, que les dispositions du régent étaient sincères, qu'il observerait la triple alliance, qu'il agirait de bonne foi avec eux pour empêcher le renouvellement de la guerre.

On sut enfin que la flotte d'Espagne ayant fait voile de Barcelone le 15 juillet, une partie était arrivée devant Cagliari le 10, l'autre le 21 août; que le marquis de Lede, général des troupes, ayant fait toutes les dispositions nécessaires pour la descente, avait fait sommer le marquis de Rubi, vice-roi pour l'empereur, que, sur son refus, dix-huit mille hommes [6] avaient mis pied à terre; que le vice-roi, sommé une seconde fois, avait répondu comme à la première; qu'il n'avait que cinq cents hommes de garnison, et qu'on doutait qu'il pût se défendre six ou sept jours au plus. Ce commencement de guerre conduisait à un embrasement général de l'Europe, selon les raisonnements des politiques.

Le vice-roi de Naples, craignant d'avoir bientôt les Espagnols sur les bras, prenait toutes les mesures qui lui étaient possibles; et Gallas, soupçonnant le pape d'être d'intelligence avec l'Espagne, ne se contentait d'aucunes raisons. Il le menaçait et demandait qu'il se justifiât par des déclarations publiques, en répandant dans Rome les grands et imminents secours des princes engagés dans la triple alliance, et à la garantie de la neutralité de l'Italie. Le pape, épouvanté, résolut d'apaiser l'empereur. Il rassembla devant lui la congrégation qui avait examiné l'accommodement des cours de Rome et de Madrid. Il y résolut de révoquer les concessions qu'il avait faites au roi d'Espagne pour lui donner moyen d'équiper la flotte destinée contre les Turcs, qu'il employait contre l'empereur, et d'écrire au roi d'Espagne une lettre dont les Impériaux fussent contents; cela fait, d'offrir sa médiation à l'empereur pour calmer ces mouvements de guerre.

Ces mesures, et la nouvelle que reçut le pape en même temps d'Aldovrandi, qu'il était en pleine possession de la nonciature, le rendirent plus traitable dans l'audience qu'il donna à Acquaviva. Ce cardinal crut même s'apercevoir qu'il craignait que l'entreprise de Sardaigne ne réussît pas, ou que, si elle était heureuse, l'Espagne ne s'en tînt là. Le pape voyait qu'il y en avait assez pour faire venir les Impériaux en Italie, et pas assez pour les en chasser, parce qu'il commençait à paraître clair que l'Espagne était seule, et s'était embarquée sans aucuns alliés. Les flatteurs d'Albéroni le berçaient de la jonction du pape, des Vénitiens et du roi de Sicile, dès que les Espagnols auraient mis le pied en Italie. Il était pourtant difficile que ces mêmes gens-là en crussent rien. Il semblait que, dans cette conjoncture critique, il eût été du service du roi d'Espagne de réparer par des attentions et des grâces l'avantage, qu'il avait perdu avec l'Italie, d'avoir, comme ses prédécesseurs, beaucoup de cardinaux dépendants, attachés et affectionnés. Au contraire d'y travailler, l'animosité d'Albéroni et d'Acquaviva contre Giudice lui attira des désagréments publics. Le roi d'Espagne lui fit ordonner d'ôter de dessus sa porte à Rome les armes d'Espagne. Ses représentations furent inutiles, ainsi que les offices du régent qu'il réclama, et que ce prince lui accorda. Il protesta de son attachement pour la France, de son empressement à le marquer. Il chercha à se lier au cardinal de La Trémoille, son ancien ami, malgré tout ce qui s'était passé entre la princesse des Ursins et lui. Il était de la congrégation du saint-office. La Trémoille le ménagea par cette raison pour les affaires de France, que Bentivoglio et ses adhérents embrasaient plus que jamais.

Ce fut en ce temps-ci que la position dangereuse de l'armée impériale, enfermée entre celle du grand vizir, qui venait secourir Belgrade, et cette place assiégée, tenait les amis et les ennemis de la maison d'Autriche dans une merveilleuse attente. Elle ne dura pas, et la victoire complète que le prince Eugène remporta sur les Turcs, la prise de Belgrade, et tous les succès qui la suivirent rapidement, fut une nouvelle incontinent répandue partout. Le régent, livré à l'Angleterre, s'était rendu à ses instances sur son union avec l'empereur; mais ce prince, malgré la situation heureuse dans laquelle il se trouvait, et les propositions qu'il recevait de la part du régent, se défiait de ses desseins cachés, qui est le caractère le plus facile, et en même temps le plus de celui de la cour de Vienne.

On a vu les desseins de cette cour sur Ragotzi. Ses ministres n'oubliaient rien pour veiller ses actions, et pour l'exécution de leurs ordres. Son séjour était encore matière d'un continuel soupçon à l'égard de la France. Welez, espion de l'empereur, dont on a déjà parlé, était chargé de le défaire de cet ancien chef des mécontents de Hongrie, à condition des plus grandes récompenses. Il avait ordre de communiquer à Koenigseck tout ce qui regardait cette importante affaire. Sur les avis qu'il donna, l'empereur fit arrêter à Staden deux François, qui étaient à Ragotzi: Charrier, son écuyer; l'autre avait pris le nom de comte de L'Hôpital. Welez informa Koenigseck du départ de Ragotzi, de la route qu'il avait prise, et des détails les plus précis, avec des réflexions qui donnaient au régent toute la part de ce dessein, et tous les secours pour l'exécution. Ses preuves étaient que Ragotzi ayant permis au jeune Berzini d'aller joindre son père dans l'armée des Turcs, son rang de colonel et ses appointements lui étaient conservés au service de France. Welez sut positivement le jour que Ragotzi arriva à Marseille, la maison où il logeait, ses conférences avec l'envoyé turc, le vaisseau qu'il devait monter, et qu'il lui avait été préparé par ordre du comte de Toulouse, d'où il concluait qu'il n'y avait pas lieu de douter des secours et des intentions de la France contre l'empereur. Cet homme se persuada que le prince Ragotzi ne continuerait pas son voyage à Constantinople, lorsqu'il apprendrait la victoire et les conquêtes des Impériaux en Hongrie, et se flatta bien à son retour de ne pas manquer son coup, pour en délivrer l'empereur, et se procurer les grâces sans nombre qui lui étaient promises. Il crut en même temps que l'empereur voudrait que le coup fût précédé ou suivi de quelques plaintes au régent. Il offrit de fournir telles preuves qu'on pourrait désirer pour justifier que le régent était pleinement informé des desseins de ce prince, et par conséquent qu'il avait manqué à la parole qu'il avait donnée là-dessus à Penterrieder, pendant que ce secrétaire était à Paris.

