CHAPITRE XV.

1718

Mouvements audacieux du parlement contre l'édit des monnaies. — Le parlement rend un arrêt contre l'édit des monnaies, lequel est cassé le même jour par le conseil de régence. — Prétextes du parlement, qui fait au roi de fortes remontrances. — Conseils de régence là-dessus. — Ferme et majestueuse réponse au parlement en public, qui fait de nouvelles remontrances. — Le don gratuit accordé à l'ordinaire, par acclamation, aux états de Bretagne. — Leurs exilés renvoyés. — Question d'apanages jugée en leur faveur au conseil de régence. — Absences singulières. — Cinq mille livres de menus plaisirs par mois, faisant en tout dix mille livres, rendues au roi. — Manèges du parlement pour brouiller, imités en Bretagne. — Saint-Nectaire, maréchal de camp, fait seul lieutenant général longtemps après avoir quitté le service. — Son caractère. — Mme d'Orléans fait profession à Chelles fort simplement. — Arrêt étrange du parlement en tous ses chefs. — Le parlement de Paris a la Bretagne en cadence. — Le syndic des états est exilé. — Audacieuse visite de la duchesse du Maine au régent. — Fureur et menées du duc et de la duchesse du Maine et du maréchal de Villeroy. — Commission étrange sur les finances donnée aux gens du roi par le parlement. — Bruits de lit de justice; sur quoi fondés. — Mémoires de la dernière régence fort à la mode, tournent les têtes. — Misère et léthargie du régent. — L'abbé Dubois, Argenson, Law et M. le Duc, de concert, chacun pour leur intérêt, ouvrent les yeux au régent et le tirent de sa léthargie. — M. le duc d'Orléans me force à lui parler sur le parlement. — Duc de La Force presse contre le parlement par Law, espère par là d'entrer au conseil de régence. — Mesures du parlement pour faire prendre et pendre Law secrètement, en trois heures de temps. — Le régent envoie le duc de La Force et Fagon conférer avec moi et Law. — Frayeur extrême et raisonnable de Law. — Je lui conseille de se retirer au Palais-Royal, et pourquoi. — Il s'y retire le jour même. — Je propose un lit de justice aux Tuileries, et pourquoi là. — Plan pris dans cette conférence. — Abbé Dubois vacillant et tout changé.

Il y avait déjà du temps qu'on se plaignait dans les fermes générales de beaucoup de faux sauniers; les précautions y furent peu utiles; on vit de ces gens-là paraître en troupes et armés. Ce désordre ne fit que s'augmenter. Il y eut un vrai combat dans la forêt de Chantilly entre eux, des archers et des Suisses postés des garnisons voisines sur leur marche qu'on avait éventée, et les faux sauniers furent battus, leur sel pris et leurs prisonniers branchés, mais beaucoup de Suisses et d'archers tués. Les exécutions ne firent qu'en accroître le nombre, les aguerrir, les discipliner; en sorte que, ne faisant d'ailleurs de mal à personne, ils étaient favorisés et avertis partout. La chose alla si loin que des personnes principales furent plus que soupçonnées de les soutenir et de les encourager, pour s'en faire des troupes dans le besoin. Le comté d'Eu en fourmillait et en répandait un grand nombre.

Le parlement, avec les secours qu'il se promettait de M. et de Mme du Maine, de ce qui s'appelait la noblesse, des maréchaux Villeroy, de Tessé, d'Huxelles, du dépit et des respects du duc de Noailles, et de ce qui se brassait en Bretagne, n'était occupé qu'à faire contre au régent, à établir son autorité sur les ruines de la sienne, à l'ombre de sa faiblesse et de la trahison d'Effiat, de Besons et de ceux qui avaient sa confiance sur les choses qui regardaient le parlement. Dans cette vue et de faire les pères du peuple, comme l'affectent tous ceux qui pour leurs intérêts particuliers veulent brouiller et troubler l'État, [ils] mandèrent Trudaine, prévôt des marchands et conseiller d'État, à leur venir rendre compte de l'état des rentes de l'hôtel de ville, lequel prétendit qu'elles n'avaient jamais été si bien payées, et qu'il n'y avait aucun lieu de s'en plaindre. De là, ils s'en prirent à un édit rendu depuis peu sur la monnaie. Il fut proposé d'envoyer les gens du roi représenter au régent qu'il était très préjudiciable au royaume; mais, pour avoir l'air plus mesuré, ils députèrent des commissaires à l'examen de l'édit. La cour prétendait, qu'ayant été enregistré à la cour des monnaies, le parlement n'avait pas droit de s'en mêler. Dans une nouvelle assemblée du parlement, il suivit les errements qu'il avait pris dans la dernière régence et qui eurent de si grandes suites. Il résolut de demander à la chambre des comptes, à la cour des aides et à celle des monnaies, leur adjonction au parlement sur cette affaire pour des remontrances communes, et manda les six corps des marchands, et six banquiers principaux pour leur faire représenter le préjudice que ce nouvel édit apportait à leurs intérêts et en général au commerce. J'abrège et abrégerai tous ces manèges, parce que si je voulais entrer dans tous ceux qui furent pratiqués au parlement et dans les intérêts et les intrigues de tant de conducteurs de toutes ces pratiques, il faudrait en écrire un volume à part, et qui serait fort gros.

