CHAPITRE PREMIER.

1718

Message étrange que M. le duc d'Orléans m'envoie par le marquis de Biron, au sortir du lit de justice. — Dispute entre M. le duc d'Orléans et moi, qui me force d'aller à Saint-Cloud annoncer à Mme la duchesse d'Orléans la chute de son frère, interrompue par les conjouissances de l'abbé Dubois et les nouvelles de l'abattement du parlement. — La dispute fortement reprise après; puis raisonnements et ordres sur ce voyage. — Ma prudence confondue par celle d'un page. — Folie de Mme la duchesse d'Orléans sur sa bâtardise. — On ignore à Saint-Cloud tout ce qui s'est passé au lit de justice. — J'entre chez Mme la duchesse d'Orléans. — Je quitte Mme la duchesse d'Orléans et vais chez Madame. — Menace folle et impudente de la duchesse du Maine au régent, que j'apprends par Madame. — Mme la duchesse d'Orléans m'envoie chercher chez Madame, qui me prie de revenir après chez elle. — Lettre de Mme la duchesse d'Orléans, écrite en partie de sa main, en partie de la mienne (dictée par elle), singulièrement belle. — J'achève avec Madame, que Mme la duchesse d'Orléans envoie prier de descendre chez elle. — J'entretiens la duchesse Sforze. — Je rends compte de mon voyage à M. le duc d'Orléans. — Conversation sur l'imminente arrivée de Mme la duchesse d'Orléans de Saint-Cloud. — Entrevue de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans, arrivant de Saint-Cloud, et de Mme la duchesse de Berry, après avoir vu ses frères qui l'attendaient chez elle. — Force et but de Mme la duchesse d'Orléans, qui sort après de toute mesure. — Misère de M. le duc d'Orléans. — Je demeure brouillé de ce moment avec Mme la duchesse d'Orléans, sans la revoir, depuis Saint-Cloud. — Je vais à l'hôtel de Condé; tout m'y rit. — Mme de L'Aigle me presse inutilement de lier avec Mme la Duchesse.

J'oublie qu'un peu devant que nous sortissions du cabinet du conseil pour le lit de justice, raisonnant à part, M. le duc d'Orléans, M. le Duc et moi, ils convinrent de se trouver ensemble avec le garde des sceaux au Palais-Royal au sortir du lit de justice, et me proposèrent d'y aller. J'y résistai un peu; mais ils le voulurent pour raisonner sur ce qui se serait passé. Comme je vis qu'il ne s'était rien ému ni entrepris, je me crus libre de cette conférence, bien aise aussi de n'ajouter pas cette preuve de plus que j'avais été d'un secret qui n'était pas sans envieux. Entrant chez moi sur les deux heures et demie, je trouvai au bas du degré le duc d'Humières, Louville et toute ma famille jusqu'à ma mère, que la curiosité arrachait de sa chambre, d'où elle n'était pas sortie depuis l'entrée de l'hiver. Nous demeurâmes en bas dans mon appartement, où, en changeant d'habit et de chemise, je répondais à leurs questions empressées, lorsqu'on vint m'annoncer M. de Biron, qui força ma porte, que j'avais défendue pour me reposer un peu en liberté. Biron mit la tête dans mon cabinet, et me pria qu'il me pût dire un mot. Je passai demi rhabillé dans ma chambre avec lui. Il me dit que M. le duc d'Orléans s'attendait que j'irais au Palais-Royal tout droit des Tuileries, que je le lui avais promis, et qu'il avait été surpris de ne m'y point voir; que néanmoins il n'y avait pas grand mal, et qu'il n'avait été qu'un moment avec M. le Duc et le garde des sceaux; que Son Altesse Royale lui avait ordonné de me venir dire d'aller tout présentement au Palais-Royal pour quelque chose qu'elle désirait que je fisse. Je demandai à Biron s'il savait de quoi il s'agissait. Il me répondit que c'était pour aller à Saint-Cloud annoncer de sa part la nouvelle à Mme la duchesse d'Orléans. Ce fut pour moi un coup de foudre. Je disputai avec Biron, qui convint avec moi de la douleur de cette commission, mais qui m'exhorta à ne pas perdre de temps à aller au Palais-Royal où j'étais attendu avec impatience. Il ajouta que c'était une confiance pénible, mais que M. le duc d'Orléans lui avait dit ne pouvoir prendre qu'en moi, et le lui avait dit de manière à ne lui pas laisser d'espérance de m'en excuser ni de grâce à le faire avec trop d'obstination. Je rentrai avec lui dans mon cabinet si changé, que Mme de Saint-Simon s'écria, et crut qu'il était arrivé quelque chose de sinistre. Je leur dis ce que je venais d'apprendre, et, après que Biron eut causé un moment et m'eut encore pressé d'aller promptement et exhorté à l'obéissance, il s'en alla dîner. Le nôtre était servi. Je demeurai un peu à me remettre du premier étourdissement, et je conclus à ne pas opiniâtrer M. le duc d'Orléans par ma lenteur à faire ce qu'il voudrait absolument, en même temps à n'oublier rien pour détourner de moi un message si dur et si pénible. J'avalai du potage et un oeuf, et m'en allai au Palais-Royal.

