CHAPITRE X.

1718

Soupçons mal fondés d'intelligence du roi de Sicile avec le roi d'Espagne. — Frayeurs du pape, qui le font éclater contre l'Espagne et contre Albéroni, pour se réconcilier l'empereur avec un masque d'hypocrisie. — Ambition d'Aubenton vers la pourpre romaine. — Albéroni, de plus en plus irrité contre Aldovrandi, est déclaré par le pape avoir encouru les censures. — Rage, réponse, menaces d'Albéroni au pape. — Les deux Albane, neveux du pape, opposés de parti. — Le cadet avait douze mille livres de pension du feu roi. — Vanteries d'Albéroni et menaces. — Secret de l'expédition poussé au dernier point. — Vanité folle d'Albéroni. — Il espère et travaille de plus en plus à brouiller la France. — Le régent serre la mesure et se moque de Cellamare et de ses croupiers, qui sont enfin détrompés. — Conduite du roi de Sicile avec l'ambassadeur d'Espagne, à la nouvelle de la prise de Palerme. — Cellamare fait le crédule avec Stanhope, pour éviter de quitter Paris et d'y abandonner ses menées criminelles. — Ses précautions. — Conduite du comte de Stanhope avec Provane. — Situation du roi de Sicile. — Abandon plus qu'aveugle de la France à l'Angleterre. — Rage des Anglais contre Châteauneuf. — Pratiques, situation et conduite du roi de Sicile sur la garantie. — Blâme fort public de la politique du régent. — Il est informé des secrètes machinations de Cellamare. — Triste état du duc de Savoie. — Infatuation de Monteléon sur l'Angleterre. — Albéroni fait secrètement des propositions à l'empereur, qui les découvre à l'Angleterre et les refuse. — Le roi de Sicile et Albéroni crus de concert, et crus de rien partout.

L'armée d'Espagne, débarquée en Sicile sous le commandement du marquis de Lede, avait pris Palerme le 2 juillet. Maffeï, vice roi de l'île, s'était retiré à Messine, et personne ne doutait que cette ville, attaquée par les Espagnols, ne se rendît aussi facilement que Palerme. On doutait encore si le roi de Sicile, averti depuis longtemps par l'abbé, del Maro son ambassadeur à Madrid, des dispositions, de l'Espagne, n'était pas secrètement de concert avec Sa Majesté Catholique, et si ce ne serait pas en conséquence de cette intelligence secrète que les troupes du Piémont avaient été augmentées depuis peu jusqu'au nombre de quatorze mille hommes. De tels doutes augmentaient plutôt que de calmer les agitations du pape. Les armes du roi d'Espagne offensé paraissaient de nouveau comme aux portes de Rome, puisqu'il ne savait pas encore quel progrès elles pourraient faire. Le duc de Savoie, s'il était son allié, pouvait faciliter le succès; il ne pouvait les empêcher s'il était ennemi. L'empereur voulait croire qu'il y avait intelligence et liaison étroite entre le pape et le roi d'Espagne, et que les Espagnols n'avaient rien entrepris que de concert avec Sa Sainteté. La vengeance des Allemands, plus prochaine, plus facile et plus dure que toute autre, lui paraissait aussi la plus à craindre; elle crut par ces raisons que son intérêt principal et celui du saint-siège était de tout employer pour en prévenir les effets. Il fallait pour calmer le ressentiment vrai où feint que l'empereur témoignait, que le pape fit voir évidemment qu'il n'avait pas la moindre part à l'entreprise du roi d'Espagne; que jamais le projet ne lui en avait été communiqué, et que même Sa Sainteté avait été abusée par les mensonges d'Albéroni; qu'elle était irritée au point de rompre ouvertement avec le roi d'Espagne. Elle lui écrivit donc un bref fulminant, et pour justifier ses plaintes et sa conduite, en même temps que ce bref fut imprimé; elle rendit publique une lettre que ce prince lui avait écrite le 29 novembre de l'année précédente. Il promettait expressément par cette lettre d'observer exactement la neutralité d'Italie sans inquiéter les États que l'empereur y possédait, et sans y porter la guerre, pendant que les Turcs continueraient de faire la guerre en Hongrie. Sur une parole si précise, le pape avait exhorté et pressé l'empereur de poursuivre les avantages que Dieu lui donnait sur les infidèles; Sa Sainteté