Les six banquiers et les députés des six corps des marchands comparurent à la grand'chambre, qui leur demanda des mémoires. Ils répondirent que l'affaire était assez importante pour en communiquer encore entre eux, et qu'ils les apporteraient le lendemain. Les six banquiers particuliers et affidés avaient lés leurs tout prêts qu'ils présentèrent; mais il leur fut répondu d'attendre au lendemain à les fournir avec les marchands. Ce lendemain qui fut le mercredi 15 juin, les uns et les autres apportèrent leurs mémoires, mais la lecture en fut remise au vendredi suivant, pour en conférer avec les autres cours, si elles se joignaient au parlement. La chambre des comptes avait répondu qu'elle ne pouvait rien sans avoir assemblé les deux semestres, et avoir su si ces démarches seraient agréables au régent; la cour des aides, qu'elle avait été assemblée tout le matin sans avoir pu prendre de résolution; que ce serait pour le vendredi, et qu'elle enverrait en attendant à M. le duc d'Orléans; celle des monnaies, qu'elle avait reçu une lettre de cachet pour ne se point trouver au parlement. Le vendredi 17, le parlement s'assembla le matin et l'après-dînée, puis députa au régent pour lui demander la suspension de l'édit du changement des monnaies, qu'on y fasse les changements dont le parlement sera d'avis, et qu'il lui soit envoyé ensuite pour y être enregistré. La cour des aides s'excusa de la jonction, et n'y voulut pas entendre; la chambre des comptes l'imita incontinent après, dont le parlement fut fort fâché. Il le fut aussi de ce que les six corps des marchands ne se plaignirent point de l'édit. Il n'eut donc que les six banquiers pratiqués, qui se plaignirent du ton qui leur fut inspiré. Le lendemain samedi, le parlement s'assembla encore le matin et l'après-dînée. Il envoya les gens du roi dire au régent qu'il ne se séparerait point qu'il n'eût en sa réponse. Elle fut que Son Altesse Royale était fort lasse des tracasseries du parlement; il pouvait employer un autre terme plus juste; qu'il avait ordonné à toutes les troupes de la maison du roi qui sont à Paris et autour, de se tenir prêtes à marcher, et qu'il fallait que le roi fût obéi. L'ordre en effet en fut donné, et de se pourvoir de poudre et de balles. Le lendemain dimanche, le premier président, accompagné de tous les présidents à mortier et de plusieurs conseillers, fut au Palais-Royal. Il était l'homme de M. et de Mme du Maine, et le moteur des troubles; mais il y voulait aussi pêcher, se tenir bien avec le régent, pour en tirer et se rendre nécessaire, conserver en même temps crédit sur sa compagnie pour la faire agir à son gré. Son discours commença donc par force louanges et flatteries pour préparer à trois belles demandes qu'il fit : première, que l'édit des monnaies fût envoyé au parlement pour l'examiner, y faire les changements qu'il croirait y devoir apporter et après l'enregistrer; seconde, que le roi eût égard à leurs remontrances dans une affaire de cette conséquence, et que le parlement croit fort préjudiciable à l'État; troisième, qu'on suspendit à la monnaie le travail qu'on y faisait pour la conversion des espèces. Le régent répondit à la première, que l'édit avait été enregistré à la cour des monnaies, qui est cour supérieure, conséquemment suffisante pour cet enregistrement; qu'il n'y avait qu'un seul exemple de règlement pour les monnaies porté au parlement; qu'il n'y avait envoyé celui-ci que par pure (il pouvait ajouter très sotte et dangereuse) complaisance pour ses faux et traîtres confidents, valets du parlement, tels que les maréchaux de Villeroy, d'Huxelles, et de Besons, Canillac, Effiat et Noailles: à la seconde, que l'affaire avait été bien examinée et les inconvénients pesés; qu'il était du bien du service du roi que l'édit eût son entier effet: à la troisième, qu'on continuerait à travailler à la conversion des espèces à la monnaie, et qu'il fallait que le roi fût obéi.

Le lendemain lundi, le parlement s'assembla et rendit un arrêt contre l'édit des monnaies. Le conseil de régence, qui se tint l'après-dînée du même jour, cassa l'arrêt du parlement. Il fut défendu d'imprimer et d'afficher ce bel arrêt du parlement, et on répandit des soldats du régiment des gardes dans les marchés pour empêcher que la nouvelle monnaie y fût refusée. Le parlement saisit une occasion spéciale, en ce [que] les louis valant trente livres étaient pris à trente-six livrés, et les écus de cent sous à six livres par, cet édit qui faisait de plus passer des billets d'État, avec une certaine proportion d'argent nouvellement refondu et fabriqué, quand la refonte aurait de quoi en fournir à mesure. Cela soulageait le roi d'autant de papier, et il gagnait gros à la refonte. Mais le particulier perdait à cette rehausse qui excédait de beaucoup la valeur intrinsèque, et qui donnait lieu à tout renchérir. Ainsi le parlement, pour se faire valoir, et ses moteurs pour troubler, avaient beau jeu à prendre le masque de l'intérêt public, et à tâcher d'ôter cette ressource aux finances qui n'en trouvaient point d'autre. Aussi n'en manquèrent-ils pas l'occasion. On surprit la nuit un conseiller au parlement, nommé la Ville-aux-Clercs, qui, à cheval par les rues, arrachait et déchirait les affiches de l'arrêt du conseil de régence, qui cassait l'arrêt du parlement rendu contre l'édit des monnaies. Il fut conduit en prison. Le dimanche 26 juin, les six corps des marchands vinrent déclarer au régent qu'ils ne se plaignaient point de l'édit des monnaies, mais qu'ils le suppliaient seulement, lorsqu'il jugerait à propos de diminuer les monnaies, que cela se fit peu à peu. Le lundi 27 juin, le premier président à la tête de tous les, présidents à mortier, et d'une quarantaine de conseillers, alla aux Tuileries, où il lut au roi, en présence du régent, les remontrances fort ampoulées du parlement. Le garde des sceaux lui dit que dans quelques jours le roi leur ferait répondre. Cela se passa le matin à l'issue du conseil de régence, qui se rassembla encore l'après-dînée là-dessus. Il y en eut un autre extraordinaire le jeudi 30 au matin; le garde des sceaux y lut un résumé plus de lui que des précédents conseils sur cette affaire. Je m'y tins en tout fort réservé et fort concis. J'étais en garde contre l'opinion que M. le duc d'Orléans avait prise, que je haïssais le parlement depuis le bonnet. J'étais piqué de la façon dont il s'était conduit dans cette affaire. Je l'étais de sa mollesse à son propre égard, et de l'autorité du roi dans les diverses échappées du parlement à ces égards, et je lui avais bien déclaré que jamais je ne lui ouvrirais la bouche sur cette matière. Je tins parole avec la plus ferme exactitude, et je ne voulus dire au conseil que ce que je ne pouvais m'empêcher d'opiner, mais dans le plus simple et court laconique, et peu fâché, car il faut l'avouer, de l'embarras du régent avec le parlement. Au sortir de ce conseil, la chambre des comptes, et après elle la cour des aides, vinrent faire leurs remontrances au roi, mais fort mesurées, sur le même édit.

