CHAPITRE XII.

1718

Court exposé depuis 1716. — Négociation secrète de Cellamare avec le duc d'Ormond caché dans Paris, où cet ambassadeur continue soigneusement ses criminelles pratiques, que le régent n'ignore pas. — Avis, vues et conduite de Cellamare. — Fâcheux état du gouvernement en France. — Quadruple alliance signée à Londres le 2 août, puis à Vienne et à la Haye. — Ses prétextes et sa cause. — Dubois. — Morville en Hollande très soumis aux Anglais. — Conduite de Beretti et de Monteléon. — Plaintes réciproques des Espagnols et des Anglais sur le commerce. — Violence du czar contre le résident de Hollande. — Plaintes et défiances du roi de Sicile. — Conduite de l'Angleterre à son égard, et de la Hollande à l'égard du roi d'Espagne. — Projets de l'Espagne avec la Suède contre l'Angleterre. — Mouvements partout causés par l'expédition de Sicile. — Vues, artifices, peu de ménagement de l'abbé Dubois pour M. le duc d'Orléans. — Conduite et propos d'Albéroni. — Sa scélérate duplicité sur la guerre, aux dépens du roi et de la reine d'Espagne. — Ses artificieux discours au comte de Stanhope, qui n'en est pas un moment la dupe. — Albéroni et Riperda en dispute sur un présent du roi d'Angleterre au cardinal. — Embarras de Rome. — Le pape et le roi d'Espagne fortement commis l'un contre l'autre. — Poison très dangereux du cardinalat. — Lit de justice des Tuileries qui rend au régent toute son autorité. — Les Espagnols défaits; leur flotte détruite par Bing. — Fausse joie de Stairs. — Sages et raisonnables désirs. — Cellamare de plus en plus appliqué à plaire en Espagne par ses criminelles menées à Paris. — Galions arrivés à Cadix. — Demandes du roi d'Espagne impossibles. — Le comte de Stanhope part de Madrid pour Londres, par Paris. — Fin des nouvelles étrangères.

La république de Venise, alors attaquée par les Turcs, engage l'empereur à la secourir en vertu des traités et de l'alliance qu'il avait contractée avec elle; il déclara donc la guerre au Grand Seigneur, et le roi d'Espagne uniquement par zèle pour la religion joignit sa flotte à celle de la république, si à propos, que ce secours préserva Corfou de l'extrême danger de tomber sous la puissance des infidèles. L'année 1717, le roi d'Espagne mit encore une flotte en mer. Elle paraissait destinée à porter des secours aux Vénitiens, mais elle fut employée à enlever la Sardaigne à l'empereur; le prétexte de cette invasion fut que ce prince manquait à la parole qu'il avait donnée de retirer ses troupes de la Catalogne et de l'Île de Majorque. L'entreprise faite en Sicile en 1718 était la suite de l'invasion de la Sardaigne, et fondée sur le même prétexte. Le comte de Koenigseck était alors à Paris ambassadeur de l'empereur auprès du roi. On peut juger de l'attention d'un ministre éclairé et vigilant, attentif à pénétrer quelle part la France pouvait avoir à l'entreprise des Espagnols, aussi bien qu'à découvrir les résolutions qu'elle prendrait pour ou contre le duc de Savoie. Le bruit commun était que ce prince avait signé un traité d'alliance offensive et défensive avec l'empereur; mais son ambassadeur à Paris l'ignorait, et quoiqu'il ne pût douter que le régent ne fût très disposé à cultiver une intelligence parfaite avec l'empereur, Koenigseck, soupçonnant l'intention des ministres, était scandalisé du peu de joie que la cour avait fait paraître à la nouvelle de la conclusion de la paix entre l'empereur et le Turc. Le désir de cet ambassadeur était alors d'obtenir comme récompense de ses services la vice-royauté de Sicile, persuadé que la possession de cette île retournerait immanquablement à l'empereur.

Les mouvements du parlement contre la banque de Law attiraient dans ces conjonctures l'attention particulière des ministres étrangers résidents à Paris. Celui d'Espagne continuait ses conférences secrètes avec le duc d'Ormond, et ce dernier, suivant le génie ordinaire des bannis, espérait toujours, et se promettait des révolutions sûres en Angleterre, si les mécontents du gouvernement étaient soutenus; il demandait, pour les secourir avec succès, douze vaisseaux, six mille hommes de débarquement, quinze mille fusils, des armes pour mille dragons, et des munitions de guerre; il ajoutait à ces demandes l'assurance d'une retraite en quelque ville de Biscaye, et son projet était d'y faire passer le roi Jacques pour le conduire ensuite comme en triomphe en Angleterre, où il assurait que les deux tiers de la nation se déclareraient pour lui. Le duc d'Ormond, caché aux environs de Paris et changeant souvent de demeure, comptait d'attendre ainsi la réponse d'Espagne à ces mêmes propositions, que le cardinal Acquaviva avait déjà communiquées au cardinal Albéroni, et qui depuis avaient été portées à Madrid par un capitaine de vaisseau Anglais nommé Camok, dévoué au roi Jacques.