Cependant l'empereur écoutait les propositions faites par l'Angleterre, et avait promis de faire partir dans un mois Penterrieder, pourvu que l'abbé Dubois se rendît en même temps à Londres. Il doutait néanmoins toujours des véritables intentions du régent. Il se proposait de les examiner de près, par la conduite qu'il tiendrait sur le mouvement des Espagnols vers l'Italie. Il ne prétendait s'engager qu'autant qu'il trouverait ses avantages, et ne se pas contenter de peu. Le roi d'Angleterre, bien plus enclin à l'empereur qu'au régent, n'oubliait rien pour se donner le mérite de ses services à la France, et Saint-Saphorin vantait ses soins qui valaient au régent la considération personnelle de l'empereur qui, à cause de lui, voulait bien laisser un terme à l'Espagne pour accepter le traité, et qu'il consentait en cas de refus qu'il fût libre à la France d'assister Sa Majesté Impériale d'argent sans être obligée à prendre les armes contre le roi d'Espagne. La même complaisance était accordée en cas qu'il fût question de faire la guerre au roi de Sicile, pour l'obliger à céder cette île.

Saint-Saphorin relevait beaucoup cette modération de l'empereur, et les soins et l'habileté qu'il avait mis en usage pour l'y conduire. Il louait ce prince de donner cette marque du désir sincère qu'il avait de concourir à l'affermissement du repos public. En même temps le roi d'Angleterre avertissait le régent d'être fort sur ses gardes contre le parti du roi d'Espagne en France, appuyé de toute l'ancienne cour, lequel, suivant tous les avis de Hollande, était persuadé que, s'il arrivait malheur au roi, le régent n'aurait pas assez d'amis pour le porter sur le trône. Enfin on ajoutait que le czar offrait ses secours au roi d'Espagne dans la vue de se conserver toujours une part considérable dans les affaires de l'Europe, et un prétexte de renvoyer et tenir de ses troupes en Allemagne. De tout cela Georges concluait que, s'il s'élevait une guerre civile en France, le régent avait grand intérêt d'acquérir, à quelque prix que ce fût, des amis assez puissants pour maintenir ses droits contre ses ennemis. Mais pour une guerre civile, il faut des chefs en premier et en divers ordres, une subordination, des têtes et de l'argent. Il n'y avait rien de tout cela en France. L'inanition était son grand mal; elle n'avait rien à craindre de la réplétion. Nulle harmonie, nulle audace qu'au coin du feu, une habitude servile qui dominait partout, et qui, au moindre froncement de sourcil, faisait tout trembler, ceux qui pouvaient figurer en premier et en second encore plus que les autres.

Chaque prince se croit habile de couvrir ses intérêts du prétexte de zèle pour ceux de son allié. Ainsi dans ce même temps le roi de Prusse, sous le même prétexte de l'intérêt de la France, la pressait d'agir vivement pour la paix du nord, de peur que l'empereur n'en eût le mérite, à l'exclusion de la France, parce que, depuis sa victoire de Hongrie, les princes du nord paraissaient portés à recourir à sa médiation préférablement à toute autre. Ensuite il se plaignait du peu de secret gardé sur le traité que la France avait conclu avec lui. Il priait le régent de lui faire savoir ce qu'il devait répondre aux questions fréquentes des ministres de l'empereur, de l'Angleterre et du czar, lequel il attendait à Berlin vers le 15 septembre, avec lequel il espérait décider alors de la paix ou de la continuation de la guerre avec la Suède.

Goertz, sorti des prisons de Hollande, retournant en Suède toujours honoré de la confiance de son maître, s'était arrêté à Berlin, où il avait promis d'attendre le czar, et en l'attendant avait agité avec les ministres de Prusse quelques projets pour parvenir à la paix. Ils auraient voulu le trouver plus facile. C'était selon eux une espèce d'impossibilité de prétendre la restitution des États envahis par l'Angleterre et le Danemark sur la Suède, dureté ou défiance à Goertz de refuser, comme il faisait, de se contenter pour cela des simples offices du roi de Prusse. Ce prince voulait traiter avec lui et le préférait à Spaar, son ennemi, qui n'avait pas la même confiance du roi de Suède. Le point capital du roi de Prusse était d'obtenir la cession de Stettin et de son district. Goertz demandait pour conditions :

La restitution des provinces et des places conquises sur la Suède par le czar, à l'exception de Riga;

Celle de Stralsund, Rügen et du reste de la Poméranie;

Celle de Brême et de Verden;

Que le roi de Prusse s'engageât par un traité particulier avec le roi de Suède à faire rétablir le duc de Holstein dans son État;

Enfin, que le roi Stanislas fût appelé au trône de Pologne et assuré d'y monter après la mort du roi Auguste, et qu'il jouît en attendant d'un revenu sûr et convenable à son rang.

Quelque difficiles que fussent ces conditions, le roi de Prusse craignait de laisser échapper un commencement de négociation directe avec la Suède. La France lui devenait très suspecte parce qu'il la croyait tout à l'Angleterre. Il trouvait les instances du comte de La Marck lentes et froides auprès du roi de Suède. Il se tenait pour bien averti que le landgrave de Hesse agissait pour obtenir de la Suède que le roi d'Angleterre conservât Brême et Verden; qu'en ce cas les intérêts de la Prusse seraient sacrifiés, et que le landgrave serait, en récompense du succès de cette négociation, porté à la tête des Provinces-Unies en qualité de stathouder. Ainsi le roi de Prusse se contentait de continuer à solliciter les offices du roi auprès de la Suède; mais il ordonna à Kniphausen, son ministre à Paris, d'y cacher avec grand soin les propositions de Goertz et l'état de la négociation commencée à Berlin. Ce ministre en avait entamé une à Paris pour faciliter le payement des subsides dus à la Suède en vertu du traité qu'elle avait fait avec le feu roi. Goertz s'était figuré un prompt et facile payement s'il pouvait gagner le sieur Law, et lui avait fait offrir une gratification de six pour cent. Le négociateur était un secrétaire que Goertz avait envoyé exprès à Paris. Comme il agissait indépendamment de l'envoyé de Suède; celui-ci se plaignait du préjudice que cette négociation indépendante pouvait causer aux affaires dont il était chargé, et de plus Law n'était pas homme à se prêter à des choses de cette nature, et à n'en pas avertir. Les plaintes de cet envoyé ne nuisirent pas aussi à découvrir la tentative infructueuse de Goertz. Ce fut en ce temps-là que les Suédois découvrirent si à propos l'entreprise d'enlever le roi Stanislas aux Deux-Ponts, qui fut sur le point de réussir, comme on l'a déjà dit.