Le samedi 2 juillet, la même députation du parlement vint aux Tuileries recevoir la réponse du roi; le garde des sceaux la fit en sa présence, et de tout ce qui voulut s'y trouver. Le régent et tous les princes du sang y étaient, les bâtards aussi. Argenson, si souvent malmené, et même fortement attaqué par cette compagnie étant lieutenant de police, lui fit bien sentir sa supériorité sur elle, et les bornes de l'autorité que le roi lui donnait de juger les procès des particuliers sans qu'elle pût s'ingérer de se mêler d'affaires d'État. Il finit par leur dire qu'il ne serait rien changé à l'édit des monnaies, et qu'il aurait son effet tout entier sans aucun changement. Ces, messieurs du parlement ne s'attendaient pas à une réponse si ferme, et se retirèrent fort mortifiés.

Pendant cette contestation les états de Bretagne, dès le premier ou le second jour qu'ils furent assemblés, accordèrent le don gratuit par acclamation à l'ordinaire [9] . Cela se fit plus par le clergé et le tiers état, que par la noblesse, laquelle insista fort à demander le rappel de ses commissaires exilés, et qui envoya un courrier pour le demander au régent. Outre le point d'honneur, l'attachement à se servir d'eux pour l'examen des comptes de Montaran, leur receveur général, frère du capitaine aux gardes, était leur principal objet. Les gens du roi vinrent le mardi matin 11 juillet, demander au régent la permission que le parlement fît au roi des remontrances sur sa réponse aux premières. Cette demande forma unie nouvelle agitation. Le régent mené par ses perfides confidents, l'accorda à la fin, mais avec différentes remises. Le premier président, assez peu accompagné de députés du parlement, les fit par un écrit qu'il présenta au roi le mardi matin 26 juillet, en présence du régent, du garde des sceaux et de beaucoup de monde en public, et quelques jours après les sieurs du Guesclair, de Bonamour et de Noyan, demeurés à Paris par ordre du roi, eurent liberté de retourner chez eux en Bretagne, mais avec défense d'aller aux états. Rochefort et Lambilly, l'un président à mortier, l'autre conseiller au parlement de Rennes, eurent aussi permission de retourner chez eux.

Il s'était présenté une question à juger sur les apanages, qui intéressait Madame et M. le duc d'Orléans, et qui fut jugée en leur faveur le samedi 30 juillet, au conseil de régence. Il n'y vint pas, parce qu'il s'agissait de son intérêt, ni M. du Maine non plus, ce qui parut très singulier de celui-ci. M. le Duc y présida; l'affaire fut fort balancée. M. de Troyes et le marquis d'Effiat s'en abstinrent, parce que les conseillers d'État qui avaient examiné l'affaire dans un bureau exprès vinrent à ce conseil pour y opiner, lesquels, suivant leur moderne prétention, et la faiblesse du régent, n'y cédaient qu'aux ducs et aux officiers de la couronne.

Parmi tous ces mouvements du parlement et ceux de Bretagne, M. le duc d'Orléans rétablit au roi devenu plus grand les cinq mille livres par mois, qui lui avaient été retranchées depuis quelque temps, en sorte qu'il eut comme auparavant dix mille livres par mois pour ses menus plaisirs et aumônes, à quoi le bas étage de son service, qui en tirait par-ci par-là, fut fort sensible.

Trudaine, conseiller d'État et prévôt des marchands, alla mandé chez le premier président le jeudi 4 août, pour y rendre compte de l'état de l'hôtel de ville aux commissaires du parlement, qui y étaient assemblés. Échoués sur l'affaire des monnaies, ils cherchèrent à ressasser les rentes pour s'attacher les rentiers et s'en servir s'ils pouvaient, comme ils firent dans la dernière minorité, à commencer des troubles et à usurper l'autorité. La Bretagne de concert marchait du même pied et préparait de nouvelles brouilleries.

