CHAPITRE VII.

1717

Idées et précautions d'Albéroni. — État embarrassant du roi d'Espagne. — Capacité de del Maro odieuse à Albéroni, qui le décrie partout. — Ses exhortations et ses menaces au pape en faveur d'Aldovrandi. — Manèges d'Aldovrandi. — Sagacité de del Maro. — Première audience du colonel Stanhope peu satisfaisante. — Chimères d'Albéroni. — Craintes d'Albéroni parmi sa fermeté. — Son espérance en la Hollande fomentée par Beretti. — Découverte de ce dernier sur le roi de Sicile. — Faux raisonnements de Beretti sur les Hollandais. — Abbé Dubois à Londres. — Monteléon y est leurré; cherche à pénétrer et à se faire valoir. — Audacieux avis des Anglais au régent sur son gouvernement intérieur; qu'ils voudraient changer à leur gré. — Réflexions. — Projets du czar à l'égard de la Suède, et ceux du roi de Prusse. — Offres de la Suède. — Conduite suspecte de Goertz, et celle du czar et du roi de Prusse en conséquence. — Avis de ce dernier au régent. — Ses chimères. — Objet du roi d'Angleterre dans son désir de moyenner la paix entre l'empereur et l'Espagne à Londres. — Penterrieder y arrive. — Divers sentiments en Hollande. — Conditions fondamentales proposées à l'Espagne pour la paix. — Albéroni, aigri contre Stairs, est contenté par Stanhope, qui l'amuse sur l'affaire principale par une équivoque. — Grande maladie du roi d'Espagne. — Solitude de sa vie. — Albéroni veut interdire toute entrée à Villena, majordome-major, qui, dans la chambre du roi d'Espagne, la reine présente, donne des coups de bâton au cardinal, et est exilé pour peu de temps. — Le roi d'Espagne fait un testament.

Albéroni ne voulait ouïr parler d'aucun accommodement avec l'empereur. Il se forgeait des chimères que lui-même n'espérait pas, et qu'il ne laissait pas de faire proposer pour attaquer l'Italie et les Pays-Bas à la fois par la France ‘d'un côté avec les Hollandais, et de l'autre avec le roi de Sicile, tandis que l'Espagne attaquerait le royaume de Naples, et en chasser ainsi l'empereur. Mais se voyant seul, il n'oubliait rien pour avoir de grandes forces pour faire craindre l'Espagne, et obtenir de meilleures conditions quand il faudrait traiter.

Il comptait tellement sur la mauvaise disposition de l'Angleterre, qu'il voulait, pour premier point préliminaire, que la négociation ne se traitât point à Londres. Il se flattait qu'il y aurait bientôt des mouvements considérables en ce pays-là. Il se mit à caresser le Prétendant, sans toutefois lui donner le plus petit secours, et il lui fit passer par le cardinal Gualterio l'avis de se marier, comme étant celui de tous les Anglais, même les plus opposés à son rétablissement, et la chose la plus agréable à toute l'Angleterre, comme le sachant d'un homme principal et fort mêlé dans le gouvernement.

Albéroni n'avait laissé que le nom et les places aux conseillers d'État, qui est ce que nous appelons ici les ministres. Il ne leur communiquait que des choses indifférentes; les secrétaires d'État n'avaient même aucune part à rien de son entreprise. Il en avait écrit et signé de sa main tous les ordres. Patiño seul en conduisait l'exécution sous lui. Il voulait le même secret dans toutes les affaires, et que les ministres d'Espagne dans les cours étrangères ne rendissent compte qu'à lui tout seul. Il avait de plus la raison de l'État du roi d'Espagne, accablé de vapeurs qui le faisaient juger plus mal qu'il n'était. Sa mélancolie était extrême, et quoique extérieurement soumis à la reine et aux volontés du cardinal, qui disposait seul en effet de toutes les affaires, il y en avait néanmoins de particulières, où la mauvaise humeur du roi éclatait au-dehors assez pour y être connue et remarquée par les ministres étrangers.

L'abbé del Maro, ambassadeur du roi de Sicile à Madrid, était celui [qui, par] la vigilance à être des mieux informés et la pénétration qu'Albéroni ne pouvait tromper, lui était le plus odieux comme un surveillant insupportable: Il prit aussi un soin particulier de le décrier dans sa cour, et dans les autres où cet abbé pouvait avoir quelque relation, et à le faire passer à Rome pour le plus grand fourbe du monde et le plus grand ennemi du pape.

Il en tirait avantage pour exhorter le pape à la patience, à la dissimulation, et à se mesurer en sorte qu'il ne le mît pas hors d'état de lui rendre le moindre service. Il consentait qu'il criât, qu'il se plaignît de l'Espagne pour contenter les Impériaux, mais à condition qu'il ne laisserait jamais imprimer le bref qu'il avait écrit au roi d'Espagne, parce que, s'il le permettait, on ne pourrait plus répondre d'empêcher les grands désordres qui en arriveraient; que c'était pour les prévenir qu'il avait empêché Aldovrandi de le présenter au roi d'Espagne, déférence et prudence dont il voulait que le pape louât son nonce et lui en sût gré. Comme le cardinal jugeait que cette complaisance d'Aldovrandi exciterait puissamment les Allemands à le perdre, il protestait au pape que, s'il le rappelait, il pouvait assurer de voir la nonciature fermée pour longtemps, et le roi d'Espagne marcher sans mesure avec la hauteur et la dignité qui lui convenait. Il lui disait que le seul moyen de travailler utilement pour l'un et pour l'autre était que le roi d'Espagne fût puissamment armé par mer et par terre. Aussi le cardinal y travaillait-il de toutes ses forces.

