CHAPITRE XV.

1719

Promotion de dix cardinaux. — Leur discussion. — Spinola, Althan, Perreira. — Gesvres. — Sagesse et dignité des évêques polonais. — Bentivoglio. — Bossu, dit Alsace, et comment; est malmené par l'empereur. — Belluga; sa double et sainte magnanimité. — Salerne. — Mailly; son ambition; sa conduite. — Pourquoi les nonces de France, devenant cardinaux, n'en reçoivent plus les marques qu'en rentrant en Italie. — Tout commerce étroitement et sagement défendu aux évêques, etc., de France avec Rome, et comment enfin permis. — Haine de Mailly contre le cardinal de Noailles, et ses causes. — Sentiments de Mailly étranges sur la constitution. — Comment transféré d'Arles à Reims. — Sa conduite dans ce nouveau siège.

Le pape fit une promotion de dix cardinaux dont un réservé in petto. La France n'en eut point, parce que Bissy avait passé sur son compte dans les derniers temps de la vie du roi, à la faveur de la constitution. Les neuf déclarés furent Gesvres, archevêque de Bourges pour la Pologne; Mailly, archevêque de Reims, proprio motu; Spinola, nonce à Vienne; Bentivoglio, nonce à Paris; Bossu, archevêque de Malines, proprio motu; Perreira y la Cerda pour le Portugal; Althan pour l'empereur, frère de son favori et évêque de Vaccia; Belluga, évêque de Murcie pour l'Espagne, et le P. Salerne jésuite. Il n'y a point de remarque à faire sur Spinola, nonce à Vienne, ni sur Althan et Perreira, nommés par l'empereur et par le roi de Portugal; il y en a sur les six autres. On n'en pervertira [50] le rang que sur Mailly dont on parlera le dernier.

Gesvres avait plus de soixante ans, il avait été jeune à Rome, il s'y était initié au Vatican. Innocent XI, Odeschalchi, tout ennemi de la France qu'il fut toujours, l'avait tellement pris en affection qu'il lui donna une place de camérier d'honneur. Le nouveau prélat sut lui plaire et à toute sa cour, dont il prit si bien les manières qu'il ne s'en est jamais défait depuis, habitude, goût ou politique. Tout lui riait à Rome; il y passait pour un des prélats favoris, et qui touchait de plus près à la pourpre; et personne ne douta ni à Rome ni en France qu'il ne l'eût obtenue à la première promotion, lorsque les démêlés sur les franchises entre le pape et le feu roi vinrent au point que le marquis de Lavardin, son ambassadeur à Rome, ne put jamais obtenir audience, qu'il fût excommunié, et que tous les François eurent ordre de sortir de Rome. Gesvres obéit comme les autres, mais à son grand regret et à celui du pape et de toute sa cour. Phélypeaux, archevêque de Bourges, frère de Châteauneuf, secrétaire d'État, venait de mourir tout à propos. Bourges fut donné à Gesvres en arrivant pour prix de son obéissance et de l'abandon de ses espérances à Rome; il fut le premier abbé qui de ce règne fut fait archevêque tout d'un coup; il ne regarda ce poste que comme une planche après le naufrage, et ne songea qu'à s'en faire un échelon pour arriver où il tendait, aussitôt que les affaires seraient accommodées entre la France et Rome. Il perdit son protecteur en Innocent XI. Ottobon, qui lui succéda sous le nom d'Alexandre VIII, fit passer le roi par où il voulut, puis se moqua de lui. Son pontificat fut trop court pour donner lieu à Gesvres de travailler utilement pour soi. Pignatelli, dit Innocent XII, lui succéda, régna plus longtemps. Il témoigna de l'estime et de la bonté à Gesvres, mais il n'était plus à Rome ni dans la prélature. Gesvres sentait qu'il lui fallait une nomination. Il n'oublia rien pour se lier étroitement avec Pomponne, Croissy et Torcy, fils du dernier, gendre de l'autre, qui avaient en commun les affaires étrangères. Il y réussit parfaitement, et il brigua la nomination du roi Jacques d'Angleterre. Mais elle ne put réussir. Il se tourna vers celle de M. le prince de Conti, qui venait d'être élu roi de Pologne et qui partait pour se rendre en ce pays-là. On a vu en son lieu le peu de goût de ce prince pour cette couronne, et son prompt retour. Gesvres ne se rebuta point. Les évêques polonais, tous sénateurs du royaume, ont eu le bon sens de ne céder point aux cardinaux, en sorte qu'il n'y a guère que l'archevêque de Gnesne qui le puisse être, parce qu'étant primat du royaume et régent dans l'interrègne il n'y a point de difficulté avec lui; c'est ce qui rend la nomination de Pologne facile à obtenir aux étrangers. Gesvres sut si bien manéger qu'il eut celle de l'électeur de Saxe, élu roi de Pologne au lieu de M. le prince de Conti. Dans la suite le victorieux roi de Suède l'ayant forcé à céder sa couronne à l'heureux Stanislas Leczinski, Gesvres fit encore si bien qu'il eut sa nomination; et ce nouveau roi ayant été précipité du trône par un retour de fortune et l'électeur de Saxe y étant remonté, Gesvres eut encore une nouvelle confirmation de sa précédente nomination, et tout cela avec le consentement du roi. Il passa donc plus de trente ans de sa vie à pourchasser le cardinalat et à n'avoir autre chose dans le coeur et dans la tête.