Ce fut dans ces circonstances que l'abbé Dubois revint de Londres après y avoir achevé ce qu'on a ci-devant vu sur les affaires étrangères. En même temps, Saint-Nectaire, maréchal de camp, qui avait quitté le service quelques campagnes avant la fin de la dernière guerre, fut fait seul lieutenant général. C'était un très bon officier général et de beaucoup d'esprit et d'intrigue, qui faisait fort sa cour à qui pouvait l'avancer, et qui avec tous les autres avait un air de philosophe et de censeur. Il avait toujours été fort du grand monde et de la meilleure compagnie. Ceux qu'il fréquentait le plus étaient La Feuillade, M. de Liancourt, les ducs de La Rochefoucauld et de Villeroy. Mais à la fin ils l'avaient démêlé et écarté. C'était un homme à qui personne, avec raison, ne voulait se fier. Cette promotion, d'abord secrète, ne réussit pas dans le monde lorsqu'elle y fut sue. Mais Saint-Nectaire n'en était plus à son approbation, et comme que ce pût être voulait cheminer, M. le duc d'Orléans n'alla point à la procession de l'Assomption, comme il l'avait fait l'année précédente. Il consentit enfin à la profession de Mlle sa fille. Le cardinal reçut ses voeux en l'abbaye de Chelles dans la fin d'août. Madame, ni M. [le duc], ni Mme la duchesse d'Orléans n'y furent, ni aucun prince ni princesse du sang. Il n'y eut même que très peu de personnes du Palais-Royal qui s'y trouvèrent et quelques autres dames. Mme la duchesse d'Orléans alla passer quelque temps à Saint-Cloud, où Madame demeurait six mois tous les étés.

Le parlement s'assembla le 11 et le 12 août, et rendit enfin tout son venin par l'arrêt célèbre dont voici le prononcé : « La cour ordonne que les ordonnances et édits, portant création d'offices de finances et lettres patentes concernant la banque registrées en la cour, seront exécutés. Ce faisant, que la Banque demeurera réduite aux termes et aux opérations portées par les lettres patentes des 2 et 20 mai 1716; et en conséquence, fait défenses de garder ni de retenir directement ni indirectement aucuns deniers royaux de la caisse de la Banque, ni d'en faire aucun usage ni emploi pour le compte de la Banque et au profit de ceux qui la tiennent, sous les peines portées par lés ordonnances; ordonne que les deniers royaux seront remis et portés directement à tous les officiers comptables, pour être par eux employés au fait de leurs charges, et que tous les officiers et autres maniant les finances demeureront garants et responsables en leurs propres et privés noms, chacun à leur égard, de tous les deniers qui leur seront remis et portés par la voie de la Banque; fait défenses en outre à tous étrangers, même naturalisés, de s'immiscer directement ni indirectement, et de participer sous des noms interposés au maniement ou dans l'administration des deniers royaux, sous les peines portées par les ordonnances et les déclarations enregistrées en la cour. Enjoint au procureur général du roi, etc. »

On peut juger du bruit que fit cet arrêt; ce n'était rien moins qu'ôter de pleine et seule autorité du parlement toute administration des finances, les mettre sous la coupe de cette compagnie, rendre comptables à son gré tous ceux que le régent y employait et lui-même, interdire personnellement Law, et le mettre à la discrétion du parlement qui aurait été sûrement plus qu'indiscrète. Après ce coup d'essai, il n'y avait plus qu'un pas à faire pour que le parlement devînt en effet, comme de prétention folle, le tuteur du roi et le maître du royaume, et le régent plus en sa tutelle que le roi, et peut-être aussi exposé que le roi Charles Ier d'Angleterre. Messieurs du parlement ne s'y prenaient pas plus faiblement que le parlement d'Angleterre fit au commencement; et quoique simple cour de justice, bornée dans un ressort comme les autres cours du royaume à juger les procès entre particuliers, à force de vent et de jouer sur le mot de parlement, ils ne se croyaient pas moins que le parlement d'Angleterre, qui est l'assemblée législative et représentante de toute la nation [10] .

Le prévôt des marchands fut mandé le 17 au parlement, où il fut traité doucement; la compagnie, contente de sa vigueur, voulait régner, mais capter les corps. Elle s'assembla presque continuellement pour délibérer des moyens de se faire obéir et d'aller toujours en avant; les états de Bretagne marchèrent en cadence et devinrent très audacieux; Coetlogon-Mejusseaume fut exilé par une lettre de cachet: il était syndic des états.

Dans tout ce bruit, Mme la duchesse du Maine eut l'audace de s'aller plaindre fort hautement à M. le duc d'Orléans, de ce qu'elle apprenait qu'il lui imputait beaucoup de choses. Par ce qui éclata incontinent après, on peut juger de sa justification, que son timide et dangereux époux n'osa hasarder lui-même. Le jugement du conseil de régence, qui ôta aux bâtards la succession à la couronne, que M. du Maine avait arrachée au feu roi, que toutes leurs menées n'avaient pu empêcher, avait outré, à n'en jamais revenir, le mari et la femme, qui ne songea plus qu'à exécuter ce qu'on a vu qu'elle avait dit à Sceaux aux ducs de La Force et d'Aumont : Qu'elle mettrait tout le royaume en feu et en combustion pour ne pas perdre cette prérogative. Les adoucissements énormes que M. le duc d'Orléans y mit après l'arrêt, de son autorité absolue et pleine puissance, comme s'il eût été roi, et dans le moment même, ne leur avaient paru qu'une marque de sa faiblesse et une preuve de sa crainte, conséquemment une raison de plus d'en profiter. Ils s'estimaient en trop beau chemin pour ne pas pousser leur pointe. Tout riait à leurs projets cette partie de la noblesse séduite, la Bretagne, le parlement de Paris, au point où ils le voulaient contre le régent; l'Espagne, où ils disposaient d'Albéroni; la révolte de tous les esprits contre la quadruple alliance et contre l'administration des finances; le crédit que donnait au renouvellement des infâmes bruits, l'affectation fastueuse et maligne des plus folles précautions du maréchal de Villeroy sur le manger et le linge du roi. Il ne s'agissait que d'endormir, en attendant les moyens très prochains d'une exécution si flatteuse à la vengeance et à l'ambition. Ce fut aussi à répandre ces mortifères pavots, très nécessaires pour gagner un temps si cher et non encore tout à fait imminent, que le rang, le sexe, l'esprit, l'éloquence, l'adresse, l'audace de la duchesse du Maine lui parurent devoir être employés. Elle sortit du cabinet, du régent, contente de leur effet, et le laissa plus content encore de lui avoir persuadé de l'être.

