CHAPITRE XV.

1718

Sage avis de Cellamare au roi d'Espagne. — Est inquiet du prétendu mariage du prince de Piémont avec une fille du régent, dont le régent et le roi de Sicile sont aussi éloignés l'un que l'autre. — Erreur aveugle de Beretti. — Proposition des Anglais sur la Toscane. — Inquiétudes mutuelles. — Division dans la famille du roi d'Angleterre, qui retranche quarante mille livres sterling de rente au prince de Galles, et fait payer cent trente mille livres sterling à l'empereur, qui est fort recherché. — Visions d'Albéroni. — Préliminaires demandés par l'Espagne à l'empereur. — Folle conduite d'Albéroni. — Il fait faire une déclaration menaçante aux Hollandais pour en acheter des vaisseaux. — Riperda rappelé; résolu depuis longtemps de revenir s'établir en Espagne. — Mauvais état de la personne du roi d'Espagne. — Pouvoir sans bornes d'Albéroni. — Aubenton et Aldovrandi excitent l'Espagne en faveur de la constitution. — Fortes démarches et menaces terribles de l'empereur au pape. — Consternation de Rome. — Ses soumises et basses résolutions. — Politique et ruse odieuse de Vienne. — Le pape, dans sa frayeur de l'empereur, tombe pour l'apaiser sur l'Espagne et sur Aldovrandi. — Brefs ne sont point reçus par l'empereur ni par les rois de France et d'Espagne, sans que leurs copies n'aient été vues par leurs ministres, qui les admettent ou les rejettent. — Opinion générale prise du pape à l'égard de l'Espagne. — Les Impériaux veulent qu'Aldovrandi soit rappelé et châtié. — Faibles manèges du pape à cet égard; jugement qu'ils en font porter.

Stairs et Provane dirent tous deux à Cellamare que l'empereur offrait de s'engager à ne point inquiéter les princes d'Italie, de se contenter des domaines qu'il y possédait, de ne pas s'opposer aux droits de la reine d'Espagne sur les États de Parme et de Plaisance, de s'accorder avec les médiateurs pour régler la succession de la Toscane en faveur d'un prince qui ne fût ni de la maison d'Autriche ni de la maison de France, parce que Naples et Milan seraient trop exposés si un des fils de la reine d'Espagne avait la Toscane avec Parme et Plaisance. Quoique ces dispositions ne fussent pas telles qu'il était nécessaire pour conclure, et que Cellamare fût persuadé que l'empereur ne cherchait qu'à suspendre les entreprises du roi d'Espagne, gagner temps et faire sa paix avec le Turc, amuser et cependant se mettre en état d'envahir les princes d'Italie, montrer en attendant que les difficultés ne venaient pas de sa part, et que, si les médiateurs devaient tourner leurs armes contre celui qui rejetterait les propositions d'un accommodement raisonnable, ce n'était pas contre lui qu'elles se devaient employer; cet ambassadeur conseillait au roi son maître de se comporter comme s'il écoutait les propositions de la cour de Vienne, de peur qu'en les rejetant, il lui laissât l'avantage de persuader le monde que les Impériaux étaient véritablement dociles, et que les refus et l'opiniâtreté venait des Espagnols. Cette maxime, bien suivie, lui paraissait une base solide pour établir sur elle à l'avenir des prétentions et des demandes plus essentielles. Il ajoutait que cette conduite ne pouvait engager le roi d'Espagne au delà de ce qu'il voudrait, parce qu'il serait toujours le maître d'éloigner la conclusion tant qu'il voudrait, en demandant des sûretés que vraisemblablement ses ennemis ne lui accorderaient pas; que, par ce refus, il ferait retomber sur eux la haine de voir échouer une négociation regardée comme nécessaire pour assurer la tranquillité générale; que si, contre son opinion, ses ennemis consentaient aux sûretés qu'il leur demanderait, il profiterait par là des avantages qui lui seraient accordés.