Archevêque de nom sans presque jamais de résidence, épargnant tout pour ses agents à Rome et pour ses vues du cardinalat, il avait tout démeublé ou vendu à Bourges depuis la mort du roi, et déclaré qu'il n'y retournerait plus. Parvenu enfin à la pourpre si ardemment et si persévéramment souhaitée, et transporté de joie après tant de soins, de peines et de travaux, qui eût cru qu'arrivé enfin à l'unique but de toute sa vie, il n'en eût pas joui pleinement? Mais voilà de ces traits des jugements de Dieu qui confondent les hommes. Gesvres fut encore moins cardinal qu'il n'avait été archevêque. Idolâtre de sa santé et de ses écus, il ne pensa qu'à éviter d'aller à Rome, et, pour en montrer son impossibilité, n'alla presque point à Versailles quand la cour y fut retournée, et dînait en chemin. Il s'abstint des thèses, des sacres, de toutes cérémonies, même de celles du Saint-Esprit, après qu'il eut été admis à l'ordre, du conseil de conscience formé ad honores, et de toutes sortes d'affaires. Il vécut dans sa maison solitaire où sa pourpre ne lui fut d'aucun usage, que pour la voir dans ses miroirs et s'entendre donner de l'Éminence par ses valets. Point de visites; en recevait très peu, mangeait seul, très sobrement et médicinalement, avec une très bonne santé, donnait deux ou trois dîners l'année avec peu de choix, voyait quelques nouvellistes italiens et quelques savants obscurs, car il n'était pas sans savoir ni sans lumière pour les affaires; se promenait les matins aux Tuileries pour prendre l'air avec des gens la plupart inconnus, et se défit enfin de son archevêché en faveur de l'abbé de Roye, qu'il voulut mordicus, et pas un autre, non pas même de son neveu, quoique fort bien avec lui et avec le duc de Tresmes, son frère, parce qu'il crut que l'abbé de Roye y ferait plus de bien et ne tourmenterait personne sur la constitution, qu'il n'avait jamais honorée que des lèvres, et fit toujours de grandes aumônes dans l'archevêché de Bourges.

Bentivoglio avait quitté tard un régiment de cavalerie qu'il commandait au service de l'empereur, pour entrer en prélature. Sa naissance lui valut en moins de rien la nonciature de France, où il se signala par toute la débauche, les emportements, les fureurs dont on a parlé ici et qu'on ne répétera pas. Il ne les signala pas moins à l'unique conclave où il se trouva, et assez peu après il mourut d'un emportement de colère qui l'étouffa et en délivra le monde.