Le parlement, assemblé le matin du 22 août, ordonna aux gens du roi de savoir « ce que sont devenus les billets d'État qui ont passé à la chambre de justice; ceux qui ont été donnés pour les loteries qui se font tous les mois; ceux qui ont été donnés pour le Mississipi ou la compagnie d'Occident; enfin ceux qui ont été portés à la monnaie depuis le changement des espèces. » Les gens du roi allèrent au sortir du palais dire au régent de quoi ils étaient chargés. Il leur répondit froidement qu'ils n'avaient qu'à exécuter leur commission; ils voulurent lui demander quelque instruction là-dessus. Le régent pour toute réponse leur tourna le dos et s'en alla dans ses cabinets, dont ils demeurèrent assez étourdis. Racontons maintenant comment le régent remit le frein à ces chevaux qui avaient si bien pris le mors aux dents, et qui se préparaient hautement à exciter les plus grands désordres. Le détail en est curieux.

Aussitôt après la commission donnée par le parlement aux gens du roi, dont on vient de parler, le bruit commença à se répandre d'un prochain lit de justice. Ce n'était pas que le régent y eût encore pensé; il n'était fondé que sur les monstrueuses entreprises du parlement dont l'une n'attendait pas l'autre sur l'autorité royale, sur la nécessité que les uns voyaient du seul moyen de les réprimer, sur la crainte qu'en avaient les autres; mais ce qui était le grand ressort de tant d'audace était l'opinion juste et générale qui avait prévalu de la faiblesse du régent fondée sur toute sa conduite, surtout à l'égard de ce qui se passait depuis longtemps à Paris et en Bretagne. Cela donnait aux factieux la confiance de regarder un lit de justice comme une entreprise à laquelle le régent n'oserait jamais se commettre, au point où il avait laissé monter les liaisons et les entreprises. La lecture des Mémoires du cardinal de Retz, de Joly, de Mme de Motteville, avaient tourné toutes les têtes. Ces livres étaient devenus si à la mode, qu'il n'y avait homme ni femme de tous états qui ne les eût continuellement entre les mains. L'ambition, le désir de la nouveauté, l'adresse des entrepreneurs qui leur donnait cette vogue, faisait espérer à la plupart le plaisir et l'honneur de figurer et d'arriver; et persuadait qu'on ne manquait non plus de personnages que dans la dernière minorité. On croyait trouver le cardinal Mazarin dans Law, étranger comme lui, et la Fronde dans le parti du duc et de la duchesse du Maine; la faiblesse de M. le duc d'Orléans était comparée à celle de la reine mère, avec la différence de plus de la qualité de mère d'avec celle de cousin germain du grand-père du roi.

Les intérêts divers et la division des ministres et de leurs conseils paraissaient les mêmes que sous Louis XIV enfant. Le maréchal de Villeroy se donnait pour un duc de Beaufort, avec l'avantage de plus de sa place auprès du roi, et de son crédit dans le parlement, sur qui on ne comptait guère moins que sur celui de la dernière minorité. On imaginait plusieurs Broussel, et on était assuré d'un premier président tout à la dévotion de la Fronde moderne. La paix au dehors, dont l'autre minorité ne jouissait pas, donnait un autre avantage à des gens qui comptaient d'opposer au régent le roi d'Espagne, irrité contre lui en bien des façons, avec les droits de sa naissance. Les manèges de la Ligue contre Henri III n'étaient pas oubliés. M. du Maine, à la valeur près, était un duc de Guise, et Mme sa femme une duchesse de Montpensier. Pour en dire la vérité, tout tendait à l'extrême, et il était plus que temps que le régent se réveillât d'un assoupissement qui le rendait méprisable, et qui enhardissait ses ennemis et ceux de l'État à tout oser et à tout entreprendre. Cette léthargie du régent jetait ses serviteurs dans l'abattement et dans l'impossibilité de tout bien. Elle l'avait conduit enfin sur le bord du précipice, et le royaume qu'il gouvernait, à la veille de la plus grande confusion.

Le régent, sans avoir eu l'horrible vice ni les mignons de Henri III, avait encore plus que lui affiché la débauche journalière, l'indécence et l'impiété, et, comme Henri III, était trahi dans le plus intérieur de son conseil et de son domestique. Comme à Henri III, cette trahison lui plaisait, parce qu'elle allait à le porter à ne rien faire, tantôt par crainte, tantôt par intérêt, tantôt par mépris, tantôt par politique. Cet engourdissement lui était agréable, parce qu'il se trouvait conforme à son humeur et à son goût, et qu'il en regardait les conseillers comme des gens sages, modérés, éclairés, que l'intérêt particulier n'offusquait point, et qui voyaient nettement les choses telles qu'elles étaient, tandis qu'il se trouvait importuné des avis qui allaient à lui découvrir la véritable situation des choses, et qui lui en proposaient les remèdes. Il regardait ceux-ci comme des gens vifs, qui précipitaient tout, qui grossissaient tout, qui voulaient tirer sur le temps pour satisfaire leur ambition, leurs aversions, leurs passions différentes. Il se tenait en garde contre eux, il s'applaudissait de n'être pas leur dupe. Tantôt il se moquait d'eux, souvent il leur laissait croire qu'il goûtait leurs raisons, qu'il allait agir et sortir de sa léthargie. Il les amusait ainsi, tirait de long, et s'en divertissait après avec les autres. Quelquefois il leur répondait sèchement, et quand ils le pressaient trop, il leur laissait voir des soupçons.