Cellamare, inquiet des bruits du mariage du prince de Piémont avec une fille du régent, en parla à Provane, qui lui dit franchement n'en avoir pas fait la moindre insinuation; que les intérêts d'État, non les liens du sang, formaient les chemins qui unissent les princes; et que les mariages se faisaient à la fin non au commencement des comédies et des poèmes. On a vu en son lieu qui avait le premier imaginé ce mariage, comment il fut traité quelque temps entre Plénœuf, retiré à Turin, et moi; combien peu le régent y prit, et je crois aussi peu le roi de Sicile; combien aussi je fus pressé de prier le régent que j'en remisse la négociation à l'abbé Dubois, à son premier retour d'Angleterre, et qu'il n'en fût plus question depuis. Tout ce qui pouvait éloigner le régent des vues de l'Angleterre était odieux à l'abbé Dubois. L'empereur était buté à ravoir la Sicile, qui était la chose que le roi de Sicile craignait le plus. Le roi d'Angleterre, servilement attaché à l'empereur, par rapport à ses États d'Allemagne et à l'affermissement de son usurpation des duchés de Brême et de Verden, aurait été au désespoir de trouver la France trop opposée à ce désir de l'empereur, qu'il favorisait de tout son pouvoir, par conséquent d'un mariage qui, dans son commencement surtout, eût lié le régent au roi de Sicile par intérêt et par honneur, et qui le pouvait jeter dans une alliance avec l'Espagne et les princes d'Italie, qui aurait renversé toute la négociation qui se faisait à Londres. L'abbé Dubois y était un des principaux acteurs; il la regardait comme la base de sa plus haute fortune; il n'avait donc garde de la laisser troubler par le mariage du prince de Piémont avec une fille de M. le duc d'Orléans.

Cellamare et Provane, de concert, ne cessaient de presser le régent de se préparer à la guerre pour arrêter les violences des Impériaux et leurs desseins en Italie. L'ambassadeur d'Espagne en Hollande protestait que, si les Anglais voulaient agir en faveur de l'empereur, ils n'auraient pour eux ni la France ni la Hollande, et que la nation anglaise, trop intéressée pour son commerce, résisterait, en ce cas, à Georges et à ses ministres. Saint-Saphorin, que le roi d'Angleterre faisait négocier à Vienne, était totalement impérial. Il exagérait les difficultés sur la Toscane comme insurmontables; il y était fortement appuyé par les ministres hanovriens.

Ceux-ci firent ordonner à Stairs de presser le régent sur cet article. Il lui proposa même de convenir que la république de Pise serait rétablie, que Livourne lui appartiendrait, et que le fils de la reine d'Espagne se contenterait de Florence et de la partie de la Toscane qui avait autrefois été de la dépendance de cette ville. Ces ministres hanovriens trouvèrent l'abbé Dubois trop aheurté sur cet article. Ils n'oublièrent rien pour persuader le régent, tantôt par les espérances, tantôt par les alarmes des troupes, que l'empereur enverrait incessamment en Italie, et d'une négociation secrète entre ce prince et le roi de Sicile. Le ministre piémontais à Londres se définit de l'abbé Dubois, qui ne lui communiquait rien de la négociation, quoique son maître lui eût positivement écrit que le régent voulait qu'il en fût instruit. Monteléon, qui se loua quelque peu de temps de la conduite de l'abbé Dubois avec lui, de ses assurances de la parfaite intelligence qui allait régner entre le roi d'Espagne et le régent, de ses desseins et de ses promesses de procurer dans la négociation toutes sortes d'avantages à Sa Majesté Catholique, ne trouva bientôt plus que réserve et mystère en ses discours. Il ne recevait aucune instruction d'Espagne; ses ordres se bornaient depuis longtemps à faire connaître à la cour d'Angleterre que le roi son maître regarderait comme une infraction tout envoi d'une escadre anglaise dans la Méditerranée. Stanhope l'assurait toujours que [les Anglais] ne donneraient jamais aucune occasion de plainte ni de soupçon à l'Espagne, mais aussi que le roi et la nation anglaise seraient obligés pour leur honneur de tirer satisfaction de l'enlèvement du comte de Peterborough, si le pape ne la leur donnait lui-même de cet affront qu'il leur avait fait. C'était le voile dont ils couvraient l'armement destiné pour la Méditerranée. Ce voile était bien clair; il y avait longtemps que Peterborough avait été relâché après une détention fort courte, et que le pape épouvanté avait fait toutes les excuses possibles.