L'Angleterre, garante de la neutralité d'Italie, et de plus engagée avec l'empereur, par leur traité de l'année précédente, à lui garantir les États dont il était en possession, se plaignit vivement de l'infraction de l'Espagne; mais comme il n'était pas de l'intérêt des Anglais de rompre avec elle, ils protestèrent que leur roi maintiendrait toujours une intelligence et une amitié constantes avec le roi d'Espagne; et pour confirmer ces assurances, il fut résolu de faire partir incessamment le colonel Stanhope pour Madrid, qui y était destiné depuis longtemps. L'objet de cet envoi était de préparer de loin la cour d'Espagne à concourir au traité que le roi d'Angleterre se proposait de faire entre l'empereur et cette couronne. Georges pressait l'arrivée de Penterrieder à Londres, et pria en même temps le régent de ne point faire partir l'abbé Dubois pour s'y rendre, qu'il n'eût appris que Penterrieder était en chemin. Ce prince ne cessait de représenter au régent l'intérêt pressant qu'il avait de s'unir étroitement avec l'empereur, et d'avoir de puissants amis qui maintinssent son autorité, qu'il croyait fort ébranlée par les mouvements du parlement de Paris et des cabales qui, selon lui, s'étendaient jusque dans le nord, et qui avaient engagé le czar d'envoyer un ministre à Madrid et un autre à Turin. Stairs eut ordre de lui tenir le même langage et de l'avertir que le baron de Schemnitz, qui venait en France de la part du czar, s'attacherait à la même cabale, surtout à d'Antin et aux maréchaux de Tessé et d'Huxelles. Il n'y avait qu'à connaître les personnages pour n'en avoir pas grand'peur.

Le ministère de Londres en avait beaucoup du czar, qui ne cachait point ses mauvaises dispositions pour Georges. Ce dernier monarque et ses ministres, surtout les Allemands, haïssaient le roi de Prusse et ses ministres Ilghen et son gendre Kniphausen, lequel ils croyaient avoir fabriqué une ligue avec le vice-chancelier du czar, fort contraire à l'Angleterre, qu'ils niaient depuis la victoire de Hongrie, mais qui leur faisait craindre des mouvements du Prétendant, qui avait des gens à lui à Dantzig, peut-être même le duc d'Ormond. Ils crurent avoir trouvé plus de froid dans le czar depuis que ses ministres avaient conféré avec ceux de France et de Prusse. Leur inquiétude sur la France ne put être rassurée par les assurances que Châteauneuf leur donna de n'avoir été à Amsterdam que pour marquer son respect au czar, sans avoir eu la moindre affaire à traiter avec lui. Châteauneuf avait été employé par le feu roi, et c'en était assez pour mériter toute la haine du ministère de Georges. Aussi n'oublièrent-ils rien pour le faire rappeler, et pour engager le régent d'envoyer un autre ambassadeur en Hollande.

Ce fut en ce temps-ci que le vicomte de Bolingbroke fut reçu, mais secrètement, en grâce, et que Stairs eut ordre de le dire au régent, et de le prier de le regarder désormais comme un sujet que le roi d'Angleterre honorait de sa protection. Stanhope, passant en France pour aller en Espagne, eut ordre aussi de faire voir au régent les instructions dont il était chargé. Le régent ne les ayant pas trouvées assez fortes, le colonel offrit de recevoir celles qu'il lui voudrait dicter, ayant ordre de se conformer d'agir avec un parfait concert en Espagne avec l'ambassadeur de France. Stairs et lui eurent de longues conférences avec l'abbé Dubois, et tous deux en parurent très contents. Ils dirent même que le duc de Noailles et le maréchal d'Huxelles semblaient se disputer à qui seconderait le mieux les vues du roi d'Angleterre. C'est un éloge que je n'ai jamais mérité.

Albéroni, se flattant du succès immanquable de son entreprise et plus encore des suites qu'il s'en promettait, éloignait toute proposition de traités et de négociations, et s'il était forcé de les entendre, les voulait remettre à l'hiver. Il comptait beaucoup sur la Hollande. Beretti, pour le flatter et faire valoir ses services, ne doutait point de l'en assurer. L'intimité avec laquelle Albéroni vivait avec Riperda le faisait croire aussi au dehors. Cet ambassadeur était d'une maison illustre de la province d'Over-Yssel, mais sans biens. Il ne subsistait que des appointements de l'ambassade. Il avait été catholique, mais il s'était perverti pour entrer dans les charges de son pays. Il n'avait pu néanmoins en obtenir aucune, et comme il n'était nullement estimé, son choix avait étonné tous ses compatriotes.

La république de Venise ne laissa pas le monde dans une si longue incertitude. Le noble Mocenigo était, sans caractère à Madrid, chargé de ses ordres; on y fut bien étonné de lui entendre dire que sa république était obligée par son traité avec l'empereur de lui fournir dix mille hommes, en cas d'infraction à la neutralité de l'Italie.

Albéroni entra dans une furieuse colère qu'il ne prit pas le soin de lui déguiser. Ses vanteries étaient sans mesure sur les ressources et la puissance que l'Espagne montrerait dans peu, et qui n'étaient dues qu'à ses soins. L'entreprise de Sardaigne n'était qu'un coup d'essai. Il promettait, pour l'année suivante, une telle irruption en Italie, où il voulait engager tout le monde à l'aider à en chasser les barbares, que l'empereur occupé en Hongrie, dont il fallait profiter, n'aurait pas le temps d'y envoyer des troupes, et le tout pour mettre l'équilibre dans l'Europe. Il n'était point touché de la conquête de Naples, qu'il ne pouvait soutenir que par mer, tandis que l'empereur y pouvait envoyer des secours de plain-pied, outre que ce royaume tomberait de soi-même, si les succès étaient heureux en Italie.

Il était résolu à se borner cette année à la Sardaigne; mais il voulut se faire en France, surtout à Rome, un mérite de cette modération forcée par la saison qui n'en permettait pas davantage. Cellamare eut ordre de la faire valoir comme une complaisance pour les instances du régent et du pape, et la suspension de l'embarquement pour l'Italie comme une marque de disposition à la paix; que le roi d'Espagne espérait aussi que cette complaisance engagerait le régent et le pape de se joindre à lui pour donner l'équilibre à l'Italie, et le repos, par conséquent, à l'Europe. En même temps il eut l'audace d'écrire au pape qu'il se représentait la joie qu'il aurait d'apprendre, par une lettre de la main du premier ministre d'Espagne, que ses instances avaient eu le pouvoir d'arrêter l'embarquement prêt à passer en Italie, satisfaction qu'il n'aurait pas obtenue s'il n'avait pas eu en Espagne un cardinal sa créature. Cette feinte complaisance n'abusa personne; elle fut attribuée à Rome et à Paris, non à déférence, mais à nécessité.