L'objet d'exciter ou de fomenter des troubles en Angleterre n'était pas le principal dont Cellamare fût alors occupé; il savait qu'Albéroni donnait sa première attention à la suite des mouvements qu'il espérait qu'on verrait incessamment éclore en France, article qui touchait le plus sensiblement le roi et la reine d'Espagne et leur premier ministre. C'était, par conséquent, l'affaire que Cellamare suivait avec le plus de soin, et qu'il croyait traiter avec le plus de secret, quoique M. le duc d'Orléans fût bien informé de ses démarches et des noms de ceux qui croyaient faire ou avancer leur fortune en s'engageant imprudemment avec le ministre d'une, cour étrangère. L'ambassadeur d'Espagne envoyait à Madrid, sous le nom de Pattes, le rapport des conférences qu'il avait avec eux, et par le récit favorable qu'il leur faisait des réponses de Leurs Majestés Catholiques, il s'appliquait à fortifier de plus en plus les engagements imprudents qu'ils avaient déjà pris. Cellamare n'oubliait rien aussi pour faire entendre au roi son maître la nécessité de les appuyer, si ce prince voulait maintenir leur bonne volonté et les mettre en état d'agir avec succès. La France était alors dans une profonde paix, et comme on ne voyait nulle apparence d'une guerre prochaine, plusieurs officiers sans emploi désiraient de passer au service d'Espagne. Cellamare, persuadé qu'il était de l'intérêt de son maître d'avoir à son service non seulement des officiers, mais encore un corps de troupes françaises, et sachant qu'Albéroni avait dessein de lever jusqu'au nombre de huit mille étrangers, lui proposa de former un corps de soldats qu'on lèverait aisément en France, et qu'on enrôlerait dans les régiments wallons et irlandais que le roi d'Espagne avait actuellement à son service. Il y avait en effet lieu de croire que plusieurs officiers se trouvant sans emploi ne demanderaient pas mieux que d'en obtenir en Espagne, et Cellamare en était persuadé par les demandes fréquentes de ceux qui s'adressaient à lui pour être reçus dans le service d'Espagne. Le chevalier Folard était du nombre; mais il pouvait auparavant faire ses conditions et ne pas passer comme aventurier.

L'ambassadeur connaissait ses talents et lui rendit justice, ajoutant seulement qu'il battait beaucoup la campagne, et que par cette raison il avait jugé à propos d'éluder sa proposition. On pouvait encore, suivant l'avis de l'ambassadeur, former quelques nouveaux régiments français, et, pour cet effet, recevoir sur la frontière de Catalogne, d'Aragon et de Navarre, ceux qui se présenteraient pour s'enrôler sous des commandants de leur nation. Outre les avantages du service, il s'en trouverait encore d'autres par rapport à la politique. Cellamare ne laissait pas d'être effrayé de la difficulté qu'il prévoyait à puiser des eaux hors de leur source, et vaincre les obstacles que le gouvernement de France apporterait à de telles levées. Comme on reçut alors la nouvelle de l'entrée des troupes d'Espagne dans Messine, il assura Albéroni que toute la nation française s'était réjouie de cet événement, qu'on ne parlait à Paris que de la gloire du roi d'Espagne, et qu'il serait à souhaiter que le régent eût les mêmes sentiments, au moins intérieurement; mais Cellamare, persuadé que Son Altesse Royale en était bien éloignée, ramassait avec soin tous les discours de la ville, comptant faire sa cour en Espagne en rendant compte exact non seulement de ce qui était, mais encore des faits qu'on supposait contre le gouvernement du régent.