Il trouvait inutile d'acquérir pour l'Espagne des partisans à Rome par des grâces pécuniaires, dont elle ne tirerait nul service, si les affaires demeuraient en l'état où elles étaient, qui, venant à changer, on verrait bien des gens principaux de cette cour briguer à genoux la protection de cette couronne. Il menaçait ceux de cette cour qui recevaient des grâces de celle de Vienne. Il prétendait que le cardinal d'Albane en touchait vingt mille écus de pension, que l'empereur l'avait menacé de lui ôter sur le soupçon du pape avec l'Espagne depuis le mouvement de ses troupes. Là-dessus, il déclamait contre ce cardinal neveu qui vendait son honneur et son oncle.

Il avertissait le pape de tenir la balance égale entre le roi d'Espagne et l'empereur, de l'indignité de se rendre l'esclave des Allemands, en consentant de retirer qui leur déplairait des emplois, et Acquaviva fut chargé de déclarer de la part du roi et de la reine d'Espagne que si les mauvais offices qu'à l'instigation de Gallas Albane rendait continuellement à Aldovrandi faisaient rappeler ce nonce, on n'en recevrait point d'autre en sa place, et que la nonciature demeurerait fermée pendant tout ce pontificat, aussi bien qu'une bonne partie de la daterie.

Albéroni en effet ne pouvait avoir un nonce plus à sa main, ni plus souple à ses volontés qu'Aldovrandi. Celui-ci était persuadé de la nécessité de l'union des deux cours; qu'elle ne pouvait subsister qu'autant qu'il se rendrait agréable à celle où il était envoyé. C'est ce qui l'avait rendu si docile à remettre les brefs d'indults avant l'accommodement, et à ne les point retirer contre les ordres positifs du pape. Le désir de profiter de sa nonciature le fit insister auprès du pape à ne plus parler de ces deux griefs. Les brefs en dépôt entre les mains d'Albéroni et du confesseur y étaient en sûreté; on n'en pouvait de plus faire usage que de l'autorité de la nonciature, par conséquent sans la permission du pape; et de plus le roi s'en pouvait passer, en demandant à son clergé le même don gratuit, qui aimerait mieux se faire un mérite de l'accorder que d'y être forcé par les bulles.

Ce nonce tâchait de persuader au pape que la conquête de la Sardaigne pouvait devenir un moyen de paix par les offices commencés de la France et de l'Angleterre. Il reconnaissait que le roi de Sicile y pouvait contribuer; mais il ne jugeait pas qu'on pût se fier à un prince aussi capable que lui de faire les mêmes manèges à Vienne et à Madrid.

L'abbé del Maro y paraissait, depuis quelque temps, plus souvent à la cour, et Albéroni moins aigre à son égard.

Ce changement qui, mal à propos, fit soupçonner quelque négociation entre les deux cours n'en fit aucun dans l'esprit de cet abbé. Il crut toujours que le projet d'Albéroni avait été la Sicile; que le roi d'Espagne s'y était opposé; que la Sardaigne n'avait été qu'un amusement pour occuper et ne pas laisser la flotte et les troupes inutiles.

Le colonel Stanhope arriva cependant à Madrid, où il trouva Bubb, secrétaire, chargé jusqu'alors des affaires d'Angleterre. Tous deux virent ensemble Albéroni. Ils l'assurèrent d'abord de l'amitié du roi d'Angleterre pour le roi d'Espagne, motivèrent après ses plaintes de l'infraction de la neutralité d'Italie, dirent qu'il espérait que le roi d'Espagne, acceptant sa médiation, enverrait incessamment un ministre à Londres pour y travailler à un bon accommodement pour prévenir un embrasement en Europe; ils ajoutèrent qu'en ce cas le roi d'Angleterre avait les pouvoirs nécessaires pour entamer un traité à des conditions avantageuses et honorables à l'Espagne et utiles pour assurer le repos de l'Europe. Albéroni s'emporta d'abord, invectiva contre le traité d'Utrecht qui, en donnant tant à l'empereur, avait ôté la balance; dit qu'il était contre toute politique et contre l'intérêt général de permettre que l'empereur se rendît maître de l'Italie, et conclut que le roi d'Espagne n'entrerait en aucune négociation, et n'enverrait personne à Londres s'il n'était auparavant informé des conditions qu'on proposait pour l'accommodement. Les Anglais répondirent qu'il s'expliquait d'une manière bien opposée à l'avis du régent, qui de concert avec le roi d'Angleterre avait déjà envoyé l'abbé Dubois à Londres; qu'à l'égard des conditions de l'accommodement ils étaient prêts de les lui expliquer.

Le cardinal les interrompit, et dit que si leurs propositions regardaient les successions de Toscane et de Parme, il en était suffisamment instruit; que le roi d'Espagne ne faisait nul cas de pareilles offres; que, si on prenait de telles mesures, il faudrait que le roi d'Espagne mît une garnison dans Livourne dans le moment que le traité serait conclu; en un mot, qu'il était impossible de rien déterminer si les puissances de l'Europe ne s'accordaient à diminuer et à borner le pouvoir excessif de l'empereur. Les Anglais représentèrent que l'Europe ne s'armerait pas pour dépouiller l'empereur des États qu'il possédait, que les principales puissances s'étaient obligées à lui garantir; que l'unique moyen d'empêcher qu'il fît de nouveaux progrès serait de s'obliger nouvellement par un traité à se déclarer contre ce prince s'il voulait faire quelque entreprise. Ils soutinrent que rien ne serait plus désagréable au grand-duc que de mettre une garnison dans Livourne, mais que cette difficulté ne devait pas rompre un traité si nécessaire à la tranquillité publique.

Malgré ces facilités, les Anglais ne trouvèrent qu'emportements et fureurs. Albéroni protesta que le roi d'Espagne n'aurait jamais l'infamie de faire à sa postérité le tort de céder pour rien ses justes prétentions en Italie: qu'il n'y avait ni confiance ni sûreté à prendre en toutes les garanties du monde, qui n'empêcheraient pas l'empereur de se saisir de ce qu'il voudrait envahir. La conférence finit ainsi sans se persuader.