Bossu, dont le nom était Hennin-Liétard, était frère du prince de Chimay, mort mon gendre, que Charles II avait fait tout jeune chevalier de la Toison, qui servit depuis Philippe V en Espagne; qui le fit lieutenant général et grand d'Espagne. Bossu fut envoyé tout jeune faire ses études à Rome, et livré aux jésuites pour avoir soin de son éducation et de sa fortune. Ils suppléèrent à ses talents qui en tout genre étaient nuls, mais ils en firent un grand dévot et se l'acquirent sans réserve. Des aveugles-nés de grande naissance qui les peut élever à tout avec du secours, sont merveilleusement propres à la société qui n'en laisse guère échapper de ceux dont ils se peuvent saisir, et les familles, qui espèrent bien y trouver leur compte, les leur offrent volontiers. Elles mettent ainsi de grands bénéfices et de grandes dignités dans leur maison, et les jésuites règnent avec autorité par des sujets grandement établis, qui ne se connaissent pas eux-mêmes. Bossu revint [de] Rome parfaitement jésuite; c'était toute l'instruction qu'il y avait acquise, la seule dont son génie pût être susceptible, l'unique dont l'intérêt de sa famille et celui de ses instituteurs pût élever sa fortune : aussi lui valut-elle, promptement l'archevêché de Malines et une belle et très riche abbaye dans Malines même, dont les jésuites furent en effet archevêques et abbés. Ils se trouvèrent si bien d'un disciple si entièrement abandonné à eux, qu'ils n'oublièrent rien pour le faire valoir à Rome et le porter à la pourpre dont ils tireraient encore plus d'éclat et de fruit. Il aurait eu des concurrents qui lui auraient coupé chemin, si on se fût douté à Vienne qu'il pût être sur les rangs d'une promotion. Quelque zèle et quelque soumission que les jésuites aient de tout temps pour la cour impériale, leurs intérêts leur sont encore plus chers, et le coup frappé ils ne manquent point de ressources pour le cacher ou le faire oublier. Cette considération, bien loin de les arrêter, ne fit qu'aiguiser leurs sourdes intrigues. Ils firent comprendre Bossu dans cette promotion sans aucune participation de la cour de Vienne, et l'ignorant et dévot Bossu, transporté de joie de sa promotion, en prit à l'instant toutes les marques dans Malines, sans en demander, ni encore moins en attendre la permission de l'empereur. Ce monarque, accoutumé à dominer également et ses sujets et la cour de Rome, entra en grande colère, menaça Rome, saisit les revenus du nouveau cardinal et le traita avec toute la hauteur d'un souverain justement irrité. Les jésuites qui s'y étaient attendus firent le plongeon comme des serviteurs fidèles qui n'avaient point de part en ce choix, et firent rendre à leur créature rougie les plus grandes soumissions à l'empereur et à ses ministres. L'affaire était faite, il ne s'agissait plus que d'en sortir: avec toutes ces soumissions, Bossu n'en garda pas moins toutes les marques et le rang de sa nouvelle dignité. Sa conscience ne lui permettait pas de manquer au pape qui la lui avait conférée, mais en même temps il trahit son humilité. Il prit le nom de cardinal d'Alsace. Il prétendit le premier de sa maison sortir par mâles des anciens comtes d'Alsace. On en rit en Flandre; mais partout ailleurs il ne put le faire passer et ne fut jamais que le cardinal de Bossu. L'empereur eut grand'peine à lui permettre d'aller à Rome pour le conclave. Il ne lui donna main levée de ses revenus pour ce voyage qu'à condition de venir à Vienne directement de Rome, dès que le pape serait élu et couronné, demander pardon de sa faute. Il y alla donc, y fut retenu six mois, y reçut tous les dégoûts dont on put s'aviser, qui le poursuivirent toujours depuis en Flandre. La constitution venue on peut juger avec quelle aveugle fureur cette créature des jésuites s'y signala.