Je trouvai M. le duc d'Orléans seul dans son grand cabinet, qui m'attendait avec impatience, et qui se promenait à grands pas. Dès que je parus, il vint à moi et me demanda si je n'avais pas vu Biron. Je lui dis que oui, et qu'aussitôt je venais recevoir ses ordres: il me demanda si Biron ne m'avait pas dit ce qu'il me voulait; je lui dis que oui; que, pour lui marquer mon obéissance, j'étais venu dans le moment à six chevaux, pour être prêt à tout ce qu'il voudrait, mais que je croyais qu'il n'y avait pas bien fait réflexion. Sur cela, l'abbé Dubois entra, qui le félicita du succès de cette grande matinée, qui en prit occasion de l'exhorter à fermeté et à se montrer maître; je me joignis à ces deux parties de son discours; je louai Son Altesse Royale de l'air dégagé et néanmoins appliqué et majestueux qu'il avait fait paraître, de la netteté, de la justesse, de la précision de ses discours au conseil, et de tout ce que je crus susceptible de louanges véritables. Je voulais l'encourager pour les suites et le capter pour le mettre bien à son aise avec moi, et m'en avantager pour rompre mon détestable message. L'abbé Dubois s'étendit sur la frayeur du parlement, sur le peu de satisfaction qu'il avait eu du peuple par les rues, où qui que ce soit ne l'avait suivi, et où des boutiques il avait pu entendre des propos très différents de ceux dont il s'était flatté; en effet, cela était vrai, et la peur saisit tellement quelques membres de la compagnie, que plusieurs n'osèrent aller jusqu'aux Tuileries, et que, ce signalé séditieux de Blamont, président aux enquêtes, déserta sur le degré des Tuileries, se jeta dans la chapelle, s'y trouva si faible et si mal, qu'il fallut avoir recours au vin des messes à la sacristie, et aux liqueurs spiritueuses.

Ces propos de conjouissance finis, l'abbé Dubois se retira et nous reprîmes ceux qu'il avait interrompus. M. le duc d'Orléans me dit qu'il comprenait bien que j'avais beaucoup de peine d'apprendre à me résoudre à Mme la duchesse d'Orléans une nouvelle aussi affligeante pour elle dans sa manière de penser, mais qu'il m'avouait qu'il ne pouvait lui écrire; qu'ils n'étaient point ensemble sur le tour de tendresse; que cette lettre serait gardée et montrée; qu'il valait mieux ne s'y pas exposer; que j'avais toujours été le conciliateur entre eux deux, avec une confiance égale là-dessus de part et d'autre, et toujours avec succès; que cela, joint à l'amitié que j'avais pour l'un et pour l'autre, le déterminait à me prier, pour l'amour de tous les deux, à me charger de la commission.

Je lui répondis, après les compliments et les respects requis, que, de tous les hommes du monde, aucun n'était moins propre que moi à cette commission, même à titre singulier; que j'étais extrêmement sensible et attaché aux droits de ma dignité; que le rang des bâtards m'avait toujours été insupportable; que j'avais sans cesse et ardemment soupiré après ce qu'il venait d'arriver; que je l'avais dit cent fois à Mme la duchesse d'Orléans, et plusieurs fois à M. du Maine, du vivant du feu roi et depuis sa mort, et une à Mme la duchesse du Maine, à Paris, la seule fois que je lui eusse parlé; diverses fois encore à M. le comte de Toulouse; que Mme la duchesse d'Orléans ne pouvait donc ignorer que je ne fusse aujourd'hui au comble de ma joie; que, dans cette situation, c'était non pas seulement un grand manquement de respect, mais encore une insulte à moi d'aller lui annoncer une nouvelle qui faisait tout à la fois sa plus vive douleur, et ma joie connue d'elle pour la plus sensible. « Vous avez tort, me répondit M. le duc d'Orléans, et ce n'est pas là raisonner; c'est justement parce que vous avez toujours parlé franchement là-dessus aux bâtards et à Mme d'Orléans elle-même, et que vous vous êtes conduit tête levée à cet égard, que vous êtes plus propre qu'un autre à ce que je vous demande. Vous avez dit là-dessus votre sentiment et votre goût à Mme d'Orléans; elle ne vous en a pas su mauvais gré; au contraire, elle vous l'a su bon de votre franchise et de la netteté de votre procédé, fâchée et très fâchée de la chose en soi, mais non point contre vous. Elle a beaucoup d'amitié pour vous. Elle sait que vous voulez la paix et l'union du ménage; il n'y a personne dont elle le reçoive mieux que de vous, et il n'y a personne de plus propre que vous à le bien faire, vous qui êtes dans tout l'intérieur de la famille, et à qui elle et moi, chacun de notre côté, parlons à coeur ouvert les uns sur les autres. Ne me refusez point cette marque-là d'amitié; je sens parfaitement combien le message est désagréable; mais dans les choses importantes, il ne faut pas refuser ses amis. »

Je contestai, je protestai; grands verbiages de part et d'autre; bref, nul moyen de m'en défendre. J'eus beau lui dire que cela me brouillerait avec elle; que le monde trouverait très étrange que je me chargeasse de cette ambassade, point d'oreilles à tout cela, et empressements si redoublés qu'il fallut céder.

