CHAPITRE VII.

1718

Avis peu uniformes de Monteléon en Espagne sur l'escadre anglaise. — Forfanteries de Beretti. — Les ministres d'Angleterre veulent faire rappeler Châteauneuf de Hollande. — Comte de Stanhope à Paris, content du régent, mécontent des Hollandais. — Le czar se veut réunir aux rois de Suède et de Prusse contre l'empereur et l'Angleterre. — Conférence de Monteléon avec les ministres d'Angleterre sur les ordres de l'escadre anglaise, qu'il ne lui déguise pas. — Ils résistent à toutes ses instances. — Faux et odieux discours du colonel Stanhope à Albéroni. — Opinion des Anglais du régent, de ceux qu'il employait et d'Albéroni. — Albéroni tente de surprendre le roi de Sicile et de le tromper cruellement, en tâchant de lui persuader de livrer ses places de Sicile à l'armée espagnole. — Artificieuses lettres d'Albéroni à ce prince. — Albéroni compte sur ses pratiques dans le nord, encore plus sur celles qu'il employait en France contre le régent. — Il les confie en gros au roi de Sicile. — Albéroni envoie à Cellamare la copie de ses deux lettres au roi de Sicile. — Il propose frauduleusement au colonel Stanhope quelques changements au traité pour y faire consentir le roi d'Espagne, et, sur le refus, éclate en menaces. — Lui seul veut la guerre et a besoin d'adresse pour y entraîner le roi et la reine d'Espagne, fort tentés d'accepter le traité pour la succession de Toscane et de Parme. — Albéroni s'applaudit au duc de Parme d'avoir empêché la paix, et lui confie le projet de l'expédition de Sicile et sur les troubles intérieurs à exciter en France et en Angleterre. — Artifices et menaces d'Albéroni sur le refus des bulles de Séville. — Aldovrandi, malmené par Albéroni sur le refus des bulles de Séville, lui écrit; n'en reçoit point de réponse; s'adresse, mais vaguement, à Daubenton sur un courrier du pape, et ferme la nonciature, sans en avertir. — Sur quoi il est gardé à vue, et Albéroni devient son plus cruel ennemi, quoiqu'il l'eût toujours infiniment servi. — Étranges artifices d'Albéroni sur Rome et contre Aldovrandi. — Reproches réciproques des cours de Rome et de Madrid. — La flotte espagnole arrivée en Sardaigne; crue aller à Naples. — Triste état de ce royaume pour l'empereur.

L'escadre Anglaise était alors partie des ports d'Angleterre; elle avait mis à la voile le 13 juin; on comptait quinze jours environ de navigation pour arriver au détroit, et peut-être quatre semaines en tout pour se rendre au port Mahon. Monteléon, avec le secours des amis dont il se vantait, ne put pénétrer les ordres de l'amiral Bing qui la commandait. Il se flattait, et même il en assura le roi d'Espagne, que les Anglais éviteraient tout engagement avec la flotte espagnole. Il prétendit savoir que les ministres autrichiens étaient bien loin d'espérer que les vaisseaux d'Angleterre allassent à toutes voiles chercher et combattre ceux d'Espagne. Toutefois, en habile ministre, il ne devait compter que jusqu'à un certain point sur les avis qu'il recevait. Il écrivit au roi son maître que, suivant les conjonctures, le roi d'Angleterre pouvait envoyer de nouveaux ordres. Monteléon s'apercevait alors du changement de cette cour par les traitements qu'il y recevait très différents de ceux qu'il y avait précédemment reçus, et comme les ministres d'Angleterre avaient peu de communication avec lui, celui de France (Dubois) encore moins, il avouait qu'il ne pouvait plus découvrir leur intrigue ni leurs intentions.

Beretti se flattait de servir l'Espagne avec plus de succès en Hollande. Chaque fois que les états de la province se séparaient sans avoir pris de résolution sur l'alliance proposée, Beretti l'attribuait à ses pratiques secrètes et aux ressorts qu'il savait faire jouer à propos pour traverser les ennemis de son maître. Si quelque député donnait sa voix pour l'alliance; Beretti assurait aussitôt qu'il avait été gagné par argent. Cadogan, de son côté, se moquait de la vanité de Beretti, et triomphait quand quelqu'une des villes de la province de Hollande paraissait disposée à l'acceptation de l'alliance; chacun des deux se croyait assuré de ses partisans, et si Cadogan comptait sur les villes de Leyde et de Rotterdam, Beretti se vantait d'avoir persuadé les députés de Delft, d'autant plus difficiles à ramener qu'ils avaient paru les plus empressés pour l'alliance. Comme il ne convenait pas de se borner à la seule province de Hollande, Beretti voulut gagner le baron de Welderen, tout puissant, croyait-il, dans la province de Gueldre. Il lui promit un présent considérable si, par son crédit, il empêchait les États généraux d'entrer dans l'alliance, et persuadé qu'il ne pouvait faire une meilleure acquisition pour le service du roi son maître, il écrivit à Albéroni qu'il vendrait son bien pour satisfaire la promesse qu'il avait faite si le roi d'Espagne désapprouvait l'engagement qu'il avait pris pour son service. Le bruit se répandit alors que ce prince avait donné ordre à ses sujets négociants, sous peine de la vie, de remettre un registre exact et fidèle des effets qu'ils avaient entre les mains appartenant à des étrangers de quelque nation qu'ils fussent. Une telle nouvelle causa quelque alarme à la Haye. Beretti se flatta d'en avoir profité, et d'avoir utilement augmenté la frayeur que les apparences d'une guerre prochaine et de, la ruine du commerce produisaient déjà dans les esprits, mais son zèle et l'attention qu'il avait à le faire valoir à la cour de Madrid y réussissait mal. Il eut plusieurs fois lieu de se plaindre de la manière dont il était traité par Albéroni. Il gémissait donc, mais inutilement, d'essuyer mille dégoûts de la cour d'Espagne, ou pour mieux dire du premier ministre de cette cour, pendant qu'il se donnait tout entier au service de son maître, et que, sans en recevoir aucun secours, il employait uniquement ses talents, son industrie, ses manèges, comme les seules armes qu'il eût pour combattre l'ambassadeur d'Angleterre, soutenu par de puissants amis et répandant l'or avec profusion pour gagner ceux qu'il savait être autorisés dans la république. Beretti comprenait dans ce nombre Pancras, bourgmestre, régent d'Amsterdam, et Buys, pensionnaire de la même ville. Le dernier, disait-il, menait l'autre par le nez. La liste des magistrats et députés gagnés par l'Angleterre était bien plus nombreuse si on ajoutait foi à un écrit imprimé qu'on distribuait sous main à la Haye, spécifiant par nom et par surnom tous ceux qui recevaient des pensions ou des gratifications de cette couronne. Beretti se vantait que, malgré tant de dépenses faites et continuées par les ennemis de Sa Majesté Catholique, il était parvenu par son activité et par ses amis à faire en sorte que la province de Hollande avait déjà séparé cinq fois ses assemblées sans rien résoudre au sujet de l'alliance. Cadogan parlait en même temps très différemment, car il dit avec plus de vérité que les états de cette province avaient pris unanimement la résolution d'entrer dans le traité. Il est vrai cependant que les députés des principales villes déclarèrent à l'assemblée que leur instruction portait de consentir à la quadruple alliance quand l'affaire serait mise en délibération; mais le temps de cette délibération fut prolongé.

