CHAPITRE IX.

1717

Mouvements du roi de Prusse à divers égards. — Son caractère et ses embarras. — Tentatives pleines d'illusions de Cellamare, qui découvre avec art la vraie disposition du régent sur les affaires présentes. — Mouvements en Bretagne. — Idées d'Albéroni. — Il s'emporte contre les demandes de l'empereur au pape, surtout sur celle qui le regarde personnellement. — Déclaration du roi d'Espagne sur la paix. — Propos, sentiment, conduite d'Albéroni. — Ses préparatifs. — Son profond secret. — Sa toute-puissance en Espagne. — Monti à Madrid. — Le roi d'Espagne inaccessible. — Souverain mépris d'Albéroni pour Rome. — Sa conduite sur le bref injurieux au roi d'Espagne. — Aldovrandi occupé de rapprocher les deux cours et de se justifier à Rome sur ce qu'il avait fait à l'égard de l'acceptation de la constitution en Espagne. — Délicatesse de Rome étrangement erronée. — Anecdote importante sur la constitution entre l'archevêque de Tolède et moi. — Son caractère. — La nonciature chassée de Naples. — Le pape, n'osant rien contre l'empereur, s'en prend à l'Espagne. — Rare expédient du pape sur la non-résidence d'Albéroni en son évêché de Malaga. — Réflexion. — Délicatesse horrible de Rome. — Fureurs de Bentivoglio qui dégoûtent de lui les siens mêmes. — Il donne au pape des conseils extravagants sur les affaires temporelles. — D. Alexandre Albane passe pour vendu à l'Espagne. — Mauvais gouvernement du pape. — Il refuse les bulles de Séville à Albéroni. — Frayeur du duc de Parme et ses conseils à l'Espagne. — Conduite et sentiments d'Albéroni. — Forces de l'Espagne diversement regardées. — Sage avis de del Maro au roi de Sicile. — Riperda, vendu à Albéroni, lui propose l'union du roi de Sicile au roi d'Espagne. — Singulière aventure d'argent entre Bubb, Riperda et Albéroni. — Triste état personnel du roi d'Espagne et du futur [roi]. — Insolentes vanteries d'Albéroni. — Ses efforts auprès des Hollandais. — Son opinion de l'Angleterre. — Ses bravades. — Riche arrivée des galions. — Haute déclaration des ambassadeurs d'Espagne en France, en Angleterre et ailleurs. — Propos d'Albéroni sur l'Angleterre et la Hollande. — Mesures militaires d'Albéroni. — Il veut engager une guerre générale. — Les Anglais ne laissent pas de le ménager. — Triste état personnel du roi d'Espagne, quoique rétabli. — Mesures d'Albéroni pour être seul et bien le maître de sa personne. — Docteur Servi, médecin parmesan. — Proposition en l'air de marier le prince des Asturies à une fille du prince de Galles. — Roideur de l'empereur soutenu des Anglais. — Inquiétude du roi de Sicile. — Propos de son envoyé en Angleterre avec Stanhope, qui l'augmente. — La Pérouse est la dupe de Penterrieder sur la France. — Le czar prend la protection du duc de Mecklembourg, et rassure le roi de Prusse sur un traité particulier avec la Suède. — Mort de la maréchale de Duras. — Quatre gentilshommes de Bretagne mandés par lettre de cachet pour venir rendre compte de leur conduite.

M. le duc d'Orléans travaillait alors à réunir le roi de Prusse avec les États généraux. Il se faisait un mérite auprès de Son Altesse Royale de presser la république, par déférence pour lui, de conclure l'alliance avec lui, où il aurait désiré d'attirer le roi d'Angleterre. Mais Georges en paraissant éloigné, il priait le régent de presser la Hollande de conclure avec lui sans le roi d'Angleterre. Le roi de Prusse était encore plus agité des affaires du nord. Il souhaitait faire sa paix particulière avec la Suède, et craignait l'abandon de ses alliés, s'ils découvraient ses démarches là-dessus. Le désir d'acquérir et la crainte de perdre ne s'accordaient en lui ni avec ses lumières ni avec son courage. Il ne savait ni se résoudre ni soutenir ses résolutions. Il était, comme on l'a déjà dit, léger, changeant, facile à regarder les mauvaises finesses comme un trait d'habileté, et la mauvaise foi comme la politique la plus fine. Le roi de Pologne avait découvert et publié les propositions qu'il avait faites à l'insu de ses alliés. Lui, avait donné de fausses interprétations à sa négociation. Il n'avait persuadé personne, mais ses alliés ne voulaient pas le perdre, pour ne pas affaiblir le nom et l'apparence de la ligue du nord. Eux-mêmes, chacun à part, se sentaient coupables du même crime.

Le roi de Prusse se plaignit d'avoir été trahi par Goertz, ministre de Suède, voulant faire entendre que, s'il avait voulu traiter secrètement, il n'eût fait que suivre l'exemple du roi d'Angleterre; il fit avertir que le comte de La Mark s'était rendu suspect au roi de Suède, en traitant avec trop de chaleur pour les intérêts de la maison d'Hanovre, et qu'il eût mieux réussi s'il eût commencé à traiter sa paix à lui. Il demanda même qu'en vertu des obligations secrètes, la France cessât de payer des subsides à la Suède. Il représentait le danger de l'agrandissement de l'empereur, et des alliances qu'il contractait dans l'empire, celle surtout avec la maison de Saxe. Il offrait de prendre des mesures contre cette énorme supériorité de l'empereur, la nécessité d'y faire entrer la Suède, et pour cela celle de sa paix avec lui, parce qu'il protestait qu'il ne pouvait rien faire tant qu'il serait occupé de la guerre du nord. On voyait ainsi le caractère du roi de Prusse, qui était tremblant devant l'empereur, bien éloigné d'oser rien entreprendre qui lui pût déplaire, et qui, parlant à la France, déclamait et proposait tout contre lui.