Le voyage conclu, je lui demandai ses ordres. Il me dit que le tout ne consistait qu'à lui dire le fait de sa part, et d'y ajouter précisément que, sans des preuves bien fortes contre son frère, il ne se serait pas porté à cette extrémité. Je lui dis qu'il devait s'attendre à tout de la douleur de sa femme, et en trouver tout bon dans ces premiers jours; lui laisser la liberté de Saint-Cloud, de Bagnolet, de Paris, de Montmartre, de le voir ou de ne le point voir; se mettre en sa place et adoucir un si grand coup par toutes les complaisances et les attentions imaginables; donner lieu et plein champ aux caprices et aux fantaisies, et ne craindre point d'aller trop loin là-dessus. Il y entra avec amitié et compassion pour Mme la duchesse d'Orléans, sentant, et revenant souvent au travers qu'elle avait si avant sur sa bâtardise, moi rompant la mesure, et disant qu'il n'était pas maintenant saison de le trouver mauvais. Je lui demandai aussi de ne point trouver mauvais ni étrange si Mme la duchesse d'Orléans, sachant ce que je lui portais, refusait de me voir. Il me permit, en ce cas, de n'insister point, et me promit de ne s'en fâcher pas contre elle. Après ces précautions, de la dernière desquelles je méditais de faire usage, je le priai de me dire si, Madame étant à Saint-Cloud, il me chargeait de la voir ou non. Il me remercia d'y avoir pensé, et me pria de lui rendre compte de sa part de toute sa matinée, et surtout me recommanda de revenir tout droit lui dire comment le tout se serait passé. Je protestai encore de l'abus qu'il faisait de mon obéissance, de ma juste répugnance, de mes raisons personnelles et particulières de résistance, des propos du monde auxquels il m'exposait; et finalement je le quittai comblé de ses amitiés et de douleur de ce qu'il exigeait de la mienne.

Sortant d'avec lui, je trouvai un page de Mme la duchesse d'Orléans, tout botté, qui arrivait de Saint-Cloud. Je le priai d'y retourner sur-le-champ au galop, de dire en arrivant à la duchesse Sforze que j'y arrivais de la part de M. le duc d'Orléans; que je la suppliais que je la trouvasse en descendant de carrosse, et que je la pusse entretenir en particulier avant que je visse Mme la duchesse d'Orléans ni personne. Mon projet était de ne voir qu'elle, de la charger du paquet, sous couleur de plus de respect pour Mme la duchesse d'Orléans, de ne la point voir, puisque je m'étais assuré que M. le duc d'Orléans ne trouverait pas mauvais qu'elle refusât de me voir, et de lui faire trouver bon à mon retour que j'en eusse usé de la sorte. Mais toute ma pauvre prudence fut confondue par celle du page, qui n'en eut pas moins que moi. Il se garda bien d'être porteur de telles nouvelles qu'il venait d'apprendre au Palais-Royal, et qui étaient publiques partout. Il se contenta de dire que j'arrivais, envoyé par M. le duc d'Orléans, ne sonna mot à Mme Sforze, et disparut tout aussitôt. C'est ce que j'appris par la suite, et ce que je vis presque aussi clairement en arrivant à Saint-Cloud.

J'y étais allé au petit trot pour donner loisir au page d'arriver devant moi, et à la duchesse Sforze de me recevoir. Pendant le chemin, je m'applaudissais de mon adresse; mais je ne laissais pas d'appréhender qu'il faudrait voir Mme la duchesse d'Orléans après Mme Sforze. Je ne pouvais pas m'imaginer que Saint-Cloud fût encore en ignorance des faits principaux de la matinée, et néanmoins j'étais dans une angoisse qui ne se peut exprimer, et qui redoublait à mesure que j'approchais du terme de ce triste voyage. Je me représentais le désespoir d'une princesse folle de ses frères, au point que, sans les aimer, surtout le duc du Maine, elle n'estimait sa propre grandeur qu'en tant qu'elle relevait et protégeait la leur, avec laquelle rien n'avait de proportion dans son esprit, et pour laquelle rien n'était injuste; qui, accoutumée à une égalité de famille par les intolérables préférences du feu roi pour ses bâtards sur ses enfants légitimes, considérait son mariage comme pour le moins égal, et l'état royal de ses frères comme un état naturel, simple, ordinaire, de droit, sans la plus légère idée que cela pût être autrement, et qui regardait avec compassion dans moi, et avec un mépris amer dans les autres, quiconque imaginait quelque chose de différent à ce qu'elle pensait à cet égard; qui verrait ce colosse monstrueux de grandeur présente et future, solennellement abattu par son mari, et qui me verrait venir de sa part sur cette nouvelle, moi qui étais dans sa confidence la plus intime et la plus étroite sur toutes choses, moi dont elle ne pouvait ignorer l'excès de ma joie de cela même qui ferait sa plus mortelle douleur. S'il est rude d'annoncer de fâcheuses nouvelles aux plus indifférents, combien plus à des personnes en qui l'estime et l'amitié véritable et le respect du rang se trouvent réunis, et quel embarras de plus dans une espèce si singulière !