s'était positivement engagée à ce prince qu'il ne serait troublé par aucune diversion; que, s'il se livrait entièrement à la guerre du Seigneur, nulle autre n'interromprait le cours de ses victoires. Elle justifiait la cour de Vienne des infractions à la neutralité que les ministres d'Espagne lui imputaient. Ces prétendus chefs de plaintes étaient, disait-elle, antérieurs à la promesse solennelle que Sa Majesté Catholique avait faite, et le seul incident à reprocher aux Allemands était l'enlèvement de Molinez arrêté et conduit au château de Milan, retournant à Madrid de Rome où il avait rempli pendant plusieurs années la place d'auditeur et de doyen de la rote. Mais l'aventure d'un particulier, sujette à discussion, ne dégageait pas le roi d'Espagne de la parole qu'il avait donnée et dont le pape était le dépositaire. Sa Sainteté, persuadée qu'il était de son honneur comme de son devoir d'en procurer l'effet, voulait que dans le temps qu'elle traitait le plus durement le roi d'Espagne, ce prince lui sût gré des ménagements qu'elle avait eus pour lui. Elle alléguait donc, comme preuves de considération portée peut-être trop loin, l'inaction où elle était demeurée tout l'hiver; le parti qu'elle avait pris, au lieu d'instances vives et pressantes, au lieu d'user de menaces et de passer aux effets, de se borner à des insinuations tendres et pathétiques, mais inutiles, dont les réponses avaient été injures et nouvelles offenses; qu'elle était donc forcée de publier ce bref terrible, comme la dernière ressource et le dernier moyen qu'elle pouvait avoir encore pour vaincre l'opiniâtreté du roi d'Espagne; arrêter dans son commencement une guerre si fatale à la chrétienté, empêcher enfin le mauvais usage des grâces que le saint-siège avait accordées à cette couronne, dont le produit devait être employé, contre les infidèles, et par un abus intolérable servait à faire une diversion utile et avantageuse, au rétablissement de leurs affaires. On croyait encore à Rome que les mêmes intérêts unissaient les cours de France et d'Espagne, et le pape craignait que le régent ne prît vivement le parti du roi catholique. Mais depuis, la régence les maximes étaient changées. Sa Sainteté pouvait agir librement à l'égard de l'Espagne; la France ne songeait pas à détourner ni même à retarder les coups qui menaçaient Madrid. Toutefois le pape prit la précaution superflue d'avertir son nonce à Paris, et de ses résolutions et de ses motifs. Le seul était l'obligation et le désir de faire son devoir; car il importe bien plus, disait Sa Sainteté, de ne pas tomber entre les mains du Dieu vivant que de tomber entre les mains des hommes. Cette nécessité, détachée de tout intérêt et de toute vue humaine, l'avait fait agir. Nulle réflexion sur la cour de Vienne n'avait part à sa conduite. Elle n'en était pas mieux traitée que celle d'Espagne. Elle recevait également des injures de l'une et de l'autre. Mais dans le cas présent la justice et la raison de se plaindre étaient du côté de l'empereur, qui, se croyait trompé par la confiance qu'il avait prise en la parole du roi d'Espagne, garantie par Sa Sainteté. Aldovrandi avait ordre de s'expliquer ainsi à Madrid, au sujet des résolutions de son maître; mais tout accès lui étant fermé, il fallut se contenter d'une longue conférence qu'il eut avant son départ avec le P. Daubenton, confesseur du roi d'Espagne. On sut que ce jésuite lui avait conseillé de marcher lentement, de régler chacune de ses journées à quatre lieues, et de s'arrêter à la frontière de France. Le reste demeura secret. Aubenton avait de grandes vues. Son élévation dépendait de la cour de Rome; la rupture avec celle d'Espagne renversait ses projets. Il voulut faire le pacificateur. Un tel rôle déplut à Albéroni, personnellement offensé, et autant irrité contre Aldovrandi que contre le pape. Il se plaignit du nonce comme ayant manqué de confiance pour lui; et c'était à cette défiance que ce ministre, disait Albéroni, devait attribuer son malheur qu'il aurait évité par une meilleure conduite, s'il n'avait pas perdu la tramontane.