Albéroni, qui, comme on l'a vu, s'était déjà servi d'Aldovrandi pour faire accroire à Rome que l'entreprise était entièrement contre son avis et sa volonté, persévérait si bien à vouloir persuader cette fausseté insigne que peu s'en fallut qu'il n'obtînt une lettre de la main du roi d'Espagne pour la lui certifier. Le premier ministre voyait et sentait les suites que pouvait avoir l'engagement où il venait de se mettre, et son propre péril, si l'Espagne venait à lui reprocher les conséquences fatales de ses conseils. Il désirait donc ménager le pape, et faire en sorte qu'il s'interposât pour concilier l'empereur et le roi d'Espagne, et qu'il procurât une paix utile et nécessaire à l'Europe. La partie était trop inégale.

La paix du Turc paraissait prochaine; les Allemands menaçaient déjà l'Italie, et parlaient hautement de mettre des garnisons impériales dans Parme et dans Plaisance. Dans cette situation, Albéroni, sans nul allié, se montrait aussi opiniâtre aux représentations des princes amis de l'Espagne que si toute l'Europe se fût déclarée pour elle.

Le roi d'Angleterre lui fit dire l'embarras où le mettrait l'engagement qu'il avait pris avec la France et avec l'empereur, si ce prince lui demandait en conséquence la garantie des États qu'il possédait en Italie, ne voulant d'ailleurs rien faire qui pût troubler la bonne intelligence qu'il avait, lui Georges, avec le roi d'Espagne, et qu'il prétendait entretenir fidèlement. Sur ce fondement, l'envoyé d'Angleterre à Madrid demanda l'explication précise des desseins du roi d'Espagne, en sorte que le roi d'Angleterre pût juger certainement du parti qu'il avait à prendre. Albéroni répondit que l'expédition de Sardaigne n'avait d'autre motif que la juste vengeance des insultes continuelles et des infractions des traités; qu'il ne voulait mettre aucun trouble en Europe; qu'il était particulièrement éloigné de tout ce qui pouvait altérer le repos et la tranquillité de l'Italie; qu'il contribuerait de toutes ses forces à maintenir la paix, qui ne pouvait être solidement établie que par un juste équilibre qu'il était impossible de former, tant que la puissance de l'empereur serait prédominante en Italie. Cet équilibre était le bouclier dont il couvrait les entreprises qu'il méditait.

Comme il croyait le roi d'Angleterre trop étroitement lié avec l'empereur pour en rien espérer, il se tournait tout entier vers la Hollande, à qui, par Riperda, il faisait entrevoir les avantages qu'elle pouvait attendre d'une amitié et d'une alliance particulière avec l'Espagne, laquelle était disposée à faire ce qu'une aussi sage république jugerait nécessaire pour le repos de l'Europe. En même temps, il essayait de lui indiquer la route que lui-même y jugeait la meilleure.

Il avait enfin confié à Beretti le plan qu'il s'était proposé de suivre, qu'il fallait ménager adroitement, sans laisser entendre que ce fût un projet véritablement formé en Espagne, en parler à propos et dans les occasions, ne le pas expliquer d'abord entièrement, mais suivant les conjonctures en découvrir une partie, ensuite une autre, exciter le désir d'en savoir davantage et d'être admis à une plus grande confiance. C'était par ces manèges que Beretti devait marquer les talents qu'il prétendait avoir pour les négociations.

L'objet d'Albéroni était 1° de sauver l'honneur du roi d'Espagne; 2° d'établir et confirmer le repos de l'Italie; 3° d'assurer les successions de Toscane et de Parme aux fils de la reine d'Espagne. Le projet, dressé sur ce fondement, était de partager les États d'Italie;

Obtenir pour le roi d'Espagne Naples et Sicile, et les ports de Toscane, et l'assurance réelle des États du grand-duc et du duc de Parme pour un des fils de la reine, si ces princes mouraient sans héritiers;

Diviser l'État de Mantoue eu donnant une partie du Mantouan au duc de Guastalla, et l'autre partie, avec la ville de Mantoue, aux Vénitiens;

Le Milanais entier, avec le Montferrat, à l'empereur, et la Sardaigne, au duc de Savoie, pour le dédommager de la Sicile, et lui conserver le titre de roi qu'il aurait perdu avec la Sicile;

Enfin la restitution de Commachio au pape, pour faire acte de sa créature.

À l'égard des Pays-Bas catholiques, il les partageait entre la France et la Hollande.

Tel était le plan qu'Albéroni s'était fait. Il rejetait toute autre proposition, principalement la simple assurance des successions de Toscane et de Parme à un fils de la reine, qu'il appelait un appât trompeur, un leurre des amis de l'empereur pour lui laisser loisir et liberté de s'emparer de toute l'Italie en moins de deux mois. Il représentait soigneusement ce prince comme en état d'imposer des lois à toute la terre après ses victoires de Hongrie, mais dont il n'était pas impossible d'arrêter les vastes desseins par de justes bornes, si toute la terre ne se laissait pas saisir d'une terreur panique. Il voulait persuader que les troupes impériales étaient fort diminuées par les maladies, et que les Turcs reparaîtraient en Hongrie plus en force que jamais. De tout cela on concluait que ce cardinal voulait allumer un incendie en Italie qui embrasât toute l'Europe, et qui obligeât les puissances les plus éloignées à s'unir pour donner des bornes à celle de l'empereur, persuadé que, si le succès était heureux, la gloire et l'avantage en demeureraient à l'Espagne, sinon qu'elle ne recevrait aucun préjudice d'avoir fait une tentative inutile. De là, il disait que l'Espagne se contenterait pour cette année de ce qu'elle n'avait pu refuser à son honneur blessé, donnerait le temps de l'hiver aux puissances de l'Europe de chercher à mettre l'Italie à couvert; que si cela n'était pas, au printemps il y allumerait un incendie, qu'elles seraient forcées d'y accourir, et de le venir éteindre. Il s'emportait ensuite contre chacune d'elles, surtout contre l'Angleterre, en plaintes, en reproches, en menaces.