Pénétré de ces sentiments douloureux, mon carrosse arrive au fond de la grande cour de Saint-Cloud, et je vois tout le monde aux fenêtres et accourir de toutes parts. Je mets pied à terre, et je demande au premier que je trouve de me mener chez Mme Sforze, dont j'ignorais le logement. On y court: on me dit qu'elle est au salut avec Mme la duchesse d'Orléans, dont l'appartement n'était séparé de la chapelle que par un vestibule, à l'entrée duquel j'étais. Je me jette chez la maréchale de Rochefort, dont le logement donnait aussi sur ce vestibule, et je prie qu'on m'y fasse venir Mme Sforze. Un moment après, on me vint dire qu'on ne savait ce qu'elle était devenue, et que Mme la duchesse d'Orléans, sur mon arrivée, retournait m'attendre dans son appartement. Un autre tout aussitôt me vint chercher de sa part; puis un second coup sur coup. Je n'avais qu'un cri après la duchesse Sforze, résolu de l'attendre, lorsque incontinent la maréchale de Rochefort arriva, clopinant sur son bâton, que Mme la duchesse d'Orléans envoyait elle-même pour m'amener chez elle. Grande dispute avec elle, voulant toujours voir Mme Sforze, qui ne se trouvait point. Je voulus aller chez elle pour m'éloigner et me donner du temps; mais la maréchale inexorable me tirait par les bras, me demandant toujours les nouvelles que j'apportais. À bout enfin, je lui dis: « Celles que vous savez. — Comment! reprit-elle, c'est que nous ne savons chose au monde, si ce n'est qu'il y a eu un lit de justice, et nous sommes sur les charbons de savoir pourquoi, et ce qui s'y est passé. » Moi, dans un étonnement extrême, je me fis répéter à quatre fois et jurer par elle qu'il était vrai qu'on ne savait rien dans Saint-Cloud. Je lui dis de quoi il s'agissait, et à son tour elle pensa tomber à la renverse. J'en fis effort pour n'aller point chez Mme la duchesse d'Orléans; mais jusqu'à six ou sept messages redoublés pendant cette dispute me forcèrent d'aller avec la maréchale, qui me tenait par le poing, s'épouvantait du cas, et me plaignait bien de la scène que j'allais voir ou plutôt faire.

J'entrai donc à la fin, mais glacé, dans cet appartement des goulottes de Mme la duchesse d'Orléans, où ses gens assemblés me regardèrent avec frayeur par celle qui était peinte sur mon visage. En entrant dans la chambre à coucher la maréchale me laissa. On me dit que Son Altesse Royale était dans un salon de marbre qui y tient et est plus bas de trois marches. J'y tournai, et du plus loin que je la vis, je la saluai d'un air tout différent de mon ordinaire. Elle ne s'en aperçut pas d'abord, et me pria de m'approcher, d'un air gai et naturel. Me voyant après arrêté au bas de ces marches: « Mon Dieu, monsieur, s'écria-t-elle, quel visage vous avez! Que m'apportez-vous ? » Voyant que je demeurais sans bouger et sans répondre, elle s'émut davantage en redoublant sa question. Je fis lentement quelques pas vers elle, et à sa troisième question: « Madame, lui dis-je, est-ce que vous ne savez rien? — Non, monsieur, je ne sais quoi que ce soit au monde qu'un lit de justice, et rien de ce qui s'est passé. — Ah! madame, interrompis-je en me détournant à demi, je suis donc encore bien plus malheureux que je ne pensais l'être! — Quoi donc, monsieur? reprit-elle, dites vivement: qu'y a-t-il donc? » En se levant à son séant d'un canapé sur lequel elle était couchée: « Approchez-vous donc, asseyez-vous. » Je m'approchai, et lui dis que j'étais au désespoir. Elle, de plus en plus émue, me dit: « Mais parlez donc; il vaut mieux apprendre les mauvaises nouvelles par ses amis que par d'autres. » Ce mot me perça le coeur et ne me rendit sensible qu'à la douleur que je lui allais donner. Je m'avançai encore vers elle, et lui dis enfin que M. le duc d'Orléans avait réduit M. le duc du Mairie au rang unique d'ancienneté de sa pairie, et en même temps rétabli M. le comte de Toulouse dans tous les honneurs dont il jouissait. Je fis en cet endroit une pause d'un moment, puis j'ajoutai qu'il avait donné à M. le Duc la surintendance de l'éducation du roi.

Les larmes commencèrent à couler avec abondance. Elle ne me répondit point, ne s'écria point, mais pleura amèrement. Elle me montra un siège et je m'assis, les yeux fichés à terre pendant quelques instants. Ensuite je lui dis que M. le duc d'Orléans, qui m'avait plutôt forcé que chargé d'une commission si triste, m'avait expressément ordonné de lui dire qu'il avait des preuves en main très fortes contre M. du Maine; que sa considération à elle l'avait retenu longtemps, mais qu'il n'avait pu différer davantage. Elle me répondit avec douceur que son frère était un malheureux, et peu après me demanda si je savais son crime et de quelle espèce. Je lui dis que M. le duc d'Orléans ne m'en avait du tout appris que ce que je venais de lui rendre; que je n'avais osé le questionner sur une matière de cette nature, voyant qu'il ne m'en disait pas plus.