Le pape offensait Albéroni en faisant déclarer qu'il avait encouru les censures. Le cardinal voulut croire son honneur attaqué par une telle déclaration. Il aurait désiré persuader le public que ce point était ce qu'il avait de plus cher au monde; et, comme le croyant lui-même, il dit hautement qu'il ne lui était plus permis de se taire; qu'il avait gardé le silence tant que le pape, ajoutant foi aux calomnies des ministres impériaux, avait seulement essayé de le faire mourir de faim; que la même retenue devenait impossible à conserver, s'agissant d'accusations énormes portées contre lui, effet ordinaire de la haine et de l'artifice infâme et grossier des Allemands; que le motif des censures si formidables de la cour de Rome était apparemment le profit de quatre baïoques qu'il avait retiré de l'évêché de Tarragone; qu'il ne connaissait pas d'autre prétexte pour appuyer un jugement si rigoureux; qu'il était triste pour lui que le pape le réduisît à la fâcheuse nécessité d'oublier qu'il était sa créature; mais peut-être que cette extrémité ne serait pas moins désagréable pour Sa Sainteté; que Leurs Majestés Catholiques soutiendraient leur engagement, et que de sa part il ferait tout ce que les lois divines et humaines lui suggéreraient; que, s'il secondait seulement le génie de certaines gens, on verrait bientôt de si belles scènes, que le pape regretterait d'y avoir donné lieu. Le cardinal Albane, neveu du pape, était dévoué à l'empereur. Don Alexandre Albane, frère cadet du cardinal, qui n'était pas encore honoré de la pourpre, avait pris une route contraire à celle que suivait son aîné; et, soit par antipathie, soit par une politique assez ordinaire dans les familles papales, il avait reçu du feu roi une pension secrète de douze mille livres. Il continuait par les mêmes motifs de se dire attaché à la France et à l'Espagne. Albéroni lui fit part de ses, plaintes. Il affectait de ne pouvoir croire que le pape voulut ajouter foi à la calomnie dont les Allemands prétendaient le noircir dans l'esprit de Sa Sainteté; mais il protestait en même temps que, si elle était assez faible pour se porter à quelque résolution contraire à la dignité comme à la réputation d'un cardinal, il avait reçu de Dieu assez de force comme assez de courage pour se défendre; qu'on verrait de belles scènes, et qu'elle serait fâchée d'y avoir donné lieu. Il fit prier don Alexandre de ne rien cacher au pape, même de lui dire que, si les choses continuaient comme elles avaient commencé, le marquis de Lede serait aux portes de Rome avant le mois d'octobre. Albéroni louait la reine d'Espagne d'avoir dit que le saint-père abusait de la bonté, de la piété et de la religion du roi catholique. Ce ministre annonçait une division prochaine, qui ne serait pas honorable pour le pape, parce qu'enfin Sa Majesté Catholique, se voyant forcée d'exposer par un manifeste ce qu'elle avait souffert; rouvrirait des plaies refermées, qu'il serait plus à propos pour Sa Sainteté de laisser oublier; que le public disait déjà que le pape ne refusait les bulles de Séville, que parce que le comte de Gallas avait menacé Sa Sainteté de se retirer si elle les accordait, et annoncé qu'en ce cas le nonce serait chassé de Vienne; mais Albéroni prétendait que l'Espagne pouvait aussi menacer à plus juste titre. Il se plaisait à parler de la flotte qu'il avait équipée et, mise en mer, des forces de cette couronne, et de sa puissance qu'il se vantait d'avoir relevée. L'Europe devait avoir de plus grands efforts et de plus grands succès l'année suivante, et dès lors, il prenait les mesures nécessaires pour y réussir. Des machines en l'air devaient produire des scènes curieuses, et tel, qui se croyait alors obligé à des respects humains, jouerait un autre jeu, s'il pénétrait dans l'avenir. C'était ainsi qu'Albéroni s'applaudissait de ses projets et des ordres qu'il avait donnés pour leur exécution, s'expliquant mystérieusement, même à ceux qui devaient concourir au succès de ces grands desseins.