Albéroni, néanmoins, assez satisfait de la modestie des Anglais, en conclut que le roi d'Angleterre se trouvait embarrassé de s'être trop engagé, et que l'intérêt du commerce ne permettrait pas à son parlement de lui fournir de quoi faire la guerre à l'Espagne pour l'empereur. Il ne doutait pas d'une autre campagne encore en Hongrie; il comptait sur une grande diminution des troupes impériales en ce pays-là, et sur un grand désordre dans ses finances. Sur ce ruineux fondement il résolut de répondre, en général, que le roi d'Espagne serait toujours disposé à la paix quand le traité produirait la sûreté de l'Italie et un juste équilibre en Europe, et qu'il ne pouvait envoyer à Londres que de concert avec le régent qui avait offert ses offices, dont il fallait savoir les sentiments avant de répondre positivement.

Le cardinal avait déjà laissé pénétrer ses mauvaises intentions à l'égard du roi de Sicile. Del Maro avait remarqué son affectation à retarder l'accommodement de quelques différends de peu de conséquence avec ce prince. Il jugea qu'il les réservait peut-être pour servir un jour de prétextes aux projets qu'il méditait.

Le mauvais état de la santé du roi d'Espagne et sa mélancolie profonde n'arrêtait point Albéroni. Il insista toujours sur l'impossibilité de compter sur aucunes garanties par l'exemple de Majorque et de l'évacuation de la Catalogne. Il en concluait que l'empereur, maître de l'Italie, le serait de s'emparer des successions de Toscane et de Parme, et de fomenter encore des troubles dans l'intérieur de l'Espagne; enfin, il déclara que le roi d'Espagne ne consentirait à aucun accommodement, si l'empereur n'était auparavant dépouillé d'une partie des États qu'il possédait en Italie, seul moyen d'assurer la balance absolument nécessaire au bien public de l'Europe. Quand les Anglais opposaient la parole et la garantie de leur maître, il répondait que la parole des princes n'avait lieu qu'autant qu'elle n'était pas contraire au bien public et au bien particulier de leurs peuples, et prétendait faire voir que rien n'était plus préjudiciable aux intérêts de l'Angleterre que de faire la guerre à l'Espagne, même que toute alliance avec l'empereur. Si les Anglais lui représentaient que l'intention de leur maître n'était pas de porter la guerre en Espagne, mais d'accorder à l'empereur un secours de vaisseaux pour garder les côtes d'Italie, il répondait qu'il serait bien singulier de voir l'Angleterre tenir une armée navale dans la Méditerranée, uniquement pour le service de l'empereur, et que si les puissances souffraient l'usurpation de Parme et de Ferrare, que l'empereur projetait, elles commettraient une indignité dont elles auraient tout lieu de se repentir. Les ministres d'Espagne au dehors eurent ordre de s'expliquer dans les mêmes sentiments du premier ministre, avec toute la confiance qu'il faisait paraître dans les forces de l'Espagne. Il craignait les desseins de l'Angleterre et les effets de sa partialité pour l'empereur. Les discours que Stairs tint là-dessus à Paris lui déplurent tellement, qu'il voulut que les ambassadeurs d'Espagne en France et en Angleterre s'en plaignissent formellement.

Celui de Hollande à Madrid tenait une conduite très opposée à celle des Anglais. Il fut le seul des ministres étrangers qui illumina sa maison pour la prise de Cagliari. Ses démonstrations différentes de joie firent soupçonner faussement que sa république avait approuvé cette entreprise sur la Sardaigne. Beretti se flattait d'y trouver beaucoup de penchant pour l'Espagne, et l'Espagne affectait une grande confiance pour la république. Cadogan même en marqua obligeamment sa jalousie à Beretti.

Ce dernier prétendait avoir appris du baron de Rensworde qu'en même temps que la flotte espagnole mit à la voile pour la Sardaigne, le roi de Sicile envoya secrètement déclarer à Vienne qu'il n'avait point de part à l'entreprise; qu'il avait ordonné à tous les ports de Sicile de tout refuser aux Espagnols, et qu'il prendrait avec l'empereur tous les engagements qu'il pourrait désirer, s'il voulait le reconnaître comme roi de Sicile, et approuver le traité fait et ratifié avec l'empereur Léopold en 1703. Beretti se faisait un mérite de ces avis, et se paraît de la confiance intime qu'avaient en lui les principaux membres des États généraux. Il assurait qu'ils ne permettraient point que l'empereur se rendît maître de Livourne, et que l'Angleterre même concourrait à l'empêcher. Il se fondait en raisonnements pour persuader en Espagne que les Hollandais craignaient qu'on traitât à Londres, et voulaient que ce fût dans une ville de leur État. Il inférait de la route que Penterrieder devait prendre pour se rendre à Londres en évitant la Haye, malgré les instances de la république, que l'empereur craignait la partialité des Hollandais, et que les Anglais voulaient se réserver à eux seuls la négociation, et n'en donner connaissance aux Hollandais que lorsque toutes choses seraient absolument réglées. Il se trompait en tous points. Ceux qui étaient au timon de la république étaient dépendants de l'Angleterre et n'osaient s'écarter de ses intérêts. Il était donc nécessaire qu'elle agît de concert avec l'Angleterre. Cadogan en était bien persuadé, et il attendait Penterrieder à la Haye, qu'il avait prié d'y passer.

L'abbé Dubois prévint par son arrivée à Londres celle de Penterrieder. Il y guérit les ministres de la crainte qu'ils avaient conçue que le maréchal d'Huxelles ne fût contraire à la négociation qui s'allait commencer. Le roi d'Angleterre et ses ministres ne cessaient d'assurer Monteléon d'une amitié et d'une correspondance entière avec le roi d'Espagne, et que la négociation tournerait à sa satisfaction, et cet ambassadeur s'en flatta plus encore sur la réponse du roi d'Angleterre à l'envoyé de l'empereur. Ce ministre, en prenant congé de lui, insista sur la garantie, et lui demanda pressement et avec hauteur s'il voulait ou non satisfaire aux traités et donner à l'empereur les secours de troupes et de vaisseaux nécessaires pour conserver les États qu'il possédait en Italie. À quoi le roi d'Angleterre répondit qu'en l'état où se trouvaient les affaires générales de l'Europe, il avait besoin de plus de temps pour faire ses réflexions, avant de prendre une résolution.