Les nouveautés introduites dans l'administration des finances, l'établissement de la banque, les projets qu'on attribuait à Law, l'abus que le régent avait fait de toutes ces nouveautés, l'opposition du parlement, une espèce de guerre entre les arrêts du conseil et les arrêts de cette compagnie pour les annuler, donnaient lieu d'ajouter foi à toutes les funestes prédictions qui se débitaient d'une guerre intestine et prochaine non seulement dans la capitale, mais encore dans toutes les parties du royaume. Cellamare recueillait avec joie les faux avis et les étudiait avec d'autant plus de soin qu'il croyait, en les donnant à Albéroni, effacer l'impression que ce premier ministre pourrait avoir prise contre le neveu du cardinal del Giudice, tel que l'était Cellamare. Il grossissait donc tous les objets et croyait donner une bonne nouvelle à Madrid en assurant que le régent faisait venir autour de Paris plusieurs régiments; que l'ordre était donné aux gardes ainsi qu'aux mousquetaires de se tenir prêts. Il espérait en même temps que la république de Hollande refuserait d'entrer dans le traité qui se négociait à Londres, pour former l'alliance dont il était question depuis longtemps entre l'empereur, la France, l'Angleterre et les États généraux; traité dans lequel on s'efforçait inutilement de faire entrer le roi d'Espagne, et dont la négociation était le sujet de l'envoi du sieur de Nancré à Madrid de la part de la France, et de celui du comte de Stanhope, de la part de l'Angleterre.

Mais pendant que l'ambassadeur d'Espagne se flattait de tant de vaines espérances, le traité de la quadruple alliance négocié à Londres fut signé premièrement dans cette ville le 2 août, et ensuite à Vienne et à la Haye, le roi d'Espagne ayant refusé d'y entrer, nonobstant les vives instances qui lui en avaient été faites. Le prétexte de cette quadruple alliance était premièrement de réparer les troubles apportés, soit à la paix conclue à Bade en septembre 1714, soit à la neutralité d'Italie établie par le traité d'Utrecht en 1713. Une paix solide, bien affermie et soutenue par les principales puissances de l'Europe était le but que celles qui contractaient semblaient se proposer, et pour y parvenir, elles réglaient entre elles non seulement de quelle manière la France accomplirait parfaitement la démolition du port et des fortifications de Dunkerque promise par le traité d'Utrecht; comment elle détruirait le canal de Mardick dont l'Angleterre regardait l'ouverture comme une infraction faite à ce même traité. On disposait de plus de différents États souverains situés en Italie; on donnait des successeurs aux princes qui possédaient encore les mêmes États, lorsque ces possesseurs actuels viendraient à mourir; en sorte que, suivant ces dispositions, nul des changements qui renouvellent ordinairement les guerres ne troublerait désormais le repos de l'Europe. Mais ce grand objet du bien et de la tranquillité publique n'était pas le seul de tant de mesures prises en apparence pour en assurer le repos: un intérêt particulier et trop à découvert était le ressort de cette alliance.

Le régent, persuadé que, si malheureusement le roi encore enfant était enlevé aux désirs comme aux voeux que ses sujets formaient pour sa conservation, Son Altesse Royale aurait peine à faire valoir les renonciations exigées du roi d'Espagne, elle avait jugé que le meilleur moyen d'en assurer la validité était de se préparer des défenseurs tels que le roi d'Angleterre et les États généraux pour soutenir la disposition faite à Utrecht pour le bien de la paix, mais contre toutes les lois et la constitution inviolable du royaume. Celles de la Grande-Bretagne n'avaient pas été moins violées en faveur de la maison de Hanovre, et le prince appelé en Angleterre au préjudice du roi légitime n'avait pas moins à craindre une révolution qui le priverait quelque jour, lui ou sa postérité, du trône qu'il avait usurpé. Ainsi, l'intérêt réciproque unissant le roi d'Angleterre avec le régent, tous deux consentirent sans peine à garantir, l'un le maintien des renonciations du roi d'Espagne à la succession de France, l'autre l'ordre de succession à la couronne établi nouvellement en Angleterre au préjudice du véritable roi de la Grande-Bretagne et de ses héritiers légitimes. On peut ajouter à ces grands intérêts l'ambition du négociateur employé par M. le duc d'Orléans, qui de valet d'un docteur de Sorbonne était parvenu, par ses intrigues et ses fourberies, à devenir précepteur de ce prince, et que le caprice de la fortune ou plutôt la juste colère de Dieu, éleva depuis à l'archevêché de Cambrai et à la dignité de cardinal, enfin au poste de premier ministre, avec une telle autorité que, lorsqu'il mourut au mois d'août 1723, Son Altesse Royale avait lieu de craindre, le pouvoir excessif dont elle voyait clairement qu'il était prêt d'abuser contre son maître et son bienfaiteur.