Ainsi, il s'avouait partout l'auteur de la guerre, excepté à Rome, où il voulait persuader au pape qu'il verrait clair quelque jour à tout ce qu'il avait fait pour empêcher le mal; lui promettait de susciter tant d'embarras au second convoi qu'il l'empêcherait de partir de Barcelone (d'où en effet il ne pouvait ni ne voulait le faire partir); proposait, comme un expédient glorieux au pape, d'offrir sa médiation; faisait l'embarrassé de parler au roi d'Espagne contre son goût et sa volonté; se faisait valoir de s'occuper et de chercher à en saisir les moments favorables, comme si tout n'eût pas dépendu de lui uniquement, comme il l'avait tant de fois fait dire au pape par toutes sortes de voies, lorsqu'il s'agissait de presser sa promotion, comme il était vrai aussi, et comme personne n'en doutait en Europe. Il donnait pour témoins de sa conduite contraire à cette entreprise le P. Daubenton et le nonce Aldovrandi, tous deux en esclavage sous lui pour conserver leurs postes, qui répétaient ce qu'il leur dictait, jusqu'aux particularités les plus imaginaires, pour prouver que le conseil d'État l'avait emporté sur lui, ce conseil qu'il avait anéanti, et de la destruction duquel il s'était vanté à Rome et dans les autres cours. En un mot, selon eux., la capture de Molinez avait tellement irrité le roi et le conseil d'État qu'Albéroni n'avait pu faire que des efforts inutiles. Ainsi, Aldovrandi, avouant que l'Espagne avait manqué de parole, en détournait la faute sur le conseil d'État, exhortait le pape à ne pas prendre des conseils violents, qui, par la rupture avec l'Espagne, seraient d'un grand préjudice à la cour de Rome, et n'obtiendraient pas grande reconnaissance de l'empereur; appuyait sur l'offre de sa médiation, surtout à ménager Leurs Majestés Catholiques et leur premier ministre, l'unique qui pût obtenir quelque chose d'elles. Ce même homme, qui ne pouvait rien sur cette grande affaire, était pourtant le seul qui pût tout, et cela dans la même bouche et dans les mêmes dépêches d'Aldovrandi. C'est ainsi que l'artifice et l'imposture se trahissent, même avec grossièreté.

Les Impériaux n'ignoraient pas la conduite de ce nonce. Maîtres de l'Italie, rien n'était secret pour eux à Rome. Le pape, effrayé de leurs menaces, n'était occupé qu'à se laver auprès d'eux de toute intelligence avec l'Espagne; et eux répliquaient qu'il ne le pouvait que par le châtiment d'un ministre ignorant, s'il n'avait rien découvert de cette entreprise, infidèle si, l'ayant sue, il n'en avait pas averti le pape. Ce pontife, qui croyait déjà voir l'État ecclésiastique en proie aux Allemands, chercha à les apaiser par des brefs qu'il écrivit en Espagne, et à en adoucir la dureté des expressions par le moyen d'Aldovrandi.

Celui qu'il adressa au roi d'Espagne était rempli de plaintes et de reproches vifs de son entreprise. Il en attribuait le projet à ses ministres; il lui demandait de réparer au plus tôt le mal qu'il faisait à la chrétienté, par la diversion dés troupes de l'empereur, occupées avec gloire et succès contre les infidèles. Ceux qui furent adressés au premier ministre et au confesseur étaient de la main du pape. Il faisait au premier l'exhortation la plus pathétique du côté de Dieu et des hommes, pour employer tout son crédit à obtenir sur le repos de l'Italie ce qu'Aldovrandi lui dirait, et les instances étaient d'autant plus pressantes, que l'agitation était extrême à Rome sur la prochaine paix du Turc, et une guerre imminente en Italie, où l'empereur ne désirait qu'un prétexte de porter ses armes.

Le duc de Parme, qui comptait bien être exposé tout le premier à la vengeance de ce prince, implorait vainement la protection du pape, comme de son seigneur suzerain, pour mettre Parme et Plaisance à couvert à l'ombre d'une garnison des troupes de l'Église, et celle d'Espagne en représentant à Albéroni le triste état de sa situation.

Ce n'était plus le temps où ce premier ministre était le sien et son sujet en Espagne; il n'avait plus besoin de lui pour hâter sa promotion; elle était faite, et désormais il n'avait plus rien qui le pût détourner de suivre ses vues et son entreprise, ni d'écouter aucune représentation, encore moins les reproches: qu'il ne devait la pourpre qu'aux promesses d'envoyer la flotte d'Espagne contre les Turcs, [reproches] qui l'irritèrent, et qu'il crut devoir l'affranchir de toute reconnaissance.

Le pape, outré de ne pouvoir rien gagner sur lui, eut la faiblesse de dire au cardinal del Giudice qu'il savait bien qu'il se damnait en élevant un tel sujet à la pourpre, mais qu'il s'était trouvé engagé si fortement au roi et à la reine d'Espagne qu'il n'y avait pas eu moyen de les refuser; sur quoi Giudice lui répondit plaisamment qu'il se ferait toujours honneur de suivre Sa Sainteté partout où elle irait, hors à la maison du diable.

Dans ces détresses, Acquaviva lui dit que l'Espagne bornerait ses conquêtes à la Sardaigne, s'il pouvait promettre que l'empereur observerait exactement la neutralité d'Italie, qu'il n'y enverrait point de troupes au delà du nombre stipulé par les traités, qu'il n'y lèverait point de contributions, qu'enfin il ne mettrait point de garnisons dans les places de Toscane. Le pape fit mine de sacrifier avec peine son ressentiment du manque de parole de l'Espagne au bien public. Il en parla à Gallas, et tous deux dépêchèrent à Vienne en conséquence. Le pape y comptait peu sur son crédit. Rien n'égalait le mépris où il était dans cette cour, persuadée qu'il ne cherchait que les avantages de sa maison, et d'envoyer, à l'occasion de cette négociation, son neveu Alexandre à la cour impériale. Le pape en sentait le mépris, mais il comptait aussi que le crédit de Stella sur l'esprit de l'empereur lui obtiendrait ce qu'il n'osait espérer par lui-même, et qu'il disposerait aisément de ce favori moyennant un chapeau pour son frère.

Molinez était sorti du château de Milan, et avait été conduit dans un collège de la ville, où il était gardé par des soldats de l'Église. Cela pouvait satisfaire les vastes prétentions de l'immunité ecclésiastique, mais non pas l'Espagne, ni la violation en sa personne de la neutralité de l'Italie. Son âge et sa santé le rendaient incapable de pouvoir plus rendre aucun service; sa captivité était le dernier qu'il avait rendu pour servir de prétexte aux vues et aux projets d'Albéroni, après l'avoir d'abord si publiquement méprisée.