Cellamare, par d'autres motifs, fit à peu près les mêmes représentations au régent. Il le pressa d'agir de concert avec l'Angleterre, pour mettre un frein à l'ambition des Impériaux. Il se flatta de mettre l'abbé Dubois, arrivant de Londres, dans ses intérêts là-dessus. Il voulait persuader que la France, pour trop désirer de conserver la paix, se verrait entraînée à la guerre. S'il trouva l'abbé trop dévoué au ministère d'Angleterre pour le persuader, il gagna du moins à acquérir assez de lumières dans une longue conversation qu'il eut avec lui, pour les communiquer à Madrid, par un courrier exprès. Il voulut voir si les sentiments étaient uniformes entre les principaux du gouvernement. Il mit le maréchal d'Huxelles sur la matière du traité, le contredit, l'opiniâtra exprès, et en tira qu'il ne s'éloignait point des sentiments de l'abbé Dubois. Le maréchal convint de la nécessité de borner l'ambition et l'orgueil des Allemands; mais il soutint que la France et l'Espagne unies, mais seules ensemble, n'étaient pas bastantes pour arrêter les entreprises des Impériaux; que la France était trop épuisée et hors d'état de s'exposer au péril de faire renouveler la dernière ligue contre les deux couronnes. Cellamare combattit ce raisonnement, moins pour convaincre que pour découvrir de plus en plus. Le maréchal demeura ferme dans l'opinion que la France se tînt dans une indifférence apparente, qu'elle achevât de gagner le roi d'Angleterre et ses ministres, déjà bien disposés; que ce serait du même coup gagner la Hollande, inséparable de l'Angleterre; que le roi d'Espagne devait marquer beaucoup de promptitude et de docilité à tout accommodement raisonnable; s'accréditer par quelque démonstration extérieure, comme d'envoyer un ministre à Londres, pour assister à la négociation, avec des instructions secrètes pour faire avec adresse tomber sur les Allemands la haine de former des prétentions déraisonnables. Il n'en fallut pas davantage à Cellamare pour se convaincre des maximes présentes que le gouvernement de France se proposait de suivre. Il conclut que son unique objet était d'éviter une guerre qu'on croyait généralement que la France ne pourrait soutenir, que Cellamare traitait de terreur panique, ce que les mouvements de la Bretagne imprimaient encore plus fortement. Cellamare, qui en voyait un apparent mépris dans le gouvernement, ne les crut ni si méprisables ni si indifférents qu'on les voulait donner. Ils n'étaient pas non plus si considérables ni si pernicieux que les malintentionnés le voulaient persuader. Le plus grand mal, selon cet ambassadeur, était la faiblesse du gouvernement, agité par la diversité des intérêts et des passions, manquant d'argent, et accablé par les dettes de l'État.

Albéroni, véritable roi d'Espagne absolu, et seul, était persuadé que les négociations de Londres seraient sans effet, que l'intérêt du roi d'Espagne était de les regarder avec grande indifférence, et d'attendre du temps les avantages qui seraient refusés par un traité. Il croyait avoir beaucoup fait que d'accepter la médiation du régent et d'y persister; il se faisait un grand mérite, à son égard, d'avoir suspendu le second embarquement, ce qu'il n'avait fait que par impuissance; il comptait que l'Italie ne serait jamais tranquille tant que l'empereur y posséderait un pouce de terre; il se flattait que la conquête de la Sardaigne encouragerait les Turcs à continuer la guerre; il se moquait et se plaignait de la faiblesse du pape, qui était une des sources de la fierté des Allemands et de l'insupportable hauteur de leurs demandes, surtout de celle d'envoyer un commissaire pour lui faire son procès à Madrid; il s'exhala en injures et en épithètes, dit qu'il ne conseillerait pas au pape de le hasarder, parce qu'il ne serait pas sûr que son commissaire fût bien reçu; qu'à l'égard de la citation il pourrait se rendre à Rome si le roi d'Espagne y consentait, mais que ce serait avec une telle compagnie qu'elle pourrait déplaire au pape, et plus encore à l'auteur de la demande, dont il prit occasion de déclamer contre la domination tyrannique que les Allemands entreprenaient d'étendre sur le genre humain, et la nécessité et l'intérêt pressant de toutes les nations de s'unir contre leur ambition. Loin de croire que la négociation de Londres fût propre à la borner, il la décriait comme un artifice concerté entre l'empereur et le roi d'Angleterre pour tenir en panne la France et l'Espagne, et se moquer après de toutes les deux. Mais pour éviter l'odieux de ne vouloir entendre à rien qui pût conduire à la paix, il déclara que le roi d'Espagne était prêt à intervenir dans la négociation par un ministre, quand le régent jugerait que l'empereur se porterait véritablement à une paix solide et sûre pour le repos de l'Italie; mais s'il se voyait obligé d'envoyer un ministre à Londres, Albéroni comptait bien d'y prolonger la négociation, de la suspendre, d'en arrêter la conclusion, suivant qu'il le jugerait à propos, et d'armer pour cela son ministre de propositions équivalentes à celles des Impériaux, comme de prétendre, pour condition préliminaire, le remboursement des dépenses de la conquête de la Catalogne et de Minorque, que l'empereur, contre ses promesses, avait longtemps défendues, même le remboursement de l'expédition de la Sardaigne. Mais son intention, disait-il, était de les tenir secrètes, de laisser à la France et à l'Angleterre le soin de rédiger et de faire les propositions qui pouvaient conduire à la paix, surtout au repos de l'Italie, et de se réserver la faculté de les approuver ou non, selon ce qui conviendrait le mieux aux intérêts du roi d'Espagne. Il ordonna donc à tous les ministres d'Espagne, dans les cours étrangères, de les assurer que Sa Majesté Catholique ne s'éloignerait jamais de contribuer de sa part au repos de l'Europe.

En même temps il songeait à faire acheter en Hollande des vaisseaux de guerre, de la poudre, des boulets, des munitions de marine. Il se flattait de trouver toute facilité dans la république par son intérêt de commerce à l'égard de l'Espagne. Il se répandit un bruit que le roi d'Espagne avait offert aux États généraux de leur céder les Pays-Bas ou la meilleure partie, s'ils voulaient entrer avec lui dans une alliance particulière, et on prétendit que le Pensionnaire en avait averti l'empereur. Albéroni nia le fait avec aigreur, et dit que, si l'Espagne voulait adhérer à de certaines propositions, la Hollande n'y trouverait peut-être pas son compte. Il ne s'expliqua pas davantage; mais il gémissait de voir l'amour de la patrie éteint dans les républiques, leurs divisions, leurs factions, leurs principaux membres sordidement vendus aux puissances étrangères. Il assurait en même temps le colonel Stanhope et Bubb que le roi d'Angleterre connaîtrait bientôt par expérience que la cour de Vienne ne songeait qu'à ses intérêts, et qu'elle n'avait d'égard pour personne.