Les États généraux des Provinces-Unies entrèrent sans peine dans les vues de la France et de l'Angleterre, et les ministres Anglais en Hollande parurent d'autant plus contents de Morville, nouvellement arrivé à la Haye en qualité d'ambassadeur de France, qu'ils le trouvèrent soumis à leurs conseils, pour ne pas dire à leurs ordres, conduite très différente de celle de Châteauneuf son prédécesseur, dont ils avaient souvent éprouvé la contrariété et qu'ils avaient enfin fait révoquer. Beretti, ambassadeur d'Espagne, travaillait inutilement à traverser les ministres de France et d'Angleterre. Ses instances, qu'il exaltait à Madrid, étaient tournées en ridicule à la Haye et ne persuadaient personne. Il interprétait à sa fantaisie les démarches les plus indifférentes, et si chacune des Provinces-Unies, si les États étaient assemblés, ou si chaque province délibérait séparément, Beretti se persuadait, et voulait se persuader, que c'était pour l'intérêt du roi son maître, et s'attribuait l'honneur et l'utilité prétendue des résolutions prises sans qu'il y eût la moindre part. Pendant qu'il se vantait des heureux effets de sa vigilance, de son industrie et du crédit de ses amis eu Hollande, la signature du traité d'alliance démentit les éloges qu'il donnait à tant de démarches qu'il supposait avoir faites. Il est vrai que le traité ne fut pas si aisément signé, nonobstant le désir unanime et l'intérêt qui pressait les parties contractantes de le conclure au plus tôt; mais plus cette conclusion était ardemment désirée, plus on voulait aussi prévoir et prévenir toutes les difficultés capables d'ébranler une alliance qui devait être le fondement solide de la paix générale de l'Europe. Comme il est plus aisé de prévoir le mal que d'empêcher qu'il n'arrive, on voulut, avant de conclure le traité, remédier, à chacun des inconvénients qui se présentaient à la pensée. La multitude en était si grande, que le résident de l'empereur à la cour d'Angleterre prétendit savoir que les ministres du roi d'Angleterre avaient apposé vingt-quatre fois leurs signatures et leurs cachets aux articles de ce traité, secrets et séparés. Monteléon, sans témoigner d'inquiétude de cette alliance, demanda qu'elle lui fût communiquée, et s'adressa pour cela à Craggs, alors secrétaire d'État: il répondit à l'ambassadeur d'Espagne que, s'il en voulait voir tous les articles, il ne lui en serait fait aucun mystère; que, s'il voulait en informer le roi d'Espagne, le comte de Stanhope, encore à Madrid, le communiquerait à Sa Majesté Catholique sans la moindre réserve. Monteléon répondit que, n'ayant jamais eu de curiosité de ce qui s'était traité et conclu, il rendrait simplement compte au cardinal Albéroni de la réponse du secrétaire d'État d'Angleterre.

Le traité de la quadruple alliance n'était pas le seul sujet d'aigreur qu'il y eût alors entre l'Espagne et l'Angleterre: Les esprits s'aliénèrent de part et d'autre à l'occasion des prérogatives que l'Espagne avait accordées à l'Angleterre pour son commerce aux Indes. Les Espagnols se plaignaient de l'abus que les Anglais faisaient des conditions avantageuses que l'Angleterre avait exigées et obtenues par le traité d'Utrecht; et réciproquement, on prétendait en Angleterre que ces conditions n'étaient pas exécutées de la part de l'Espagne, principalement en ce qui regardait le privilège de la traite des nègres, en sorte que le préjudice, que le commerce des sujets de la Grande-Bretagne en souffrait, aigrissait une nation également superbe et avare, plus facile à blesser qu'il n'est facile de l'adoucir. Les Hollandais eurent en même temps sujet de craindre un trait de la vengeance du czar, aussi facile au moins que les Anglais à s'irriter, et plus difficile à calmer. Le résident de Hollande auprès de lui avait dit imprudemment, et même écrit, que le czarowitz était mort de mort violente, et que le penchant à la révolte était général en Moscovie. Le czar, offensé d'un pareil discours, avait fait arrêter ce résident sans égard au droit des gens, et s'était emparé de tous ses papiers. Non content d'une expédition si violente et si contraire à la sûreté dont un ministre étranger doit jouir, ce prince demanda satisfaction à la république de Hollande, déclarant qu'il ferait arrêter tous les vaisseaux Hollandais allant dans les ports de Suède, et qu'il retiendrait en prison le résident de la république, jusqu'à ce qu'il eût nommé ceux dont il tenait de tels avis.