Belluga arriva à la pourpre par des sentiers plus droits; c'était un bon gentilhomme castillan que sa rare piété avait fait choisir à Philippe V au commencement de son règne pour l'évêché de Murcie. Il s'y conduisit comme on s'y était attendu, et y fut en exemple à toute l'Espagne. Quelques années après, la guerre y fut portée jusque dans ses entrailles. Le roi et la reine, contraints d'abandonner Madrid sans argent, sans subsistance pour ce qui leur restait de troupes, sans espérance d'en pouvoir lever, avec fort peu de sauver aucune pièce de la monarchie. Dans cette extrémité, qui fit si grandement éclater l'attachement et la fidélité espagnole à jamais mémorable, l'évêque de Murcie se signala entre les seigneurs et les prélats. Il fournit seul, gratuitement, deux mois de subsistance à l'armée, ou du sien qu'il épuisa et engagea, ou du fonds de ses diocésains qu'il toucha par l'ardeur de ses prédications, et encore plus par son exemple; et il donna, de plus, de quoi payer aux troupes plusieurs prêts qui leur étaient dus. Le sort des armes et les efforts de cette héroïque nation ayant raffermi le trône et rendu la couronne à Philippe V, l'évêque de Murcie ne crut pas qu'il lui fût rien dû; il compta n'avoir fait que remplir son devoir, ne songea ni à se montrer ni à faire parler de lui; demeura, comme il avait fait auparavant, renfermé dans son diocèse, uniquement occupé du soin de son salut et de celui de ses ouailles, sans que la cour aussi parût penser à lui. L'épuisement où tant et de si cruelles secousses avaient mis les finances fit chercher les moyens de les réparer un peu. La Crusade parut d'un secours plus prompt et plus net, on l'augmenta fort d'un trait de plume. C'est une imposition sur le clergé que les papes, dominant en Espagne ainsi que dans tous les pays d'obédience [51] , et surtout dans ceux d'inquisition, ont accordée souvent aux rois d'Espagne pour la guerre des Mores, et depuis leur expulsion, souvent encore sous prétexte de leur faire la guerre en Afrique. Comme l'Espagne y a toujours eu quelques places, qui ont soutenu des sièges sans fin, parce que les Mores n'entendent rien à l'attaque des places, cette imposition, plus ou moins forte, a presque toujours subsisté et comme passé en ordinaire; mais la surtaxe, et de la seule autorité du roi, émut le clergé et l'évêque de Murcie plus qu'aucun. C'était un grand homme de bien, mais de peu de lumière; il ne crut pas pouvoir en conscience livrer au roi un bien consacré aux autels et aux pauvres. Il fit grand bruit; il résista avec la plus grande fermeté aux ordres réitérés du roi, et comme son exemple à lui donner dans sa nécessité avait été grand et en spectacle à toute l'Espagne, celui de sa résistance n'eut pas moins de crédit pour le refus. Le roi, embarrassé, s'écrie et menace; Belluga, inébranlable, porta ses plaintes à Rome, et fut cause que l'affaire devint très considérable et ne put finir que par un accommodement.