D'autre part, l'abbé Dubois assurait Monteléon d'une manière qui lui paraissait sincère que ses ordres du régent étaient très positifs en faveur de l'Espagne, dont il regardait les intérêts comme inséparables de ceux de la France, et l'avait expressément chargé d'y veiller avec une égale attention. Néanmoins Monteléon cherchait à pénétrer s'il disait bien vrai, et si sa mission ne regardait que la négociation qui paraissait, et peut-être en même temps pacifier les troubles du nord, ou s'il y avait quelque cause secrète et quelque mystère plus profond. La confiance qui paraissait entre Stanhope et lui donnait celle de pénétrer ce qu'il en était, parce que Stanhope était le principal acteur. Mais, jusqu'à l'arrivée de Penterrieder, il ne se pouvait agir que de propos généraux. En attendant, Monteléon vantait en Espagne ses services et ses soins, et au duc de Parme, qu'il y croyait tout-puissant, l'attention qu'il apportait à ses intérêts, les conseils qu'il donnait en sa faveur à l'abbé Dubois et les démarches qu'il continuerait de faire en sa faveur, sans que l'Espagne fût instruite de tout ce qu'il faisait à cet égard.

On croyait à Londres que le duc de Parme et les autres princes d'Italie désiraient la conclusion du traité qui allait s'y négocier, pour éviter la guerre dont ils étaient menacés; mais quelques-uns d'eux, qui étaient dans la confiance d'Angleterre, doutaient de la sincère intention de la France, non du régent, dont ils croyaient l'intérêt d'être uni au roi d'Angleterre, mais d'une puissante cabale, fort contraire au régent, et fort attachée au roi d'Espagne.

Bernsdorff, celui des ministres hanovriens qui avait le plus de crédit auprès du roi d'Angleterre, et Robeton, réfugié français, imaginèrent et prièrent Stairs de conseiller au régent de choisir cinq ou six bonnes têtes dévouées à ses intérêts, de se conduire par leur conseil, de les prendre parmi les évêques et les ecclésiastiques réputés jansénistes, où il y avait des gens habiles; qu'étant sans famille, ils seraient plus hardis que les laïques, et qu'ennemis des jésuites, ils tiendraient tête à cette canaille, auteurs de libelles répandus contre lui, en dernier lieu de celui de la Gazette de Rotterdam très certainement sorti de leur boutique. Ces deux hommes attribuaient à cette cabale d'avoir mis et de soutenir en place Châteauneuf en Hollande, Rottembourg en Prusse, Poussin à Hambourg, le comte de La Marck en Suède, Bonac à Constantinople. Ce dernier, disaient-ils, instruit par la cabale, avait proposé une alliance entre la Suède et la Porte pour continuer la guerre en Hongrie, et averti Ragotzi de ce qu'il devait faire pour détourner les Turcs de faire la paix. Châteauneuf menaçait les Hollandais du ressentiment de la France, s'ils accordaient à leurs sujets des lettres de représailles contre les Suédois. La Marck travaillait à une paix particulière contre le czar et la Suède, avec un zèle et une partialité extrême pour celle-ci, tandis qu'elle se plaignait amèrement de l'engagement pris par la France de lui refuser tout subside et tout autre secours après le terme expiré porté par le dernier traité d'alliance. Rottembourg était l'entremetteur d'une négociation secrète entre Ilghen, ministre du roi de Prusse et Goertz, ministre de Suède, auquel il avait offert de le tenir caché dans sa maison. On voit avec surprise et avec quelque chose de plus, jusqu'à quel point l'intérêt et le crédit de l'abbé Dubois et celui de ses croupiers pour le leur à lui plaire, jusqu'à quel point, dis-je, se portait la hardiesse des Anglais dans l'intérieur du régent, d'essayer de lui donner un nouveau conseil à leur gré, et de lui faire changer tous les ministres au dehors, c'est-à-dire de faire de ce prince leur vice-roi en France, et d'y montrer à tous les François qu'aucun ne pouvait espérer aucune de toutes les places du gouvernement au dedans, ni au dehors, ni de conserver dans aucune que par leur choix ou par leur permission. Les imputations faites à ceux du dehors portaient encore cette hardiesse au delà de tout ce qui se pouvait comprendre.

Quelque insensée que fût l'entreprise d'Albéroni sans alliés, le fourreau était jeté, et il était véritable que, si contre toute apparence, elle eût pu réussir, il était de l'intérêt de la France que l'empereur devînt moins puissant en Italie, et que l'Espagne s'y accrût de partie de ce qu'elle y avait perdu. Bonac servait donc utilement de chercher les moyens de prolonger la guerre de Hongrie, de laquelle uniquement l'Espagne pouvait espérer des succès en Italie, et d'obliger l'empereur à se prêter à des conditions de paix désirables.