Quoique l'esprit de paix dût régner dans les principaux États de l'Europe, après avoir essuyé de longues guerres, dont le temps et le repos étaient les seuls moyens de réparer les dommages, la défiance réciproque entre les princes était telle, qu'aucun d'eux ne s'assurait sur la bonne foi de ceux même que l'intérêt commun et le désir de la paix engageaient à se secourir. Ainsi le roi de Sicile se défiait et de la France et de l'Angleterre, et différait d'accepter les assistances qui lui étaient offertes de part et d'autre, s'il souscrivait au projet que ces deux puissances lui proposait. Il ne voulait s'expliquer que lorsqu'il serait établi dans la possession tranquille du royaume de Sicile, et que l'Espagne aurait restitué la Sardaigne à l'empereur. En vain l'Angleterre le menaçait de lui refuser tout secours s'il ne s'expliquait. Il se plaignait également de la France et de l'Angleterre. Ses ministres prétendaient que le régent manquait aux promesses qu'il avait faites à leur maître, et Provane attribuait cette variation aux vues secrètes que le régent conservait encore de marier une des princesses ses filles au prince de Piémont. Toutefois, dans la suite de la négociation, le roi d'Angleterre voulut que son ministre à Vienne appuyât celle du marquis de Saint-Thomas auprès de l'empereur, à condition que, si le roi d'Espagne rejetait le projet de paix, et qu'il fût accepté par le duc de Savoie, ce prince aurait, en considération de son acceptation, la Sardaigne qui lui serait cédée absolument sans la condition de retour en faveur de l'Espagne, et de plus encore quelques autres avantages que ses alliés lui procureraient. La république de Hollande soumise aux décisions de l'Angleterre, et désirant néanmoins pour son intérêt particulier, de conserver les bonnes grâces du roi d'Espagne, amusait l'ambassadeur de ce prince, en l'assurant que toutes les provinces étaient persuadées qu'il était de l'intérêt du public et des particuliers de se conserver les bonnes grâces de Sa Majesté Catholique, et que certainement ce serait suivant cette maxime que les États généraux se conduiraient. Celle de Beretti était de faire sa cour au premier ministre, et par conséquent de lui donner les nouvelles et les assurances qui étaient le plus à son goût. Craignant cependant que l'événement ne démentît ce qu'il avait écrit, il faisait observer que la conduite de la république était amphibie, et que sa politique tendait à ne pas déplaire au roi d'Espagne, en même temps qu'elle voulait éviter avec beaucoup de soin de se rendre suspecte aux autres puissances.

Le roi d'Espagne comptait alors sur les projets de Charles XII, roi de Suède, et sur les grands armements que ce héros du nord faisait pour les exécuter. L'envoyé de Suède en Hollande assura Beretti que son maître avait sur pied soixante-quinze mille hommes effectifs et vingt-deux navires armés; mais l'argent lui manquait, et c'était le seul secours qu'il eût à demander à ses alliés pour l'aider à faire la guerre au roi d'Angleterre. Le roi d'Espagne, ayant les mêmes vues, promettait au roi de Suède trente mille hommes et trente vaisseaux de guerre; et c'était par une diversion si puissante que Sa Majesté Catholique pouvait avec raison se flatter de renverser et d'anéantir les projets de la quadruple alliance, surtout s'il était possible d'engager le czar et le roi de Prusse à s'unir avec le roi de Suède pour exécuter de concert de si grands projets. Ils causaient peu d'inquiétude en Angleterre. Le roi de Sicile continuait ses instances à cette cour pour en obtenir des secours. Elle pressait, de son côté, le régent de faire cause commune avec elle pour sauver la Sicile et la garantir de l'invasion totale de la part des Espagnols. Stairs, ministre d'Angleterre, appuyé par les lettres de l'abbé Dubois, prêt à partir de Londres pour retourner en France, agissait fortement, et ne désespérait pas d'obtenir, au moins comme préliminaire, que Son Altesse Royale fit mettre au moins pour quelque temps à la Bastille le, duc d'Ormond, qui pour lors était à Paris.

