CHAPITRE III.

1718

La Sardaigne en achoppement à la paix. — Attention de Cellamare aux affaires de Bretagne. — Adresse de l'avis de Monteléon à Albéroni. — Manège du roi de Sicile. — Penterrieder en profite. — Bassesse du roi de Sicile pour l'Angleterre, qui le méprise et qui veut procurer la Sicile à l'empereur. — Sage avis de Monteléon. — Erreur de Beretti. — Cadogan le désabuse. — Intérêt personnel de l'abbé Dubois. — Plaintes malignes des Piémontais. — Cellamare déclare, tant qu'il peut, que l'Espagne n'acceptera point le projet de traité. — Beretti et Cadogan vont, l'un après l'autre, travailler à Amsterdam pour mettre cette ville dans leurs intérêts contraires. — Nancré rend le roi de Sicile suspect à l'empereur. — Albéroni raisonne sainement sur la Sicile et sur le roi Georges; très malignement sur le régent; artificieusement sur le roi de Sicile; déclame contre le traité, contre lequel il fait faire partout les déclarations les plus fortes; presse les préparatifs. — Secret impénétrable sur la destination de son entreprise. — Continue à bien traiter Nancré et à conférer avec lui et avec le colonel Stanhope. — Le colonel Stanhope pense juste sur l'opiniâtreté d'Albéroni. — Réponse de ce cardinal à une lettre du comte Stanhope, qui le pressait d'accepter le traité. — Plaintes et vanteries d'Albéroni. — Forces actuelles de l'Espagne. — Crédit de ce premier ministre sur Sa Majesté Catholique. — Albéroni menace Gallas, les Allemands et le pape. — Vanteries de ce cardinal. — Vaines espérances de Giudice qui s'indispose contre Cellamare. — Bassesses de ce neveu. — Chimères attribuées à Giudice, qui font du bruit et du mal à Madrid. — Il les désavoue et déclame contre les chimères et le gouvernement d'Albéroni. — Fausse et basse politique du pape. — Cellamare se fait bassement, gratuitement et mal à propos l'apologiste d'Albéroni à Rome. — Il en reçoit de justes reproches de son oncle. — Esprit de la pour de Vienne.

On crut que le régent était embarrassé du refus du roi d'Espagne, et que Son Altesse Royale s'était flattée que la reine d'Espagne aurait engagé le roi son mari à signer un traité qui assurait aux enfants de cette princesse la succession de deux États considérables en Italie. Il y avait encore une voie pour satisfaire le roi catholique, c'était de lui conserver la possession de la Sardaigne; mais la chose ne pouvait se faire qu'au préjudice du duc de Savoie, à qui ce royaume était destiné en dédommagement de celui de Sicile. Le régent dépêcha cependant un courrier à Londres, portant ordre à l'abbé Dubois de le proposer au roi d'Angleterre. Cellamare comptait que ce changement au traité apaiserait le roi son maître et l'engagerait à signer. Il avertit Monteléon de travailler sous main et sans paraître à faciliter le succès de cette prétention nouvelle, sûr que, si elle ne réussissait pas, la signature était inévitable. Peut-être la craignait-il; mais la prévoyant, il donnait une attention très particulière à ce qui se passait en Bretagne, et ne manquait pas d'avertir que, les affaires s'aigrissant, les mouvements de cette province devenaient chaque jour plus considérables. Le roi d'Angleterre ne goûta pas la proposition de laisser la Sardaigne à l'Espagne; il jugea qu'un tel changement au projet de traité exciterait non seulement de nouvelles disputes, mais produirait peut-être des difficultés insurmontables. L'empereur voulait la Sicile à quelque prix que ce fût. Georges voulait le satisfaire, et ne trouvait déjà que trop de peines à réduire le duc de Savoie, sans lés augmenter encore en rétractant l'offre de l'équivalent proposé à ce prince pour la cession de la Sicile. Ainsi le courrier du régent étant arrivé à Londres, le roi d'Angleterre tint pour la forme seulement deux conseils, comme pour délibérer sur cette proposition nouvelle. Il y fut décidé qu'il ne convenait pas d'altérer la substance du projet accepté par l'une des parties; que ce serait s'exposer à des disputes inutiles avec la cour de Vienne; qu'on pouvait même regarder ces contestations comme dangereuses, après avoir eu tant de peine d'engager l'empereur à consentir au projet.