Il pressait cependant tous les préparatifs pour la campagne et les recrues de l'infanterie, et disposait toutes choses pour embarquer les troupes dès que la saison le permettrait. On disait que le roi d'Espagne voulait avoir des troupes étrangères, engager à son service celles que les Hollandais réformaient, principalement les bataillons suisses. On parlait fort aussi des négociations secrètes d'Albéroni pour engager les Turcs, par le moyen de Ragotzi, à ne faire ni paix ni trêve avec l'empereur.

Mais le secret de ce premier ministre était réservé à lui tout seul. Qui que ce soit n'avait sa confiance, ses accès très difficiles; les ministres étrangers ne lui parlaient que par audiences qu'il leur fallait demander par écrit. Tout le gouvernement était renfermé dans sa seule personne. Chaque secrétaire d'État venait lui rendre compte de son département et recevoir ses ordres. La stampille [12] même était entre ses mains, par lesquelles passaient toutes les expéditions et les ordres secrets du roi d'Espagne, qui était inaccessible, qu'on ne voyait que le moment qu'il s'habillait, et qui ne disait jamais mot à personne. Monti même, l'ami intime d'Albéroni de tous les temps, allé à Madrid pour le plaisir de le voir revêtu de la pourpre, et logeant chez lui, eut peine à voir le roi et la reine d'Espagne. On n'a point su s'il y eut entre ces deux amis quelque affaire particulière et quelque mesure prise par rapport aux affaires de France on remarqua seulement qu'Albéroni affecta de répandre qu'il ne voyait Monti qu'à dîner qui, accoutumé aux sociétés de Paris, s'ennuierait bientôt de la solitude de Madrid. Chalais y arriva alors rappelé par le roi d'Espagne; on crut que c'était pour l'employer dans la marine. Albéroni triomphait du bon et glorieux état où il avait remis l'Espagne, et en insultait au cardinal del Giudice et aux précédents ministères, qui n'avaient pu la tirer de son abattement.

Il témoignait à ses amis que rien ne le surprenait de ce qui se passait à Rome. La reine et lui avaient pour cette cour le plus profond mépris. Il fit déclarer dans toutes les cours étrangères que ce bref injurieux que le pape avait fait imprimer n'avait jamais été présenté au roi d'Espagne, et fit valoir au pape cette déclaration comme un moyen le plus doux qui se pût proposer dans une matière si grave, où à peine la grande piété du roi d'Espagne l'avait empêché d'user des remèdes proportionnés à l'affront qu'il recevait, mais qui deviendraient inévitables si le pape, non content de ce qu'il avait fait, se portait à passer à de nouvelles explications. Albéroni profitait de la commodité d'avoir un nonce persuadé que sa fortune dépendait de l'union entre les deux cours, et qui en écartait autant qu'il le pouvait tout sujet de mésintelligence, et qui représentait sans cesse au pape la nécessité, pour l'intérêt du saint-siège, de ménager le zèle et les bonnes intentions du roi d'Espagne. Il voulut aussi s'excuser sur ce qu'il avait fait pour l'acceptation des prélats d'Espagne de la constitution; il fit entendre que l'Espagne avait aussi ses novateurs, contre lesquels la vigilance des évêques et l'autorité même de l'inquisition ne suffisaient pas, et qui n'étaient retenus que par la crainte du châtiment: galimatias faux dans son principe, faux dans sa conséquence, parce que rien n'est plus redouté en Espagne que l'inquisition, ni plus redoutable, en effet, que sa toute puissance, et que sa cruauté sur laquelle, comme je l'ai vu moi-même, les sollicitations ni l'autorité du roi ne peut rien.

Aldovrandi continuait à tirer de cette prétendue situation de l'Espagne qu'il fallait pour y remédier des choses extraordinaires. Il représenta au pape qu'en partant de Rome le cardinal Fabroni, moteur principal, et le prélat Alamanni, spécialement chargé de l'affaire de la constitution, lui avaient dit tous deux qu'il serait bon, à son arrivée en Espagne, de porter les évêques de marquer leur obéissance au saint-siège par un acte public et par une acceptation formelle de la bulle; que là-dessus il s'était adressé aux universités d'Espagne; que le pape avait approuvé les insinuations qu'il leur avait faites par une lettre qu'il avait reçue de sa part du cardinal Paulucci, dont il lui envoyait copie, et qu'il avait eu une attention particulière à bien mesurer les termes de sa lettre aux évêques pour prévenir les conséquences que les malintentionnés pourraient tirer de la recherche de l'acceptation des évêques d'Espagne, comme si Rome croyait qu'une acceptation de tous les évêques de la chrétienté pût donner la force aux constitutions apostoliques qu'elles avaient par elles-mêmes ou que cette acceptation y fût le moins du monde nécessaire, supposition la plus mal fondée. L'énormité de cette chimère saute aux yeux et porte l'indignation avec elle. C'est à elle néanmoins que Rome sacrifie tout; habile à écarter tout ce qui lui peut porter préjudice et à se parer de tout avantage qu'elle peut usurper.

Elle ne répliqua rien aux raisons du nonce, mais elle lui fit savait qu'il y avait quelques expressions dans la lettre de l'archevêque de Tolède au pape qui lui déplaisaient. Celle-ci surtout: Comme le nonce de Votre Sainteté nous a fait exposer depuis peu. La délicatesse de l'infaillibilité et de l'indépendance du consentement même de l'approbation de l'Église, assemblée ou séparée, était blessée de ce qu'on pouvait inférer de ces ternies que l'archevêque eût été sollicité d'accepter la constitution. Le fond de la lettre plut tellement au pape qu'il promit, si l'archevêque lui écrivit une autre lettre pareille où ces mots fussent omis, non seulement de lui répondre, mais de lui donner toutes les louanges qui lui convenaient. Ainsi se débite l'orviétan de Rome pour en masquer la tyrannie. Le pape suspendit donc sa réponse, parce qu'il s'assurait que l'archevêque de Tolède la mériterait incessamment par une prompte obéissance. Je ne puis mieux placer qu'en cet endroit l'anecdote que j'ai promise, où elle se trouvera plus à propos et plus naturellement que si je la différais au temps de mon ambassade en Espagne, quatre ans après ceci.

