NOTE IV. LES CHANCELIERS PENDANT LE RÈGNE DE LOUIS XIV.

Dans une note du tome X, page 477, des Mémoires de Saint-Simon, nous avons indiqué les chanceliers et gardes des sceaux de France pendant la première moitié du XVIIe siècle. À l'occasion de la mort du chancelier Le Tellier (30 octobre 1685), Saint-Simon caractérise les chanceliers de la fin du siècle [49] . Nous compléterons ce tableau par quelques extraits des Mémoires du marquis d'Argenson. Voici d'abord la note de Saint-Simon :

« Boucherai, qui fut chancelier [à la mort de Le Tellier], n'en avait que la figure, mais telle qu'à peindre un chancelier exprès on n'aurait pu mieux réussir [50] . Il avait été le conseil de M. de Turenne et son ami intime, et cela l'avait fort avancé; du reste, pesant et de fort peu d'esprit et de lumières. Cette alternative semblait fatale aux chanceliers. Séguier, un des grands hommes de la robe en tout genre, l'avait été entre les deux Aligre [51] , père et fils, choisis pour être nuls, et dont la postérité n'a pas été plus espritée. Le Tellier [52] fut délié, adroit, souple, rusé, modeste, toujours entre deux eaux, toujours à son but, plein d'esprit, de force, et en même temps d'agrément, de douceur, de prévoyance; moins savant que lumineux, pénétrant et connaisseur, [il] avait fait et fondé la plus haute fortune. Boucherat [53] délassa de tant de talents, et s'il en avait montré quelqu'un dans le degré de conseiller d'État, ils demeurèrent étouffés dans les replis de sa robe de chancelier. Il ne fut point ministre. »

Saint-Simon parle, dans la suite de cette note, des candidats à la charge de chancelier qui furent opposés à Boucherat, et sur lesquels il l'emporta. Le marquis d'Argenson n'est pas plus favorable que Saint-Simon à Boucherat [54] : « Lorsque je vins au monde (en 1694), il y avait déjà quelques années que le chancelier Le Tellier, père de M. de Louvois, était mort. M. Boucherat était revêtu de cette éminente dignité, qui eût été bien au-dessus de sa capacité, si les temps eussent été plus difficiles, mais le pouvoir de Louis XIV était si bien établi, les parlements si soumis, le droit de remontrances avait été si restreint, ou, pour mieux dire, si bien ôté aux cours supérieures, que l'on avait pu hardiment accorder cette place à un vieux magistrat âgé de soixante et dix ans, et devenu presque le doyen du conseil. Aussi M. Boucherat l'occupa-t-il très pacifiquement jusqu'à l'âge de quatre-vingt-quatre ans qu'il mourut [55] , ne laissant que des filles. Il eut pour successeur M. de Pontchartrain [56] , qui était, depuis 1689, contrôleur général des finances, et, depuis 1690, secrétaire d'État de la marine et du département de Paris.

« M. de Pontchartrain prit la charge de chancelier comme une retraite. Effectivement elle pouvait être regardée comme telle en ces temps de soumission. Il se trouva bien heureux que le roi voulût lui accorder pour successeur, dans le contrôle des finances, M. de Chamillart, et dans ses départements (de la marine et de Paris), M. de Pontchartrain, son fils. L'un et l'autre n'étaient, assurément point capables de le remplacer dignement; mais ils le débarrassaient des soins les plus fatigants. Il fallut pourtant bien qu'il continuât à conseiller son fils, qui ne lui donnait pas toute la satisfaction qu'il en pouvait espérer [57] ; ce qui l'engagea à une retraite totale. Louis XIV était vieux et menaçait ruine; M. de Pontchartrain était précisément du même âge; d'ailleurs il voulait sagement éviter d'être obligé de porter au parlement l'édit qui déclarait les princes légitimés habiles à succéder à la couronne [58] .

« M. Voysin fut chargé de cette opération, qui s'exécuta pourtant avec la soumission que l'on montra pour les ordres de Louis XIV jusqu'au moment de la mort de ce monarque, arrivée, comme chacun sait, le 1er septembre 1715. M. Voysin, chancelier à peu près de la même force que M. Boucherat, mourut fort à propos au mois de février 1717 [59] . Il fut remplacé par M. d'Aguesseau [60] .

« Des trois derniers chanceliers du règne de Louis XIV, M. de Pontchartrain était sans contredit le plus capable. Il avait été conseiller au parlement de Paris. M. de Pontchartrain fut ensuite pendant vingt ans premier président au parlement de Bretagne, et y donna des preuves de fermeté, d'habileté et d'adresse, en ménageant ces têtes bretonnes de tout temps si difficiles à conduire. »

Suite
[49]
Notes sur le Journal de Dangeau. Voy. le Journal du marquis de Dangeau avec les additions de Saint-Simon (édit. Didot, t. Ier, p. 242-243).
[50]
Voy., sur Boucherat, les Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 296 et suiv.
[51]
La pensée de Saint-Simon est claire : il veut dire que Séguier fut chancelier entre le premier d'Aligre (chancelier de 1624 à 1635), et le second d'Aligre (chancelier de 1674 à 1677). Mais la ponctuation adoptée dans le Journal de Dangeau rend la phrase inintelligible; on l'a écrite ainsi: « Séguier, un des grands hommes de la robe en tout genre, l'avait été entre les deux; Aligre, père et fils, choisis pour être nuls, etc. » Il y a là une faute typographique qu'il est important de corriger.
[52]
Michel Le Tellier fut chancelier de 1677 à 1685.
[53]
Chancelier de 1685 à 1699.
[54]
Mémoires du marquis d'Argenson (édit. de 1825), p. 141-142.
[55]
Boucherat mourut le 2 septembre 1699.
[56]
Voy., sur Pontchartrain, les Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 301-305.
[57]
Voy., sur le fils du chancelier, les Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 377 et suiv.
[58]
Cet édit fut porté au parlement le 2 août 1714, et le chancelier de Pontchartrain s'était retiré en juillet. Il mourut en 1727, âgé de quatre-vingt-neuf ans. Sa correspondance est conservée à la Biblioth. Imp. ms. f. Mortemart, n. 60-61.
[59]
Voy., sur le chancelier Voysin, les Mémoires de Saint-Simon, t. VII, p. 253 et suiv.
[60]
Voy., Ibid.. t. XIV, p. 176 et suiv., le caractère du chancelier d'Aguesseau.