Les ministres d'Angleterre instruisirent Monteléon de cette délibération. Il avait bien jugé que la demande de retenir la Sardaigne ne réussirait pas, mais il n'avait osé s'expliquer sur une proposition dont le roi son maître désirait le succès, et que le premier ministre avait particulièrement à coeur, parce que la Sardaigne était l'unique fruit de tant de dépenses qu'il avait fait faire à l'Espagne. Il fallait, pour combattre l'opinion du prince et du ministre, faire semblant d'y acquiescer, leur en exposer toutefois les inconvénients d'une manière si palpable qu'ils reconnussent clairement par eux-mêmes ce que l'ambassadeur n'osait dire, de peur de s'exposer à déplaire. C'est ce que Monteléon avait souvent pratiqué, mais le succès n'avait pas répondu à ses intentions, non plus qu'à ses ménagements. Il avertit Albéroni en cette dernière occasion que La Pérouse lui avait dit, après l'arrivée d'un courrier dépêché de Turin, que le roi son maître ne se laisserait pas dépouiller de son royaume, sans faire auparavant, pour le conserver, tous les efforts que son honneur et ses droits demandaient. Monteléon, donnant cet avis au cardinal, lui laissait en même temps espérer qu'une résolution si ferme pourrait déconcerter l'exécution d'un projet odieux au roi d'Espagne; mais après avoir fait entrevoir ce rayon d'espérance, il essaya de le détruire lui-même en représentant qu'il n'était pas permis de prendre confiance en la sincérité du roi de Sicile, non seulement par la connaissance que tout le monde avait du caractère de ce prince, mais encore parce que dans le temps même qu'il se récriait si fort contre les dispositions du projet, il tenait à Vienne un ministre caché, et sollicitait fortement l'empereur d'accorder la seconde archiduchesse sa nièce en mariage au prince de Piémont. Monteléon pouvait encore ajouter que Penterrieder continuait d'entretenir une espèce de négociation à Londres avec La Pérouse, et soit sincérité, soit dessein de l'amuser, Penterrieder l'assurait que, si l'empereur avait voulu consentir à laisser la Sardaigne au roi d'Espagne, Sa Majesté Catholique aurait sans hésiter promis d'unir ses armes aux armes impériales pour enlever la Sicile au duc de Savoie, et la donner à l'empereur. Penterrieder, faisant valoir ici l'équité de son maître, et son attention aux intérêts du roi de Sicile, conclut que le mieux pour l'un et pour l'autre serait de s'accommoder ensemble sans l'intervention de la France ni de l'Angleterre.

Le roi de Sicile, attentif à ses intérêts et toujours agissant dans cette vue, ne se reposait pas uniquement sur le succès incertain de la négociation secrète qu'il avait entamée à Vienne. Il écrivit donc au roi d'Angleterre pour lui demander pressement que le projet du traité lui fût communiqué, n'ayant d'autre intention que de concourir et de procurer la tranquillité publique autant qu'il serait en son pouvoir. Il ajouta qu'il était persuadé que le principal fondement de ce projet, était l'observation des traités d'Utrecht et leur garantie; qu'il avait d'autant plus de raison de le croire que jamais il ne s'était écarté de la volonté et des intentions de l'Angleterre, les ayant toujours aveuglément suivies; qu'il protestait aussi que cette maxime serait toujours la règle inviolable de sa conduite. Cette lettre demeura longtemps sans réponse.