À l'égard de la Suède, il n'y avait que le désespoir de la pouvoir rétablir, aussi démontré qu'il l'était alors, qui pût faire cesser les efforts de la France en faveur d'un ancien allié, dont la descente en Allemagne avait été la première borne de l'énorme vol que la puissance de la maison d'Autriche avait pris en Europe, et que les possessions demeurées en Allemagne à la Suède avaient sans cesse empêchées de reprendre. Le rétablissement de cette couronne devait donc être infiniment cher à la France, si, dans la ruine des malheurs de Charles XII, elle avait pu la procurer. À ce défaut, l'intérêt de la France, qui l'empêchait de se commettre seule avec toutes les puissances conjurées contre la Suède, était de procurer avec adresse et sagesse une paix qui sauvât à la Suède tout ce qu'il serait possible de ses débris pour la laisser respirer, et en situation d'oser songer à se rétablir un jour dans l'état d'où elle était déchue. C'est ce qui ne se pouvait espérer qu'en travaillant à des paix particulières qui rompissent la ligue qui l'accablait, qui en missent, s'il était possible, les membres aux mains les uns contre les autres, qui intéressassent contre les opiniâtres ceux qui auraient fait leur paix particulière, à soutenir la Suède contre eux, et par ce moyen lui sauver enfin des provinces en Allemagne qui lui laissassent un pied dans l'empire, une voix dans les diètes, et les occasions d'y contracter des alliances et d'y figurer encore, de cheminer vers son rétablissement, et d'y balancer à la fin la puissance de la maison d'Autriche, et la grandeur naissante de la maison de Hanovre.

Ainsi le comte de La Marck et Rottembourg servaient très utilement l'état de travailler à séparer et à brouiller cette ligue du nord, si utile aux vues et à la puissance de l'empereur et de la maison de Hanovre, qui était si occupée de se conserver ses usurpations de Brême et de Verden sur la Suède; et ces ministres ne pouvaient mieux s'y prendre qu'en procurant à la Suède des paix particulières. Châteauneuf aussi avait grande raison d'empêcher, tant qu'il pouvait, la Hollande de se joindre aux ennemis de la Suède, en troublant et infestant le peu de commerce qui lui restait. On ne peut donc assez admirer que l'Angleterre osât vouloir, à visage découvert et sous prétexte d'avis d'amitié, tourner la France à un intérêt si contradictoire à ceux de cette couronne, tonneler [10] le régent en l'effrayant de cabales, et l'obliger à se défaire de ceux qui servaient le mieux les vrais intérêts de leur maître, pour leur en substituer d'autres qui ne prendraient ordres ni instructions que des ministres de Georges, comme on l'a vu depuis pratiquer à découvert après que l'abbé Dubois eut totalement subjugué le régent et par lui tout le royaume.

La paix du nord, sans l'intervention de Georges, aurait été l'événement qui l'aurait le plus sensiblement touché. Il comptait les intérêts et son établissement sur le trône d'Angleterre sujet aux caprices et aux révolutions pour rien en comparaison de ses États d'Allemagne et de leur agrandissement. Le czar désirait sa paix particulière avec la Suède par les avantages qu'il y trouvait, et par la difficulté pécuniaire d'en soutenir plus longtemps la guerre. La base du traité était le rétablissement de Stanislas, de s'emparer de Dantzig, d'y mettre des troupes moscovites et de l'y faire régner pendant la vie de l'électeur de Saxe, dont il aurait été le successeur à la couronne de Pologne, moyennant quoi le czar espérait faire beaucoup relâcher le roi de Suède sur les conditions de sa paix.

Le roi de Prusse entrait dans ce projet; mais, se défiant du czar, il traitait séparément avec la Suède. Il y eut divers projets proposés à Berlin pendant le séjour que le baron de Goertz, ministre confident du roi de Suède, fit en cette ville. Quoique le traité ne fût qu'entre la Suède et la Prusse, ce dernier prince affectait de veiller aux intérêts du czar, son allié. Goertz offrit de laisser au czar Pétersbourg, une lisière des deux côtés du golfe de Finlande avec tous les ports et havres qui en dépendaient en l'état qu'ils se trouvaient alors, et promettait sur Revel qu'on trouverait des expédients pour aplanir la difficulté de cet article. La cession de Stettin et de son district était ce qui touchait le plus le roi de Prusse. Goertz disait qu'il n'avait pouvoir d'y consentir qu'à condition que le roi de Prusse promettrait en même temps la restitution de toutes les conquêtes de ses alliés, excepté Pétersbourg. C'était un engagement qu'il était impossible que le roi de Prusse pût prendre. Le czar avait déclaré positivement qu'à l'exception de la Finlande, il ne restituerait absolument rien. Il avait particulièrement dit qu'il voulait la Livonie et qu'il ferait la guerre plutôt vingt ans encore que de changer quoi que ce soit à la résolution qu'il avait prise.

Goertz augmenta les difficultés en déclarant qu'il ne ferait pas un seul pas dans la négociation si la démolition des fortifications de Wismar n'était suspendue. Le roi de Prusse, qui le connaissait bien, lui fit offrir cent mille écus; mais pour cette fois ce moyen si sûr avec lui ne réussit pas, et on jugea que Goertz avait pris ailleurs des engagements dont il croyait tirer davantage; le soupçon fut que c'était avec le roi de Pologne. En effet, Goertz demeurait en Pologne pendant la négociation; il refusa de se trouver à une conférence avec les ministres de Russie et de Prusse, qui devait se tenir près de Berlin. Il partit brusquement sans dire adieu, sans avertir, sans déclarer où il voulait aller, se rendit à Breslau, terre fort suspecte dans ses conjonctures pour le roi de Prusse et pour ses alliés, parce que le roi d'Angleterre avait averti l'empereur que le czar avait offert à la France d'attaquer les États héréditaires de la maison d'Autriche, si le régent voulait donner des subsides pour entreprendre et pour soutenir cette guerre, qui auraient été bien mieux employés que ceux que l'abbé Dubois lui fit donner bientôt après contre l'Espagne. L'avis ajoutait que la proposition s'était faite avant la prise de Belgrade qui avait fait changer de ton au czar. Mais c'en était bien plus qu'il ne fallait pour le rendre suspect à Vienne, et pour faire craindre à ce prince et à ses alliés que cette cour ne fût informée de l'état de la négociation entamée pour la paix du nord.