Diegue d'Astorga y Cespedez, gentilhomme espagnol, né en 1666, est le prélat duquel il vient d'être parlé. D'inquisiteur de Murcie il fut fait évêque de Barcelone, à la mort de ce furieux cardinal Sala, en 1715, dont j'ai parlé en son lieu, et pour son mérite et ses services signalés à Barcelone, transféré cinq ans après, sans qu'il pût s'en douter, à l'archevêché de Tolède, où je le trouvai placé à mon arrivée à Madrid, qui est du diocèse de Tolède et le séjour ordinaire de ses archevêques. Il fut cardinal de la promotion du 27 novembre 1727, de la nomination du roi d'Espagne. Il n'a point été à Rome, et est mort en 17.. [13] . C'était un homme plein de partout, de taille médiocre, qui, ressemblait parfaitement à tous les portraits de saint François de Sales, dont il avait toute la douceur, l'onction et l'affabilité. Il fréquentait peu la cour, n'[y] allait que par nécessité ou bienséance; fort appliqué à son diocèse, à l'étude, car il était savant, à la prière, aux bonnes oeuvres, étudiait et travaillait toujours; si modeste dans une si grande place qu'il n'en avait d'extérieur que ce qui en était indispensable. Son palais, beau et vaste, dans Madrid, appartenant à son siège, était sans tapisseries ni ornement, que quelques estampes de dévotion, le reste des meubles dans la même simplicité. Il jouissait de plus de huit cent mille livres de rente et ne dépensait pas cent mille francs par an, en toute espèce de dépense. Tout le reste était distribué aux pauvres du diocèse avec tant de promptitude qu'il était rare qu'il ne fût pas réduit aux expédients pour achever chaque année. Il joignait avec aisance la dignité avec l'humilité et il était adoré à la cour et dans tout son diocèse, et dans une singulière vénération. Nous nous visitâmes en cérémonie; bientôt après nous nous vîmes plus librement et nous nous plûmes réciproquement. Un de ses aumôniers nous servait d'interprète. Étant un jour chez lui, il me demanda s'il n'y aurait pas moyen de nous parler latin, pour parler plus librement et nous passer d'interprète. Je lui répondis que je l'entendais passablement, mais qu'il y avait longues années que je ne m'étais avisé de le parler. Il me témoigna tant d'envie de l'essai, que je lui dis que le plaisir de l'entretenir plus librement me ferait passer sur la honte du mauvais latin et de tous les solécismes. Nous renvoyâmes l'interprète, et depuis nous nous vîmes toujours seuls et parlions latin.

Après plusieurs discours sur la cour, le gouvernement d'Espagne, et quelques-uns aussi sur celui de France et sur les personnages, où nous parlions avec confiance, il me mit sur la constitution, et ne pouvait revenir de la frénésie française qui là-dessus l'étonnait au dernier point: « Hélas! me dit-il, que vos évêques se gardent bien de faire comme nous. Peu à peu Rome nous a, non pas subjugués, mais anéantis au point que nous ne sommes plus rien dans nos diocèses. De simples prêtres inquisiteurs nous font la leçon : ils se sont emparés de la doctrine et de l'autorité. Un valet nous apprend tous les jours qu'il y a une ordonnance de doctrine ou de discipline affichée à la porte de nos cathédrales, sans que nous en ayons la moindre connaissance. Il faut obéir sans réplique. Ce qui regarde la correction des moeurs est encore de l'inquisition. Les matières de l'officialité, il ne tient qu'à ceux qui y ont affaire de laisser les officialités et d'aller au tribunal de la nonciature, ou s'ils ne sont pas contents des officialités, d'appeler de leurs jugements au nonce, en sorte qu'il ne nous reste que l'ordination et la confirmation sans aucune sorte d'autorité, et que nous ne sommes plus évêques diocésains. Le pape est diocésain immédiat de tous nos diocèses, et nous n'en sommes que des vicaires sacrés et mitrés uniquement pour faire des prêtres et des fonctions manuelles, sans oser nous mêler que d'être aveuglément soumis à l'inquisition, à la nonciature, à tout ce qui vient de Rome, et s'il arrivait à un évêque de leur déplaire en la moindre chose, le châtiment suit incontinent, sans qu'aucune allégation ni excuse puisse être reçue, parce qu'il faut une soumission muette et de bête. La prison, l'envoi liés et garrottés à l'inquisition, souvent à Rome, sont des exemples devenus rares, parce qu'ils ont été fréquents et qu'on n'ose plus s'exposer à la moindre chose, quoiqu'il y en ait encore eu de récents en cette dernière sorte. Voyez donc, monsieur, ajouta-t-il, quelle force peut donner à la constitution l'acceptation des évêques des pays réduits dans cette soumission d'esclaves tels que nous sommes en Espagne, et en Portugal, et en Italie, à plus forte raison les universités et les docteurs particuliers, et les corps séculiers, réguliers et monastiques. Mais je vous dirai bien pis, ajouta-t-il avec un air pénétré. Croyez-vous que pas un de nous eût osé accepter la constitution, si le pape ne nous l'eût pas fait commander par son nonce? l'accepter eût été un crime qui eût été très sévèrement châtié; c'eût été entreprendre sur l'autorité infaillible et unique du pape dans l'Église, parce que oser accepter ce qu'il décide, c'est juger qu'il décide bien. Or, qui sommes-nous pour joindre notre jugement à celui du pape? Ce serait un attentat dès qu'il parle, nous n'avons que le silence en partage. L'obéissance et la soumission muette et aveugle, baisser la tête sans voir, sans lire, sans nous informer de rien, en pure adoration. Ainsi, même bien loin d'oser contredire, proposer quelque chose, demander quelque explication, il nous est interdit d'approuver, de louer, d'accepter en un mot toute action, tout mouvement, toute marque de sentiment et de vie. Voilà, monsieur, la valeur des acceptations de toutes les Espagnes, le Portugal, l'Italie, dont j'apprends qu'on fait tant de bruit en France, et qu'on y donne comme un jugement libre de toutes les Églises et de toutes les écoles. Ce ne sont que des esclaves à qui leur maître a ouvert la bouche par permission spéciale pour cette fois, qui leur a prescrit les paroles qu'ils devaient prononcer, et qui, sans s'en écarter d'un iota, les ont servilement et littéralement prononcées. Voilà ce que c'est que ce prétendu jugement qu'on fait tant sonner en France que nous avons tous unanimement rendu, parce qu'on nous a prescrit à tous la même chose. » Il s'attendrit sur un malheur si funeste à l'Église et si contraire à la vérité et à la pratique de tous les siècles, et me demanda un secret tel qu'on peut se l'imaginer, que je lui ai fidèlement gardé tant qu'il a vécu, mais que je me suis cru obligé aussi de révéler dès que son passage à une meilleure vie, auquel toute la sienne ne fut qu'une continuelle préparation, l'eut mis hors d'état de rien craindre de m'avoir parlé selon la vérité et la religion.