Monteléon fit usage de la connaissance qu'il en eut pour convaincre encore le cardinal Albéroni, et du peu de fond qu'on devait faire sur le roi de Sicile qui agissait si différemment de tous côtés, et de l'opiniâtreté de la cour d'Angleterre à conserver toutes les conditions du projet sans y faire le moindre changement; et comme il aurait désiré sur toutes choses que le roi d'Espagne fût entré dans le traité d'alliance, n'osant le dire ouvertement de peur de déplaire, il ne perdit pas cette nouvelle occasion de représenter que, si le roi son maître était contraint de céder à la dure nécessité du temps, et des conjonctures, il était au moins à souhaiter qu'en s'y soumettant, il le fit avec le moins de préjudice qu'il serait possible pour le présent, et avec des dispositions favorables pour l'avenir. Monteléon était persuadé qu'il était impossible de changer dans le moment présent aucune condition d'une convention acceptée et signée par l'empereur; que, si on pouvait espérer quelque modification, ce ne serait tout au plus que dans la suite, par les offices qu'on emploierait avant son exécution, ou plus certainement encore par les offres qu'on pourrait faire et les sommes qu'on distribuerait à Vienne pour arracher le consentement de cette cour. Il regrettait le temps qu'on avait perdu, et soutenait que, si les ministres d'Espagne étaient entrés dans la négociation au moment qu'elle avait commencé avec les ministres d'Angleterre et l'abbé Dubois, le roi d'Espagne aurait peut-être obtenu ce qu'il désirait, et fait changer en mieux les conditions du traité. Mais le nuage s'était formé de manière qu'il n'était plus possible de le dissiper et d'espérer de gagner au moins du temps; seule ressource qui aurait pu rendre meilleure la condition de l'Espagne. Il ne comptait nullement sur l'effet des offices que le régent avait promis d'interposer à Londres et à Vienne, pour obtenir des modifications au traité telles que le roi d'Espagne eût lieu d'être satisfait.

Beretti s'était flatté que de pareils offices seraient d'un grand poids, et que la cour de Vienne, ayant tant de raisons particulières de marquer sa considération pour le régent, ne pourrait se dispenser de déférer à ses instances. Cadogan, nouvellement arrivé de Londres à la Haye, dit avec beaucoup de franchise à Beretti qu'il devait se désabuser d'une espérance si vaine; que, si le régent faisait quelque représentation, il ne la ferait que pour la forme, pour sauver un reste d'honneur, mais sans insister; qu'il ne le pouvait étant totalement engagé. Cadogan poussant plus loin la confidence (c'est-à-dire le mépris de l'Espagne livrée par la France, gouvernée et muselée par l'abbé Dubois qui ne songeait qu'à son chapeau qu'il ne pouvait obtenir que par l'autorité de l'empereur sur le pape, et par la recommandation forte du roi d'Angleterre auprès de l'empereur), dit encore à cet ambassadeur d'Espagne que l'Angleterre n'avait nul penchant pour le roi de Sicile, parce que le souvenir des manèges qu'il avait faits pendant les guerres passées était toujours présent; que, de plus, on savait à Londres que ce prince avait à Madrid un ministre caché, dans le même temps qu'il négociait à Vienne. Si les Anglais regardaient le roi de Sicile comme un prince dont la foi devait toujours être suspecte, les Piémontais se plaignaient réciproquement du régent et du roi d'Angleterre. Ils disaient que Son Altesse Royale, de concert avec Stairs, jouait également le roi d'Espagne et le roi de Sicile; qu'on faisait entendre au roi d'Espagne, pour le porter à l'acceptation du traité, que le roi de Sicile était près de faire son accommodement avec l'empereur; qu'on disait en même temps au roi de Sicile que le roi d'Espagne accepterait le plan, si les demandés qu'il faisait au préjudice de la maison de Savoie lui étaient accordées.

Dans cette situation, Provane qui était encore à Paris, sous prétexte de travailler au règlement des limites, se lia plus étroitement que jamais avec Cellamare. Il l'assura que la répugnance que son maître avait à souscrire au projet était invincible, et Cellamare ne manqua pas de le fortifier dans ces sentiments. Ils étaient conformes aux intentions du roi d'Espagne, car nouvellement encore il avait ordonné à cet ambassadeur de déclarer qu'il trouvait le plan injuste et détestable; que, si jamais il y souscrivait, ce ne serait jamais que forcé par la violence et par la fatalité malheureuse d'être abandonné de tout le monde. Cellamare fit voir à Provane et à beaucoup d'autres les ordres qu'il avait reçus. Il crut d'autant plus nécessaire de s'en expliquer qu'on répandait à Paris et à Londres que le roi d'Espagne consentait au traité, en y changeant seulement quelques conditions. On donnait aux nouvelles propositions que le roi d'Espagne avait faites le nom d'acceptation limitée, et comme le régent avait envoyé à Nancré de nouveaux ordres de presser le roi d'Espagne, plus que jamais, d'accepter le projet, son ambassadeur à Paris, incertain du succès que ces nouvelles instances pourraient avoir, croyait dans cet intervalle être obligé de, rassurer ceux qui désiraient que le roi d'Espagne voulût persister avec fermeté dans ses premières résolutions.