Les ministres d'Angleterre, se défiant toujours de Châteauneuf, ambassadeur de France en Hollande, pressaient plus que jamais son rappel et l'envoi du successeur qui lui était désigné. Ils comptaient de tout obtenir du régent par le moyen du comte Stanhope nouvellement arrivé à Paris. Son Altesse Royale lui avait fait un accueil très favorable; elle avait pris soin de lui persuader qu'elle souhaitait ardemment la conclusion du traité et qu'elle n'oublierait rien pour en faciliter la signature. Ainsi les Anglais comptaient qu'elle ne serait désormais retardée qu'autant de temps qu'il en fallait pour traduire le traité en latin. Ils approuvaient quelques changements que le régent demandait, et comptaient que la cour de Vienne ne pourrait avec raison y refuser son approbation. Il s'en fallait beaucoup que les ministres d'Angleterre fussent aussi contents de la conduite des Hollandais. On commençait à dire que la république, après avoir longtemps biaisé; après avoir laissé entrevoir exprès une diversité apparente de sentiments entre les villes de la province de Hollande, terminerait ces incertitudes affectées par une offre simple et toujours inutile d'interposer ses offices pour mettre en paix les principales puissances de l'Europe. Une telle offre aurait été un, refus honnête d'accéder au traité, et les ministres Anglais avaient un intérêt personnel de faire voir à la nation Anglaise que le projet de la quadruple alliance était un projet sage, solide, approuvé généralement des principales puissances de l'Europe et de celles qui pouvaient donner le plus de poids aux affaires.

Une telle opinion était pour eux d'autant plus nécessaire à établir qu'il était alors vraisemblable que le czar, cherchant à faire un personnage dans les affaires de l'Europe, animé d'ailleurs contre le roi d'Angleterre, voulût s'opposer à la quadruple alliance et secourir le roi d'Espagne par quelque diversion puissante. On assurait déjà que la paix était faite entre la Suède et la Moscovie et le roi de Prusse; que les mesures étaient prises entres ces princes pour s'opposer de concert aux desseins de l'empereur et du roi Georges. Ce qui n'était encore que bruits incertains parut se confirmer et devenir réel suivant un discours que le ministre du czar à Paris, tint à Cellamare. Le Moscovite l'assura que son maître, voulant s'opposer aux desseins de l'Angleterre, avait fait sa paix avec le roi de Suède; qu'il ménageait celle du roi de Prusse, et qu'une des principales conditions du traité serait une ligue offensive et défensive contre l'empereur et contre le roi Georges. Il ajouta qu'il sollicitait actuellement le régent d'entrer dans la ligue ou tout au moins de demeurer neutre. Ce ministre ne se contenta pas de ce qu'il avait dit à l'ambassadeur d'Espagne, il crut le devoir dire encore au comte de Provane, chargé pour lors des affaires du roi de Sicile à Paris. À son récit il ajouta des réflexions sur l'utilité que le roi de Sicile tirerait de la diversion que le czar ferait des forces de l'empereur. Il pressa Provane de lui découvrir les intentions du roi son maître au sujet de l'alliance, et les liaisons qu'il avait prises avec le roi d'Espagne. Ce discours ne servit qu'à faire voir quelles étaient alors les dispositions du czar.

Son animosité contre le roi d'Angleterre n'empêcha pas les ministres de cette cour de suivre le plan qu'ils avaient formé pour traverser l'entreprise que le roi d'Espagne était sur le point de tenter en Italie. Ils jugeaient alors qu'elle regardait le Milanais et qu'apparemment il agirait de concert avec le roi de Sicile. Comme l'escadre Anglaise était partie des ports d'Angleterre. L'ambassadeur d'Espagne, suivant les ordres qu'il en avait reçus du roi son maître, demanda une conférence aux ministres d'Angleterre pour savoir d'eux positivement quelles étaient les instructions que l'amiral Bing, commandant de l'escadre, avait reçues avant son départ. La conférence fut tenue le 24 juin; Stanhope n'était pas encore parti pour la France; ainsi Monteléon le vit aussi bien que Sunderland et Craggs, et leur dit que ce serait apparemment une des dernières fois qu'il leur parlerait d'affaires puisqu'il se croyait à la veille d'aller à Douvres s'embarquer, prévoyant quelque hostilité imminente quand l'escadre Anglaise paraîtrait dans la Méditerranée. Ayant ensuite demandé quels étaient les ordres dont l'amiral Bing était chargé, Stanhope lui répondit que les instructions données à Bing lui prescrivaient d'observer toute la bonne correspondance que le roi son maître prétendait entretenir avec l'Espagne; qu'il avait ordre de donner toutes sortes de marques d'attention à l'égard des officiers du roi d'Espagne, soit de terre, soit de mer; que, s'il trouvait quelque convoi faisant voile en Sardaigne, à Portolongone, même en Sicile, il n'en troublerait pas la navigation mais s'il arrivait que la flotte espagnole entreprît de débarquer des troupes dans le royaume de Naples ou sur quelque autre terre, dont l'empereur était en possession en Italie, en ce cas l'amiral anglais déclarerait aux commandants espagnols qu'il s'opposerait à leur entreprise, le roi d'Angleterre ne pouvant permettre qu'il s'en fît aucune au préjudice de la neutralité d'Italie dont il s'était rendu garant envers l'empereur. Stanhope ajouta, de plus, à cet aveu que, si les bonnes raisons ne suffisaient pas, les Anglais emploieraient la force et qu'ils s'opposeraient ouvertement à l'entreprise de l'Espagne. Monteléon, peu content de cette explication, voulut cependant pousser les questions plus loin: il supposa que la flotte d'Espagne eût mis le débarquement à terre avant que l'escadre Anglaise fût arrivée, et demanda si Bing traiterait en ce cas les vaisseaux espagnols comme ennemis. Stanhope répondit à cette question nouvelle qu'il était impossible de prévoir tous les accidents qui pouvaient arriver; et, revenant à son principe, il dit que l'ordre général donné à l'amiral Bing était de s'opposer à toute entreprise que l'Espagne ferait contre l'Italie.

