NOTE II. DIFFICULTÉ DES RÉFORMES AU XVIIIe SIÈCLE.

Saint-Simon, dans un des plus curieux passages de ses Mémoires, dit que tout bien est impossible en France, et il allègue comme preuve ses vains efforts, lorsqu'il était du conseil de régence, pour détruire certains abus financiers. On trouve à peu près la même opinion exprimée dans les Mémoires du marquis d'Argenson. Il venait de passer par le ministère, et son frère était encore ministre, de la guerre, lorsqu'il écrivit la partie de ses Mémoires inédits que je vais citer. Elle est datée de 1751 (29 juin) :

« Tout le monde dit ici [en France], que le roi devroit retrancher la dépense. Le parlement vient de le lui dire assez hardiment. On fait même l'honneur à M. de Machaut de dire que c'est lui qui le suggère au parlement, et qu'au moins il est bien aise que cela soit dit, pour faire rentrer le roi en lui-même. Mais a-t-on bien réfléchi et connu combien la moindre réforme est difficile en France, sur le pied où sont les choses? Chacun se tient l'un à l'autre. Il faudroit qu'un ministre offensât ce qu'il y a de plus grand à la cour pour toucher aux écuries, aux bâtiments, à la bouche [34] , aux extraordinaires de la maison du roi [35] , aux dépenses des voyages, aux pensions, aux gouvernements donnés à des gens qui ne méritent rien et qui sont riches, et à toutes ces dépenses qui consomment les finances. On choqueroit, on offenseroit par là grièvement la maîtresse [36] , le grand-maître de la maison du roi, le premier maître d'hôtel, le grand écuyer, le premier écuyer, les dames du palais, etc. Leurs cabales, leurs agréments, la cour, les grands, les valets, tout cela se tient l'un à l'autre: ainsi toutes ressources ne sont que des gouttes d'eau dans la mer. C'est ce qui vient d'arriver aux nouveaux emprunts: à peine y a-t-il eu deux millions de portés pour rentes viagères qu'ils ont été mis à payer la maison du roi, à qui l'on doit encore beaucoup par delà.

« Pour ce retranchement des dépenses du roi, il faudroit donc que le caractère de facilité du roi se réformât, ou bien qu'il se donnât un premier ministre bien autorisé, qui fût maître de tout, et que le roi soutînt dans toutes ses opérations avec grande fermeté; ce qui lui est très difficile. Il faudroit que ce vizir ne vît seulement pas la marquise [37] , bien éloigné de recevoir d'elle des ordres à chaque opération, comme on fait aujourd'hui. Ce vizir devroit d'abord former une commission de réformation, composée d'une douzaine de magistrats des plus sévères, qui réduisît toutes les dépenses de la cour au pied le plus juste, et [jugeât] le sujet de renvoi dans les provinces de tous ceux qui n'ont que faire à la cour ni à la ville. Il faudroit que la cour vînt résider à Paris, avec l'usage de quelques maisons de campagne pour le roi, pour la reine et pour la maison royale. »

L'énoncé seul de ces idées prouve combien les réformes étaient alors difficiles, pour ne pas dire impossibles. Le marquis d'Argenson imputait surtout à la cour l'opposition à toutes les améliorations, et la proclamait la cause principale des malheurs de la France à cette époque.

«  La cour! la cour! la cour! Dans ce mot est tout le mal de la nation. La cour est devenue le seul sénat de la nation: le moindre valet de Versailles est sénateur; les femmes de chambre ont part au gouvernement; si ce n'est pour ordonner, c'est du moins pour empêcher les lois et les règles; et, à force d'empêcher, il n'y a plus ni lois, ni ordre, ni ordonnateurs; à plus forte raison quand il s'agiroit de réformation dans l'État. Quand la réforme seroit si nécessaire, tout ministre tremble devant un valet; et combien cela est-il plus vrai, quand une favorite a grand crédit, quand le monarque est facile et trop bon pour ce qui l'entoure?

« Cet ascendant de la cour est venu ainsi, depuis qu'il y a une capitale exprès pour la cour (Versailles). Sous le feu roi, on s'en ressentit, mais moins; car il était haut, ferme, et autorisoitt beaucoup ses ministres, quelque chose qu'on en pût dire. Mais sous lui et sous Louis XV, les ministres, en revanche, ont beaucoup perfectionné l'autorité monarchique, arbitraire, la cour augmentant par là de pouvoir sur la nation. Le goût du luxe s'est accru, de sorte qu'à mesure que la noblesse est devenue plus pauvre, l'honneur de dépenser avec goût, le déshonneur de l'économie, se sont accrus, et nous plongent chaque jour davantage dans la nécessité de dépenser, soit en nous ruinant, soit en rapinant.

« La cour empêche toute réforme dans la finance et en augmente le désordre.

« La cour corrompt l'état militaire de terre et de mer par promotions de faveur, et empêche que les officiers ne s'élèvent au généralat par le mérite et l'émulation.

« La cour empêche le mérite, l'autorité et la permanence aux ministres, et à ceux qui travaillent sous eux aux affaires d'État.

« La cour corrompt les moeurs; elle prêche aux jeunes gens, qui entrent dans leur carrière, l'intrigue et la vénalité, au lieu de l'émulation par la vertu, le mérite et le travail; elle casse le col à la vertu, dès qu'elle se présente.

« Elle nous appauvrit, de sorte que bientôt les financiers mêmes n'auront plus d'argent.

« Elle empêche enfin le roi de régner et de retrouver en lui la vertu qu'il a.

« Elle appauvrit les provinces, attirant à Paris toute la graisse des provinces. »

Suite
[34]
Ce mot désignait tous les officiers employés pour le service de la table et des cuisines du roi.
[35]
C'est-à-dire aux dépenses extraordinaires de la maison du roi.
[36]
Mme de Pompadour, qui avait contribué à faire renvoyer du ministère le marquis d'Argenson.
[37]
La marquise de Pompadour.