Beretti en usait de même en Hollande. Il fit un voyage à Amsterdam, où il eut des conférences avec les deux pensionnaires Buys et Bassecourt, et les bourgmestres Tropp, Pautras et Sautin. Outre les raisons pour les empêcher d'accéder au traité, il employa les promesses; celles qui regardaient le commerce firent assez d'impression pour empêcher la régence de cette ville de prendre aucune résolution. Heureusement pour Beretti, l'ambassadeur de France n'avait point reçu d'ordre depuis que le courrier que le régent avait dépêché à Madrid était de retour à Paris. Son silence favorisa les discours de l'ambassadeur d'Espagne. Les ministres d'Angleterre s'en plaignirent, et Cadogan se crut obligé d'aller à Amsterdam réparer le mal que Beretti y avait causé. Ce dernier craignait Cadogan, persuadé que le roi d'Angleterre avait remis entre ses mains des sommes très considérables pour gagner des suffrages en Hollande. D'ailleurs il le regardait moins comme Anglais que comme ministre de l'empereur, dont il avait la patente de feld-maréchal.

Les nouvelles représentations que Nancré fit en Espagne ne produisirent pas plus d'impression que celles qu'il avait faites jusqu'alors. Il y ajouta cependant de nouvelles raisons capables de rendre les intentions du roi de Sicile très suspectes. Il avertit Albéroni qu'aussitôt que ce prince avait appris que la France et l'Angleterre offraient la Sicile à l'empereur, il avait dépêché à Vienne, pour l'offrir aussi, mais à condition que la complaisance qu'il témoignait en cette occasion pour l'empereur faciliterait le mariage du prince de Piémont avec l'une des archiduchesses. Nancré dit de plus que l'offre n'était pas nouvelle; que le même duc de Savoie, qui la renouvelait aujourd'hui, l'avait déjà faite peu de temps avant la mort du feu roi; que d'autres difficultés avaient empêché la conclusion du traité qu'il sollicitait à Vienne.

Albéroni était persuadé que l'empereur désirait ardemment la Sicile, et que, depuis la paix d'Utrecht, il n'avait pensé qu'aux moyens de l'acquérir pour s'assurer la conservation du royaume de Naples. Les forces de mer étoient les seules qui manquaient à ce prince; ces deux royaumes entre ses mains lui donnaient moyen d'avoir des forces considérables dans la Méditerranée. Albéroni se vantait d'avoir jugé si sainement des vues de la cour de Vienne, qu'il avait parié, dès qu'il fut question du projet, que l'empereur l'accepterait. Il ne s'étonnait pas, disait-il, que le roi Georges eut voulu faire un tel présent à la maison d'Autriche, parce qu'étant Allemand, et voulant conserver l'injuste acquisition de Brême et de Verden, il devait, pour y réussir, acquérir par une autre injustice les bonnes grâces du chef de l'empire. C'était par cette raison que le roi d'Angleterre, suivant le raisonnement (en cela très juste) d'Albéroni, travaillait à l'augmentation d'une puissance que les Français et les Anglais trouvaient déjà trop grande, et qu'ils convenaient mutuellement qu'il faudrait abaisser dans son temps. Toutefois il paraissait que la cour d'Angleterre n'avait en vue que d'être invitée par l'empereur de rompre avec l'Espagne. La preuve évidente de ce dessein était, selon le cardinal, la résolution prise à Londres d'envoyer une escadre dans la Méditerranée, le tout pour l'intérêt particulier du roi Georges. Albéroni affectait de répandre que ces raisons secrètes et personnelles avaient beaucoup plus de part aux changements projetés dans l'Europe que les raisons d'État, et c'était à cette cause unique qu'il attribuait la résolution surprenante que la France avait prise de concourir à l'agrandissement de la maison d'Autriche. Quelque mauvaise opinion qu'il eut du duc de Savoie; il voulut paraître invincible aux nouveaux soupçons que Nancré essaya de lui inspirer des intentions et de la conduite de ce prince. Il ne les rejeta pas entièrement, mais il dit que le duc de Savoie le faisait assurer que la seule négociation qu'il eût à Vienne était bornée au mariage du prince de Piémont, et que cette cour elle-même lui avait offert une archiduchesse; qu'il déclarait en même temps que jamais il ne consentirait à céder la Sicile, et qu'il priait instamment le roi d'Espagne de s'y opposer. Le cardinal demanda l'explication d'un pareil galimatias, qui ne pouvait servir qu'à couvrir beaucoup de tromperies et de mauvaise foi; car en même temps qu'on voulait persuader au roi d'Espagne que le duc de Savoie offrait volontairement la Sicile, ce même prince conjurait Sa Majesté Catholique de refuser son consentement à une condition si dure. On voulait donc, disait Albéroni, tromper le roi d'Espagne, et le traiter comme un enfant; on lui montrait de loin une babiole, et s'il ne l'acceptait pas, on le menaçait de lui déclarer la guerre; mais il assurait que ce prince était résolu de prendre patience, de ne céder que, dans le cas d'une nécessité indispensable, et de se livrer aux partis les plus extrêmes avant que d'entrer dans un projet, non seulement imaginaire, mais dont l'exécution serait injuste, puisque les princes à qui on désignait, malgré eux, des successeurs, déclaraient hautement qu'ils ne consentiraient jamais à laisser entrer, tant qu'ils vivraient, des garnisons espagnoles dans leurs places. Cette condition, étant une de celles qu'on offrait au roi d'Espagne comme une sûreté de l'exécution du traité, elle donnait aussi lieu à Albéroni de s'écrier que ce plan était un pot-pourri infâme, qui disposait contre toutes les règles et tyranniquement des biens et de l'état des souverains; que les Anglais voulaient être les maîtres du monde pour le partager à leur fantaisie, et que cette malheureuse France, concourant à des maximes si impies, aidant elle-même à se forger des fers, oubliant ses maximes fondamentales, rejetait absolument les résolutions qu'elle avait constamment suivies jusqu'alors de réprimer la barbarie allemande et l'insolence des Anglais.