L'explication était claire et nette: ainsi Monteléon, suffisamment instruit des intentions de la cour d'Angleterre, ne trouva de ressources pour les faire changer que dans son éloquence; mais il l'employa vainement. Les raisons, quand le parti est pris, sont d'un faible secours, et l'ambassadeur d'Espagne s'étendit assez inutilement sur l'aveuglement et l'ingratitude de l'Angleterre qui renonçait aux avantages du commerce d'Espagne, perdait en un moment le souvenir de ceux que le roi catholique lui avait nouvellement accordés, le tout pour agrandir l'empereur sans utilité pour la nation Anglaise, même au préjudice du roi Georges intéressé comme électeur de l'empire à modérer la puissance de la maison d'Autriche; il reprit en détail tout le projet de l'alliance et efforça ça de faire voir qu'elle était absolument contraire au but d'établir le repos public et l'équilibre nécessaire pour le maintenir, comme on affectait de se le proposer, car il n'y avait rien de si opposé à la tranquillité générale qu'une rupture entre l'Espagne et l'Angleterre, et les facilités que le roi d'Angleterre donnait à l'empereur de subjuguer l'Italie. Monteléon ne garda pas le silence sur l'état de la France et la conduite du régent; il insista sur le changement des ordres donnés à Bing; il demanda qu'il lui fût défendu de faire la moindre hostilité ou tout au moins qu'il fût averti que, si les Espagnols avaient débarqué leurs troupes avant leur arrivée, le sujet de sa mission étant fini, l'intention du roi son maître était qu'il évitât tout engagement, surtout la déclaration d'une guerre ouverte contre l'Espagne. L'ambassadeur essaya de flatter les ministres d'Angleterre de la gloire qui reviendrait au roi leur maître de faire le personnage d'arbitre dans une négociation prochaine pour la paix. Il tenta même de les piquer contre les ministres de Hanovre accusés, dit-il, par les Anglais, d'être les instigateurs de la partialité que le roi d'Angleterre témoignait pour l'empereur, même de sa dépendance pour la cour de Vienne. Mais enfin la conférence finit sans se persuader de part ni d'antre, comme il arrive en semblables conjonctures, et les ministres Anglais, n'acceptant aucune des propositions de Monteléon, protestèrent seulement que l'intention du roi leur maître était de faire ce qui dépendrait de lui pour ne pas rompre avec l'Espagne.

Le colonel Stanhope eut ordre de parler dans le même sens à Albéroni, et de joindre aux plaintes et même aux menaces des reproches tendres de l'ingratitude que l'Espagne témoignait à l'égard de l'Angleterre. Le roi Georges prétendait avoir travaillé si puissamment pour procurer au roi d'Espagne une paix avantageuse, que l'empereur était mécontent des efforts qu'il avait faits pour la satisfaction de Sa Majesté Catholique, et qu'ils avaient été regardés à Vienne comme une marque évidente de partialité; que cette cour se plaignait encore amèrement des délais du roi d'Angleterre à satisfaire aux conditions principales du traité, et des prétextes dont il s'était servi jusqu'alors pour éviter d'envoyer le secours qu'il avait promis; condition que l'Espagne n'ignorait pas, puisque la copie de ce même traité lui avait été communiquée de bonne foi par l'envoyé d'Angleterre. Ce ministre eut ordre de se plaindre du peu de retour que l'Angleterre trouvait de la part de l'Espagne à tant de marques d'attention et d'amitié qu'elle recevait de la part du roi d'Angleterre et de la nation Anglaise; car, au lieu de témoignages réciproques d'amitié et de confiance, le roi d'Espagne se conduisait comme envisageant une rupture prochaine entre les deux couronnes. Il semblait même qu'elle était déjà résolue dans son esprit, puisqu'il refusait d'exécuter les derniers traités de paix, et que les Anglais étaient presque regardés comme ennemis dans les, ports et dans les îles de la domination d'Espagne. La cour d'Angleterre établissait pour premier sujet de plaintes le refus que le roi d'Espagne faisait d'accorder la permission stipulée par le traité d'Utrecht pour le vaisseau Anglais qui devait être envoyé tous les ans à la mer du Sud. Il n'appartenait pas à l'Espagne, disaient les Anglais, de décider si le traité devait être accompli ou son exécution suspendue, et d'en juger par la seule raison de ce qui convenait ou non aux intérêts de cette couronne. Les Anglais se plaignaient encore des poursuites injustes et dures, disaient-ils, que l'on faisait en Espagne contre les négociants de leur nation. Ils ajoutaient que nouvellement le roi d'Espagne avait fait enlever dans les ports de son royaume un grand nombre de bâtiments Anglais, qui depuis avaient été employés, par ses ordres, à transporter ses troupes en Italie. Enfin les Espagnols venaient de s'emparer, dans les Indes occidentales, de l'île de Crab, dont l'Angleterre était en possession; ils en avaient chassé les habitants, enlevé plusieurs bâtiments Anglais, soit à l'ancre, soit en pleine mer. Ils menaçaient encore plusieurs autres îles de traitements semblables.

Malgré tant de griefs le colonel Stanhope eut ordre de protester que le roi son maître voulait maintenir la paix, et qu'il l'observerait ponctuellement, si malheureusement l'Espagne ne le forçait à la rompre; qu'il oublierait les sujets particuliers qu'il avait de se plaindre; qu'il garderait le silence sur l'entreprise faite contre l'empereur au préjudice de la neutralité de l'Italie, dont l'Angleterre était garante, pourvu que le roi d'Espagne voulût, de son côté, renoncer au dessein de troubler l'Europe, et donner à un roi qui voulait cultiver avec Sa Majesté Catholique la plus sincère amitié les témoignages qu'il devait attendre d'une confiance et d'une amitié réciproques; que, s'il en arrivait autrement, il saurait conserver la dignité de sa couronne, la sûreté de ses sujets et la foi des traités; que jusqu'alors il avait souffert, et que ses sujets recevant tout le dommage de la part de l'Espagne, il n'avait causé aucun mal à cette couronne; qu'il avait prié pendant qu'il était menacé; que l'événement ferait peut-être connaître que le langage qu'il avait tenu était dicté par l'amitié et non par la crainte; et qu'enfin, ne manquant ni de raisons de rupture ni de moyens de se venger, il n'appartenait pas au cardinal Albéroni de croire et de se vanter qu'il pouvait intimider un roi d'Angleterre, de qui l'inimitié pouvait être fatale à ceux qui se flatteraient vainement de pouvoir aider ses ennemis. Les ministres d'Angleterre étaient persuadés que si celui d'Espagne menaçait l'Angleterre des entreprises du prétendant, l'empereur était à l'égard de l'Espagne un prétendant au moins aussi dangereux, et que l'état présent de ces deux monarchies donnait à celle d'Angleterre une supériorité bien marquée sur celle d'Espagne. On ne craignait à Londres aucune traverse de la part de la France mais en même temps qu'on était persuadé de la sincérité du régent, on se défiait des ministres qu'il employait. Nancré surtout était suspect. Stanhope fut averti de veiller sur sa conduite comme sur celle d'un homme qu'Albéroni avait gagné, car il passait pour constant que rien ne coûtait au premier ministre d'Espagne; qu'il était maître en l'art de séduire et de tromper; il s'en faisait lui-même honneur, et, persuadé de sa supériorité en cet art, il amusait depuis longtemps le roi de Sicile sous la feinte apparence d'une négociation qu'il jugea nécessaire pour surprendre ce prince, et pour l'empêcher de veiller à la conservation du royaume dont il était alors en possession.