Le roi de Prusse, irrité de l'infidélité de Goertz, ne songea plus qu'à se lier plus intimement avec le czar. Il résolut d'envoyer un ministre aux conférences qu'on parlait de tenir aux environs de Pétersbourg, où le czar et lui souhaitèrent également qu'il n'y vînt personne de la part de la France, qui traverserait sûrement le traité si le roi d'Angleterre n'y était compris, avec lequel elle s'était si étroitement liée, et qu'ils accusaient sans doute de l'avoir averti des propositions que le czar lui avait faites, qu'on vient de voir être allées par Georges jusqu'à l'empereur: autre ouvrage de l'abbé Dubois, si le fait était vrai.

Toutefois, il n'y avait pas lors un mois que le roi de Prusse avait exhorté le régent à penser sérieusement à former un parti dans l'empire capable de borner l'autorité de l'empereur; il avait offert d'y donner ses soins et ses offices; il se disait sûr du landgrave de Hesse et du duc de Wurtemberg; il travaillait à s'unir plus étroitement au duc de Mecklembourg qui avait dix ou douze mille hommes; il espérait d'y attirer les Hollandais qui voulaient traiter avec lui; il demandait à la France de travailler à une harmonie parfaite entre le roi d'Angleterre et lui, chose bien contradictoire à tout le reste. Le landgrave était fort lié avec Georges, de l'appui duquel, en Hollande, il espérait procurer au prince de Nassau, gouverneur de Frise, son petit-fils, la charge de stathouder des Sept-Provinces, et celle de capitaine général au prince Guillaume son fils. Le roi de Prusse attribuait le défaut d'intelligence entre le roi son beau-père et lui à l'intérêt particulier de Bernsdorff, et croyait que l'abbé Dubois pourrait terminer ces difficultés particulières; mais la base de tout ce projet était la fin de la guerre du nord ou de celle en particulier du roi de Prusse, pendant la durée de laquelle il ne pouvait rien entreprendre, et se trouvait obligé de ménager l'empereur.

Il n'était pas aisé de faire revenir la cour de Londres sur le roi de Prusse, dont la légèreté et le peu de fidélité ne permettaient pas de compter sur lui avant que les mesures projetées entre l'empereur et la France fussent réglées, et les Anglais mêmes se plaignaient de Rottembourg comme dévoué à Ilghen et à la cour de Berlin. Ils étaient fort attentifs à la négociation commencée entre la Suède et le czar qu'ils croyaient en désir d'une paix avantageuse en abandonnant ses alliés, et qui, haïssant le roi Georges et parlant de lui sans mesure, pourrait former une liaison intime avec la Suède, et faire dans leur traité une condition principale de soutenir les droits du Prétendant et de concourir à son rétablissement. Ces considérations vivement imprimées dans l'esprit des ministres Anglais attachés à Georges, leur faisaient sentir la nécessité de lui attacher les principales puissances de l'Europe, pour s'en assurer contre de nouvelles entreprises de ce malheureux prince, et pour cela même l'importance de procurer par sa médiation la paix entre l'Espagne et l'empereur que, comme chef de l'empire où Georges avait ses plus précieux États, il avait plus besoin d'obliger et de s'acquérir. C'est ce qui avait engagé ces ministres Anglais à ne rien omettre pour engager cette négociation à Londres.

Penterrieder y arriva à la fin d'octobre, fort content des dispositions qu'il croyait avoir remarquées à la Haye d'entrer sans peine dans toutes les mesures que la France et l'Angleterre jugeraient nécessaires pour affermir le repos de l'Europe. Cadogan, qui connaissait mieux que Penterrieder les Hollandais, desquels il avait un long usage, n'en jugeait pas si favorablement que lui; il comptait bien sur leur principe d'intelligence parfaite avec l'Angleterre, et d'entrer autant qu'il serait possible dans les mêmes alliances. Mais, quoique tous les particuliers convinssent en cela, ils différaient dans les voies pour arriver au même but. La Hollande, comme les autres pays, était partagée en partis, en divisions et en subdivisions, et ces différents sentiments se portaient aux États généraux. Cadogan remarquait aussi que Châteauneuf, plus fidèle à ses anciens préjugés qu'à ses derniers ordres, travaillait à détruire plutôt qu'à fortifier la confiance entre l'Angleterre et la Hollande. Beretti, mal instruit des démarches de Penterrieder à la Haye, crut qu'il n'avait traité d'affaires qu'avec Cadogan et Widword, et qu'il s'était contenté de se plaindre aux. États généraux de l'entreprise de l'Espagne en termes fort aigres et fort hauts, que les Anglais avaient approuvés; sur quoi il s'étendit en grands raisonnements en Espagne sur la partialité de Georges et de ses ministres pour l'empereur, à qui Cadogan avait un ancien attachement personnel, et sur la sagesse de la résolution de ne point traiter à Londres, mais à la Haye, où la partialité pour l'empereur serait infiniment moins dangereuse. Cadogan n'avait point caché à Beretti que le roi d'Angleterre travaillait fortement à la paix de l'empereur avec l'Espagne, ni les conditions qui en étaient le fondement.

Elles étaient que l'empereur reconnaîtrait Philippe V roi des Espagnes et des Indes; qu'il donnerait à un des fils de son second mariage l'investiture des États de Toscane et de Parme quand les successions en seraient ouvertes; que les mesures seraient si bien prises que la Toscane n'appartiendrait jamais à l'empereur, ni spécialement Livourne; moyennant quoi l'Espagne y trouverait ses avantages, les princes d'Italie leur sûreté, l'équilibre serait conservé, et la tranquillité publique.