Les ministres d'Espagne eurent ordre de s'expliquer à peu près dans les mêmes termes en France et en Angleterre. Beretti devait parler de même en Hollande, et déclarer au Pensionnaire, que, si le roi d'Espagne avait à mourir, qu'il ne mourrait que l'épée à la main, et qu'il ne céderait qu'à la dernière extrémité; qu'enfin Sa Majesté Catholique ferait connaître que, si elle avait reçu la loi en souscrivant au traité d'Utrecht, elle se l'était elle-même imposée par sa déférence respectueuse pour les conseils du roi son grand-père. Beretti eut ordre d'ajouter que, si la république de Hollande entrait dans un complot aussi indigne que celui qu'on avait tramé, il dépendait d'elle de le faire, mais qu'elle pouvait s'assurer que jamais le roi son maître n'oublierait une telle injure. Les ministres d'Espagne eurent en même temps soin de faire connaître que jamais le roi d'Espagne n'avait promis de suspendre l'exécution des projets qu'il méditait. En effet on pressait plus que jamais l'armement de la flotte, et vers le commencement de mai, on disait à Madrid qu'elle serait prête à mettre à la voile le 20 du même mois. Bien des gens croyaient le débarquement destiné pour Naples, persuadés que le roi d'Espagne avait un parti puissant dans ce royaume; d'autres assuraient que la reine d'Espagne, en particulier, souhaitait qu'on introduisît des garnisons dans les places du grand-duc et du duc de Parme. Il est certain que le secret avait été gardé très exactement, et que les agents du roi de Sicile, malgré leur activité, ne découvraient encore que ce que le public savait du nombre et de la qualité des troupes qu'on faisait embarquer; mais ils ignoraient absolument le but de l'entreprise, et se trompaient comme les autres dans leurs conjectures.