Les deux ambassadeurs d'Espagne, l'un à Londres, l'autre à la Haye, pensaient bien différemment sur l'état où les affaires se trouvaient alors. Le premier déplaisait et s'était rendu suspect au premier ministre du roi son maître en représentant ce qu'il voyait des forces de l'Angleterre et des intentions de son roi et de ses ministres. Beretti ne déplaisait pas moins par l'exagération continuelle de son crédit en Hollande et des services importants selon lui qu'il y rendait au roi son maître. Monteléon pressait Albéroni de, terminer le plus tôt qu'il serait possible l'affaire de Sicile. Il ne cessait de représenter combien les moments étaient chers et les conséquences fâcheuses de laisser traîner cette expédition. Le duc de Savoie sollicitait vivement des secours de la part de l'empereur, et demandait au roi d'Angleterre d'ordonner à l'amiral Bing de passer incessamment à Naples avec l'escadre Anglaise qu'il commandait. Il n'y avait pas lieu de douter que ce prince n'obtînt des demandes si conformes aux sentiments comme à l'inclination de la cour de Vienne et de celle d'Angleterre. L'unique moyen d'en empêcher l'effet était que le roi d'Espagne souscrivît au traité de la quadruple alliance. Monteléon l'avait toujours conseillé et désiré, et ses instances réitérées le rendaient odieux à Albéroni, dont il était obligé de combattre les vues et les raisonnements, principalement pendant le séjour que le comte de Stanhope faisait encore à Madrid, et l'événement de la négociation étant regardé comme une décision certaine ou de l'affermissement de la paix, ou d'une rupture ouverte entre l'Espagne et l'Angleterre. L'envoyé de Savoie à Londres, pressant vivement les ministres d'Angleterre de garantir les États possédés par le roi son maître, obtint enfin l'assurance du secours que l'amiral Bing lui donnerait. Il était parti du port Mahon le 22 juillet pour se rendre à Naples, déclarant que, s'il rencontrait la flotte d'Espagne, il ne pourrait pas se résoudre à demeurer simple spectateur des entreprises des Espagnols, par conséquent faire une mauvaise figure à la tête d'une flotte Anglaise.

L'abbé Dubois, partant de Londres pour retourner en France, n'oublia rien pour persuader le ministre de Savoie de ce qu'il avait fait et voulu faire pour le service de ce prince, et les protestations de son zèle allèrent au point de contredire à Londres ce que M. le duc d'Orléans avait dit à Paris, en sorte que l'envoyé de Savoie en conclut qu'il fallait qu'il y eût nécessairement un mensonge, soit de la part de Son Altesse Royale qu'on ne devait pas en soupçonner, soit de la part de son agent en Angleterre. Le même accident arrivait souvent dans un temps où les traités fréquents qu'on était curieux de négocier se contredisaient assez ordinairement, et que des gens peu instruits des affaires politiques désiraient pour leur intérêt personnel d'être employés à les administrer.

L'incertitude des événements de Sicile et du succès qu'aurait l'entreprise des Espagnols suspendait toute décision de la négociation du comte de Stanhope à Madrid. L'intention d'Albéroni était de la prolonger et de la régler suivant les nouvelles qu'il recevrait d'Italie, persuadé que d'ailleurs on ne pouvait être trop en garde contre les artifices de la cour de Vienne, dont toute la conduite, disait-il, était un tissu de momeries, et dans l'opinion qu'il n'y avait à la cour d'Espagne que des stupides et des insensés. Peut-être ne pensait-il pas mieux de ceux qui se mêlaient en France des affaires les plus importantes; car en parlant du maréchal d'Huxelles, il disait « que ce pauvre vieux maréchal avançait comme un trait de politique profonde que, la supériorité de l'empereur étant bien connue, il fallait travailler à l'augmenter. » Raisonnement et conséquence qu'il était assez difficile de comprendre. Un ministre éclairé et pénétrant, tel que l'était Stanhope, comprit aisément et dès les premières conférences qu'il eut avec Albéroni, que, malgré les protestations de ce cardinal de son adversion pour la guerre et du désir d'établir une paix solide, on ne devait cependant attendre de sa part aucune facilité pour un accommodement. Albéroni, rejetant sur son maître tout ce qu'il y avait d'odieux dans le désir de la guerre, protestait qu'il n'en était pas l'auteur, et que, s'il en était le maître, la paix régnerait bientôt dans toute l'Europe, qu'il ne désirait pour le roi d'Espagne aucune augmentation d'États en Italie parce que, gouvernant bien son royaume renfermé dans son continent, et possédant les Indes, il serait beaucoup plus puissant qu'en dispersant ses forces. Oran, suivant la pensée d'Albéroni, valait mieux que l'Italie. Leurs Majestés Catholiques avaient cependant pris à coeur, les affaires d'Italie, et ne souffriraient pas que l'empereur se rendît maître d'une si belle partie de l'Europe. À ces vues politiques, le cardinal ajoutait que la paix et l'amitié des puissances voisines était ce qui convenait le mieux à ses intérêts particuliers et personnels. Sans cette union, il était impossible de soutenir la forme de gouvernement qu'il avait établie en Espagne, et qui ne subsisterait pas toujours quand il aurait abandonné la pénible administration des affaires; mais la paix, l'amitié des voisins convenaient à l'Espagne, et il n'importait pas moins aux autres puissances d'empêcher que l'empereur s'agrandît en Italie; et c'était pour elles une fausse politique que celle de s'opposer à un monarque qui, loin d'agir par un motif d'ambition, employait contre ses propres intérêts les forces de son royaume pour établir et maintenir un juste équilibre en Europe. Stanhope et Nancré vécurent dans une grande intelligence pendant que tous deux demeurèrent à Madrid, et se communiquèrent réciproquement le peu de succès de leur négociation.