Le roi de Sicile, prince très éclairé, très attentif à ses intérêts, facilita cependant à Albéroni les moyens de le surprendre. Ce prince, accoutumé à se défier de ses ministres, en employait souvent plusieurs de différents ordres dans la même cour. Lascaris était le dernier qu'il avait envoyé à Madrid, pour lier à l'insu de son ambassadeur, une négociation secrète qu'il n'avait peut-être pas envie de conclure. On ne pénétra pas le détail des propositions faites par Lascaris, mais il est certain qu'elles ne convinrent pas aux desseins d'Albéroni. Comme il ne se rapportait pas absolument au compte que Lascaris rendait à son maître de cette négociation secrète, il écrivit lui-même au roi de Sicile que les offres faites par son ministre éclaircissaient un peu l'état des affaires présentes; qu'elles donnaient lieu d'embarrasser le projet de l'alliance, et de faire voir à tout le monde l'injustice et la tromperie de ceux qui voulaient pour leur intérêt particulier s'ériger en maîtres de partager l'univers à leur fantaisie, et sans autre raison que celle de leur volonté se rendre arbitres du sort des princes, et les dépouilles des États qu'ils avaient reçus de leurs ancêtres.

Albéroni assura ce prince que le roi d'Espagne ne recevrait la loi de personne, qu'il se défendrait jusqu'à la dernière extrémité, ajoutant qu'une bonne union avec Sa Majesté Catholique obligerait peut-être le roi Georges et le régent à changer de pensée, l'un et l'autre connaissant ce qu'ils auraient à craindre d'une telle liaison. Albéroni conclut de ce principe qu'il n'y avait point de temps à perdre, et qu'il était nécessaire de prendre et d'exécuter au plus tôt les mesures proposées en conséquence. Il pressa le roi de Sicile de remettre incessamment quelques places de ce royaume, on n'a pas su lesquelles, entre les mains du roi d'Espagne; car alors rien n'empêcherait de passer sur-le-champ dans le royaume de Naples, dont la conquête serait prompte et facile par le moyen des intelligences pratiquées dans ce royaume qui seraient appuyées d'une grosse armée abondamment pourvue de tout l'attirail et de toutes les provisions nécessaires pour assurer le succès de l'entreprise. La remise des places de Sicile entre les mains des Espagnols étant donc la base et le fondement du traité proposé, Albéroni promit au roi de Sicile que, s'il consentait à cette condition essentielle, et s'il voulait envoyer au plus tôt ses ordres aux gouverneurs de ses places, et les remettre sans délai au commandant de l'armée espagnole, on profiterait non seulement de l'alarme et de la confusion où cet événement jetterait les Allemands dans le royaume de Naples, mais que de plus Sa Majesté Catholique ne perdrait pas un instant à faire passer un corps considérable de ses troupes, en tel endroit de Lombardie que le roi de Sicile jugerait à propos; qu'elles y seraient payées aux dépens de l'Espagne, et quant aux places de Sicile que le roi d'Espagne les recevrait comme un dépôt sacré qu'il garderait à telles conditions que le roi de Sicile voudrait prescrire, ne les demandant que pour assurer le succès du projet, puisque tous les États que les Allemands possédaient en Italie étaient incertains et vacillants entre leurs mains s'ils ne s'emparaient de la Sicile dont la conquête les mettrait en état de subjuguer le reste; mais il ne fallait pas, dit-il, perdre un instant; tout moment était précieux, et le moindre délai pouvait devenir fatal; parce que le moyen de rendre inutile la dépense que l'Angleterre avait faite pour armer sa flotte, était de débarquer promptement l'armée d'Espagne en Sicile, et d'occuper incessamment la place de Messine.

Albéroni pratiquait depuis longtemps des alliances dans le nord. Il tramait des intelligences en France, un grand royaume fournissant toujours et des mécontents et des gens qui n'ayant rien à perdre se repaissent d'espérances chimériques d'obtenir de grands avantages dans un changement produit par le trouble et la confusion. Cette seconde ressource était celle qui flattait le plus Albéroni; il était persuadé que le roi d'Espagne avait en France un parti puissant très affectionné aux intérêts de Sa Majesté Catholique; qu'il n'y avait pas le moindre lieu de douter des bonnes intentions de ceux qui le composaient. Comme le cardinal s'applaudissait de l'avoir heureusement ménagé, il fit valoir au roi de Sicile l'importance dont il était de pouvoir compter sur un tel secours, et de se trouver en état de donner au régent une occupation si sérieuse, qu'il penserait plus d'une fois à s'engager à faire une guerre ouverte à l'Espagne pour une cause, ajoutait Albéroni, si injuste et si peu honorable à Son Altesse Royale. Il espérait, de plus, que les Hollandais, instruits des dispositions intérieures de la France, craindraient moins les menaces que cette couronne et celle d'Angleterre ne cessaient de leur faire pour les obliger d'approuver le traité d'alliance, et de s'engager à le soutenir. Enfin, il comptait tellement sur les mouvements que ses négociations secrètes exciteraient dans le nord, qu'il n'était plus question, selon lui, que de seconder et d'aider de la part du roi d'Espagne les sages dispositions que ce ministre avait faites. Il se proposait pour en assurer le succès d'employer présentement à lever des Suisses l'argent qu'il attendait des Indes. Il assura le roi de Sicile que la seule représaille faite depuis peu sur les François dans la mer du Sud, avait produit plus d'un million d'écus. Ce secours, casuel n'était qu'un commencement, Albéroni comptait que la monarchie d'Espagne lui fournirait d'autres assistances pareilles, et que le bon usage qu'il en ferait lui donnerait les moyens de prouver aux alliés du roi son maître que ce prince voulait agir de bonne foi, avec sincérité, honneur et probité; ainsi, que chaque démarche de générosité que ferait le roi de Sicile, le roi d'Espagne y répondrait avec une générosité égale et réciproque, avec reconnaissance, et Sa Majesté Catholique, suivant les assurances de son ministre, ferait fidèlement tous ses efforts pour procurer les avantages, l'honneur et la gloire des deux rois également offensés, également intéressés à ne consentir jamais que les Allemands maintinssent leur autorité en Italie, au préjudice du repos et de la liberté de cette partie de l'Europe.