Albéroni continuait d'avoir beaucoup d'égards pour Nancré. Ils avaient souvent de longues conférences. Le colonel Stanhope était introduit à quelques-unes. Il en avait aussi de particulières avec le cardinal. Les courriers dépêchés continuellement de Paris à Madrid, et de Madrid à Paris, donnaient lieu de croire que la France et l'Espagne agissaient de concert; que, si ce n'était pour l'exécution du traité, ce serait pour la guerre. Les ministres anglais, bien instruits de la manière dont le régent pensait, ne témoignaient nulle jalousie de ses négociations à Madrid; mais le colonel Stanhope était persuadé que ni les instances des François ni les siennes n'apporteraient de changement à la résolution que le roi d'Espagne avait prise de faire la guerre. Il remit au cardinal une lettre qu'il avait reçue pour lui du comte de Stanhope, son cousin, contenant de nouvelles instances pour l'acceptation du projet. Albéroni y répondit dans les termes suivants :

« Si les prémisses que Votre Excellence établit dans sa lettre du 29 du passé étaient vraies, les conséquences seraient infaillibles; mais il est question que laboramus in principiis. Enfin le roi catholique est malheureux, puisque après avoir donné les dernières marques d'amitié au roi de la Grande-Bretagne, et de sa bienveillance à la nation anglaise, non seulement il ne peut tirer de l'un et de l'autre une juste reconnaissance; mais l'état même, d'indifférence lui sera refusé. Je me rapporte à tout ce que le marquis de Monteléon lui dira là-dessus de ma part. »

Albéroni se récriait souvent sur l'ingratitude des Anglais; il voulait faire, croire qu'il recevait souvent des reproches du roi et de la reine d'Espagne, de la vivacité qu'il avait témoignée lorsqu'il avait été question de conclure les deux derniers traités avec le roi Georges. Il prétendait que Leurs Majestés Catholiques lui répétaient fréquemment qu'il s'était laissé trop facilement séduire par les promesses des Anglais. Il se consolait par l'espérance de faire bientôt éclater aux yeux du monde la puissance où l'Espagne s'était élevée depuis le peu de temps qu'il la gouvernait. On était à la veille de voir dans la Méditerranée trois cents voiles sous pavillon d'Espagne, trente-trois mille hommes de débarquement, cent pièces de canon de vingt-quatre, vingt autres de campagne, vingt mille quintaux de poudre, cent mille boulets, trois cent soixante-six mille outils à remuer la terre, des bombes et des grenades à proportion. Il s'applaudissait en songeant qu'on verrait en peu d'histoires un débarquement de trente-trois mille hommes avec un train semblable, particulièrement six mille chevaux. Il se flattait d'être absolument maître de ces troupes, parce qu'elles avaient été payées avec profusion, et parce qu'il avait avancé plusieurs officiers de mérite. Le trésor pour l'armée et pour la flotte montait à un million et demi d'écus. Indépendamment de cette somme, Albéroni avait encore fait remettre à Gênes vingt-cinq mille pistoles pour le duc de Parme.

Tant de dispositions faites dans un temps où l'Espagne n'avait encore donné nulle marque de sa nouvelle puissance, étaient pour son ministre autant de sujets de croire que par son travail et par son industrie, en élevant son maître, il s'était lui-même mis au-dessus de ses ennemis personnels; qu'il n'avait rien à craindre de leurs traits; qu'en vain ils s'efforçaient de le noircir, d'employer la calomnie pour le rendre odieux, soit à l'Espagne, soit au duc de Parme; qu'ils ne réussiraient pas à détruire le crédit et la réputation, que son mérite confirmé par ses grands services lui avait acquis. Le roi et la reine d'Espagne, dont il possédait alors la faveur et la confiance, l'entretenaient dans la bonne opinion qu'il avait plus que personne et de ses talents et de l'étendue de son génie. Comme il était maître d'employer comme il voulait le nom de Leurs Majestés Catholiques, il ne manqua pas de dire qu'elles avaient regardé avec autant d'indignité que de mépris le libelle infâme divulgué contre lui par l'ambassadeur de l'empereur à la cour de Rome. Albéroni promit de se venger du perfide ministre de la cour de Vienne, accoutumé, disait-il, à se servir d'impostures, et de faire la guerre aux Allemands de manière que cette barbare nation s'en sentirait longtemps.