Pendant que le roi d'Angleterre se préparait à des guerres étrangères, la division continuait à régner dans sa famille. Nulle négociation n'avait pu lui réconcilier le prince de Galles; il crut donc devoir employer d'autres moyens pour le soumettre. Il lui fit déclarer par Copper, chancelier d'Angleterre, le duc de Kingston et le comte de Stanhope, que, sur les cent mille livres sterling qui lui étaient assignées pour la dépense de sa maison, il lui en retranchait quarante [mille], sous prétexte de la dépense que le roi s'obligeait de faire pour la subsistance des enfants du prince. En même temps Georges fit passer en parleraient qu'on payerait à l'empereur cent trente mille livres sterling pour reste des subsides de la dernière guerre, moyennant une quittance générale de toutes ses prétentions. Ainsi la cour de Vienne profitait de tout. Elle était sûre des ministres confidents de Georges, hanovriens et anglais, et recherchée par le roi de Sicile qui ne songeait qu'à apaiser sa colère, et ne croyait d'alliance solide qu'avec elle. Il agissait en même temps à Paris et à Londres comme ne voulant se conduire que par les médiateurs. Il se plaignait de temps en temps du mystère qu'ils lui faisaient de l'état de la négociation. Provane s'en plaignait encore davantage, et protestait que son maître n'écouterait jamais aucune proposition d'échange du royaume de Sicile. Il voulut se figurer que le régent ne serait jamais favorable à son maître, parce que Son Altesse Royale avait lieu de croire que, le cas arrivant, le roi de Sicile aiderait le roi d'Espagne à monter sur le trône de France, espérant lui-même monter sur celui d'Espagne; et prétendit avoir appris par la comtesse de Verue que le régent traitait le mariage de M. son fils avec l'infante de Portugal, où on s'alarmait des préparatifs de l'Espagne, et où l'envoyé d'Angleterre ne parlait que de guerre et offrait des secours, si l'Espagne l'attaquait. Albéroni calma bientôt cette inquiétude par les assurances positives qu'il y donna, et qu'il en reçut, du désir réciproque de demeurer en bonne intelligence. Il retira même les troupes des frontières de Portugal, dont l'ambassadeur à Madrid offrit de la part de son maître, de réduire à trois cent mille écus les six cent mille écus qu'il demandait depuis longtemps à l'Espagne, si on voulait terminer les différends entre les deux cours. Albéroni jugea à propos de faire connaître les sentiments pacifiques de ces deux cours l'une pour l'autre en France, en Angleterre, en Hollande; en prit occasion d'y faire connaître les intentions du roi d'Espagne, et de publier la chimère qu'on a déjà vue de ses raisonnements sur l'union de la France et de l'Espagne pour abaisser l'empereur, la tranquille joie qu'en aurait la Hollande, et l'inutilité des secours que Georges, démenti par l'intérêt de commerce de la nation anglaise, voudrait donner aux Allemands, flatté de plus que ceux du roi de Sicile, si directement opposés à l'envahissement de l'Italie, le mettraient de son côté.