Cadogan, loin d'en demander le secret, dit à Beretti que le régent avait chargé le duc de Saint-Aignan de communiquer ce projet en Espagne, et qu'étant avantageux, il y avait lieu d'en espérer des réponses favorables, dont dépendait tout le succès de la négociation. Beretti en jugea de même, mais il n'osa s'en déclarer, en attendant d'être informé des sentiments d'Albéroni. Ce cardinal, comme on l'a vu, s'était offensé des propos que Stairs avait tenus sur l'entreprise de Sardaigne. Il s'en était plaint en forme par un mémoire qu'il remit au secrétaire d'Angleterre. Stairs, à son tour, se plaignit de la vivacité du mémoire. Cellamare, sans ordre, mais dans l'opinion du grand crédit de Stairs auprès du régent, s'entremit pour le calmer. Stanhope écrivit là-dessus à Albéroni d'une manière respectueuse pour le roi d'Espagne, tendre pour lui, par laquelle il l'assurait que l'Angleterre ne donnerait jamais de secours à l'empereur pour faire la guerre à l'Espagne. Le cardinal goba l'équivoque, triompha, brava, et s'engoua de ses idées plus que jamais.

Parmi tous ces soins, le roi d'Espagne tomba véritablement et dangereusement malade. Albéroni avait eu grand soin de le conserver dans l'habitude que Mme des Ursins lui avait fait prendre d'être continuellement enfermé avec la reine et elle, et de le rendre inaccessible, non seulement à sa cour et aux seigneurs les plus distingués, mais à ceux même dont les charges étaient les plus intérieures. C'était par là qu'elle s'était mise seule en possession du gouvernement de l'État et de disposer de toutes les affaires et de toutes les grâces. Albéroni, qui en avait été témoin du temps de M. de Vendôme et depuis sa mort, comme envoyé de Parme, et de cette sorte de prison du roi, encore plus resserrée depuis la mort de la reine, où il ne voyait que la princesse des Ursins avec qui il passait sa vie perpétuellement enfermé, profita de la leçon pour la nouvelle reine et pour sa propre fortune. Comme l'habitude était prise, il n'eut pas de peine à la faire continuer; mais il resserra le roi bien plus étroitement qu'il ne l'avait été du temps de la première reine, dont l'habitude a duré autant que la vie de Philippe V. C'est un détail que j'aurai lieu de faire à l'occasion de mon ambassade, si Dieu permet que j'achève ces Mémoires. Je me contenterai de dire ici ce qui fait à la matière présente.

Qui que ce soit n'approchait de l'intérieur indispensable du roi d'Espagne, c'est-à-dire lever, coucher, repas; car cet intérieur nécessaire se bornait à trois ou quatre valets français et deux seuls gentilshommes de la chambre; aucun ministre qu'Albéroni, le confesseur un quart d'heure tous les matins à la suite du lever, le duc de Popoli et les autres gouverneurs ou sous-gouverneurs des infants à leur suite, mais un quart d'heure à la toilette de la reine le matin, où le roi allait après avoir congédié son confesseur; le cardinal Borgia, patriarche des Indes, rarement le marquis de Villena, majordome-major, les deux gentilshommes de la chambre, seuls en exercice; les mêmes, excepté les infants et leurs gouverneurs, pouvaient entrer au dîner et au souper sans y rester longtemps. Les soirs, les infants et leurs gouverneurs venaient voir le roi et la reine seuls; leur visite ne durait qu'un moment. Les premiers médecin, chirurgien et apothicaire avaient ces mêmes entrées dont, à l'exception du lever, ils usaient sobrement. De femmes, la nourrice seule voyait la reine au lit quand le roi en sortait, et la chaussait. C'était là le seul moment qu'elle eût seule avec elle, qui s'allongeait tant qu'on pouvait, à la mesure de l'habiller du roi, qui se faisait dans une pièce joignante. La reine passait à sa toilette, où elle trouvait la camarera-mayor, trois ou quatre dames du palais, autant de señoras de honor, et quelques femmes de chambre. À dîner et à souper, la camarera-mayor, deux dames du palais de jour et deux señoras de honor de jour servaient, et les femmes de chambre apportaient de la porte les plats et à boire, et les y rendaient aux officiers. La bouche du roi ne lui préparait rien et était absolument inutile. Il n'était servi que de celle de la reine. Le majordome-major était donc exclu, ainsi que le sommelier du corps, qui est de tous les grands officiers le plus intérieur, et tous les gentilshommes de la chambre, dont il y a une vingtaine, desquels auparavant deux étaient de service par semaine tour à tour. Ainsi le service intérieur était réduit à ce très court nombre de valets et d'officiers de santé, aux deux gentilshommes de la chambre seuls, toujours en fonction, et au majordome-major de la reine, qui était aussi l'un de ces deux gentilshommes de la chambre toujours en service, à ce peu de dames de la reine tour à tour et à ces deux ou trois autres que j'ai nommées, qui, sans service, entraient quelquefois à la toilette ou au dîner: le duc d'Escalope, qu'on appelait toujours marquis de Villena, était majordome-major du roi, un des plus grands seigneurs d'Espagne en tout genre, et le plus respecté et révéré de tous, avec grande raison, par sa vertu, ses emplois et ses services. J'en ai parlé t. III, p. 333, et t. VI, p. 103, et de son fils aîné, le comte de San Estavan de Gormaz, grand d'Espagne aussi, gendre de la camarera-mayor, et premier capitaine des gardes du corps alors.

La maladie du roi fit réduire ce court intérieur dont je viens de parler, à la reine unique de femme et à sa nourrice, aux deux gentilshommes de la chambre toujours en service, aux officiers de santé, qui n'étaient que quatre parce que le premier médecin de la reine y fut admis, et aux quatre ou cinq valets intérieurs, Albéroni sur le tout. Le reste sans exception fut exclus; le P. Daubenton même n'y était admis qu'avec discrétion.

La médecine du roi est tout entière sous la charge de son majordome-major. Elle lui doit rendre compte de tout, il doit être présent à toutes les consultations, et le roi ne doit prendre aucun remède qu'il ne sache, qu'il n'approuve et qu'il ne soit présent. Villena voulut faire sa charge. Albéroni lui fit insinuer que le roi voulait être en liberté, et qu'il ferait mieux sa cour de se tenir chez lui, ou d'avoir la discrétion et la complaisance de ne point entrer où il était, et d'apprendre de ses nouvelles à la porte. Ce fut un langage que le marquis ne voulut point entendre.