Il ne menaçait pas moins le pape que, l'empereur, quoique ce fût en termes plus doux. Il déplorait le peu de courage que le chef de l'Église montrait lorsqu'il s'agissait de défendre la religion. Albéroni, plein de zèle, gémissait de voir les Allemands profiter de la faiblesse du saint-père, et l'engager à faire chaque jour quelque demande contraire à sa conscience et à son honneur. Il laissait entrevoir que Sa Sainteté aurait lieu de se repentir de la manière dont elle en usait à son égard, autant que de la partialité qu'elle témoignait pour l'empereur. Elle suspendait encore les bulles de Séville; mais Albéroni, déjà pourvu de l'évêché de Malaga, jouissait du revenu des deux églises. Il se vanta qu'ils lui suffiraient pour vivre commodément à Madrid à la barbe de Pantalon et pour aller en avant. Il voulut de plus faire connaître à la cour de Rome qu'il pouvait compter sur les égards que la cour de France aurait pour lui, et qu'il n'avait point à craindre que le régent entreprît de le traverser; la preuve dont il se servit fut de révéler à ses amis que le cardinal del Giudice s'étant adressé au régent pour se justifier auprès du roi d'Espagne par l'intercession de Son Altesse Royale, non seulement elle ne lui avait rendu aucun office, mais même avait envoyé les lettres tout ouvertes de Giudice à Albéroni, sans les accompagner de la moindre ligne ni pour lui ni pour Sa Majesté Catholique.

Toutefois Giudice comptait beaucoup sur les offices de M. le duc d'Orléans; il était même si persuadé qu'ils réussiraient, qu'en attendant la réponse de Son Altesse Royale, il différait à exécuter les ordres qu'il avait reçus d'ôter les armes d'Espagne de dessus la porte de son palais. En vain Cellamare, son neveu, le pressait d'obéir, il attribuait ses instances au désir lâche et bas de plaire au premier ministre. Giudice lui reprocha plusieurs fois la déférence excessive qu'il avait pour les folies furieuses d'Albéroni, et le peu d'attention qu'il faisait aux représentations que le régent s'était chargé de faire, dont il convenait par toutes sortes de raisons d'attendre le succès. Ces reproches renouvelèrent d'autres plaintes plus anciennes que Giudice croyait avoir lieu de faire de son neveu, et rappelant ce qui s'était passé entre eux quelques années auparavant, il compara les insinuations que Cellamare lui faisait alors à celles que ce même neveu, si zélé pour son oncle, lui avait faites à Bayonne pour l'engager à signer l'infâme projet d'Orry sans y changer un iota. Le bruit se répandit que Giudice avait fait des projets et pris des mesures pour retourner en Espagne en cas que le roi catholique vînt à mourir, comptant beaucoup sur la tendresse, du prince des Asturies pour lui, et sur la faveur dont il jouirait auprès de lui s'il montait sur le trône. Ces projets vrais ou faux, et les soupçons des correspondances que ce cardinal entretenait en Espagne, causèrent la prison d'un nommé don François d'Aguilar, que le roi d'Espagne fit arrêter comme principal entremetteur de cette correspondance. Giudice la désavoua, et, traitant de calomnie inventée par Albéroni ce qu'on avait faussement publié de ses dangereuses pratiques, il déclara à son neveu que, s'il ne pouvait espérer de le guérir de la frayeur que le pouvoir d'un premier ministre lui inspirait, et comme courtisan et comme ambassadeur, il le priait au moins et lui conseillait d'épargner tant de ruses inutilement employées pour attirer dans ses sentiments un oncle vieilli dans les affaires, assez instruit du mérite d'Albéroni pour mépriser sa personne et sa toute puissance. En même temps il tournait en ridicule les projets de l'Espagne; il disait que tout le monde riait de voir que cette couronne prétendît donner la loi quand elle était elle-même exposée et sur le point d'être forcée de la recevoir; qu'il semblait par les discours de ses ministres à Rome que le royaume de Naples fût déjà conquis, le Milanais englouti, l'infant don Carlos grand-duc de Toscane et duc de Parme et de Plaisance; qu'il ne manquait rien à ces progrès si rapides que la petite circonstance qu'il n'y avait pas la moindre ombre de vérité; qu'au lieu de ces fables, la monarchie d'Espagne était tellement ruinée par des dépenses capricieuses et folles que le roi d'Espagne, trompé par les espérances dont on l'amusait de recouvrer les domaines d'Italie, emploierait seulement ses richesses à défendre et enrichir le duc de Parme.