Il travaillait avec grand soin à la marine d'Espagne. Il se flattait pour le printemps prochain de mettre en mer trente navires, tant grands que petits, chargés de douze mille hommes. Mais il avouait en même temps que, s'ils n'étaient pas soutenus des secours de France, d'Angleterre et de Hollande, l'Espagne ne se pouvait rien promettre de ses efforts en Italie. Il y fallait transporter non seulement les troupes et les vivres par mer, mais généralement toutes les provisions nécessaires pour une armée. C'étaient des frais immenses. Ceux de la Sardaigne, jusqu'au temps du débarquement, allaient déjà à un million de piastres. L'empereur, au contraire, envoyait des troupes en Italie de plain-pied; il y trouvait partout des vivres; il en tirait de l'argent, de gré ou de force, tout autant qu'il en voulait des princes d'Italie. L'Espagne ne pouvait les garantir de ces vexations, ni même d'une invasion totale, et elle était obligée de l'avouer au duc de Parme. Albéroni, qui ne se pouvait flatter de réussir lui tout seul en Italie par la force, lui faisait espérer le secours de la négociation.

Le seul allié considérable à envisager était le roi de Sicile, intéressé autant que nul autre à borner la puissance de l'empereur; mais Albéroni ne l'avait pas ménagé. Del Maro, son ambassadeur, lui avait déplu par son application à pénétrer ses desseins, et par ses avis réitérés à son maître qu'on en voulait à la Sicile. Albéroni s'en était grièvement offensé. Le roi de Sicile s'était tenu dans une grande réserve, et del Maro ne s'était pas montré au palais depuis l'expédition de Sardaigne. On ne peut s'empêcher d'admirer jusqu'où les faux raisonnements d'Albéroni l'emportèrent, en s'engageant seul dans une guerre insoutenable, et l'ensorcellement des monarques abandonnés à un premier ministre. Del Maro eut pourtant ordre de voir Albéroni après le débarquement en Sardaigne, de l'assurer des voeux de son maître en faveur de l'Espagne, mais de lui dire que tout était à craindre, surtout après les victoires de Hongrie, s'il n'était assuré de la France, dont il n'y avait que le secours qui pût arriver de plain-pied en Italie.

Albéroni répondit que le dessein de l'Espagne n'était pas de faire des conquêtes en Italie, mais de réprimer les infractions et les violences des Allemands contre les traités, et de montrer en même temps sa sincérité, en se bornant à la conquête de la Sardaigne; que l'Espagne ne craignait ni les desseins ni la puissance de l'empereur; que, si les princes d'Italie voulaient traiter de concert avec elle, elle y contribuerait de ses soins et de ses forces. Il ajouta des vanteries sur la modération et la puissance de l'Espagne, et ne laissa pas d'appuyer sur le droit des enfants de la reine sur la succession de Toscane. Son prétexte était toujours l'équilibre en Italie, et de ne travailler que pour le repos public. Il promit au régent et au roi d'Angleterre, comme il avait fait au pape, de leur laisser tout l'hiver à travailler à un accommodement convenable à tous les partis. Il ne leur donnait rien en cela que la saison avancée ne lui prescrivît aussi bien que l'impuissance actuelle. En attendant, il travailla sans relâche à ramasser l'argent et toutes les choses nécessaires à une grande expédition. Il reçut très mal un mémoire que le roi d'Angleterre lui fit donner par son ministre, contenant des représentations très vives. Il se plaignit avec emportement à Londres et à Paris dés discours que Stairs y avait tenus.

Il ne comptait plus sur la cour de Londres, trop dévouée à celle de Vienne; toute sa ressource était la Hollande, à qui il n'oubliait rien pour rendre l'empereur odieux, et pour la persuader de prendre des mesures avec lui pendant l'hiver, pour établir un juste équilibre en Italie. Il était principalement touché de diviser ce que l'empereur et le roi de Sicile y possédaient, et de partager cette partie de l'Europe, comme il a déjà été dit. Il promettait aux Hollandais que l'Espagne doublerait ses forces l'année prochaine, sans avoir besoin d'aucun emprunt, et il donnait des commissions d'acheter des vaisseaux de guerre en Angleterre et en Hollande. Riperda, tout dévoué au cardinal, y écrivait ce qu'il lui dictait. Beretti mandait que la proposition de prendre cette république pour médiatrice de la paix y avait beaucoup plu; et, dans le dessein peut-être de s'attirer la négociation, il soutenait qu'il la fallait traiter à la Haye, parce que le ministère du roi d'Angleterre était tellement impérial, qu'on se défiait de lui en Hollande, jusque-là que le Pensionnaire, quoique si autrichien de tout temps, lui avait dit qu'on ne songeait à Londres qu'à entraîner la Hollande en des engagements dont l'Angleterre aurait tout l'honneur, et dont la dépense retomberait toute sur les Provinces-Unies. Ainsi Beretti croyait que la seule démarche que feraient les Hollandais serait d'employer leurs offices pour la paix. On pensait de même à la Haye du régent. Il était vrai qu'on avait été fort touché en Hollande de la confiance du roi d'Espagne sur la médiation.

Cadogan, arrivé depuis peu à la Haye de la part du roi d'Angleterre, était d'un caractère à ne ménager personne. Il avait eu la guerre passée toute là confiance du duc de Marlborough, et par lui du prince Eugène et du Pensionnaire, et, comme eux, haïssait parfaitement la France, surtout le gouvernement du feu roi et tous ceux dont il s'était servi. Il parla à Beretti de l'entreprise de l'Espagne avec toute la fureur autrichienne. Inquiet du traité fait depuis peu entre le régent, le czar et le roi de Prusse, il se plaignit aigrement de n'en avoir point de connaissance. Là-dessus Châteauneuf eut ordre de le lui communiquer. Il prétendit qu'il ne l'avait fait qu'en termes généraux, et que, depuis la triple alliance, le Pensionnaire et plusieurs autres membres des États généraux s'étaient attendus qu'il le communiquerait en forme. Cela fit courir le bruit que le roi d'Angleterre avait demandé le rappel de Châteauneuf, pour avoir négocié et signé ce traité. Le fond était la mésintelligence de Georges avec son gendre et le czar, son chagrin et celui de ses ministres de les voir unis avec la France, et leur inquiétude de leur voir faire une paix séparée avec la Suède, en se détachant de la ligue du nord.