On avait tendu au fond du grand cabinet des Miroirs un lit en face de la porte où on avait mis le roi, et comme la pièce est vaste et longue, il y a loin de cette porte, qui donne dans l'extérieur, jusqu'au fond où était le lit. Albéroni fit encore avertir le marquis que ses soins importunaient, qui ne laissa pas d'entrer toujours. À la fin, de concert avec la reine, le cardinal résolut de lui fermer la porte. Le marquis s'y étant présenté une après-dînée, un de ces valets intérieurs l'entrebâilla et lui dit avec beaucoup d'embarras qu'il lui était défendu de le laisser entrer. « Vous êtes un insolent, répondit le marquis, cela ne peut pas être; » pousse la porte sur le valet et entre. Il eut en face la reine, assise au chevet du lit du roi. Le cardinal, debout auprès d'elle, et ce peu d'admis qui n'y étaient pas même tous, fort éloignés du lit. Le marquis, qui était avec beaucoup de gloire fort mal sur ses jambes, comme on l'a vu dans ce que j'ai dit de lui, s'avance à petits pas, appuyé sur son petit bâton. La reine et le cardinal le voient et se regardent. Le roi était trop mal pour prendre garde à rien, et ses rideaux étaient fermés, excepté du côté où était la reine. Voyant approcher le marquis, le cardinal fit signe avec impatience à un des valets de lui dire de s'en aller, et tout de suite, voyant que le marquis sans répondre avançait toujours, il alla à lui, et lui remontra que le roi voulait être seul et le priait de s'en aller. « Cela n'est pas vrai, lui dit le marquis, je vous ai toujours regardé, vous ne vous êtes point approché du lit, et le roi ne vous a rien dit. » Le cardinal, insistant et ne réussissant pas, le prit par le bras pour le faire retourner. Le marquis lui dit qu'il était bien insolent de vouloir l'empêcher de voir le roi et de faire sa charge. Le cardinal, plus fort que lui, le retourna, l'entraînant vers la porte, et se disant mots nouveaux, toutefois le cardinal avec mesure, mais le marquis ne l'épargnant pas. Lassé d'être tiraillé de la sorte, il se débattit, lui dit qu'il n'était qu'un petit faquin, à qui il saurait apprendre le respect qu'il lui devait; et dans cette chaleur et cette pousserie le marquis, qui était faible, tombe heureusement dans un fauteuil qui se trouva là. De colère de sa chute il lève son petit bâton et le laisse tomber de toute sa force dru et menu sur les oreilles et sur les épaules du cardinal, en l'appelant petit coquin, petit faquin, petit impudent qui ne méritait que les étrivières. Le cardinal, qu'il tenait d'une main à son tour, s'en débarrassa comme il put et s'éloigna, le marquis continuant tout haut ses injures, le menaçant avec son bâton. Un des valets vint lui aider à se lever du fauteuil, à gagner la porte, car, après cette expédition, il ne songea plus qu'à s'en aller. La reine regarda de son siège toute cette aventure en plein, sans branler ni mot dire; et le peu qui était dans la chambre, sans oser remuer. Je l'ai su de tout le monde en Espagne, et de plus j'en ai demandé l'histoire et tout le plus exact détail au marquis de Villena, qui était la droiture et la vérité même, qui avait pris de l'amitié pour moi, et qui me l'a contée avec plaisir toute telle que je l'écris. Santa Cruz et l'Arco, les deux gentilshommes de la chambre, qui me l'ont aussi contée, riaient sous cape. Le premier avait refusé de lui aller dire de sortir; et après l'accompagnèrent à la porte. Le rare est que le cardinal, furieux, mais saisi de la dernière surprise des coups de bâton, ne se défendit point, et ne songea qu'à se dépêtrer. Le marquis lui cria de loin que, sans le respect du roi et de l'état où il était, il lui donnerait cent coups de pied dans le ventre et le mettrait dehors par les oreilles. J'oubliais encore cela. Le roi était si mal qu'il ne s'aperçut de rien.

Un quart d'heure après que le marquis fut rentré chez lui, il reçut un ordre de se rendre en une de ses terres à trente lieues de Madrid. Le reste du jour sa maison ne désemplit pas de tout ce qu'il [y] avait de plus considérable à Madrid, à mesure qu'on apprenait l'aventure, qui fit un furieux bruit. Il partit le lendemain avec ses enfants. Le cardinal toutefois demeura si effrayé que, content de l'exil du marquis et de s'en être défait, il n'osa passer aux censures pour en avoir été frappé. Cinq ou six mois après il lui envoya ordre de revenir, sans qu'il en eût fait la plus légère démarche. L'incroyable est que l'aventure, l'exil, le retour ont été entièrement ignorés du roi d'Espagne jusqu'à la chute du cardinal. Le marquis n'a jamais voulu le voir ni ouïr parler de lui, pour quoi que ce pût être, depuis qu'il fut revenu, quoique le cardinal fût absolument le maître, dont l'orgueil fut fort humilié de cette digne et juste hauteur, et d'autant plus piqué qu'il n'oublia rien pour se replâtrer avec lui, sans autre succès qu'en recueillir les mépris, qui accrurent beaucoup encore la considération publique où était ce sage et vertueux seigneur.

Le roi fut assez mal pour faire son testament, dicté par le cardinal et concerté avec la reine. Personne n'en eut connaissance et ne douta que la régence et toute autorité ne lui fût donnée, avec le cardinal pour conseil. Tout fut en trouble, et peu de gens étaient persuadés que la régence d'une belle-mère du successeur fût reconnue si le roi venait à mourir, et une belle-mère aussi haïe que celle-là l'était de toute l'Espagne, et qui n'avait d'appuis que le duc de Parme et Albéroni si parfaitement détesté.

Suite
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Terme de chasse : prendre piège. (Y. B.)