Il y avait longtemps que je m'étais aperçu de la façon d'être là-dessus de M. le duc d'Orléans. Je l'avais averti, comme on l'a vu, des premiers mouvements du parlement, des bâtards, et de ce qui avait usurpé le nom de la noblesse. J'avais redoublé, sitôt que j'en avais vu la cadence et l'harmonie. Je lui en avais fait sentir tous les desseins, les suites, combien il était aisé d'y remédier dans ces commencements, et difficile après, surtout pour un homme de son humeur et de son caractère. Mais je n'étais pas l'homme qu'il lui fallait là-dessus. J'étais bien le plus ancien, le plus attaché, le plus libre avec lui de tous ses serviteurs; je lui en avais donné les preuves les plus fortes, dans tous les divers temps les plus critiques de sa vie et de son abandon universel; il s'était toujours bien trouvé des conseils que je lui avais donnés dans ces fâcheux temps; il était accoutumé d'avoir en moi une confiance entière; mais quelque opinion qu'il eût de moi et de ma vérité et probité, dont il a souvent rendu de grands témoignages, il était en garde contre ce qu'il appelait ma vivacité, contre l'amour que j'avais pour ma dignité si attaquée par les usurpations des bâtards, les entreprises du parlement, et les modernes imaginations de cette prétendue noblesse. Dès que je m'aperçus de ses soupçons, je les lui dis, et j'ajoutai que, content d'avoir fait mon devoir comme citoyen et comme son serviteur, je ne lui en parlerais pas davantage. Je lui tins parole; il y avait plus d'un an que je ne lui en avais ouvert la bouche de moi-même. Si quelquefois on lui en parlait devant moi, sans que je pusse garder un total silence, qui eût été pris en pique et en bouderie, je disais nonchalamment et faiblement quelque mot qui signifiait le moins qu'il m'était possible, et qui allait à faire tomber le propos.

Le retour d'Angleterre de l'abbé Dubois, dont la fortune ne s'accommodait pas de la diminution de son maître, la frayeur que Law eut raison de prendre que le parlement ne lui mît la main sur le collet, et de se voir abandonné, la crainte pour sa place que conçut le garde des sceaux, si haï du parlement pendant qu'il eut la police, firent une réunion, à laquelle Law attira M. le Duc, si grandement intéressé dans le système, lequel se proposa de saisir la conjoncture de culbuter le duc du Maine, satisfaire sa haine et occuper sa place auprès du roi. Ce concert de différents intérêts, qui aboutissaient au même point, forma un effort qui entraîna le régent, et qui lui fit voir tout d'un coup son danger et son unique remède, et le persuada qu'il n'y avait plus un moment à perdre. Dubois et Law l'investirent contre ceux dont il n avait que trop goûté et suivi les dangereux avis, et tout fut si promptement résolu, que personne n'en eut aucun soupçon. C'est ce qu'il s'agit maintenant d'exposer.

Dans ces circonstances que j'ignorais, travaillant à mon ordinaire une après-dînée avec M. le duc d'Orléans, je fus surpris qu'interrompant ce sur quoi nous en étions, il me parla avec amertume des entreprises du parlement. J'en usai dans ma réponse avec ma froideur et mon air de négligence accoutumé sur cette matière, et continuai tout de suite où j'en étais. Il m'arrêta; me dit qu'il voyait bien que je ne voulais pas lui répondre sur le parlement. Je lui avouai, qu'il était vrai, et qu'il y avait longtemps qu'il pouvait s'en être aperçu. Pressé enfin, et pressé outre mesure, je lui dis froidement qu'il pouvait se souvenir de ce que je lui avais dit et conseillé avant et depuis sa régence sur le parlement; que d'autres conseils, ou traîtres, ou pour le moins intéressés à se faire valoir et à s'agrandir, en balançant le parlement et lui, l'un par l'autre, avaient prévalu sur les miens; que, de plus, il s'était laissé persuader que l'affaire du bonnet et ses suites ne me laissaient pas la liberté de penser de sang-froid sur le parlement ni sur les bâtards, tellement que cela m'avait fermé la bouche comme je l'en avais averti, et au point que j'aurais beaucoup de peine à la rouvrir sur cette matière; que néanmoins je voyais s'avancer à grands pas l'accomplissement de la prophétie que je lui avais faite; que de maître qu'il avait été longtemps de réprimer et de contenir le parlement d'un seul froncement de sourcil, sa molle débonnaireté lui en avait tant laissé faire, et de plus en plus entreprendre, qu'elle l'avait conduit par degrés à ce détroit auquel il se trouvait maintenant, de se laisser ôter toute l'autorité de sa régence, et peut-être encore de courir le risque d'être obligé de rendre compte de l'usage qu'il en avait fait, ou, de la revendiquer par des coups forcés, mais si violents qu'ils ne seraient pas trop sûrs, et en même temps fort difficiles; que plus il tarderait et pis ce serait; que, c'était donc à lui premièrement à se bien sonder lui-même, y bien penser, ne se point flatter ni sur la chose ni sur ce que lui-même se pouvait promettre de lui-même, et se déterminer d'un côté ou d'un autre, et si tant était qu'il prît le parti de vouloir ravoir son autorité, ne se pas livrer légèrement à le prendre pour, une fois pris, ne pas tomber dans la faiblesse infiniment plus grande et plus dangereuse, qui serait de commencer et ne pas achever, et se livrer par là au dernier mépris, et conséquemment dans l'abîme. Un discours si fort et si rare depuis longtemps dans ma bouche, arraché par lui malgré moi, et prononcé avec une ferme et lente froideur, et comme indifférente au parti qu'il voudrait prendre, lui fit sentir combien peu je le croyais capable du bon, et de le soutenir jusqu'au bout, et combien aussi je me mettais peu en peine de l'y induire. Il en fut intérieurement piqué, et comme il était tenu à la suite de l'impression que Dubois, Law et Argenson lui avaient faite et que j'ignorais parfaitement, il opéra un effet merveilleux.