L'empereur commençait à faire sentir son mécontentement au pape. Le vice-roi de Naples trouva mauvais, par son ordre, que le collecteur apostolique usurpât la qualité de nonce. Il le fit sortir de Naples en vingt-quatre heures, et en quarante-huit de tout le royaume, et avec lui tous les officiers de la nonciature. Rien n'en put retarder l'exécution. Rome, qui la traita d'attentat, n'osa s'en plaindre qu'à l'Espagne comme la partie la plus faible, et déclara que c'était à elle à qui elle attribuait cette offense, pour lui avoir manqué de parole sur l'usage de sa flotte, et donné lieu de croire que le pape était d'intelligence avec elle pour enlever la Sardaigne à l'empereur. Aldovrandi eut ordre de se fonder sur un si beau raisonnement pour demander que les choses fussent remises dans leur ancien état, à faute de quoi le pape déclarait le roi d'Espagne redevable à Dieu et au monde de toutes les vexations où Sa Sainteté se trouverait exposée, laquelle gardait en même temps un silence de frayeur à l'égard de l'empereur.

L'évêché de Malaga avait été proposé en consistoire pour Albéroni par le pape. Il en avait reçu de sanglants reproches des Allemands. Il chercha donc à les apaiser à la première occasion. Elle se présenta bientôt, et la sagacité du pontife y parut incomparable, aussi bien que la délicatesse de la conscience d'Albéroni. Il avait voulu être évêque, bien que cardinal, et avoir quatre-vingt-dix mille livres de rente de l'évêché de Malaga, mais il n'y voulait pas s'ennuyer et perdre sa toute-puissance. Il demanda donc une dispense de ne point résider. Le pape le refusa. Il dit que les motifs qu'il alléguait n'étaient pas suffisants; que, pour l'amour de lui, il avait essuyé tant de désastres, surtout pour sa promotion au cardinalat, qu'il n'avait pas résolu d'exposer davantage sa conscience pour le favoriser. Mais comme il sentait qu'il n'était pas politique de perdre le fruit de tout ce qu'il avait fait pour lui, et de s'aliéner le maître et le dispensateur de toutes choses en Espagne, content d'un refus pour plaire à l'empereur, il fit dire à Albéroni que tout ce qu'il pouvait faire était de lui accorder la permission de s'absenter six mois l'année de son église; que la disposition des conciles lui en permettait l'absence autres six mois, et que, par cet expédient si heureusement trouvé, il aurait ce qu'il demandait de n'y point aller du tout. Ainsi, dans ce temps, on pouvait alléguer les conciles pour dispenser un évêque de six mois par an de résidence; mais Rome regardait comme une erreur et comme une offense à la personne et à la dignité du pape de parler de concile quand il s'agissait de la constitution.

Quelque sujet qu'il eût d'être satisfait du zèle aveugle et emporté que témoignaient pour son autorité et pour la plénitude de sa toute-puissance plusieurs évêques français, il craignait toujours dans leurs écrits quelque marque de leur prévention pour l'autorité de l'Église universelle, soit assemblée, soit dispersée. Rome eût regardé comme un grand manque de respect et comme une erreur punissable si les évêques eussent dit que la constitution faisait loi et obligeait les fidèles parce qu'elle avait été reçue dans l'Église, comme si, disait cette cour, la cause nécessaire qui produisait cet effet était l'acceptation de l'Église. Rome craignait toujours ce qu'elle appelait les maximes et les phrases françaises, et plus encore la frayeur des prélats français vendus à Rome de s'exposer aux attaques des parlements.

Bentivoglio, dont les furieuses folies pour mettre tout à feu et à sang en France pour hâter sa promotion faisaient demander aux plus attachés à Rome un nonce plus traitable et moins enragé, ne put se contenter de parler au pape des choses de France; il voulut lui donner ses conseils sur l'événement de la nonciature de Naples, et après l'avoir si souvent et si fortement importuné de faire une ligue étroite avec l'empereur pour se soumettre la France, il le pressa de chercher à borner l'insupportable ambition et puissance de l'empereur, qui voulait mettre toute l'Europe aux fers. Son jugement parut également en ces deux conseils si contradictoires. Il pressa le pape de former une ligue avec l'Espagne, le roi de Sicile et les Vénitiens également intéressés à diminuer la puissance de l'empereur. Il lui recommanda le secret et la diligence, lui dit que les hérétiques s'armaient contre lui, tandis que ses enfants l'insultaient. Il chercha à l'effrayer de l'escadre que l'Angleterre armait.

Don Alexandre, frère du cardinal Albane, passait pour l'espion secret des Espagnols dans l'intérieur du pape son oncle, et pour avoir reçu d'eux quinze mille pistoles à la fois, sans compter d'autres grâces. Le pape mécontentait tous les princes, n'en ramenait pas un, n'avait encore terminé, aucun de tous les différends nés sous son pontificat. Il semblait éloigner tout accommodement sitôt qu'il était proposé; la France et l'Espagne en fournissaient continuellement des exemples. Il refusa les bulles de Séville à Albéroni. Acquaviva, qui haïssait personnellement Giudice, l'accusa d'y fortifier le pape, qui faisait valoir la prompte expédition des bulles de Malaga, qui lui avait attiré les reproches de faire des grâces à qui méritait des châtiments. Il assurait qu'il essuierait bien pis, s'il accordait les bulles de Séville dans un temps où les soupçons de l'empereur étaient sans bornes, et où il ne cherchait que des prétextes d'opprimer les terres de l'Église. Il tremblait de se voir enlever l'État de Ferrare. Il imputait tousses malheurs à la promotion d'Albéroni, et à sa facilité pour l'Espagne, et se plaignait amèrement que le roi d'Espagne ni ses ministres n'eussent seulement pas pris l'absolution de tant d'entreprises faites contre l'autorité du saint-siège: c'était plutôt de s'être défendus des siennes, et de n'avoir pas la bêtise de croire avoir besoin d'absolution, forge si principale des fers romains.