Un moment après je lui dis que M. le duc d'Orléans m'avait expressément chargé de lui témoigner la douleur très vive qu'il ressentait de la sienne; à quoi j'ajoutai tout ce que le trouble où j'étais me put permettre de m'aviser pour adoucir un compliment si terrible, et après quelques interstices, je lui témoignai ma douleur particulière de la sienne, toute la répugnance que j'avais eue à ce triste message, toute la résistance que j'y avais apportée, à quoi elle ne me répondit [que] par des signes et quelques mots obligeants entrecoupés de sanglots. Je finis, suivant l'expresse permission que j'en avais de M. le duc d'Orléans, par lui glisser que j'avais essayé de parer ce coup. Sur quoi elle me dit que pour le présent je la voudrais bien dispenser de la reconnaissance. Je repris qu'il était trop juste qu'elle ne pensât qu'à sa douleur, et à chercher tout ce qui la pourrait soulager; que tout ce qui y contribuerait serait bon à M. le duc d'Orléans: le voir, ne le point voir que lorsqu'elle le désirerait; demeurer à Saint-Cloud, aller à Bagnolet ou à Montmartre, d'y demeurer tant qu'il plairait, en un mot tout ce qu'elle désirerait faire; que j'avais charge expresse de la prier de ne se contraindre sur rien et de faire tout ce qu'il lui conviendrait davantage. Là-dessus elle me demanda si je ne savais point ce que M. le duc d'Orléans voudrait sur ses frères, et qu'elle ne les verrait point si cela ne lui convenait pas. Je répondis que, n'ayant nul ordre à cet égard, c'était une marque qu'il trouverait fort bon qu'elle les vît; qu'à l'égard de M. le comte de Toulouse, conservé en entier, il n'y pouvait avoir aucune matière à difficulté, et que pour M. le duc du Maine, je n'y en croyais pas davantage, que je hasarderais même de lui en répondre s'il en était besoin. Elle me parla encore de celui-ci; qu'il fallait qu'il fût bien criminel; qu'elle était réduite à le souhaiter. Un redoublement de larmes suivit ces dernières paroles.

Je restai quelque temps sur mon siège, n'osant lever les yeux dans l'état du monde le plus pénible, incertain de demeurer ou de m'en aller. Enfin je lui dis mon embarras; que je croyais néanmoins qu'elle serait bien aise d'être seule quelque temps avant de me donner ses ordres, mais que le respect me tenait dans un égal suspens de rester ou de la laisser. Après un peu de silence, elle témoigna qu'elle désirait ses femmes. Je me levai, les lui envoyai et leur dis que, si Son Altesse Royale me demandait, on me trouverait chez Madame, chez la duchesse Sforze ou chez la maréchale de Rochefort. Je ne trouvai ni l'une ni l'autre de ces deux dames, et je montai chez Madame.

Je vis bien en entrant qu'on s'y attendait à me voir et qu'on en avait même impatience. Je fus environné du peu de monde qui était dans sa chambre, à qui je ne m'ouvris de rien, tandis qu'on l'avertissait dans son cabinet, où elle écrivait, comme elle faisait presque toujours, et me fit entrer dans l'instant. Elle se leva dès que je parus, et me dit avec empressement: « Hé bien! monsieur, voilà bien des nouvelles! » En même temps ses dames sortirent, et je demeurai seul avec elle. Je lui fis mes excuses de n'être pas venu d'abord chez elle comme le devoir le voulait, sur ce que M. le duc d'Orléans m'avait assuré qu'elle trouverait bon que je commençasse par Mme la duchesse d'Orléans. Elle le trouva très bon en effet, puis me demanda les nouvelles avec grand empressement. Ma surprise fut extrême lorsque je connus enfin qu'elle n'en savait nulle autre que le lit de justice et chose aucune de ce qui s'y était passé. Je lui dis donc l'éducation du roi donnée à M. le Duc, la réduction des bâtards au rang de leurs pairies, et le rétablissement du comte de Toulouse. La joie se peignit sur son visage. Elle me répondit avec un grand enfin redoublé qu'il y avait longtemps que son fils aurait dû l'avoir fait, mais qu'il était trop bon. Je la fis souvenir qu'elle était debout; mais par politesse elle y voulut rester. Elle me dit que c'était où la folie de Mme du Maine avait conduit son mari, me parla du procès des princes du sang contre les bâtards, et me conta l'extravagance de Mme du Maine, qui, après l'arrêt intervenu entre eux, avait dit en face à M. le duc d'Orléans, en lui montrant ses deux fils, qu'elle les élevait dans le souvenir et dans le désir de venger le tort qu'il leur avait fait.