Quelque temps auparavant le roi d'Angleterre avait fait remettre au baron de Riperda, ambassadeur de Hollande, une somme de quatorze mille pistoles pour les donner au cardinal Albéroni de la part de Sa Majesté Britannique, et jamais Albéroni n'en avait entendu parler. Il envoya chercher Riperda pour approfondir cette affaire, dont on ignore quel a été l'éclaircissement. Si le cardinal reçut cette somme, elle fut mal employée; car il témoigna toujours la même opposition à la quadruple alliance, aussi peu goûtée dans les cours qui n'y furent pas invitées qu'elle l'avait été à la cour d'Espagne. Celle de Rome crut avoir lieu de craindre l'association des deux premiers princes de l'Europe avec les principales puissances protestantes, et, voyant la guerre à ses portes, elle ne savait à qui recourir, ni de quel côté elle attendrait du secours contre les événements qui intéresseraient infailliblement les États de l'Église.

Le roi d'Espagne, mécontent du pape, et qu'Albéroni ne cessait d'animer contre Sa Sainteté, avait ordonné aux réguliers ses sujets, étant à Rome, d'en sortir, et de retourner, en leur pays. Sa Sainteté leur avait, au contraire, défendu de se retirer, et fait la même défense à tout Espagnol, sous peine d'excommunication et autres peines spirituelles. On devait s'attendre que le roi d'Espagne défendrait réciproquement à ses sujets d'obéir aux ordres du pape, et [que], par conséquent, les deux cours, loin de se concilier, s'aigriraient chaque jour de plus en plus. Sa Sainteté n'espérait guère de meilleures dispositions de la part de la France, malgré le grand nombre de partisans que Rome avait dans le clergé du royaume, et leur empressement à rechercher et à pratiquer tous les moyens de lui plaire, aux dépens même de la paix et de l'union de l'Église; ils croyaient s'avancer, obtenir des grâces particulières, parvenir à ces dignités supérieures, si capables d'éblouir et d'aveugler les ecclésiastiques; dignités qui ne dépendent que du pape, et que les rois, contre leur propre intérêt, ont admises et honorées en leurs cours. Ces vues éloignées et différentes, suivant le rang de ceux dont elles faisaient l'objet, les animaient également à chercher et employer les moyens de plaire à Rome; les uns comme zélés défenseurs des maximes et de l'autorité du saint-siège; d'autres, d'un plus bas étage, comme espions, et capables de donner, soit au nonce, soit aux autres agents, des avis importants de ce qu'il se passait en France, et des résolutions que le pape devait prendre pour maintenir ses droits et son autorité. Ils y avait longtemps qu'ils pressaient le pape de, etc.

Dans ces circonstances, le roi tint son lit de justice. Il n'y fut pas question des affaires de Rome, mais des prétentions des princes légitimés, et de leurs contestations avec les princes du sang. L'opposition du parlement à la création d'un garde des sceaux ne fut pas écoutée; il fallut obéir et enregistrer les lettres. L'autorité du régent, attaquée par le parlement, parut par le succès qu'il avait eu au lit de justice, et les étrangers le considérèrent comme un premier fruit des traités que ce prince avait signés dernièrement.