L'empereur ne menaçait pas moins tous les princes d'Italie que le pape. Le duc de Parme, le plus exposé de tous à sa vengeance, ne cessait d'exhorter l'Espagne de hâter son escadre, et d'augmenter ses troupes de vingt mille hommes, parce que l'empereur augmentait tous les jours celles qu'il avait en Italie. Albéroni affectait d'en douter, de croire une grande diminution dans les troupes impériales, et les Turcs éloignés de faire la paix. Mais il ne laissait pas d'appliquer tous ses soins à hâter tout ce qui était nécessaire pour attaquer les Allemands en Italie, toujours persuadé qu'il n'y avait point de traité à faire avec eux, et que l'Europe ne serait jamais tranquille, tandis que l'empereur aurait un soldat et un pouce de terre en Italie. Son dessein était d'avoir trente vaisseaux de guerre en mer, avec tous les bâtiments nécessaires pour le service de cette flotte, et d'avoir des forces de terre proportionnées. Les ministres étrangers résidents à Madrid étaient étonnés, et quelques-uns bien aises de voir l'Espagne sortir comme par miracle de sa faiblesse et de sa léthargie; d'autres en craignaient les effets, persuadés que si les premiers succès de ces forces répondaient aux désirs du premier ministre, il ne s'y bornerait pas, autant pour son intérêt particulier que pour celui de son maître.

L'abbé del Maro ne cessait d'avertir le roi de Sicile qu'il avait tout à craindre des projets d'Espagne: que tout concourait à croire qu'ils regardaient le royaume de Naples; que s'ils en faisaient la conquête, ils attaqueraient après la Sicile, ces deux royaumes étant nécessaires l'un à l'autre, surtout à l'Espagne, pour s'assurer les successions de Toscane et de Parme, le plus cher objet des vues de la reine d'Espagne. Riperda était l'émissaire le plus secret d'Albéroni auprès des ministres étrangers à Madrid, il alla trouver del Maro, et raisonnant avec lui sur les préparatifs qui faisaient alors la matière de toutes les conversations, il lui fit entendre que le dessein était de faire passer le printemps prochain quarante mille hommes en Italie, pour attaquer le royaume de Naples, et que si le roi de Sicile voulait s'unir au roi d'Espagne pour attaquer le Milanais en même temps, ils chasseraient infailliblement les Allemands de l'Italie. L'ambassadeur de Hollande était connu pour trop partial pour persuader celui de Sicile. D'autres soupçons tombaient encore sur lui. Bubb, résident d'Angleterre, s'était adressé à Riperda pour engager Albéroni à recevoir du roi d'Angleterre une gratification très considérable. Riperda s'était chargé de la commission, à condition que Bubb n'en parlerait jamais directement ni indirectement au cardinal. La somme avait été remise entre les mains de Riperda, mais loin qu'Albéroni en donnât quelques marques indirectes de reconnaissance, il avait, en différentes occasions, et d'un air assez naturel, traité d'infâmes les ministres qui recevaient de l'argent des princes étrangers. Ainsi Riperda, suspect au peu de gens qui surent cette aventure secrète, n'était guère propre à les persuader. Mais qui pouvait répondre qu'Albéroni ne fût pas assez fourbe pour avoir su profiter de l'argent sans y laisser de sa réputation, et sans être tenu de reconnaissance, et que Riperda, trop enfourné avec lui, et mal dans son pays où il ne voulait pas retourner, n'en ait été la dupe, et forcé de se laisser affubler du soupçon d'avoir profité de l'argent?

On doutait alors de la vie du roi d'Espagne, quelque soin qu'Albéroni prit de publier le rétablissement parfait de sa santé. Ses anciennes vapeurs le reprirent sur la fin de décembre, et lui causèrent des faiblesses. On sut que sa tète était ébranlée au point de ne pouvoir ranger un discours; en sorte que, supposé qu'il vécût, il serait incapable de gouverner, et que toute l'autorité demeurerait au cardinal et à la reine, et que la même chose arriverait s'il venait à mourir, parce que le testament qu'il avait fait leur était en tout favorable. Les grands et les peuples anéantis, les conseils pour le moins autant, sans talents, sans moyens, sans courage pour s'affranchir du joug d'Albéroni, maître des troupes et des finances; d'ailleurs, nulle espérance du prince des Asturies, tendrement aimé des Espagnols, qui se flattaient d'apercevoir en lui de bonnes qualités. Mais c'était un enfant, élevé dans la crainte, tenu de fort court par un gouverneur italien perdu d'honneur et de réputation sur tous chapitres, dont le plus grand mérite était d'empêcher que qui que ce soit ne pût parler ni même approcher du prince; capable de tout pour augmenter sa fortune, et qu'on ne doutait pas qu'il ne fût vendu à la reine, même au cardinal, quoique faisant profession de le mépriser. Ce gouverneur était le duc de Popoli, dont j'aurai lieu de parler davantage si j'ai le temps d'écrire jusqu'à mon ambassade. Albéroni, en attendant, se plaignait audacieusement de son sort, disait qu'il n'était retenu d'abandonner le chaos des affaires que par sa tendresse pour le roi et la reine d'Espagne; qu'il trouvait à la vérité des ressources dans la monarchie, et se livrait à des comparaisons pompeuses, et à se donner de l'encens, et jusque de l'encensoir.

Les galions arrivèrent tout à la fin de cette année 1717, fort richement chargés, et apportèrent pour le compte du roi d'Espagne dix-huit cent mille piastres, secours arrivé fort à propos dans une conjoncture où on ne voyait point d'alliés à l'Espagne, pour les entreprises qu'elle méditait.