Persuadé que l'empereur était résolu de sacrifier tout à la paix avec le Turc, pour avoir la liberté de pousser ses projets en Italie, il ordonna à Monteléon de déclarer aux Anglais que les conditions que le roi d'Espagne demandait comme préliminaires avant d'examiner celles de la paix, étaient un engagement formel de la part de l'empereur sur les articles suivants: 1° qu'il n'enverrait plus de troupes en Italie; 2° qu'il n'exigerait aucune contribution, sous quelque prétexte que ce pût être; 3° qu'il promettrait de concourir de bonne foi aux mesures qu'on jugerait nécessaires pour assurer l'équilibre de l'Italie et le repos général de l'Europe. À ces conditions, le roi d'Espagne permit à Monteléon d'écouter les propositions qui lui seraient faites, se réservant à lui donner de nouveaux ordres, si par quelques changements nouveaux Sa Majesté Catholique se croyait obligée de changer aussi de maximes. Le cardinal ne le croyait pas. Son plan était fait; il le voulait suivre, persuadé qu'il était impossible de préserver l'Italie de sa perte totale, tant que les Allemands y conserveraient un pouce de terre, que la conjoncture était la plus favorable, et de ses chimères déjà expliquées sur la France, la Hollande, la nation anglaise et le roi de Sardaigne. Il affectait une grande fermeté à suivre son projet sans s'écarter de son point de vue, disant que le pis qu'il en pût arriver à l'Espagne serait d'avoir à défendre son continent, qui avait des forces suffisantes pour le défendre, et que tout l'enfer ne pouvait attaquer. Dans cette complaisance d'avoir mis l'Espagne en si bon état, ce qu'il regardait comme son ouvrage, il traitait de visions les conditions offertes par les médiateurs, et s'espaçait en dérisions de toute leur négociation. Il redoubla de chaleur pour les préparatifs; et, s'apercevant enfin du peu de volonté des Hollandais de l'accommoder de vaisseaux, il ordonna à Beretti de déclarer aux États généraux que, s'ils y formaient quelque opposition, le roi d'Espagne la regarderait comme une offense publique faite à sa personne, et qu'il pourrait même en venir aux dernières extrémités. Castagneta, chef d'escadre envoyé en Hollande avec tout l'argent comptant nécessaire pour faire ces achats, reçut ordre en même temps de revenir diligemment à Madrid, la chose faite ou manquée, son retour étant un point essentiel d'où dépendaient toutes les autres négociations.

Riperda continuait de flatter le cardinal sur les bonnes dispositions de ses maîtres en tout ce qui regardait l'Espagne; mais il voulait le flatter. Les États venaient de rappeler cet ambassadeur. Il avait pris depuis longtemps la résolution de retourner s'établir en Espagne, après qu'il aurait rendu compte aux États de son ambassade. Il y avait même acquis déjà quelques terres, et une maison appartenant autrefois à l'amirante de Castille et depuis tombée dans la confiscation de ses biens. Quoique le public doutât encore à la fin de janvier si l'Espagne, sans la France et sans aucun allié, oserait et pourrait seule entreprendre la guerre, le dessein d'Albéroni était d'entrer de bonne heure en campagne. Le duc de Parme l'en pressait sans cesse comme de chose nécessaire pour le salut de l'Italie. Mais une raison secrète jetait l'incertitude dans ses résolutions, et le retardement à l'exécution de ses projets. Le roi d'Espagne, bien plus malade d'esprit que de corps, se croyait sur le point de mourir à chaque instant, et persuadé que ses forces l'abandonnaient, il mangeait pour les réparer avec tant d'excès que tout en était à craindre. Il se confessait tous les soirs après son souper, et il retenait son confesseur auprès de son lit jusqu'à ce qu'il se fût endormi. Il n'était pas permis à la reine de le quitter un seul instant. Ce prince étant donc hors d'état d'entendre parler d'aucune affaire, le pouvoir d'Albéroni était plus souverain que jamais. Il réglait tout et disposait de tout au nom du roi; qui que ce soit n'osait lé contredire, et il avait déclaré plusieurs fois aux secrétaires d'État que, si quelqu'un d'eux manquait à son devoir pour l'exécution de ses ordres, il lui en coûterait la vie.