Ces projets et ces espérances dont le cardinal fit part au roi de Sicile par une lettre qu'il lui écrivit de sa main, le 22 mai, furent nouvellement confirmés par une seconde lettre de ce ministre au même prince du 30 du même mois. Mais il développa ses intentions dans cette seconde lettre plus clairement que dans la première. L'une avait été écrite pour donner une grande idée des forces du roi d'Espagne, et pour faire envisager à ceux qui s'uniraient à Sa Majesté Catholique, les avantages singuliers qu'ils devaient se promettre de son alliance. La seconde lettre fit voir que le roi d'Espagne avait besoin du concours du roi de Sicile, et que les projets du cardinal ne pouvaient réussir, si les places principales de la Sicile n'étaient confiées à la garde des commandants et des troupes d'Espagne. Il n'était pas aisé de faire goûter une pareille proposition à un prince aussi défiant que le roi de Sicile. Toutefois Albéroni, s'appuyant apparemment sur la supériorité de son génie, entreprit de persuader à ce prince qu'un acte de confiance aussi opposé à son caractère qu'il l'était à la prudence, devenait une démarche nécessaire et conforme à ses intérêts. Il employa toute son éloquence à convaincre ce prince que l'unique moyen de délivrer l'Italie de l'oppression des Allemands, était qu'il s'abandonnât lui-même avec une confiance généreuse à la bonne foi, sincérité, probité du roi d'Espagne, n'ayant d'autres vues que d'assurer la liberté de l'Italie. Une fin si glorieuse était impossible, disait le cardinal, sans cette pleine confiance. Il avouait même que, si elle manquait, on serait forcé d'accepter le parti proposé par les médiateurs, car il fallait nécessairement être sûr d'une retraite avant que d'exposer les troupes espagnoles, et là retraite n'était sûre qu'autant qu'elles seraient en possession des places de Sicile. Le roi d'Espagne les demandait, non pour en demeurer le maître et pour recouvrer un État qu'il avait perdu, mais par la seule nécessité d'assurer ses projets, dont l'exécution serait encore plus avantageuse au roi de Sicile qu'à l'Espagne. Ce prince, suivant le raisonnement d'Albéroni, contribuerait infiniment à les avancer s'il déclarait par la remise de ses places son union avec l'Espagne, car il donnerait une telle inquiétude aux Allemands, qu'ils n'oseraient dégarnir l'État de Milan pour envoyer du secours à Naples; et suivant le plan d'Albéroni, le soulèvement entier et subit de ce royaume était indubitable, si les Napolitains voyaient les armes d'Espagne et de Sicile, et les places de cette île entre les mains du roi d'Espagne qui promettait de les garder purement et simplement comme un dépôt, et de les rendre fidèlement au roi de Sicile après la lin de la guerre. Naples soumise, le roi d'Espagne détacherait un gros corps de ses troupes et l'enverrait en Lombardie en tel lieu que le roi de Sicile le jugerait à propos, l'intention de Sa Majesté Catholique étant de travailler autant pour l'intérêt d'un prince qu'elle aimait, et qui faisait la première figure en Italie, que par la gloire de rendre à cette partie de l'Europe son ancienne liberté. Albéroni attribuait à ces deux motifs détachés de tout désir de faire des conquêtes, l'armement que le roi d'Espagne avait fait, et comme le succès de l'entreprise serait apparemment utile au roi de Sicile, il voulait persuader à ce prince qu'il était le premier obligé à faciliter une expédition dont il retirerait le plus grand avantage. Son union, disait Albéroni, et l'aveu public de ses liaisons avec le roi d'Espagne, ne laisserait pas d'étourdir et de rompre les mesures de ceux qui s'étaient figurés qu'ils étaient les maîtres de couper le monde en morceaux.

Comme ces exhortations générales ne suffisaient pas pour persuader un prince attentif à ses intérêts, qui pesait lés engagements avant de les prendre, Albéroni ne voulant peut-être pas lui faire par écrit des offres précises, ajouta que, si le roi de Sicile voulait envoyer à Madrid quelque personne de confiance munie de pouvoirs nécessaires pour conclure et signer un traité, le roi d'Espagne ne ferait aucune difficulté de lui accorder tout ce qu'il pourrait prétendre et désirer; que Lascaris, bien informé des forces d'Espagne et du gouvernement actuel de cette monarchie, ne lui aurait pas laissé ignorer qu'elle était en état de faire figure dans le monde; que certainement il l'aurait informé des conférences que le cardinal et lui avaient eues ensemble, et qu'enfin le temps était passé où les affaires qu'on traitait à Madrid étaient affaiblies ou déchirées par la longueur des conseils; que le roi d'Espagne les examinait présentement par lui-même; que la décision de celles qui regarderaient le roi de Sicile serait également prompte; que la même diligence se trouverait dans l'exécution, parce que le succès en dépendait, et, par cette raison, Sa Majesté Catholique priait le roi de Sicile d'avertir de ce qu'il ferait Patino, intendant de l'armée d'Espagne, en sorte qu'on évitât de faire plusieurs débarquements, surtout d'artillerie, et que l'armée d'Espagne pût au plus tôt descendre au royaume de Naples. Ainsi le roi d'Espagne, ne doutant pas que le roi de Sicile ne profitât des dispositions où Sa Majesté Catholique se trouvait à son égard, avait, par avance, ordonné à Patino de se conformer aux avis qu'il recevrait de ce prince, et de les suivre comme la règle la plus sûre des mouvements que l'armée aurait à faire.

Le cardinal chargea Lascaris d'envoyer cette lettre à son maître, priant Dieu, dit-il, de persuader ce prince de faire attention à des insinuations dont le seul objet était de l'agrandir et de pourvoir à sa gloire et à la sûreté de l'Italie. Il ajouta que jamais l'occasion ne serait si belle; que, si le roi de Sicile, prudent et politique, la laissait échapper, il ne devait pas compter de retrouver en d'autres temps un roi qui voulût bien employer ses forces et son argent dans un pays où lui-même n'avait nulle prétention, ni de trouver auprès de ce même roi un ministre italien transporté de l'amour de sa patrie, et résolu de faire tous ses efforts pour seconder les intentions de son maître. La copie de ces deux lettres fut envoyée par Albéroni à Cellamare; car, alors, le cardinal avait une attention particulière à bien instruire l'ambassadeur d'Espagne en France des projets et des résolutions du roi son maître, l'assurant toujours que jamais ce prince n'accepterait la proposition de la quadruple alliance, qu'il traitait de projet inique en sa substance et indigne en sa manière. Il parut toutefois que le roi d'Espagne, quoique déterminé à le rejeter, voulait cependant avoir un prétexte assez spécieux pour justifier envers le public le refus qu'il faisait de concourir à la tranquillité de l'Europe, et fit proposer au colonel Stanhope quelques changements [afin], dit Albéroni, d'adoucir Sa Majesté Catholique, et de la porter à souscrire aux engagements que la France et l'Angleterre avaient déjà pris ensemble. Le colonel en ayant rendu compte en Angleterre répondit, suivant les ordres qu'il en reçut, que son maître n'avait pas osé faire savoir à Vienne que l'Espagne voulût altérer une seule syllabe dans le projet. Sur cette réponse Albéroni déclara que le roi d'Espagne rejetait entièrement le plan du traité, et qu'il attaquerait l'empereur avec toute la vigueur possible. Il dit, de plus, au colonel Stanhope que les marchands Anglais établis en Espagne étaient comme entre les bras de l'escadre de leur nation, parce que, si elle faisait la moindre hostilité, les effets de ces négociants seraient arrêtés sans égard au temps que le dernier traité leur donnait pour se retirer en cas de rupture entre les deux couronnes. Malgré tant de menaces, et malgré ces déclarations si souvent répétées de la fermeté du roi d'Espagne, Albéroni n'avait pas été sans inquiétude et sans crainte au sujet de l'offre faite au roi d'Espagne des États de Parme et de Toscane, dont la succession devait être assurée à l'infant don Carlos. Il avoua que la tentation avait été grande, et que l'espérance d'un tel héritage, destiné au fils de la reine d'Espagne, avait fait une impression très vive sur l'esprit de cette princesse. Il confia ses alarmes au duc de Parme, mais s'applaudissant en même temps d'avoir si habilement et si heureusement travaillé, qu'il avait fait connaître à Leurs Majesté Catholiques que l'idée était chimérique, l'offre trompeuse et sans fondement. Après les avoir entraînés dans son sentiment, craignant apparemment quelque changement de leur part, il avait protesté en France et en Angleterre que le roi d'Espagne ne consentirait jamais à laisser la Sicile entre les mains de l'empereur; enfin il avait établi comme un principe de politique dont Sa Majesté Catholique ne devait jamais s'écarter, que la paix avec l'empereur lui serait toujours préjudiciable, qu'une guerre éternelle était au contraire conforme aux véritables intérêts de l'Espagne, ces événements ne pouvant jamais nuire à cette couronne, au lieu qu'il en pouvait arriver de tels que l'empereur en recevrait un préjudice considérable.