Albéroni s'épuisait en vain pour s'attirer l'union des Hollandais. Il les prenait par l'intérêt de leur commerce, par la crainte de la puissance et des desseins de l'empereur, par la honte de leur servitude des Anglais, par leur opinion que Georges ne se pouvait maintenir sur le trône sans l'assistance de la France et la leur. Ce même roi, il le regardait comme le plus grand ennemi du roi d'Espagne, qui, par son intérêt de duc d'Hanovre, n'emploierait jamais les forces de l'Angleterre qu'en faveur de l'empereur, ce qui ne se pouvait selon lui empêcher qu'en excitant les troubles dans son royaume et dans l'intérieur de sa cour, qui lui ferait quitter le soin des affaires étrangères, et terminer bientôt les négociations de Londres. Sur quoi il disait que la bonté et la modération excessive du roi d'Espagne, jusqu'alors si peu utile, lui devait servir de leçon pour en changer, et en devait servir aussi aux autres princes à l'égard des Anglais, que cette douceur rendait si insolents. De là à braver, à se vanter, à se louer, à soutenir qu'une conduite tout, opposée était le seul chemin de la paix, non à la mode de l'empereur et de Georges, mais d'une paix raisonnable, sûre et solide, telle que le roi d'Espagne l'offrait, et que la demandaient sa dignité, le bien de ses peuples et celui de toute la chrétienté.

Ce fut en ces termes que les ministres d'Espagne au dehors eurent ordre de s'expliquer aux cours où ils résidaient, Cellamare surtout; Monteléon de renouveler à Londres les protestations du désir d'une paix solide, mais dont la condition principale devait être l'engagement pris par l'empereur de ne plus tirer de contributions d'aucun prince ni Étai d'Italie, et de n'y plus envoyer de troupes; que le mal devenait tel, qu'il ne pourrait plus trouver de frein si la paix se faisait en Hongrie; qu'il ne fallait donc pas perdre un moment pour assurer le bien et le repos de l'Europe. Quoique Albéroni fût bien persuadé de la partialité du roi d'Angleterre, il affectait de répandre qu'il ne pouvait croire que la nation Anglaise prît les intérêts de l'empereur assez à coeur pour se déclarer contre l'Espagne.

Il parlait des Hollandais avec plus d'assurance, se fondant sur l'intérêt de leur commerce; mais il se plaignait qu'ils pussent compter que l'Espagne leur saurait gré de leurs ménagements et de leur neutralité, tandis qu'il fallait agir pour assurer la tranquillité de l'Europe, et prendre des mesures sages telles que l'Espagne se les proposait, non par des négociations, pour arrêter l'ambition de la cour de Vienne, sur laquelle il ne ménageait pas les expressions.

Les mesures qu'il prenait consistaient à faire payer les troupes exactement, à fournir abondamment l'argent pour les recrues, les remontes, les habits, les armes, l'approvisionnement des places, les magasins; quatre fonderies pour des canons de bronze. On en fabriquait en même temps de fer, des fusils et toutes sortes d'armes, six vaisseaux de ligne au Passage, que les constructeurs s'obligèrent à livrer tout prêts en avril 1719, en attendant une remise envoyée en Hollande de quatre cent mille piastres pour acheter six navires. Les seuls revenus du roi d'Espagne suffisaient à ces dépenses sans recourir à aucune voie extraordinaire. Albéroni se faisait honneur d'avoir connu que le malheur de l'Espagne venait d'avoir jusqu'alors dépensé prodiguement en choses inutiles, et de manquer de tout pour les nécessaires. Il s'épuisait sur ses propres louanges; disait que l'Espagne ne se pouvait flatter d'un accommodement raisonnable si elle ne se montrait armée, espérant d'obliger les plus indifférents à entrer en danse, et de faire venir à chacun l'envie de danser par les bons instruments qu'on accordait à Madrid. Ainsi il était évident qu'il ne songeait qu'à la guerre et point à traiter; que sa répugnance était entière pour la médiation d'Angleterre; qu'il ne traiterait même pas par celle des États généraux malgré sa prédilection pour eux. Nonobstant ces notions claires, les Anglais ne laissaient pas de le ménager, et ne désespéraient pas encore de parvenir à leurs fins. Georges fit renouveler à la reine et au cardinal tout ce qu'il leur avait déjà fait promettre en cas de mort du roi d'Espagne.

Sa santé se rétablissait, mais il était plongé dans une mélancolie profonde, et tellement dévoré de scrupules, qu'il ne pouvait se passer un moment de son confesseur, quelquefois même au milieu de la nuit. Albéroni, qui voulait être maître absolu de tous ceux qui approchaient familièrement du roi d'Espagne, fit venir un médecin de Parme, nommé le docteur Servi. Il se défiait du premier médecin, chirurgien et apothicaire du roi, tous trois François, tous trois fort bien dans l'esprit du roi et de la reine; mais le cardinal les trouvait trop rusés et trop adroits pour les laisser en place. Tous les premiers ministres se ressemblent en tous pays. La principale qualité d'un médecin, selon celui-ci et tous les premiers ministres, était de n'être point intrigant; l'intrigue, selon eux, est la peste des cours. Tout est cabale, et en est qui ils veulent en accuser. Le cardinal prétendait que celle d'Espagne en était pleine, et se mettait peu en peine de la capacité du médecin. Celle de Servi était des plus médiocres; mais le hasard y devait suppléer. Le point était qu'il eût du flegme, de la patience, du courage pour éluder les panneaux et les traits des trois François, qui ne manqueraient pas de le tourner en ridicule, et s'ils pouvaient, de le dégoûter assez pour lui faire reprendre le chemin d'Italie. Il s'en est bien gardé. Il a figuré depuis, et a été premier médecin de la reine, et puis du roi jusqu'à sa mort, et l'est encore de la reine sa veuve.

Ces dispositions faites, Albéroni, voyant la santé du roi d'Espagne rétablie, sentit l'inutilité des offres du roi d'Angleterre. Il y répondit comme il devait pour la reine et pour lui, mais sans donner au fond à ces compliments plus de valeur qu'ils n'en méritaient. Il ne parla pas même au colonel Stanhope d'une proposition que le P. Daubenton lui avait faite, et à laquelle il n'aurait eu garde de s'avancer sans l'ordre du cardinal: c'était le mariage du prince des Asturies avec une fille du prince de Galles. Le colonel, qui n'était pas instruit des intentions du roi son maître, n'osa répondre précisément sur une matière dont il sentait les difficultés et les conséquences par rapport à la religion, et à la jalousie que le régent d'une part, et l'empereur de l'autre, en pourraient prendre. Albéroni donc n'en ouvrit pas la bouche; il se contenta dans ses conférences avec le colonel Stanhope de lui faire quelques questions sur la personne et le caractère de la princesse. Ainsi la défiance était mutuelle parmi tous ces témoignages d'amitié. L'escadre qui s'armait en Angleterre l'augmentait beaucoup. Monteléon ne le cacha pas au roi d'Angleterre, qui protesta toujours de son désir de venir à bout de la paix, et que l'escadre ne regardait point le roi d'Espagne, mais l'insulte que la nation Anglaise avait reçue en la personne du comte de Peterborough.