Après quelques propos de part et d'autre sur la haine, le discours, les mauvais offices et pis encore du duc et de Mme la duchesse du Maine contre M. le duc d'Orléans, Madame me pria de lui conter de fil en aiguille (ce fut son terme) le détail de cette célèbre matinée. Je la fis encore inutilement souvenir qu'elle était debout et lui représentai que ce qu'elle désirait apprendre serait long à raconter; mais son ardeur de le savoir était extrême. M. le duc d'Orléans m'avait ordonné de lui tout dire, tant ce qui s'était passé au conseil qu'au lit de justice. Je le fis donc à commencer dès le matin. Au bout d'un quart d'heure Madame s'assit, mais avec la plus grande politesse. Je fus près d'une heure avec elle à toujours parler et quelquefois à répondre à quelques questions, elle ravie de l'humiliation du parlement et de celle des bâtards, et que M. son fils eût enfin montré de la fermeté.

La maréchale de Rochefort fit demander à entrer; et après des excuses de Mme la duchesse d'Orléans à Madame, elle lui demanda permission de m'emmener, parce que Son Altesse Royale me voulait parler. Madame m'y envoya sur-le-champ, mais en me priant bien fort de revenir chez elle dès que j'aurais fait avec Mme la duchesse d'Orléans. Je descendis donc avec la maréchale. En entrant dans l'appartement de Son Altesse royale, ses femmes et tous ses gens m'environnèrent pour que je l'empêchasse d'aller à Montmartre, où elle venait de dire qu'elle s'en allait. Je les assurai que mon message était bien assez fâcheux sans que j'y ajoutasse de moi-même; que Son Altesse Royale n'était point dans un état à la contraindre ni à la contredire; que j'avais bien prévu qu'elle voudrait aller à Montmartre, et pris mes précautions là-dessus; que M. le duc d'Orléans trouvait bon cela et toute autre chose qui serait au soulagement et à la consolation de Son Altesse Royale, et qu'ainsi je n'en dirais pas une parole.

J'avançai, toujours importuné là-dessus, et je trouvai Mme la duchesse d'Orléans sur le même canapé où je l'avais laissée, une écritoire sur ses genoux et la plume à la main. Dès qu'elle me vit, elle me dit qu'elle s'en allait à Montmartre, puisque je l'avais assurée que M. le duc d'Orléans le trouvait bon; qu'elle lui écrivait pour lui en demander pourtant la permission, et me lut sa lettre, commencée de six ou sept lignes de grande écriture sur de petit papier; puis, me regardant avec un air de douceur et d'amitié : « Les larmes me gagnent, me dit-elle; je vous ai prié de descendre pour me rendre un office: la main ne va pas bien; je vous prie d'achever d'écrire pour moi; » et me tendit l'écritoire et sa lettre dessus. Je la pris, et elle m'en dicta le reste, que j'écrivis tout de suite à ce qu'elle avait écrit.

Je fus frappé du dernier étonnement d'une lettre si concise, si expressive, des sentiments les plus convenables, des termes si choisis, tout enfin dans un ordre et une justesse qu'auraient à peine produits dans le meilleur écrivain les réflexions les plus tranquilles, et cela couler de source parmi le plus violent trouble, l'agitation la plus subite et le plus grand mouvement de toutes les passions, à travers les sanglots et un torrent de larmes. Elle finissait qu'elle allait pour quelque temps à Montmartre pleurer le malheur de ses frères et prier Dieu pour sa prospérité. J'aurai regret toute ma vie de ne l'avoir pas transcrite. Tout y était si digne, si juste, si compassé que tout y était également dans le vrai et dans le devoir, une lettre enfin si parfaitement belle qu'encore que je me souvienne en gros de ce qu'elle contenait, je n'ose l'écrire de peur de la défigurer. Quel profond dommage que tant d'esprit, de sens, de justesse, qu'un esprit si capable de se posséder dans les moments premiers si peu susceptibles de frein, se soit rendu inutile à tout et pis encore, par cette fureur de bâtardise qui perdit et consuma tout!

La lettre écrite, je la lui lus. Elle ne la voulut point fermer, et me pria de la rendre. Je lui dis que je remontais chez Madame, et qu'avant partir, je saurais de Son Altesse Royale si elle n'avait plus rien à m'ordonner. Comme j'achevais avec Madame, la duchesse Sforze vint lui parler de la part de Mme la duchesse d'Orléans sur son voyage de Montmartre, pour la prier de garder avec elle Mlle de Valois. La mère et la fille n'étaient pas trop bien ensemble, et celle-ci haïssait souverainement les bâtards et leur rang. Madame avec bonté approuva tout ce que voudrait Mme la duchesse d'Orléans, plaignant sa douleur. Après cette parenthèse, je repris mon narré.

Comme il finissait, la maréchale de Rochefort revint prier Madame de vouloir bien descendre chez Mme la duchesse d'Orléans, qui, en l'état où elle était, ne pouvait monter, et nous dit qu'elle changeait d'avis pour Montmartre, et resterait à Saint-Cloud. La maréchale sortie, je finis et je suivis Madame. Je ne voulus point entrer avec elle chez Mme la duchesse d'Orléans pour les laisser plus libres. Mme Sforze en sortit, qui me dit que le voyage était encore changé, et qu'elle allait à Paris. Là-dessus je la priai de rendre à Son Altesse Royale la lettre qu'elle m'avait donnée pour M. le duc d'Orléans, et de savoir si elle n'avait rien à m'ordonner.