On répandait néanmoins dans le public que la santé du roi était parfaitement rétablie. Le P. Daubenton disait à ses amis que ce prince avait trop de scrupules. Tout occupé qu'il était auprès de lui, il ne laissait pas d'apporter tous ses soins à trouver en Espagne des défenseurs à la constitution. Il y servait d'agent non seulement au pape, mais au cardinal de Bissy. Il avait eu soin de faire tenir ses lettres au patriarche de Lisbonne, aussi bien que de solliciter les évêques et les chapitres d'Espagne d'écrire en faveur de la constitution. Il aurait voulu modérer leur zèle sur l'infaillibilité du pape, et sur la supériorité qu'ils lui attribuaient sur les conciles. Mais cette maxime étant le principe et le fondement de leur soumission sans réserve à la bulle, le jésuite qui l'avait faite avec Fabroni, comme on l'a vu en son lieu, aurait en vain essayé de les empêcher, comme il disait, de fourrer dans leurs écrits des maximes très déplaisantes à la France. Le nonce Aldovrandi pressait de son côté les évêques d'Espagne de faire au plus tôt une acceptation universelle, publique et positive de la constitution. Quoique, par les raisons de domination suprême qu'on a vues ci-devant, Rome n'eût pas approuvé les premières instances qu'il avait faites pour la procurer, il crut qu'il devait les continuer, même les redoubler. Elles lui parurent absolument nécessaires pour remédier au mal qui se répandait dans l'Espagne. Le frein du saint-office retenait encore les malintentionnés, et les obligeait à se cacher; mais on avertissait le nonce qu'il n'en fallait pas moins prendre garde aux progrès qu'ils pourraient faire. Aldovrandi, continuellement occupé de sa fortune, n'était pas fâché de faire voir à la cour de Rome que c'était injustement qu'elle lui avait reproché la démarche qu'il avait faite pour exciter le zèle des évêques d'Espagne, et que cette cour n'avait pas lieu d'être aussi sûre qu'elle le croyait des sentiments de la nation espagnole. Je n'insère ce mot sur la constitution que parce qu'il est nécessaire par rapport à ce nonce sur les autres affaires. Il avait à se justifier sur d'autres articles plus considérables, dont ses ennemis se servaient plus utilement pour le détruire dans l'esprit du pape.