Le temps approchait, et le secret de l'entreprise depuis longtemps méditée par le roi d'Espagne allait être dévoilé. On était près de la fin du mois de juin, et la flotte était prête à mettre en mer. Albéroni, sujet du duc de Parme, et parvenu par sa protection à la fortune où il était monté, ne lui avait pas jusqu'alors confié l'objet de l'armement d'Espagne. Il ne lui en donna part que le 20 juin, et il lui apprit que la foudre allait tomber sur la Sicile. La raison que le roi d'Espagne avait de s'en emparer était que, s'il ne s'en rendait maître, il ne pouvait le devenir du royaume de Naples, ni se promettre d'éviter les pièges et les tromperies ordinaires du duc de Savoie. Si Sa Majesté Catholique se faisait un ennemi de plus, elle croyait en être dédommagée par une conquête facile à conserver, et qui donnerait le temps de semer pendant l'hiver la discorde en France et en Angleterre; c'est ainsi qu'Albéroni s'en expliquait, persuadé qu'il trouverait dans l'un et dans l'autre royaume des dispositions favorables au succès de ses intrigues, et prévenu que les mouvements dont il entendait parler, soit en France soit en Angleterre, produiraient des révolutions.

Sur ce fondement, il pria le duc de Parme de vivre en repos et sûr qu'il ne recevrait pas le moindre préjudice tant qu'Albéroni subsisterait; il promit pareillement de faire valoir en temps et lieu ses droits sur le duché de Castro. Le cardinal comptait déjà les Allemands chassés d'Italie, convaincu que sans leur expulsion totale cette belle partie de l'Europe ne jouirait jamais de la paix et de la liberté. Il se donnait pour désirer ardemment de procurer l'une et l'autre à sa patrie, nonobstant les raisons générales et personnelles qu'il avait de se plaindre des traitements que le roi d'Espagne et lui recevaient du pape; car il unissait autant qu'il était possible les intérêts de Leurs Majestés Catholiques aux siens, et leurs plaintes étaient selon lui plus vives que les siennes sur le refus des bulles de Séville. Le roi et la reine d'Espagne étaient, disait-il, persuadés que ce refus n'était qu'un prétexte à de nouvelles offenses que la cour de Rome voulait leur faire pour plaire à celle de Vienne. Ainsi Leurs Majestés Catholiques, lasses de se voir sur ce sujet l'entretien des gazettes, avaient résolu de garder désormais le silence et d'employer les moyens qu'elles jugeraient à propos à maintenir les droits de la royauté et de leur honneur, ayant toutefois peine à comprendre que le pape vît avec tant de sérénité d'esprit une rupture entre les deux cours. Sa Sainteté, disait le cardinal, refusait quatre baïoques [5] et voyait tranquillement la confiscation de tous les revenus des églises vacantes en Espagne et de ce qu'on appelle le spoglio[6] des évêques chassés du royaume, sûr que, quelque accommodement qu'il se fît à l'avenir, la chambre apostolique n'en retirerait pas un maravedis [7] . Le scandale d'une rupture ouverte était trop éminent; la patience du roi et de la reine d'Espagne éprouvée pendant huit mois était enfin à son dernier période; la modération chrétienne avait suffisamment éclaté de leur part; il était temps que Leurs Majestés Catholiques prissent les résolutions nécessaires pour défendre leurs droits, les souverains étant obligés en honneur et en conscience d'employer à les soutenir les moyens que Dieu leur avait mis en main. C'est ce qu'Albéroni disait et qu'il écrivait en même temps à Rome pour intimider cette cour, toutefois avec la précaution de se représenter lui-même au pape comme un instrument de paix, de protester qu'il n'avait rien omis de ce qui pouvait dépendre de lui pour éviter les maux qu'il prévoyait, et que la cour de Rome s'était trompée quand elle avait regardé comme un effet d'impatience excessive les démarches qu'il avait faites dans la seule vise de conserver l'union entre le saint-père et le roi catholique.

Albéroni savait que le P. Daubenton, très attentif à se faire un mérite à Rome des saintes dispositions du roi d'Espagne, assurait fréquemment le pape que ce prince ne prendrait jamais de résolution contraire à la soumission qu'il devait à Sa Sainteté. Le cardinal voulait détruire cette confiance, et comme, il fallait une action d'éclat, il résolut et menaça de chasser de Madrid le nonce Aldovrandi; c'était par une telle voie qu'il voulait, disait-il, mériter à l'avenir, de la part du pape, l'estime due à un cardinal et à un gentilhomme (il était public qu'il était de la dernière lie du peuple et fils d'un jardinier) alors à la tête des affaires d'une monarchie qui pouvait se rendre arbitre des cours de l'Europe, puisqu'il n'avait pu mériter par ses services (quels?) la moindre attention de la part de Sa Sainteté (qui l'avait fait cardinal). Le pauvre nonce était à plaindre, mais ces termes de compassion furent les seules marques qu'il reçut de la reconnaissance d'Albéroni. La principale affaire de ce premier ministre était non seulement de se venger des refus qu'il essuyait de la part du pape, mais encore de faire voir à Sa Sainteté qu'elle s'était absolument trompée en appuyant ses espérances à la cour d'Espagne sur la correspondance et sur le crédit d'Aubenton: car il était essentiel au cardinal d'établir à Rome qu'il n'y avait à Madrid qu'une unique source pour les affaires, et que toutes les cours de l'Europe étaient instruites de cette vérité par la pratique et par les négociations conduites à leur fin sans qu'il en eût été parlé à âme vivante, hors à une seule.