Mme Sforze revint aussitôt, me mena chez elle, puis prendre l'air au bord de ce beau bassin qui est devant le degré du château. Nous nous assîmes du côté des goulottes, où il me fallut encore bien conter. Je n'oubliai pas de me servir de la permission de M. le duc d'Orléans pour lui dire ce que j'avais fait pour sauver le duc du Maine; mais je voulus y ajouter que, voyant l'éducation sans ressource, j'avais voulu la réduction au rang des pairies, et fait faire en même temps le rétablissement du comte de Toulouse. J'appuyai sur ce que j'avais toujours professé nettement à cet égard avec les bâtards, même et surtout avec Mme la duchesse d'Orléans, auxquels je ne tenais pas parole, puisque j'en sauvais un, n'ayant pu empêcher la privation de l'éducation à l'autre contre mon plus sensible intérêt. Mme Sforze, femme très sûre et fort mon amie, qui avait ses raisons personnelles de n'aimer ni M. ni Mme du Maine, et n'était fâchée que de la douleur de Mme la duchesse d'Orléans, me dit qu'elle voulait ignorer ce que j'avais fait pour obtenir la réduction du rang, mais qu'elle ferait usage du reste. J'étais attaché d'amitié à Mme la duchesse d'Orléans. Elle me témoignait toute confiance. Elle me devait de la reconnaissance en toutes les façons possibles. Je n'étais pas inutile entre elle et M. le duc d'Orléans. Je désirais fort demeurer en état de contribuer à leur union et au bien intérieur de la famille. Après de longs propos je la priai de se charger auprès de Mme la duchesse d'Orléans de ce que je n'attendais point que Madame fût sortie de chez elle pour la voir encore, puisqu'elle allait à Paris, et je m'en allai droit au Palais-Royal, où je trouvai M. le duc d'Orléans avec Mme la duchesse de Berry. Il me vint trouver dans ce même grand cabinet dès qu'il m'y sut, où je lui rendis compte de tout ce qui s'était passé.

Il fut ravi de la joie, que Madame m'avait témoignée sur le duc du Maine, et me dit que celle de Mme la duchesse de Lorraine ne serait pas moindre. Il en venait de recevoir une lettre toute là-dessus, pour l'en presser, et Madame me venait de dire qu'elle en avait une d'elle, toute sur le même sujet. Mais il ne fut pas si content de l'arrivée si prochaine de Mme la duchesse d'Orléans, dont il me parut fort empêtré. Je lui dis, outre la vérité, ce que je crus le plus propre à le toucher, et lui faire valoir son respect, son obéissance, sa soumission à ses sentiments, et toute la douceur et la soumission qu'elle avait fait paraître dès les premiers moments. Je lui vantai surtout sa lettre, et je n'oubliai pas aussi ce que je lui avais glissé par sa permission, et dit encore à Mme Sforze, sur mon compte, à l'égard des bâtards. Il me demanda conseil s'il la verrait en arrivant. Je lui dis que je croyais qu'il devait descendre dans son cabinet au moment de son arrivée; faire appeler Mme Sforze, la charger de dire à Mme la duchesse d'Orléans qu'il était là pour la voir ou ne la point voir, tout comme elle l'aimerait mieux, sans nulle contrainte, savoir de ses nouvelles, et faire après tout ce qu'elle voudrait là-dessus; que, s'il la voyait, il fallait lui faire toutes les amitiés possibles; s'attendre à la froideur, peut-être aux reproches, sûrement aux larmes et aux cris; mais qu'il était de l'humanité, de plus, de son devoir d'honnête homme de souffrir tout cela, en cette occasion, avec toute sorte de douceur et de patience, et, quoi qu'elle pût dire ou faire, ne l'en traiter que mieux. Je lui inculquai bien cela dans la tête, et, après m'être un peu vengé à lui reprocher l'abus qu'il venait de faire de moi, je le laissai dans l'attente de cette importune arrivée, et m'en allai me reposer, excédé et poussé à bout, après une telle huitaine, d'une dernière journée si complète en fatigue de corps et d'esprit, et j'entrai chez moi qu'il était presque nuit.

Je sus après que Mme la duchesse d'Orléans était arrivée au Palais-Royal une demi-heure après que j'en fus sorti. Ses frères l'attendaient dans son appartement. Dès qu'elle les aperçut, elle leur demanda s'ils avaient la permission de la voir, et, les yeux secs, leur déclara qu'elle ne les verrait jamais si M. le duc d'Orléans le désirait. Ensuite ils s'enfermèrent une heure ensemble. Dès qu'ils furent sortis, M. le duc d'Orléans y descendit avec Mme la duchesse de Berry, qui était restée pour le soutenir dans cet assaut. Jamais tant de force ni de raison. Elle dit à M. le duc d'Orléans qu'elle sentait trop l'extrême honneur qu'il lui avait fait en l'épousant, pour que tout autre sentiment ne cédât pas à celui-là. C'était la première fois depuis trente ans qu'elle lui parlait de la sorte. Puis s'attendrissant, elle lui demanda pardon de pleurer le malheur de son frère, qu'elle croyait très coupable, et qu'elle désirait tel puisqu'il l'avait jugé digne d'un si grand châtiment. Là-dessus pleurs, sanglots, cris de la femme, de la fille, du mari même, qui se surpassèrent en cette occasion. Cette triste scène dura une heure. Ensuite Mme la duchesse d'Orléans se mit au lit, et M, le duc d'Orléans et Mme la duchesse [de Berry] remontèrent le degré. Le soulagement alors fut grand de toutes parts.