Les Allemands faisaient un crime à Sa Sainteté de l'intelligence que, par le moyen de son nonce, ils lui supposaient avec le roi d'Espagne pour l'entreprise de Sardaigne. Comme leurs reproches étaient ordinairement suivis des effets, le pape les sentait tous par avance, et gémissait de cette horrible calomnie, qui le présentait à l'empereur comme complice du funeste manquement de parole du roi d'Espagne envers Sa Sainteté comme envers toute la chrétienté. Toute frivole et dénuée de tout fondement que le pape la disait, elle venait de lui attirer des réponses de Vienne dont Rome était consternée. L'empereur premièrement avait refusé de recevoir le bref que le pape lui avait écrit. Il avait dit que, le roi d'Espagne ayant refusé celui que le pape lui avait écrit sur l'entreprise de Sardaigne, il voulait tenir la même conduite. Le nonce à Vienne avait inutilement représenté que le bref avait été remis au roi d'Espagne. Les ministres impériaux pour le démentir montrèrent une lettre de l'abbé del Maro, portant en termes formels que, par la collusion d'Aldovrandi avec Albéroni, jamais le bref n'avait été présenté au roi d'Espagne; que le contenu lui en avait été rapporté seulement, preuve, dirent-ils, de l'intelligence du pape avec le roi d'Espagne, et cause, par conséquent, du mauvais état où l'empereur avait laissé la Sardaigne. Ils ajoutèrent des protestations de la plus terrible vengeance. Ils déclarèrent qu'ils feraient la paix avec les Turcs, à quelque prix que ce fût; que la France leur laissait la liberté de faire tout ce qu'ils voudraient, déclarant qu'elle n'y prendrait pas le moindre intérêt. Ainsi l'empereur, ne craignant plus d'obstacle à ses desseins, fit dire au pape qu'il avait donné ordre à ses ministres en Angleterre de cesser toute négociation de paix avec l'Espagne. Il prétendait avoir déjà fait une ligue avec le roi de Sicile, et laissait entendre que l'Italie en était l'objet. Enfin l'empereur, affectant une défiance, qu'il traitait de juste, des intentions du pape, lui demanda pour sûreté de ses protestations et de sa conduite, la ville de Ferrare pour en faire sa place d'armes. Il demanda de plus le logement dans l'État ecclésiastique pour douze mille hommes. Il y joignit plusieurs autres circonstances exigées toutes comme des satisfactions, dont la cour de Rome eut horreur. Tout commerce avec la cour fut en même temps, interdit au nonce; les ministres impériaux lui signifièrent qu'il était libre de se retirer de Vienne ou d'y demeurer, mais que, s'il prenait ce dernier parti, son séjour et sa présence seraient totalement inutiles. L'empereur déclara en même temps que c'était de son pur mouvement, et sans consulter aucun de ses ministres, qu'il avait fait chasser le nonce de Naples; que cet ordre avait été envoyé au comte de Gallas, son ambassadeur à Rome, pour le faire exécuter, si le pape refusait de lui accorder les satisfactions qu'il lui avait demandées.

Ces nouvelles causèrent une étrange consternation dans le palais. Le pape, tremblant, ne connaissait d'autres voies, pour apaiser la colère de l'empereur, que la soumission, même la bassesse, et de lui accorder toutes les satisfactions qu'il imposait. Ses neveux, encore plus consternés, étaient aussi plus empressés que leur oncle, parce qu'il s'agissait pour eux de perdre les revenus dont l'empereur les faisait jouir dans le royaume de Naples, qui était le plus bel article de leurs finances. On ne doutait donc pas des conseils qu'ils donneraient au pape et qu'il ne les suivît; et que, voyant les Impériaux à ses portes, maîtres d'entrer dans l'État ecclésiastique toutes les fois qu'ils le voudraient, et nulles forces d'Espagne encore en Italie, jugeant que la France, dans la crainte de s'engager dans une guerre étrangère, refuserait de se joindre à l'Espagne, tant de raisons pressantes ne l'entraînassent à céder à son penchant naturel de timidité et de faiblesse, indépendamment même de l'intérêt de ses neveux. On ne laissait pas de lui rendre justice sur le prétexte odieux et supposé que les Allemands prenaient de lui faire querelle. Il n'y avait personne qui pût croire que Sa Sainteté eût eu connaissance de l'entreprise sur la Sardaigne, ni que ce secret eût été conservé si la confidence lui en eût été faite.