Cellamare, très attentif à sa fortune, voulait en même temps plaire à la cour d'Espagne et ménager son oncle; l'événement lui fit voir que l'un et l'autre ensemble était impossible; mais avant qu'il en eût fait l'expérience entière, ne pouvant rien mander à son oncle d'agréable de la part de l'Espagne, il essaya de le consoler et de l'adoucir en l'assurant que la cour de France était très satisfaite de la conduite qu'il tenait à l'égard de la constitution, etc.

Il est certain que le pape connaissait l'intérêt qu'il avait de ménager les couronnes dans une conjoncture où il s'agissait de donner à plusieurs États d'Italie une nouvelle face par le traité de paix qu'on proposait de faire entre l'empereur et le roi d'Espagne. Les droits du saint-siège étaient particulièrement intéressés dans les dispositions projetées, et le pape prévoyait assez qu'il aurait à souffrir s'il n'avait pour lui les princes dont le secours et la puissance pouvaient le garantir du préjudice dont il était menacé. Sa Sainteté, connaissant ses intérêts, se contentait cependant de simples paroles; elle faisait dire qu'elle désirait sincèrement la paix entre l'empereur et le roi d'Espagne; elle avertissait qu'une paix contraire à la justice ne pouvait être bonne, mais loin de se concilier avec aucun des princes intéressés à la conclu de ces grands différends. La seule règle de sa politique était de faire par pure crainte tout ce que l'empereur exigeait d'elle, pendant qu'elle montrait beaucoup de vigueur dans toutes les affaires qui regardaient la France et l'Espagne. Véritablement on aurait tort de condamner la fermeté que le pape fit paraître aux instances réitérées fréquemment que le roi d'Espagne lui fit d'accorder au cardinal Albéroni les bulles de l'archevêché de Séville. Sa Majesté Catholique eut lieu de s'en repentir dans les suites aussi bien que du cardinalat qu'elle avait procuré à cet étrange sujet. Mais alors il gouvernait la monarchie d'Espagne, et les affaires d'un tel ministre devenaient les intérêts les plus importants et du prince et de la couronne. Après cette affaire principale, sollicitée vivement par le cardinal Acquaviva, il y en avait encore une autre où Albéroni avait intérêt; c'était celle de l'accusation que les Allemands avaient intentée contre lui auprès du pape, fondée sur les négociations prétendues de ce premier ministre avec la Porte.

Le prince de Cellamare, quoique dans un emploi qui ne l'engageait nullement à prendre connaissance de ce que les Allemands faisaient à Rome, encore moins de répondre aux invectives qu'ils y publiaient contre Albéroni, crut cependant faire un trait de bon courtisan, et marquer son zèle pour la gloire du premier ministre de son maître, en répondant à l'écrit imprimé et publié par les Allemands. Il le fit par une lettre qu'il écrivit à Acquaviva, et ce dernier, n'osant la rendre publique sans en avoir demandé un ordre précis au roi, son maître, la fit voir au pape, et ne lui en demanda pas le secret. Ce cardinal était naturellement ennemi du cardinal del Giudice; et Giudice ne douta pas un moment que, sous le faux prétexte de faire honneur à Cellamare, Acquaviva n'eût été bien aise d'avoir une pièce entre les mains capable d'irriter à jamais la cour de Vienne contre Cellamare, et d'empêcher qu'il ne fût rétabli dans ses biens, que leur situation dans le royaume de Naples soumettrait par la paix à la domination des Allemands. Il en fit des reproches à son neveu, trouvant que, pour un homme sage, il avait agi trop légèrement, et sans réflexion sur les conséquences dangereuses d'accuser si souvent et si clairement les ministres impériaux de fausseté et de supposition. Giudice ne s'était pas encore déclaré pour l'empereur, mais vraisemblablement il en avait déjà pris la résolution, et, l'écrit de Cellamare paraissant dans une pareille conjoncture, en était d'autant plus désagréable à son oncle; car il savait que le démérite d'un seul devient à la cour de Vienne celui de toute une famille, que les Impériaux ne pardonnent jamais, et que le ressentiment et la vengeance de leur part s'étendent à toute la race tant que les générations subsistent. Giudice, mécontent du roi d'Espagne et de son gouvernement, continuait à le décrier de toute son éloquence, en séparant toujours avec respect le roi de son premier ministre.

Suite