Le lendemain et le jour suivant se passèrent en douceur, après lesquels Mme la duchesse d'Orléans, succombant aux efforts qu'elle s'était faits, commença d'aller au but qu'elle s'était proposé, de savoir les crimes de son frère, puis de tâcher de lui ménager une audience de son mari, espérant tout du face à face; enfin de proposer la publication de ses méfaits ou son rétablissement. À mesure qu'elle ne réussissait pas, chagrins, larmes, aigreur, emportements, fureurs, et fureurs sans mesure. Elle s'enferma sans vouloir voir le jour ni son fils même, qu'elle aimait avec passion, et porta les choses au delà de toute sorte de mesure. Elle savait bien à qui elle avait affaire. Tout autre que M. le duc d'Orléans, se voyant à bout de complaisance et d'égards, lui eût demandé, une bonne fois et bien ferme, lequel elle aimait le mieux et de préférence de lui ou de son frère: si lui, qu'elle ne devait avoir d'autres intérêts que les siens, et ne lui parler jamais de son frère ni de rien qui en approchât, ce qu'il lui défendait très expressément, et ne pas troubler le repos et l'intelligence de leur union par ce qui ne pouvait que la rompre; si son frère, qu'elle pouvait se retirer au lieu qu'il lui marquerait et avec la suite et les gens qu'il choisirait, et compter d'y passer sa vie sans entendre jamais parler de ses frères, non plus que de lui ni de leurs enfants (avec ce sage et nécessaire compliment, et une conduite soutenue, M. le duc d'Orléans se serait bien épargné des scènes, des chagrins, des dépits, des importunités, des malais ses et des misères, et à Mme la duchesse d'Orléans aussi), et chasser sur-le-champ Mme de Châtillon, les Saint-Pierre et quelques bas domestiques qui faisaient leur cour à Mme la duchesse d'Orléans de l'entretenir en cette humeur, et qui étaient son conseil là-dessus, pour la gouverner dans tout le reste.

Ce n'était pas à moi à inspirer une si salutaire conduite à M. le duc d'Orléans. Aussi me gardai-je très soigneusement de lui en laisser apercevoir la plus petite lueur. Je fus d'autant plus réservé à ne lui jamais parler de Mme la duchesse d'Orléans là-dessus, et à laisser tomber tout discours quand il m'en faisait ses plaintes, qu'ayant dit à Mme Sforze, à Saint-Cloud, que je la priais de dire à Mme la duchesse d'Orléans que je croyais plus respectueux de la laisser ces premiers jours sans l'importuner peut-être, j'attendrais à avoir l'honneur de la voir jusqu'à ce que Son Altesse Royale me fît dire par elle d'y aller. Le lendemain j'allai seulement savoir de ses nouvelles sans entrer. Je vis après Mme Sforze, qui me dit que Son Altesse Royale me priait de ne pas trouver mauvais, si elle avait quelque peine à me voir dans ces premiers jours. J'y entrai fort bien, et compris le contraste que faisait en elle la joie, qu'elle ne pouvait douter que j'eusse, avec sa douleur. Mais ces quelques jours n'ont point eu de fin, et de ce moment je demeurai brouillé avec elle. J'aurai lieu d'en parler plus d'une fois.

Rentrant chez moi, de Saint-Cloud, je pensai qu'il fallait aller à l'hôtel de Condé, où j'appris que tout le monde était accouru aux compliments. J'y trouvai Mme la Duchesse au lit, qui avait pris médecine, dont le jour avait été mal choisi. Je fus reçu à l'hôtel de Condé à peu près comme je l'avais été à Saint-Cloud le jour de la déclaration du mariage de Mme la duchesse de Berry. Telle est la vicissitude de ce monde. M. le Duc m'y prit en particulier; chacun m'y arrêtait. Ceux que je fréquentais le moins, les plus commensaux de la maison, m'y firent merveilles. Je ne savais plus en quel lieu j'étais. J'y causai longtemps en particulier avec d'Antin, puis avec Torcy, que j'exhortai à voir son ami Valincourt, comme je comptais bien faire de mon côté, pour retenir le comte de Toulouse. En sortant je fus pressé par Mme de L'Aigle de lier avec Mme la Duchesse; mais je n'y voulus point entendre, et je répondis nettement que je Pavais toujours trop été avec Mme la duchesse d'Orléans, et les deux soeurs trop mal ensemble. Bien que Mme la Duchesse n'eût rien su ni voulu savoir de toute cette trame, et qu'elle eût mieux aimé que son frère eût conservé un rang supérieur au nôtre, la haine de Mme la duchesse d'Orléans redoubla pour elle et pour tous les siens au point le plus public et le plus excessif.

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