Comme le pape n'osait se plaindre à Vienne de la conduite des Allemands, il porta ses plaintes à Madrid; et, comme il croyait cette cour plus faible que l'autre, il y joignit les menaces, et fit entendre qu'il serait obligé de recourir aux remèdes extrêmes pour effacer de l'esprit des hommes les soupçons indignes et les calomnies répandues contre le vicaire de Jésus-Christ. Il en représenta les effets pernicieux, l'interdiction du nonce à Vienne, celui de Naples chassé, et l'autorité apostolique totalement abolie dans ce royaume; enfin, les autres menaces encore plus fâcheuses, si par des faits il ne démentait promptement l'imposture. De là, il passait aux supplications, et demandait instamment à la piété du roi d'Espagne de restituer la Sardaigne à l'empereur, comme le seul moyen de persuader ce prince qu'il n'avait jamais concouru à cette invasion. Il demandait pressamment la réponse au bref du 25 août, se plaignait amèrement qu'au lieu de cette réponse, attendue depuis si longtemps, on ne songeait en Espagne qu'à se préparer à la guerre. Aldovrandi reçut en même temps beaucoup de reproches de sa conduite. Le pape l'accusait d'être la cause indirecte de tous ces malheurs, fruits des calomnies répandues contre Sa Sainteté, pour n'avoir pas présenté au roi d'Espagne son bref du 25 août. Il était également tancé d'avoir délivré les brefs pour la levée des subsides ecclésiastiques, et de ce qu'ils avaient eu leur exécution. Pour y remédier, le pape voulut que son nonce pressât le roi d'Espagne de répondre à ce bref du 25 août, parce que son silence le privait d'un moyen très nécessaire et très puissant pour confondre ses calomniateurs. Il lui ordonna de plus très expressément de retirer les brefs contenant les concessions qu'il avait faites au roi d'Espagne, et disait qu'il ne comprenait pas la difficulté à les rendre, puisqu'ils ne pouvaient avoir d'exécution, et n'en devenaient pas plus efficaces pour demeurer entre les mains des ministres de Sa Majesté Catholique. Il déclara en même temps que, si le roi d'Espagne prétendait en faire quelque usage, il ne pourrait s'empêcher de les révoquer expressément pour satisfaire à sa conscience. Il reprocha vivement à Aldovrandi d'avoir négligé de l'informer de l'usage que le P. Daubenton avait fait du pouvoir qu'il lui avait conféré, d'absoudre le roi d'Espagne de ce qu'il avait fait contre l'autorité du saint-siège pendant les différends entre les deux cours; et se plaignit de plus d'être si mal instruit par son nonce, qu'il était obligé de recourir aux lettres particulières, même aux gazettes, pour apprendre ce qui se passait en Espagne; en un mot, il voulait, à quelque prix que ce fût, trouver des sujets de se plaindre, soit de son nonce, soit de l'Espagne. Il croyait que c'était la seule voie d'apaiser les Allemands et de les désabuser de l'opinion qu'ils avaient prise; mais les simples paroles n'y suffisaient pas, et le pape n'avait point d'autre ressource. Plus le péril lui paraissait grand, plus il cherchait les moyens de s'en tirer. J'ajouterai qu'ils étaient d'autant plus difficiles que la colère était factice, politique, utile aux Impériaux de paraître persuadés de ce dont ils ne l'étaient point, pour avoir prétexte de tirer du pape tout ce qu'ils pourraient en places et en subsistances de troupes, et pour l'appesantir sur l'Espagne, au point de causer à cette couronne tous les embarras possibles au dedans et au dehors. Revenons.

Le pape tint devant lui une congrégation formée à dessein de délibérer sur les partis à prendre. On y examina: 1° si le pape devait recevoir Gallas à son audience. Toutes les voix furent pour l'y admettre toutes les fois qu'il la demanderait. Mais loin qu'il en fît instance, pressé quelques jours auparavant de voir le pape par le cardinal Albane, cet ambassadeur déclara avec hauteur qu'il n'irait plus au palais. 2° On agita si le pape devait excommunier les ministres impériaux qui avaient mis les mains sur les revenus ecclésiastiques séquestrés par ordre de l'empereur dans le royaume de Naples, et [il fut] unanimement résolu de temporiser: maxime favorite de tout ce pontificat, surtout quand il s'agissait des Allemands. 3° On délibéra sur les démarches qu'il convenait de faire pour apaiser l'empereur. Il fut conclu qu'il fallait envoyer à Vienne un cardinal, avec des facultés très amples d'accorder à ce prince toutes les grâces qu'il demanderait, et que le chef de l'Église avait le pouvoir de lui accorder. Quant à celles qui ne dépendaient pas de Sa Sainteté, le soin du légat devait être de faire connaître à l'empereur que, si elle ne les accordait pas, c'était uniquement parce qu'elles étaient hors de son pouvoir. Il fut après question du choix. Le cardinal Piazza fut proposé; mais l'opinion publique fut qu'il ne l'accepterait pas. Le pape désirait son neveu, le cardinal Albane, mais il ne voulait pas le témoigner; il voulait paraître forcé à le nommer sur le refus d'un autre. On délibéra ensuite sur la conduite à tenir avec le roi d'Espagne. Il fut résolu que le pape lui écrirait un bref plus doux que celui du 25 août, que ce prince avait refusé de recevoir, et qu'il serait ordonné au nonce Aldovrandi de prendre si bien ses mesures que ce bref parvînt entre les mains de Sa Majesté Catholique.