Goertz, principal ministre de Suède, était à Berlin. Le czar, plus animé que jamais contre Georges et contre la personne de ses deux ministres allemands, se trouvait aussi à Berlin, et il s'y était dressé un plan de paix particulière avec la Suède, à l'exclusion des rois d'Angleterre et de Danemark. Ce projet passait en Hollande pour être concerté avec la France, et le régent pour en presser l'exécution. Cadogan et quelques autres assuraient que le régent n'y avait point de part, mais un autre parti en France qui empêchait souvent l'exécution des volontés de ce prince, qui voulait borner son autorité, et pour cela embraser l'Europe, pour y embarrasser la France et encore plus le régent, dont l'intérêt personnel était de concourir avec l'Angleterre à rétablir le repos du nord et à prévenir les troubles de l'Italie; et [il ajoutait] que la Hollande était disposée à prendre les mesures nécessaires pour cela contre l'opinion de Beretti. La haine des Anglais pour Châteauneuf était extrême. Ils voulurent lui faire un crime personnel auprès du régent sur une insolence de la gazette de Rotterdam, dont ils prétendirent avoir découvert la trame venue de la vieille cour et du parti contraire au régent. Ils ignoraient, même Stairs, que ce traité avec le czar et la Prusse eût été communiqué par le régent au roi d'Angleterre. Ils commencèrent à compter sur la sincérité de la conduite de Son Altesse Royale avec leur roi; mais ils ne purent revenir sur Châteauneuf, quoiqu'il eût enfin communiqué ce traité aux États généraux, où on vit qu'il n'y avait que de simples assurances et liaisons d'amitié, et que l'objet n'en était que d'engager les puissances engagées dans la guerre du nord de reconnaître la France pour médiatrice de cette paix.

L'abbé Dubois était parti pour Londres le 20 septembre, et, deux jours auparavant, le colonel Stanhope, que le roi d'Angleterre envoyait à Madrid par Paris, en était parti pour s'y rendre. Penterrieder était sur le point de partir de Vienne pour l'Angleterre. Ainsi la scène des grandes négociations s'allait ouvrir de tous côtés.

On commençait aussi à parler de négociations secrètes prêtes à s'ouvrir à Abo, entre les ministres de Suède, de Russie et de Prusse; mais le czar était parti de Berlin sur la fin de septembre sans avoir pris de nouvel engagement, et ses ministres disaient qu'à l'exception de la Finlande, il ne voulait rien rendre à la Suède: ainsi les choses étaient encore peu disposées à la paix. Le roi de Prusse ne le paraissait pas plus par les protestations d'union à ses alliés du nord, qu'il faisait au roi d'Angleterre, avec lequel il s'était réconcilié, et dont il ne se départirait point, pour forcer la Suède à une paix raisonnable, pourvu qu'il n'eût pas lieu de croire par des démarches qu'on voulût traiter sans lui, et le laisser dans l'embarras. Pour preuve de sa sincérité, il assura le roi d'Angleterre de ce qui vient d'être dit du czar à son départ de Berlin, qu'on n'y était convenu d'aucun projet avec Goertz, et que, dans la vérité, il aurait été difficile à ce Suédois de traiter avec ce prince, qui s'était expliqué avec tant de hauteur sur les conditions de la paix, qu'on ne les pouvait entendre sans indignation. Cette confiance en son beau-père ne l'empêchait pas de se plaindre que la France lui eût communiqué [le traité] fait entre elle, le czar et lui sans concert. On lui répondit qu'il avait été impossible de le tenir caché plus longtemps. L'article séparé en était demeuré fort secret. Le roi de Prusse voulut aussi savoir de quel ce il on voyait en France les prospérités de l'empereur en Hongrie. Le maréchal d'Huxelles dit à son envoyé qu'elles méritaient de sérieuses réflexions, dont on lui ferait bientôt part, ainsi que du motif du voyage de l'abbé Dubois à Londres.

Nonobstant de si beaux propos et si clairs du roi de Prusse au roi d'Angleterre son beau-père, il ne perdait point de vue sa paix particulière avec la Suède. Kniphausen, son envoyé à Paris, reçut ordre de s'informer du général Poniatowski, qui s'y trouvait aussi et qui avait la confiance du roi de Suède, si le landgrave de Hesse-Cassel était un bon canal pour ménager cette paix particulière, et si le roi de Prusse pouvait prendre confiance en lui. Poniatowski lui répondit que cette voie n'était pas bonne; que le landgrave avait perdu son crédit depuis que le roi de Suède s'était aperçu qu'il avait des liaisons trop étroites avec le roi d'Angleterre; que la maison de Holstein avait plus d'amis en Suède que celle de Hesse, et Goertz beaucoup plus de part en la confiance de son maître que le landgrave; que, si le roi de Prusse voulait conduire sûrement une négociation particulière avec succès, il fallait premièrement qu'il fit en sorte de suspendre la démolition des fortifications de Wismar ; hâter ensuite le retour du baron de Goertz en Suède; enfin que, s'il était possible de trouver quelque expédient au sujet de Revel, la paix serait bientôt conclue entre la Suède, la Russie et la Prusse. Il s'en fallait bien qu'il y eût une égale disposition à la paix entre les rois d'Angleterre et de Suède. Malgré les instances de la France, les Suédois assuraient que jamais le roi de Suède ne consentirait à la cession de Brême et de Verden. Ce prince, dont les sujets étaient épuisés, sollicitait vivement en France le payement de ses subsides, cherchait dans Paris, sous de bonnes conditions, deux millions d'espèces réelles, et autorisa son envoyé en France de donner des commissions à des armateurs qui voudraient faire la course sous le pavillon de Suède.

Plus il y avait d'agitation dans le nord, plus le roi d'Angleterre se croyait intéressé à pacifier l'empereur et l'Espagne, en procurant des avantages à l'empereur. Il comptait s'en faire un puissant protecteur pour conserver les États usurpés sur la Suède, et que néanmoins le roi d'Espagne lui aurait obligation de l'avoir délivré du seul ennemi qu'il eût, et de lui assurer ainsi la possession tranquille de ses États. Lui et ses ministres redoublaient donc d'empressement, et l'Espagne alors ne paraissait pas s'en éloigner. Monteléon eut ordre d'assurer Stanhope que son cousin serait bien reçu à Madrid. Monteléon se persuadait que l'extrême répugnance que la nation Anglaise avait à se brouiller avec l'Espagne à cause de son commerce retiendrait Georges et ses ministres sur la partialité, et les bornerait aux offices pour ménager la paix.