Le marquis de Lede, général de l'armée, ignorait en s'embarquant, quelle en était la destination. Il devait, quand il serait à la hauteur de l'île de Sardaigne, ouvrir un paquet écrit de la main d'Albéroni, signé du roi d'Espagne. Il y trouverait seulement le lieu du rendez-vous de la flotte indiqué aux îles de Lipari. En y arrivant, il ouvrirait une seconde enveloppe, qui renfermait les ordres de Sa Majesté Catholique. C'était ainsi que le cardinal prétendait conserver le secret, l'âne des grandes entreprises, et pour y parvenir il se plaignait de se voir obligé de faire en même temps les fonctions de ministre, de secrétaire et d'écrivain, d'être réduit à ne sortir de son appartement que pour aller en ceux de Sa Majesté Catholique et des princes, consolé cependant dans cette vie pénible, par la satisfaction que le roi d'Espagne goûtait du changement subit qu'il voyait dans sa monarchie. En cet état florissant, le cardinal ne pouvait croire que l'amiral Bing, commandant la flotte Anglaise, eût l'ordre ni la hardiesse d'en venir à des actes d'hostilité. Il croyait voir, la crainte et l'agitation du gouvernement d'Angleterre clairement marquées par l'arrivée du comte de Stanhope à Paris, en intention de passer à Madrid. Il supposait que ce ministre ne se serait pas engagé à faire le voyage d'Espagne, si le roi d'Angleterre pensait à rompre avec le roi catholique. Toutefois Cellamare eut ordre de persuader, s'il pouvait, au régent de suspendre tout engagement jusqu'à ce que Son Altesse Royale eût vu l'effet que produirait à Madrid l'éloquence du comte de Stanhope. De part et d'autre, on voulait gagner du temps. Le ministre d'Espagne embrassait beaucoup d'affaires; il était fertile en projets, se flattait aisément de les voir tous réussir. Aucun cependant ne s'accomplissait. Cellamare, par ordre du roi son maître, cultivait le ministre du czar à Paris. Jamais, disait-il, Sa Majesté Catholique n'accepterait le traité qu'on lui proposait; elle le regardait comme injuste, offensant son honneur. Elle était prête, au contraire, à travailler avec le czar. Elle s'obligeait à mettre en mer trente vaisseaux de guerre, en même temps qu'elle agirait par terre avec une armée de trente ou quarante mille hommes. Une telle parole était plus aisée à donner qu'à exécuter; mais Albéroni n'était point avare de promesses qui ne lui coûtaient rien. Il fallait aussi [ajouter] que, s'il ne pouvait y satisfaire, les mouvements qu'il comptait de susciter en France le dédommageaient assez de ce qu'il perdait en manquant de parole aux alliés de son maître. Il espérait alors beaucoup des liaisons que Cellamare avait formées. Il fallait les conduire avec prudence, ménager les intérêts, la considération, le crédit, le rang, la fortune de ceux qui entraient dans ces intrigues, leur laisser le loisir de les conduire sagement, et de profiter des conjonctures. Le temps était donc nécessaire, et pour les alliances à contracter et pour les trames secrètes dont Albéroni espérait encore plus que des alliances et des secours des étrangers.

Le régent, méprisant les discours du public et les raisonnements sur l'intérêt particulier qui portait Son Altesse Royale à rechercher avec tant d'empressement l'alliance du roi d'Angleterre, pressait la négociation, et quoiqu'elle fût près de sa conclusion, le temps était nécessaire aussi pour lui donner sa perfection. Ainsi ce prince dissimulait si bien l'état où elle était, que les ministres les plus intéressés à le savoir l'ignoraient. Celui d'Espagne faisait des représentations et des déclarations très inutiles; il ameutait quelques ministres étrangers et faisait valoir à Madrid, comme fruits de ses soins, quelques déclamations vaines des ministres du czar et du duc de Holstein contre la quadruple alliance. Il ne leur coûtait rien de les faire; elles ne faisaient aussi nulle impression. Le régent laissait cependant à Cellamare le plaisir de croire que ses manèges et ses représentations réussissaient; il l'assurait, de temps en temps, que les bruits répandus sur la conclusion de l'alliance étaient faux, et suivant le penchant qui conduit à croire ce qui flatte et ce qu'on souhaite, Cellamare voulait se persuader que ces assurances qu'il trouvait fondées en raison étaient vraies, parce qu'elles lui paraissaient vraisemblables. Le parlement faisait alors de fréquentes remontrances, souvent sans sujet, quelquefois avec raison. L'extérieur suffisait pour donner des espérances à l'ambassadeur d'Espagne, et comme le bruit se répandit bientôt que le procureur général appellerait comme d'abus de tout ce que le pape pourrait faire au préjudice des libertés de l'Église gallicane et contre les évêques opposés à la bulle Unigenitus, ce ministre espéra de voir aussi, à cette occasion, des mouvements dans le royaume: car il comprenait qu'un tel dénouement devenait enfin nécessaire pour arrêter cette fatale négociation qu'il ne pouvait rompre, et que le roi d'Espagne son maître ne pouvait approuver. Les avis que Cellamare recevait sans cesse, et de différents endroits, l'emportaient enfin sur les assurances que le régent lui avait données. Il commençait à croire, malgré ce que Son Altesse Royale lui avait dit au contraire, que la proposition de la quadruple alliance avait été portée au conseil de régence, qu'elle y avait été approuvée à la pluralité des voix, nonobstant l'opposition [de] quelques ministres bien intentionnés. Il n'osait cependant rien affirmer encore, parce que le régent continuait de nier également aux autres ministres étrangers qu'il y eût rien de conclu. Provane, ministre de Sicile, sur les assurances du régent, doutait comme Cellamare; mais bientôt tous deux furent éclaircis, l'un de manière à ne conserver ni doute ni espérance; l'autre, voulant se flatter et se réserver un prétexte de prolonger son séjour en France, trouva dans les discours qui lui furent tenus les moyens qu'il cherchait de parvenir à son but.