Albéroni, bien averti de toutes ces délibérations, était maître d'empêcher Aldovrandi de présenter aucun bref sans en avoir auparavant communiqué la copie, ainsi qu'on en usait en France et à Vienne. Le ministre d'Espagne pouvait rejeter le bref ou bien y faire une réponse peu satisfaisante pour Sa Sainteté, mais ce dernier parti n'aurait pas été le plus désagréable pour le pape, parce que, recevant une réponse dure, il en aurait fait usage pour se justifier auprès de l'empereur de la partialité qu'il lui reprochait; et véritablement les Allemands n'étaient pas les seuls qui, raisonnant sur le véritable intérêt du saint-siège et de l'État ecclésiastique, croyaient que le pape regarderait intérieurement comme son salut d'être aidé par l'Espagne; qu'il avait voulu seulement que le public trompé pût croire que les secours qu'il recevrait lui seraient donnés contre sa volonté, et que la source de ce ménagement était la crainte que, les Espagnols ne réussissant pas, toute la fureur allemande ne retombât sur lui. Ils demandaient pressement qu'Aldovrandi fût châtié, le regardant comme le promoteur et le confident de l'intelligence secrète qu'ils supposaient entre le pape et le roi d'Espagne. Sa Sainteté, toujours occupée de ménager les deux partis autant que la crainte du plus fort le lui pouvait permettre, voulait par cette raison complaire aux Impériaux par quelque mortification légère à son nonce, sans toutefois le rappeler par considération pour la cour d'Espagne, comme le voulait celle de Vienne. Le pape crut avoir trouvé ce tempérament en changeant là disposition qu'il avait faite du neveu d'Aldovrandi tout nouvellement arrivé de Madrid à Rome, d'y retourner sur-le-champ porter à Albéroni la barrette. Il ordonna donc à ce neveu de partir dans l'instant non pour Madrid, mais pour Bologne sa patrie, et d'y demeurer malgré toutes les instances du cardinal Acquaviva. Ce neveu fut même accusé d'avoir reçu du roi d'Espagne une pension sur l'évêché de Malaga. Pendant que le cardinal Paulucci était chargé de porter ces refus à Acquaviva, le pape, par des voies souterraines, faisait passer à ce dernier ses gémissements et ses larmes sur l'état et la conduite d'Aldovrandi; et par ce double manège autorisait les discours de ceux qui ne se contraignaient pas de publier que tout n'était que fiction dans Sa Sainteté, excepté la frayeur des Impériaux, et le désir extrême de les apaiser. De là on prévoyait qu'il ne s'accommoderait ni avec la France ni avec le roi de Sicile, parce que cela déplairait à la cour de Vienne, et l'obligerait à changer de langage. Le pape en effet éludait de répondre sur les affaires de Sicile. Pressé par le cardinal de La Trémoille de déclarer ses intentions, il prit pour prétexte de se taire qu'il n'avait point encore de réponse du roi de Sicile; qu'il désirait savoir si La Trémoille pourrait engager ce prince à s'expliquer; et qu'il verrait ensuite s'il ferait quelque proposition qui se pût accepter.

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