La résistance du roi d'Espagne à souscrire à ces mêmes traités fit échouer son entreprise en Sicile, et de plus, elle lui coûta la perte de sa flotte. Elle était partie du Phare de Messine le 9 août, à quatre heures du matin, pendant que l'armée espagnole continuait de bombarder la citadelle de Messine. Cette flotte, fuyant celle d'Angleterre commandée par l'amiral Bing, faisait voile vers Catane. Le lendemain 10 août, les vaisseaux Anglais arrivèrent à deux heures après midi dans le Phare, et, le vent manquant à la flotte d'Espagne, ils l'atteignirent à douze lieues de Syracuse, vers le cap Passaro. Les meilleurs vaisseaux espagnols très maltraités, étaient encore poursuivis par Bing le 11 août à midi, et six ou sept navires Anglais, demeurés en arrière pour attaquer l'arrière-garde espagnole, avaient déjà coulé bas quatre navires, cinq autres étaient sautés en l'air à la vue de Syracuse, et l'amiral Bing avait envoyé dire à Maffeï, vice-roi de l'île, que le reste de la flotte était réduit à ne pouvoir ni fuir ni se défendre. La nouvelle de la défaite de la flotte d'Espagne ne causa nulle peine au régent; au contraire, l'union était si bien cimentée entre Son Altesse Royale et le roi d'Angleterre que l'un et l'autre réciproquement se regardaient comme intéressés dans la même cause.

Stairs se réjouissait de la faiblesse du parti opposé au régent, de l'union du gouvernement, et de penser que Son Altesse Royale ne serait plus exposée à l'infinité d'inconvénients et de dangers intestins dont elle était sans cesse environnée; enfin que ses amis au dehors pourraient se reposer sur lui et compter sur sa conservation. Peut-être Stairs écrivait et disait ce qu'il ne pensait pas, et souhaitait, au contraire, de voir le feu de la division embraser tout le royaume; mais il était loin d'avoir cette satisfaction. L'esprit de paix régnait en France, celui de sédition en était banni, et ceux qui connaissaient le bonheur d'y voir la tranquillité maintenue désiraient seulement que Dieu voulût donner à la régence l'esprit de conseil, et de profiter des avantages que la France et l'Espagne trouveraient à bien vivre ensemble dans une parfaite intelligence. C'était ainsi que s'expliquait l'ambassadeur d'Espagne à Paris; mais secrètement il agissait différemment. Appliqué à l'exécution ponctuelle des commissions secrètes qu'il recevait, il assurait Albéroni de ses soins à bien instruire ceux qu'il nommait les artisans, comment et quand ils devaient faire leurs travaux. Il tâchait, disait-il, de les tenir contents et disposés à servir de bon coeur. Il gardait entre ses mains les matériaux qu'il recevait du cardinal, et s'en servirait seulement dans les temps convenables. Lorsqu'il serait nécessaire d'envoyer de nouveaux modèles, il ne le ferait pas par la voie ordinaire, parce qu'elle était évidemment pernicieuse.

Les mémoires secrets et nécessaires pour achever le récit de ce qui s'est passé de particulier dans le reste de l'année 1718 manquent depuis la fin du mois d'août; on sait seulement par les écrits publics que le comte de Stanhope, après avoir espéré un heureux succès de sa commission, cessa de se flatter lorsque les nouvelles arrivèrent à Madrid, où il était, de la destruction de la flotte espagnole par les Anglais dans les mers de Sicile, et de l'arrivée des galions à Cadix. Albéroni avait demandé pour conditions de l'accession du roi d'Espagne au traité de la quadruple alliance, que la propriété des îles de Sardaigne et de Sicile fût laissée et cédée au roi catholique moyennant un équivalent pour la Sicile que l'empereur donnerait au duc de Savoie dans le Milanais; que, de plus, Sa Majesté Catholique eût à satisfaire les princes d'Italie sur toutes leurs prétentions ;

À rappeler les troupes qu'elle faisait alors marcher en Italie;

Fixer le nombre de celles qu'il y maintiendrait à l'avenir;

S'engager à ne se pas mêler de la succession de la Toscane;

Renoncer à toute prétention sur les fiefs de l'empire.

La flotte d'Angleterre venait de causer trop de dommages à l'Espagne pour la laisser tranquillement séjourner dans la Méditerranée. Albéroni exigeait donc que le roi d'Angleterre eût à la rappeler incessamment.

Ces demandes soutenues avec opiniâtreté et si contraires aux instructions données au comte de Stanhope, aussi bien qu'aux pouvoirs qu'il avait reçus du roi son maître, l'obligèrent à partir d'une cour où désormais il ne pouvait que perdre son temps. Il prit donc congé du roi et de la reine d'Espagne, et retournant en France le 26 août; il trouva que le traité de la quadruple alliance entre la France, l'empereur, l'Angleterre et la Hollande, avait été signé le 22 du même mois de la même année 1718.

Suite