Les dispositions du premier ministre ne laissaient pas espérer au nonce beaucoup de succès des raisons que le pape lui avait ordonné d'employer pour autoriser le refus des bulles de Séville. En effet, Albéroni reçut si mal ces représentations, et la conférence entre eux fut si vive, que depuis, Aldovrandi, homme sage, ne jugea pas à propos de retourner à la cour. Il fallait cependant savoir quelle résolution le roi d'Espagne prendrait après avoir su celle du pape. Le nonce écrivit au cardinal, mais inutilement; la lettre demeura sans réponse. Ce silence fut un pronostic de ce qui devait bientôt arriver. Le nonce, s'y préparant, avertit le pape que, s'il était chassé de Madrid, il irait directement à Rome, suivant les ordres de Sa Sainteté; qu'il croyait cependant convenable à son service de laisser une personne de confiance à portée d'entendre les propositions que la cour d'Espagne pourrait faire, et capable d'entrer dans les expédients propres à réunir les deux cours, car il regardait les conséquences d'une rupture comme plus fatales à la religion qu'on ne le pensait peut-être à Rome, et sur ce fondement il était persuadé que rien ne serait plus dangereux que de fermer toute voie à la conciliation. Il s'était plaint déjà plusieurs fois du peu d'égards que Rome avait eu à ses représentations. Il enchérit encore sur les plaintes précédentes, assurant que, si la cour de Madrid en venait aux démarches violentes qu'il prévoyait, bien des gens verraient clair sur les fausses suppositions qu'ils avaient faites, en attribuant ses représentations à des motifs d'intérêt personnel; qu'il n'avait rien à espérer d'Albéroni, et que, lorsqu'il avait ménagé et cultivé sa confiance, il n'avait eu d'autres vues que le service du saint-siège; que l'autorité était tout entière entre les mains de ce ministre, et son pouvoir augmenté considérablement depuis que le roi d'Espagne, attaqué par de fréquentes maladies, était hors d'état de s'appliquer aux affaires; que ce serait désormais mal raisonner que de compter sur la piété et sur la religion du roi catholique; que tout dépendait d'un premier ministre vindicatif et irrité; que les ordres qu'il donnerait seraient les seuls que les troupes d'Espagne recevraient; que le secret en était observé si exactement, qu'on ne les savait qu'après qu'ils étaient exécutés, et qu'enfin les dispositions étaient telles qu'il ne serait pas surpris si les Espagnols, débarqués en Italie; faisaient quelque entreprise au préjudice de l'État ecclésiastique. La rupture prévue parle nonce arriva, et, malgré la sagesse de ses conseils, Rome et Madrid firent tomber sur lui toute l'iniquité d'un événement qu'il avait tâché de prévenir. La nouvelle du refus des bulles de Séville fut confirmée par les lettres du cardinal Acquaviva apportées par un courrier extraordinaire. Le nonce en reçut en même temps un du pape, et comme ce ministre n'avait point eu de réponse à la lettre qu'il avait écrite à Albéroni, la cour étant alors à Balsaïm, il demanda une audience au P. Daubenton, qui était demeuré à Madrid. Il dit seulement à ce religieux que, quoique ses lettres de Rome ne fussent pas encore déchiffrées, il en voyait assez pour juger qu'il serait obligé d'exécuter des ordres peu avantageux à la cour d'Espagne et à la personne, du cardinal Albéroni. En effet, dès le lendemain, il fit fermer le tribunal de la nonciature sans en donner auparavant le moindre avis et sans faire paraître aucune marque d'égards et de respects pour le roi d'Espagne.

Albéroni affecta de répandre que ce prince était aussi vivement que justement indigné de la conduite du nonce, et, pour en donner une démonstration publique, Sa Majesté Catholique commanda qu'il fût gardé à vue jusqu'à ce qu'elle eût consulté le conseil de Castille, son tribunal supprimé, sur les mesures qu'elle avait à prendre pour repousser les entreprises téméraires du ministre de la cour de Rome. Le conseil de Castille consulté fut d'avis que le roi d'Espagne démit faire arrêter le nonce, fondé sur ce que ce ministre du pape, n'ayant pas l'autorité par lui-même d'ouvrir le tribunal de la nonciature et ne pouvant le faire sans la permission du roi d'Espagne, né pouvait aussi le fermer sans la connaissance et la permission de Sa Majesté Catholique. On ne douta plus à la cour d'Espagne que la rupture, dont, cette cour faisait retomber la haine sur le pape, ne fût depuis longtemps préméditée comme le seul moyen que Sa Sainteté et ses ministres eussent imaginé de persuader les Allemands qu'elle n'avait aucune liaison secrète avec l'Espagne, et, par conséquent, nulle part aux entreprises de cette couronne en Italie. On disait qu'il y avait plus de trois mois que le nonce faisait emballer ce qu'il avait de plus précieux dans sa maison, et, qu'étant dans l'habitude de faire valoir son argent, il avait pris depuis quelque temps ses mesures pour retirer des mains des négociants les sommes qu'il leur avait données à intérêt; on ajoutait que le courrier, dépêché de Rome au nonce, avait eu l'indiscrétion, en passant à Barcelone, de dire au prince Pio que le cardinal Albane l'avait fait partir avec un extrême secret, qu'il lui avait donné deux cents pistoles pour sa course, le chargeant de dire au nonce qu'ils se verraient bientôt, et de l'assurer qu'il serait content, parce qu'il trouverait de bons amis à Rome. Le même courrier avait dit aux domestiques de ce prélat que les nouvelles de Rome étaient bonnes pour leur maître, et qu'il serait bientôt élevé à la pourpre.

Albéroni chargeait encore sur ces bruits dont il était le secret auteur. Il ajoutait que les Allemands avaient reconnu qu'ils devaient gagner Aldovrandi comme un agent nécessaire pour engager le pape à rompre avec l'Espagne, et qu'Aldovrandi, de son côté, persuadé que toute sa fortune dépendait de se réconcilier avec la cour de Vienne, avait oublié facilement tout ce qu'il devait au cardinal et au confesseur, aussi bien que les protestations qu'il avait tant de fois faites d'une reconnaissance éternelle, jusqu'au point de dire qu'étant assuré de l'amitié et de la protection du cardinal il se moquait de ses ennemis à Rome, et ces ennemis n'étaient pas des personnages de peu de considération, car il avait attaqué directement le cardinal Albane, il l'avait traité de vil mercenaire des Allemands, d'homme ingrat et sans foi qui trahissait l'honneur de l'Église et celui du pape, son oncle, pour l'intérêt sordide d'une pension de vingt-quatre mille écus assignée sur les revenus du royaume de Naples, dont le payement était suspendu toutes les fois qu'il ne servait pas les ministres de l'empereur à leur fantaisie. Cette accusation n'était ni secrète ni portée au pape par des voies obscures. Albéroni prétendait savoir que le nonce l'avait écrite dans une lettre signée de lui et envoyée à Rome à dessein qu'elle fût montrée à Sa Sainteté. Il concluait qu'un homme, si déclaré contre le cardinal neveu, n'aurait pas osé renoncer à la protection du roi d'Espagne, et tenir à son égard une conduite indigne, s'il n'était sûr que la protection de l'empereur ne lui manquerait pas au défaut de celle de Sa Majesté Catholique. C'était donc en se déclarant contre l'Espagne, disait le cardinal, qu'Aldovrandi s'était réconcilié avec la cour de Vienne, et le pape, au moins aussi timide que le nonce, essayait de regagner les bonnes grâces de l'empereur en refusant les bulles de Séville.