Il paraissait plus d'union et de sincérité entre la France et l'Angleterre. Néanmoins, les ministres de Georges, surtout les Hanovriens, trouvaient mauvais que le régent se montrât si opiniâtre à vouloir la renonciation absolue de l'empereur à la monarchie d'Espagne, et l'assurance des successions de Parme et de Toscane en faveur d'un fils de la reine d'Espagne. Penterrieder assurait que jamais l'empereur ne consentirait à l'une ni à l'autre de ces conditions; que c'était une nouveauté directement contraire au plan dont l'abbé Dubois était convenu lorsqu'il était à Hanovre. Bernsdorff et ceux qui dépendaient de lui secondaient Penterrieder. Ils traitaient la fermeté et les instances du régent de dispositions équivoques de la France, et d'irrésolutions sans fin du régent. Robeton, ce réfugié que Bernsdorff avait insinué dans les affaires, décidait et déclarait que, si le régent ne se relâchait sur ces deux articles, il était inutile de négocier; que ce n'était que par des tempéraments qu'on pouvait conduire les choses à une heureuse fin.

Si les principales puissances intéressées dans la négociation étaient dans une telle défiance réciproque, le roi de Sicile, plus soupçonneux et plus persuadé que qui que ce fût que la défiance est une partie essentielle de la politique, craignait à proportion de son caractère les effets d'une négociation commencée et conduite à son insu, dont vraisemblablement une des premières conditions serait de le dépouiller de la Sicile. On ne lui en avait pas fait encore la moindre ouverture tout à la fin de cette année. Il se plaignit à l'Angleterre d'un mystère si long à son égard, qui ne pouvait lui annoncer rien que de mauvais. Stanhope y répondit qu'il était vrai qu'on avait quelques espérances de procurer le repos à l'Europe, en particulier à l'Italie, mais si faibles jusqu'alors et si incertaines, qu'il était impossible de faire aucun plan et de ne rien dire. La Pérouse représenta que son maître, plein de confiance pour le roi d'Angleterre, aurait dû en espérer un retour réciproque. Il assura que ce prince ne plierait jamais mal à propos, qu'il hasarderait tout plutôt que de souffrir une injustice; que l'Angleterre était garante des avantages qu'elle lui avait procurés par le traité d'Utrecht; qu'ils étaient proprement le fruit des services qu'il avait rendus pendant la grande alliance; qu'ainsi les deux partis tory et whig étaient également engagés à le maintenir dans la possession de la Sicile, qu'il avait acquise par la protection de l'Angleterre. Stanhope répondit en homme embarrassé et qui craignait de s'engager. Il mit des révérences à la place des raisons; dit que pendant le séjour du roi d'Angleterre à Hanovre il avait agi auprès de l'empereur pour procurer la paix au roi de Sicile, inutilement à la vérité, mais que les ministres piémontais en avaient été avertis. Il ne voulut rien dire de plus précis, et moyennant cette circonspection, il laissa La Pérouse pleinement persuadé que la France et l'Angleterre avaient une égale intention de donner atteinte aux traités d'Utrecht. Il jugea même que le roi d'Espagne ne serait pas fâché que ces traités fussent enfreints, pour avoir la liberté de recouvrer les États autrefois dépendants de sa couronne, et pour revenir contre ses renonciations à celle de France. Enfin La Pérouse, soufflé d'ailleurs par les émissaires de Penterrieder, se persuada que la France et l'Espagne s'entendaient ensemble et que le régent n'avait laissé aller Monti à Madrid que pour gagner Albéroni, et qu'il y avait réussi. Cette opinion néanmoins contredisait un autre discours tenu quelques jours auparavant. On disait qu'Albéroni assurait la cour d'Angleterre que si l'empereur voulait renoncer à l'Espagne et promettre pour un fils de la reine d'Espagne l'expectative de Toscane et de Parme, le roi d'Espagne unirait ses forces à celles de l'empereur pour le mettre en possession de la Sicile.

Ainsi tout conspirait, selon l'opinion publique, à l'agrandissement de l'empereur. Toutefois ses ministres prétendaient, mais sans faire pitié à personne, que chacun voulait alors lui faire la loi dans l'empire. Penterrieder le dit ainsi à Londres à l'occasion d'une déclaration que le ministre de Moscovie fit à Bernsdorff. Elle portait que le czar ne pourrait s'empêcher de protéger le duc de Mecklembourg son parent, si on entreprenait de l'opprimer sous de vains prétextés. On croyait alors que la paix entre la Suède et la Moscovie serait incessamment conclue, et comme il n'était question que d'un accommodement particulier, le roi de Prusse avait lieu de se croire abandonné. Mais le czar démentit les bruits publics. Il écrivit au roi de Prusse, et l'assura positivement qu'il détestait les traités secrets, et qu'il n'avait jamais pensé à en conclure.

C'est en cet état que se trouvaient, à la fin de cette année 1717, les affaires générales de l'Europe. Elle finit en France par la mort de la maréchale de Duras à soixante-quinze ou soixante-seize ans, soeur du dernier duc de Ventadour, fort retirée dans une terre près d'Orléans. C'était une femme singulière, boiteuse, fort grosse et de beaucoup d'esprit. J'avais oublié d'en faire mention; car elle mourut dès le mois de septembre. Mais tout à la fin de l'année, on envoya en Bretagne quatre lettres de cachet, pour ordonner à quatre gentilshommes de Bretagne qui y avaient paru les plus opposés aux volontés de la cour, d'y venir rendre compte de leur conduite. Leur nom était MM. de Piré, Bonamour, Noyan et Guesclairs.

Suite
[12]
Il a été question de la stampille ou sceau, tome III, p. 117-118.
[13]
La date n'a pas été complétée par Saint-Simon.