Un courrier, dépêché par l'ambassadeur de France à Turin, apporta la nouvelle du débarquement des troupes d'Espagne, descendues le 3 juillet près de Palerme. Elles s'étaient emparées de la ville sans résistance. Dans un événement que le roi de Sicile n'avait pas prévu, il fit arrêter le marquis de Villamayor, ambassadeur d'Espagne, et, s'adressant au régent et au roi d'Angleterre, il demanda l'effet de la garantie du traité d'Utrecht, promise par la France et par l'Angleterre. Villamayor donna parole de demeurer dans les États du roi de Sicile, jusqu'à ce que les ministres piémontais qui étaient alors à Madrid sortissent d'Espagne. Après cet engagement, il ne fut plus gardé. Provane jugea sans peine que c'était demande et sollicitation inutile, que celle de la garantie de la France et de l'Angleterre. Cellamare, au contraire, voulait faire croire qu'il ajoutait foi aux promesses que lui fit le comte de Stanhope, avant que de passer de Paris à Madrid. Elles n'auraient pas abusé un ministre moins clairvoyant que lui; mais il y a des conjonctures où on ne veut pas voir, et Cellamare, ménageant à Paris des affaires secrètes où sa présence était nécessaire, voulut prendre pour de assurances réelles et solides les vains discours de Stanhope, croire ou faire semblant de croire, comme lui disait cet Anglais, qu'il y avait dans le nouveau projet de traité des changements tels, qu'ils étaient beaucoup plus conformes à ce que le roi d'Espagne désirait, qu'aux espérances de la cour de Vienne. Stanhope n'expliqua ni la qualité des engagements, ni celle des propositions avantageuses dont il se disait chargé. Il ajouta seulement qu'il avait dépêché un courrier à Vienne, et qu'il espérait, lorsqu'il serait à Madrid, surmonter les grandes difficultés que les médiateurs avaient trouvées jusqu'alors de la part de cette cour. Cellamare, recevant pour bon et valable tout ce qu'il plut à Stanhope de lui dire, avertit cependant le roi son maître qu'il y avait une alliance intime et particulière entre le régent et le roi d'Angleterre, et, se défiant des sujets de querelle qu'on lui susciterait en France, il pria instamment Beretti, de qui la prudence lui était très suspecte, de ne lui adresser aucun paquet de Hollande capable d'exciter des soupçons, ou de lui attirer la moindre affaire, voulant en éviter avec une attention extrême, non seulement les causes, mais même les prétextes. Il aurait été difficile alors de désabuser le public de l'opinion généralement répandue d'une alliance secrète entre le roi d'Espagne et le roi de Sicile. L'entreprise des Espagnols était regardée comme un jeu joué entre ces deux princes, et quoique l'un agît réellement en ennemi, pour dépouiller l'autre d'un royaume, dont il était en possession, il semblait qu'il ne fût pas permis de douter de l'intelligence qui était entre eux, pour donner une apparence de guerre, capable de cacher leurs conventions secrètes. Stanhope, bien instruit de la vérité, dit à Provane que, si le roi approuvait le projet de paix, sitôt qu'il en ferait remettre la déclaration entre les mains de Stairs, Provane en échange recevrait des mains [de] ce ministre un ordre du roi d'Angleterre à l'amiral Bing de faire ce que le roi de Sicile lui commanderait pour s'opposer aux Espagnols. Ces offres, loin de plaire à Provane, zélé pour les intérêts de son maître, le firent gémir sur l'étrange situation où se trouvait ce prince, forcé d'accepter un projet qu'il ne pouvait goûter, ou de perdre la Sicile dont la perte devenait encore plus malheureuse que n'en avait été l'acquisition. Le régent ajouta aux discours de Stanhope, qu'il déclarerait incessamment au roi d'Espagne que, s'il ne retirait ses troupes de la Sicile, la France ne pouvait refuser l'effet de sa garantie. Stanhope partit pour Madrid, portant à ceux qui étaient chargés des affaires