Ces sortes de refus étaient les voies que les ministres impériaux traçaient à Sa Sainteté pour plaire à leur maître. Ils s'étaient précédemment opposés à l'expédition des bulles qu'Albéroni avait demandées pour l'évêché de Malaga. Leurs oppositions ayant été inutiles, ils avaient fait des instances si pressantes pour empêcher que les bulles de Séville ne fussent données, que le pape, timide, mais toutefois ne voulant pas paraître céder aux menaces des Allemands, avait cherché des prétextes pour autoriser le refus d'une grâce toute simple que le roi d'Espagne lui demandait. Ces prétextes, traités à Madrid de frivoles, étaient que les évêques de Vich et de Sassari étaient chassés de leurs sièges et privés de leurs revenus; que ceux de l'église de Tarragone étaient confisqués, et qu'Albéroni en jouissait; que ce ministre, revêtu de la pourpre, oubliait les intérêts de la chrétienté jusqu'au point de négocier une ligue entre le roi son maître et le Grand Seigneur. C'était sur ces reproches que le refus des bulles de Séville était fondé. Le pape avant de les accorder voulait que le roi d'Espagne rétablît les évêques de Sassari et de Vich sur leurs sièges. Il jugeait bien que les conjonctures ne permettaient pas qu'il rétablît deux prélats manifestement rebelles. Les ministres d'Espagne lui avaient souvent exposé les raisons du roi leur maître à l'égard de l'un et de l'autre, et quant aux revenus confisqués de Tarragone, Albéroni s'étonnait des reproches que Sa Sainteté lui faisait sur cet article, elle qui n'avait jamais rien dit sur la confiscation des revenus de l'église de Valence, dont plusieurs particuliers jouissaient, entre autres le cardinal Acquaviva, à qui le roi d'Espagne avait donné une pension de deux mille pistoles sur cet archevêché. Ainsi Albéroni faisant tomber sur la cour de Rome toute la haine de la rupture, dit que cette cour avait cru faire un sacrifice à celle de Vienne en ordonnant au nonce d'y procéder d'une manière offensante pour Leurs Majestés Catholiques; qu'elles étaient indignées de la manière dont ce prélat s'était conduit, et que son imprudence avait forcé lé roi d'Espagne à suivre l'avis que le conseil de Castille avait donné de le faire arrêter.

L'ordre fut envoyé en même temps au cardinal Acquaviva de signifier généralement à tous les Espagnols qui étaient à Rome d'en sortir incessamment. L'une et l'autre cour croyait avoir également raison de se tenir vivement offensée. Si celle de Madrid se plaignait, Rome prétendait, de son côté, que les menaces et la conduite du roi d'Espagne ne justifiaient que trop le pape sur les délais qu'il avait prudemment apportés à la translation que le cardinal Albéroni demandait de l'église de Malaga en celle de Séville. C'était à ces mêmes menaces que Sa Sainteté attribuait la résolution qu'elle avait prise de refuser absolument la grâce que le cardinal prétendait arracher d'elle en l'intimidant; car il serait, disait-elle, pernicieux à l'autorité apostolique, aussi bien qu'aux lois les plus sacrées de l'Église, d'admettre et de couronner un tel exemple de violence, et la conquête de l'église de Séville était si différente de celle de Sardaigne, que les moyens qui avaient été bons pour l'une étaient exécrables pour l'autre. Le pape s'expliquant ainsi protestait qu'il n'oublierait jamais la manière terrible dont la cour d'Espagne avait abusé de sa crédulité l'année précédente, ni le préjudice que le saint-siège et la religion en avaient reçu. Sa Sainteté plus attentive alors aux affaires d'Espagne, et surtout aux desseins de cette couronne sur l'Italie, qu'à toute autre affaire de l'Europe, différait de s'expliquer encore sur celles de France, et par ses délais excitait l'impatience du nonce Bentivoglio, etc.

Cependant la flotte d'Espagne était en nier, et le 15 juin elle entra dans le, port de Cagliari. Toute l'Italie était persuadée que la conquête du royaume de Naples était l'objet de l'entreprise du roi d'Espagne. On supputait le temps nécessaire pour l'exécution, et on comptait que les Espagnols ne seraient pas en état d'agir avant le 20 juillet. Les agents du roi d'Angleterre en Italie se flattaient que la flotte du roi leur maître ferait une navigation assez heureuse pour arriver avant ce terme aux côtes du royaume de Naples, et s'opposer aux desseins de l'Espagne. Le secours des Anglais était d'autant plus nécessaire que les Allemands ne paraissaient pas assez forts pour, s'opposer avec succès au grand nombre de troupes que le roi d'Espagne avait fait embarquer. Le comte de Thaun, vice-roi de Naples, ayant rassemblé dans un même camp toutes celles que l'empereur avait dans ce royaume, il s'était trouvé seulement six mille fantassins et quinze cents chevaux qu'il avait ensuite distribués dans Capoue et dans Gaëte pour la défense de ces deux places. On remarqua même à cette occasion l'indifférence que la noblesse du royaume témoigna pour la domination de l'empereur, qui que ce soit de ce corps ne s'étant fait voir au camp.

Fin des six premiers mois de l'année 1718.

Suite
[5]
Petite monnaie de cuivre. 1 baïoque = 5 centimes.
[6]
Ce mot italien signifie dépouille dans le sens de meubles. On appelait autrefois en France droit de dépouille un usage qui donnait à l'évêque ou à l'archidiacre le lit, la soutane, le cheval et le bréviaire du curé décédé. Cet usage avait commencé par les monastères, où les prieurs et autres religieux n'ayant un pécule que par tolérance, tout revenait à l'abbé après leur mort. Les évêques s'attribuèrent ensuite le droit de dépouille sur les prêtres et les clercs. Les rois l'exercèrent aussi pendant plusieurs siècles dans quelques églises. Enfin l'antipape Clément VII, à l'époque du schisme d'Avignon, prétendit que le pape devait être le seul héritier de tous les évêques, et il obtint en effet le droit de dépouille en Italie et en Espagne. Voy. Fleury, Institution au droit ecclésiastique (Paris, 1687, 2 vol. in-12.)
[7]
Petite monnaie de cuivre. 1 maravedis = 75 cent.