Le duc de La Force, lié à Law, poussait contre le parlement. Outre les raisons générales, il espérait entrer par cette porte dans le conseil de régence. Il me vint trouver pour l'y aider, et me dit que le régent lui avait promis de l'y faire entrer tout à fait. On a vu d'ailleurs que je n'avais pas approuvé qu'il fût entré dans le conseil des finances, encore moins le personnage qu'il y avait fait, de sorte que je m'étais fort refroidi avec lui. Il avait excité Law et d'Argenson, à qui il avait fait peur, que son peu d'union avec Law, si vivement attaqué par le parlement, ne donnât des soupçons au régent contre lui, s'il le trouvait mou là-dessus. Il parlait à des gens qui avaient pour le moins autant d'envie que lui pour leurs intérêts personnels de pousser le régent, mais qui ne le lui disaient pas, et encore moins leurs démarches là-dessus, que je sus par Law, presque aussitôt que le régent m'eût parlé, comme je viens de le raconter. L'arrêt du parlement que j'ai transcrit n'avait point été publié. Il transpira, il fut suivi de cette commission de recherche par les gens du roi, et ce fut le coup qui précipita les choses, et qui acheva de déterminer le régent. On sut que le parlement, en défiance du procureur général, avait nommé d'autres commissaires en son lieu, pour informer d'office; qu'on y instrumentait très secrètement; qu'il y avait déjà beaucoup de témoins ouïs de la sorte: que tout s'y mettait très sourdement en état d'envoyer un matin quérir Law par des huissiers, ayant en main décret de prise de corps, après ajournement personnel soufflé, et le faire pendre en trois heures de temps, dans l'enclos du palais.

Sur ces avis, qui suivirent de près la publication de l'arrêt susdit, le duc de La Force, et Fagon, conseiller d'État, dont j'ai parlé plus d'une fois, allèrent le vendredi mâtin 19 août trouver le régent, et le pressèrent tant qu'il leur ordonna de se trouver tous deux, dans la journée, chez moi avec Law, pour aviser ensemble à ce qu'il fallait faire. Ils y vinrent en effet, et ce fut le premier avertissement, que j'eus que M. le duc d'Orléans commençait à sentir son mal et à consentir à faire quelque chose. En cette conférence chez moi, je vis la fermeté jusqu'alors grande de Law ébranlée jusqu'aux larmes, qui lui échappèrent. Nos raisonnements ne nous satisfirent point d'abord, parce qu'il était question de force, et que nous ne comptions pas sur celle du régent. Le sauf-conduit dont Law s'était muni n'eût pas arrêté le parlement un moment. De casser ses arrêts, point d'enregistrement à en espérer; de lui signifier ces cassations, faiblesse que le parlement mépriserait et qui l'encouragerait à aller plus avant. Embarras donc de tous côtés. Law, plus mort que vif, ne savait que dire, beaucoup moins que devenir. Son état pressant nous parut le plus pressé à assurer. S'il eût été pris, son affaire aurait été faite avant que les voies de négociation qui auraient été les premières suggérées et suivies par le goût et la faiblesse du régent eussent fait place aux autres, sûrement, avant qu'on eût eu loisir de se résoudre à mieux et d'enfoncer le palais avec le régiment des gardes, moyen critique en telle cause, et toujours fâcheux au dernier point, même en réussissant; épouvantable si, au lieu de Law, on n'eût trouvé que le cadavre avec sa corde. Je conseillai donc à Law de se retirer dès lors même dans la chambre de Nancré au Palais-Royal, qui était fort son ami et actuellement en Espagne, et je lui rendis la vie par ce conseil que le duc de La Force et Fagon approuvèrent et que Law exécuta au sortir de chez moi. Il y avait bien moyen de le mettre en sûreté en le faisant loger à la Banque; mais je crus que la retraite au Palais-Royal ayant plus d'éclat frapperait et engagerait le régent davantage et nous fournirait un véhicule assuré et nécessaire par la facilité que Law aurait de lui parler à toute heure et de le presser.