de France en cette cour-là les ordres que lui-même avait dictés. Ce n'était pas seulement en Espagne que le ministère d'Angleterre les prescrivait, comme il n'a que trop continué, et même depuis que l'intérêt particulier a changé. En tout endroit de l'Europe où la France tenait un ministre, s'il voulait plaire et conserver son poste, il fallait qu'il fût non seulement subordonné, mais obéissant aux Anglais, et de cette obéissance qu'ils appellent passive. Châteauneuf, ambassadeur en Hollande, leur était insupportable parce que, ce joug lui étant nouveau, il semblait quelquefois vouloir y résister. Les Anglais ne cessaient donc de représenter que, tant que cet homme demeurerait à la Haye, il embarrasserait la négociation. Ils l'accusèrent d'intelligence avec le secrétaire de Savoie, avec le baron de Norwick du collège des nobles, partisan d'Espagne, et avec beaucoup d'autres amis de cette couronne. Ils prétendaient que tout ce qu'ils communiquaient de plus important et de plus secret, était aussitôt révélé par l'ambassadeur de France.

On pressait vivement la conclusion de la triple alliance entre cette couronne, l'empereur et l'Angleterre. Stairs, ardent à exécuter les ordres qu'il recevait de Londres, était parvenu à régler les conditions du traité au commencement du mois de juillet. S'il y restait encore quelques difficultés de la part de l'empereur, elles devaient être aplanies par Penterrieder, son envoyé à Londres, muni des pouvoirs nécessaires pour signer au plus tôt un traité que ce prince regardait comme avantageux pour lui et pour sa maison. L'avis de ses ministres était conforme au sien, et, selon eux, cette alliance était l'unique moyen d'assurer à leur maître la conservation des États qu'il possédait en Italie; ils jugeaient en même temps qu'il était de l'intérêt de l'empereur de s'opposer au succès des pratiques du duc de Savoie, qui n'avait rien oublié pour engager le roi d'Espagne dans ses intérêts, et ne désespérait pas encore d'y réussir, nonobstant la descente des Espagnols en Sicile. En effet, jusqu'alors le ministre d'Espagne à Vienne s'était intéressé en faveur de ce prince, et ne cessait d'appuyer la proposition d'une alliance entré l'empereur, le roi d'Espagne et le roi de Sicile; mais alors Sa Majesté Catholique se désistait de cette proposition, et demandait qu'en l'abandonnant l'empereur consentît à laisser à l'Espagne l'île de Sardaigne, offrant en échange de consentir réciproquement que Sa Majesté Impériale reprît la partie du Milanais qu'elle avait cédée au duc de Savoie, et que le Montferrat y fût encore ajouté. Un Suisse, nommé Saint-Saphorin, homme plus intrigant qu'il n'appartient à la franchise de sa nation, employé autrefois par le roi Guillaume et toujours opposé aux intérêts de la France, était encore employé par le roi Georges, et même avait gagné trop de confiance de la part du régent. Cet homme, devenu négociateur, soutenait qu'il était de l'intérêt de toutes les puissances de l'Europe d'abaisser celle du duc de Savoie. Ce prince, étonné de la descente imprévue des Espagnols en Sicile, suivie de la prise de Palerme, écrivit aussitôt au régent pour lui demander, en exécution du traité d'Utrecht, les secours de troupes que la France était obligée de fournir pour la garantie du repos de l'Italie; le courrier, dépêché à Paris au comte de Provane, remit aussi au comte de Stanhope, qui s'y trouvait encore alors, une lettre pour le roi d'Angleterre, contenant les mêmes instances. Cellamare ne manqua pas, de s'y opposer; mais le régent lui répondit que par le traité d'Utrecht le roi était également garant et du repos de l'Italie et de la réversion de la Sicile à la couronne d'Espagne; que Sa Majesté, manquant à l'un de ses engagements, ne pourrait se croire obligée à l'autre, stipulé par le même traité. Son Altesse Royale offrit donc