Il paraissait que cet ambassadeur avait regagné la confiance du roi d'Angleterre et de ses principaux ministres, et qu'il avait eu en même [temps] l'adresse de se conserver celle des principaux personnages opposés à la cour. Stanhope l'employait comme son ami en des affaires particulières, et il mena, en même temps, dans son carrosse à Hampton Court le duc de Buckingham, qui n'avait pas vu le roi d'Angleterre depuis qu'il lui avait ôté la place de président du conseil. Monteléon avait toujours été attaché à la France, et fidèle dans ses principes et dans sa conduite à l'union intime entre la France et l'Espagne, qu'il croyait avec raison absolument nécessaire aux deux couronnes. Cette maxime, qui n'était pas dans les vues ni dans les intérêts de la cour d'Angleterre, y avait déplu. Elle en était moins choquée depuis qu'elle ne pouvait plus douter des plaies que cette union recevait, ni de celle que le régent voulait avoir avec elle, pour ne pas dire même dépendance entière fondée sur les vues, l'intérêt et l'étrange crédit de l'abbé Dubois.

Cette confiance néanmoins de la cour d'Angleterre en un ministre étranger était d'autant plus marquée que le roi d'Angleterre était défiant et parlait peu. Ce silence était moins attribué à politique qu'à la crainte de parler mal à propos ou de parler contre le sentiment de ses ministres, desquels le public prétendait que la principale application était de se conserver dans leurs places, et d'être si appliqués à leur intérêt particulier qu'ils n'écoutaient qu'avec répugnance et dégoût ce qui pouvait regarder les intérêts étrangers.

C'était à ces dispositions que l'envoyé du roi de Sicile attribuait le peu d'égards et d'effet de ses représentations et de ses protestations, que son maître n'avait nulle part aux projets de l'Espagne, qu'il observerait fidèlement les traités, surtout qu'il s'attacherait constamment aux sentiments de l'Angleterre quand il s'agirait de prendre parti; mais le ministère connaissait le caractère du roi de Sicile; il croyait lui faire honneur d'écouter les propos de son ministre, et de lui laisser croire par son silence, s'il voulait, qu'il les avait persuadés. Cet envoyé se défiait de l'union de la France et de l'Angleterre, et que plus attentives à leurs intérêts qu'à ceux du roi de Sicile, elles ne traversassent même sa réunion avec l'empereur. Il chercha donc à y travailler lui-même sans la participation des ministres d'Angleterre. Il se servit pour cela de l'envoyé de Modène à Londres, dont le frère était à Vienne, lequel prétendait traiter directement avec l'empereur indépendamment de ses ministres, et qui assurait avoir bonne opinion de cette négociation.

L'envoyé, son frère, fondait ses espérances sur ce que l'empereur savait que le roi de Sicile avait constamment refusé toute ligue nouvelle avec le régent, qu'il avait répondu que les engagements déjà pris suffisaient, et que cette réponse lui avait attiré la haine et les soupçons du régent; que de là l'empereur inférait que le régent lui serait toujours contraire, et que, si ce prince témoignait tant d'empressement pour empêcher le renouvellement de la guerre dans l'Europe, ce n'était pas par aucun attachement pour lui qu'il craignait et n'aimait point, mais pour empêcher la réunion que cette guerre produirait infailliblement entre lui empereur et le roi de Sicile; que c'était le motif du voyage de l'abbé Dubois à Londres; que l'intelligence était parfaite entre le roi d'Angleterre et le régent; qu'on savait que le projet du roi d'Espagne, qui venait de la reine, était, pour assurer la Toscane à la maison de Parme, d'y joindre le royaume de Sardaigne, et d'en tirer un titre pour faire porter au duc de Parme celui de roi de Sardaigne.

Quel que fût le projet, tous les princes d'Italie craignaient également d'être soupçonnés d'y participer. Leurs ministres en France le désapprouvaient publiquement, et ne cessaient de dire que leurs maîtres étaient bien éloignés d'entrer dans aucun projet capable de porter le moindre préjudice à l'empereur.

Cellamare était témoin de ces apologies continuelles, et très inquiet du voyage de l'abbé Dubois à Londres. Mais c'était un homme sage, qui espérait peu de l'entreprise d'Espagne, et qui croyait que le mieux, pour le roi son maître, serait de suivre la voie que la France et l'Angleterre lui ouvraient pour entrer en négociation avec l'empereur.

Une guerre sans alliés lui paraissait téméraire, et c'était, à son sens, un faible fondement que de compter uniquement sur la diversion des Turcs. Ragotzi était le seul qui assurât qu'ils feraient la campagne suivante, et dans cette confiance il avait fait voile de Marseille à Constantinople.

Welez, cet espion de l'empereur, l'avait exactement informé de son départ, des circonstances de son voyage, des voies dont ses amis se servaient pour lui envoyer des lettres. Il prétendait avoir découvert que quelques-unes passaient par le comte de Toulouse, d'autres par le bureau des affaires étrangères, et nommait ses banquiers à Paris et à Vienne. Welez offrit encore à l'empereur de faire enlever l'abbé Brenner avec tous ses papiers. Il concluait que si Ragotzi n'avait eu d'autre protection que celle des Turcs, il n'aurait pas trouvé en France toutes les facilités qu'il y avait eues pour son départ et son embarquement; qu'il était donc certain que la France et l'Espagne étaient d'intelligence pour susciter à Sa Majesté Impériale un ennemi qu'elles croyaient dangereux et redoutable.

Bentivoglio, toujours le plus violent ennemi de la France où il était nonce, avait fait tous ses efforts pour empêcher le pape d'accorder l'indult pour la nomination à l'archevêché de Besançon, duquel au fond on pouvait très bien se passer et nommer; et outre les difficultés que l'indécision du pape y apporta, il le persuada de faire entendre qu'il n'accorderait plus de bulles sans des précautions et des conditions à l'égard de ceux que le roi nommerait aux évêchés et aux autres bénéfices. Bentivoglio reprit ses anciennes exhortations et les plus vives pour engager le pape à se rendre le maître en France, par faire avec l'empereur cette ligue dont le baron d'Hohendorff lui avait, quelque temps auparavant, communiqué le projet. Il assurait le pape, avec ses mensonges et sa hardiesse accoutumée, que tous les bons catholiques de France désiraient cette union. Il ajoutait que ce serait la preuve la plus forte pour dissiper les soupçons de l'empereur, et le meilleur et le plus sûr moyen de s'attirer un respect nouveau de la part de tous les princes. Mais il voulait attirer la république de Venise dans cette ligue, qui, selon lui, ne la refuserait pas. Mais sa politique raffinée voulait que le pape gardât un juste milieu entre l'empereur et l'Espagne sans pencher de côté ni d'autre, pour être toujours en état d'offrir sa médiation; et de là ce digne ministre de paix pressait le pape, avec les plus étranges efforts, de prendre et d'effectuer les plus violentes résolutions contre la France.

Suite
[6]
Le manuscrit porte dix-huit mille hommes. La plupart des historiens disent que l'armée de débarquement n'était que de huit mille hommes.