Cela conclu, le lit de justice fut par moi proposé et embrassé par les trois autres comme le seul moyen qui restait de faire enregistrer la cassation des arrêts du parlement. Mais, tandis que les raisonnements se poussaient, je les arrêtai tout court par une réflexion qui me vint dans l'esprit; je leur représentai que le duc du Maine, moteur si principal des entreprises du parlement, et le maréchal de Villeroy d'autant plus lié avec lui là-dessus qu'il s'en cachait plus soigneusement, ne voudraient jamais d'un lit de justice si contraire à leurs vues, à leurs menées, à leurs projets; que pour le rompre ils allégueraient la chaleur qui en effet était extrême, la crainte de la foule, de la fatigue, du mauvais air; qu'ils prendraient le ton, pathétique sur la santé du roi très propre à embarrasser le régent; que, s'il persistait à le vouloir, ils protesteraient contre ce qui en pouvait arriver au roi, déclareraient peut-être que, pour n'y point participer, ils ne l'y accompagneraient pas; que le roi, préparé par eux, s'effaroucherait peut-être et ne voudrait pas aller au parlement sans eux; alors tout tomberait, et l'impuissance du régent si nettement manifestée pouvait conduire bien loin et bien rapidement; que, si le lit de justice n'était que disputé, ces deux hommes auraient encore à faire débiter et répandre à la suite de toutes lés artificieuses précautions nouvellement prises pour la conservation du roi avec une affection si marquée, qu'entre le roi et Law le régent balançait d'autant moins qu'un lit de justice dans une saison si dangereuse était un moyen simple et doux à tenter, qui avait flatté le régent et qui lui en pouvait épargner de plus difficiles. Ces réflexions arrêtèrent tout court, mais j'en montrai aussitôt après le remède, par la proposition que je fis de tenir le lit de justice aux Tuileries. Par cet expédient, nulle nécessité d'avertir personne que le matin même qu'il se tiendrait, et par ce secret chacun hors de mesure et de garde nul prétexte par rapport au roi, et toute liberté, soit par rapport au peuple, soit par rapport à la force dont on pourrait avoir besoin, laquelle serait plus crainte et plus sûre, sans sortir de chez le roi qu'au palais. Ce fut à quoi nous nous arrêtâmes, et Law parti, je dictai un mémoire à Fagon de tout ce que j'estimais nécessaire tant pour conduire ce dessein avec secret, que pour en assurer l'exécution, et en prévenir tous les obstacles. Sur les neuf heures du soir nous eûmes fait; je lui conseillai de le porter à l'abbé Dubois, revenu d'Angleterre avec un crédit nouveau sur l'esprit de son maître. J'avais su par Law, avant cette conférence, ce que j'ai expliqué ci-dessus des sentiments de cet abbé et du garde des sceaux, et de leur résolution de presser le récent de se tirer de page. Dans la visite que Dubois me rendit le surlendemain de son arrivée, où il me rendit poliment compte de sa négociation en homme qui ne demande pas mieux pour s'attirer des applaudissements, nous traitâmes après la matière du parlement. Il m'y avait paru dans de bons sentiments. C'était un personnage duquel on ne pouvait espérer de se passer dans sa situation présente auprès du régent, et nous comptions de nous en servir pour achever de déterminer son maître. Tel fut le plan du vendredi 19 août, qui fut le premier jour que j'entendis pour la première fois parler sérieusement que le régent, enfin alarmé, voulait faire quelque chose pour se tirer des pattes de la cabale et de celles du parlement. Il faut remarquer que depuis le 12 août, jour de son arrêt célèbre, nous étions bien avertis de ce qui se brassait pour aller vigoureusement en avant, et de sa résolution de commettre pour l'information susdite de ce qu'étaient devenus les différents billets d'État, quoiqu'elle né fût consommée et annoncée au régent par les gens du roi que le 22 août, trois jours après la conférence dont je viens de parler, tenue chez moi le vendredi 19 août, qui dura toute l'après-dînée jusqu'à neuf heures du soir.

Le lendemain samedi 20 août, sur la fin de la matinée, M. le duc d'Orléans me manda de me trouver chez lui sur les quatre heures de l'après-dînée du même jour. Un peu après, Fagon me vint dire qu'il avait trouvé l'abbé Dubois tout vacillant, et à propos de rien tout d'Aguesseau, dont il était auparavant ennemi; qu'il lui avait parlé du parlement en modérateur, et tenu de mauvais propos d'Argenson, qui était pourtant son ami particulier. Cela me donna fort à penser d'un cerveau étroit, qui tremble sur le point d'une exécution nécessaire, d'un homme jaloux de ce que son maître avait, sans lui en parler, envoyé le duc de La Force, Fagon et Law conférer chez moi; enfin qu'ambitieux sans mesure, fier de la conclusion de son traité de Londres, il voulût en tirer le fruit, imaginait peut-être de faire tomber les cris universellement émus contre ce traité et contre lui, en se mettant entre le régent et le parlement, comme un homme tout neuf; se faire honneur d'une sorte de misérable conciliation, dont le régent serait la dupe, flatter le parlement et le parti janséniste (car pour se faire entendre il faut adopter les termes), en ramenant de Fresnes le chancelier. Ce n'était pas pour avancer notre dessein, ni pour tirer le régent de page. Fagon et le duc de La Force qui survint en parurent inquiets, quoique contents de la situation d'esprit en laquelle ils venaient de laisser le régent, à qui ils avaient rendu compte de ce qui s'était passé chez moi la veille. Ils le furent beaucoup davantage de ce que je leur appris que j'étais mandé au Palais-Royal pour l'après-dînée, dont le régent avec ses demi-confidences accoutumées leur avait fait le secret. Fagon, en habile homme, s'était bien gardé de confier notre mémoire à l'abbé Dubois; sur la lecture qu'il lui en fit, il le laissa dans le goût d'en faire un autre. L'abbé le lui avait apporté le matin. Il était plus détaillé, mais il contenait des parties beaucoup moins fermes. Je ne m'arrête point à ces mémoires; le récit de l'événement fera voir à quoi ils aboutirent.

Suite
[9]
On a mis sur la marge du manuscrit la note suivante : « Il n'y eut point d'acclamation ; on prit un mezzo-termine, qui subsiste encore aujourd'hui. » Cette note est de la même main, qui avait ajouté les deux notes que nous avons reproduites précédemment.
[10]
Voyez la note I à la fin du volume.