des secours à Provane; mais on jugeait par la manière dont ce prince les offrait qu'il n'avait nulle intention d'exécuter ce qu'il promettait; on sut même qu'il avait fait quelques railleries de l'état où, se trouvait le duc de Savoie, et il revint dans le public qu'il avait dit que le renard était tombé dans le piège, que le trompeur avait été trompé, enfin plusieurs discours dont ceux qui les avaient entendus n'avaient pas gardé le secret. La discrétion n'était pas plus grande alors sur les affaires d'État, dont les particuliers n'ont pas, droit de raisonner, encore moins de censurer les résolutions du gouvernement; on condamnait librement et sans la moindre contrainte tant de traités différents, tant d'engagements opposés les uns aux autres, tant de liaisons avec les ennemis anciens et naturels de la France, prises secrètement et sans la connaissance du conseil de régence. On ne blâmait pas moins les dépenses immenses faites mal à propos pour s'assurer de la foi légère et de la constance plus que douteuse de ces puissances, et les raisonneurs concluaient qu'il était difficile de comprendre comment et par quelle maxime on se séparait de l'Espagne dont l'alliance, loin d'être à charge à la France, serait toujours très utile à ses amis, et qu'on l'abandonnait dans la fausse vue d'acquérir chèrement des amis très infidèles. Cellamare était préparé à faire cette réponse au régent, s'il lui eût parlé, comme il s'y attendait, des bruits répandus alors d'un parti considérable que le roi d'Espagne avait en France; mais ce n'était pas par un aveu de l'ambassadeur d'Espagne que Son Altesse Royale comptait de découvrir toutes les circonstances des trames secrètes, dont elle savait déjà la plus grande partie. Le duc de Savoie, s'adressant de tous côtés pour être secouru, ne trouva pas en Angleterre plus de compassion de son état qu'il en avait trouvé en France. La Pérouse, son envoyé à Londres, exposait le triste état de son maître. Il demandait inutilement en conséquence du traité d'Utrecht, des secours contre l'invasion que les Espagnols faisaient de la Sicile. Loin de toucher et de persuader par ses représentations, l'opinion commune à Londres, comme à Paris, était que le roi d'Espagne et le roi de Sicile agissaient de concert; et sur ce fondement les ministres d'Angleterre répondirent à La Pérouse que l'escadre Anglaise secourrait son maître au moment qu'il aurait signé le traité d'alliance que le roi d'Angleterre lui avait proposé. Monteléon persistait cependant à croire que le roi d'Espagne n'avait rien à craindre de la part de l'Angleterre, et soit persuasion, soit désir de flatter Albéroni et de lui plaire, il l'assura que le comte de Stanhope, nouvellement parti pour Madrid, joignait à son penchant pour l'Espagne une estime singulière pour ce cardinal, en sorte que, possédant la confiance intime du roi d'Angleterre, son voyage à Madrid ne pouvait produire que de bons effets. Albéroni ne donnait à qui que ce soit sa confiance entière, et l'aurait encore moins donnée à Monteléon qu'à tout autre ministre. Il se défiait généralement de tous ceux que le roi d'Espagne employait dans les cours étrangères. Alors il avait envoyé secrètement à Vienne un ecclésiastique, qu'il avait chargé de proposer à l'empereur un accommodement particulier avec le roi d'Espagne, sans intervention de médiateur. Les conditions étaient que la Sardaigne serait laissée au roi d'Espagne; qu'en même temps l'empereur lui donnerait l'investiture des duchés de Toscane et de Parme; que le roi d'Espagne réciproquement mettrait l'empereur en possession de la Sicile; et que, de plus, il l'aiderait à recouvrer la partie de l'État de Milan, qu'il avait cédée au duc de Savoie. Enfin on procurerait de concert la propriété du Montferrat au duc de Lorraine.

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