Lors de son plus grand feu la promotion se fit, et Belluga, célèbre à Rome par son zèle et sa fermeté pour l'autorité du pape et pour l'immunité du clergé, y fut compris sans qu'il y eût jamais pensé. Il le montra bien; il n'en apprit la nouvelle qu'avec surprise, et tout aussitôt déclara qu'il n'accepterait jamais la pourpre sans la permission du roi, qu'il n'espérait pas dans la disgrâce où il se trouvait. En effet, le roi d'Espagne regarda la promotion de Belluga comme une injure qui lui était faite, et lui envoya défendre de l'accepter. Mais le refus de Belluga avait prévenu la défense. Le pape, piqué à son tour, dépêcha un courrier à Belluga avec un bref impératif d'accepter en vertu de la sainte obéissance. Mais ce bref ne put tenter ni ébranler même ce sublime Espagnol. Il répondit modestement au bref, qu'il n'y allait ni de la religion ni de l'Église qu'il fût cardinal ou qu'il ne le fût pas, mais qu'il y allait du devoir et de la conscience d'un sujet d'obéir à son roi, de lui être fidèle et soumis, dont nulle puissance ne le pouvait délier ni le faire départir. C'est qu'il ne s'agissait ici que d'une dignité; s'il y avait eu de la religion ou de l'hérésie mêlée, je ne sais si on penserait au delà des Pyrénées comme on pense en deçà, et comme toute l'antiquité a pensé en tout pays. Quoi qu'il en soit, telle fut la digne réponse du grand évêque de Murcie, dans laquelle il persévéra, malgré tout ce que Rome commise y employa de caresses et de menaces. Ce spectacle plaisait fort à Madrid, qui laissait faire, sans se remuer, et qui le laissa durer plusieurs mois. Belluga ne se remua pas davantage; il ne fit ni ne laissa faire la plus petite démarche auprès du roi d'Espagne; il ne fut pas moins tranquille ni moins absorbé dans ses devoirs et dans les occupations de sa vie accoutumée. Rome aussi dédaignait d'agir auprès du roi d'Espagne, ou plutôt n'osait se commettre à un refus. Lorsque Belluga n'y songeait plus et que la longueur du spectacle l'eut fait tomber, le roi d'Espagne dépêcha deux courriers, l'un à Belluga, avec ordre d'accepter; l'autre au pape, portant sa nomination au cardinalat en faveur de Belluga. Ainsi l'affaire fut finie avec une gloire sans égale pour Belluga, qui, sans se hâter ni changer rien à son habit ni à sa calotte, vint présenter sa barrette au roi d'Espagne, la recevoir de sa main, et l'en remercier comme ne la tenant que de ses bienfaits. Ce contraste fut un peu fort pour les cardinaux d'Alsace et de Mailly, et il fut célébré partout.

Dans la suite Belluga, qui avait plus de zèle que de lumière, voulut entreprendre des réformes que les évêques d'Espagne ne purent souffrir. Ils s'élevèrent contre avec d'autant plus de succès que leur résidence, leurs moeurs, leurs aumônes, leur vie pleinement et uniquement épiscopale est en exemple de tout temps soutenu à tous les évêques du monde. Belluga, ne pouvant procurer à son pays le bien qu'il s'était proposé, se dégoûta tellement qu'il fit trouver bon au roi qu'il lui remît l'évêché de Murcie, et qu'il se retirât à Rome. Il y fut comme à Murcie, sujet très attaché à son roi, chargé même de ses affaires dans des entre-temps, et y a eu part dans tous, et sa vertu qui surnagea toujours aux lumières, surtout politiques, lui acquit une vénération, et même pendant toute sa longue vie une considération que celles-ci ne peuvent atteindre, quoique plus dans leur centre en cette capitale du monde que partout ailleurs.

Salerne était un jésuite italien du royaume de Naples, transporté je ne sais par quelle aventure en Allemagne, ni par quelle autre fort bien dans les bonnes grâces de Frédéric-Auguste, électeur de Saxe, en la conversion duquel il eut beaucoup de part; mais je ne sais s'il y eut plus de peine que le Tencin à celle de Law. L'électeur de Saxe voulait être roi de Pologne, et il ne pouvait être élu sans être catholique. Nul sujet du duché de Saxe ne pouvait embrasser la religion catholique sans perdre à l'instant tous les biens qu'il y possédait. La qualité de chef et de protecteur né de tous les protestants d'Allemagne est attachée à la dignité d'électeur de Saxe, qui est chargé de tous leurs griefs, de les faire redresser, de leur faire maintenir et rétablir tout ce que les diverses paix et pacifications leur ont accordé. Un titre qui a des fonctions si continuelles et si importantes, et qui le met à la tête du corps protestant, et en moyen de le mouvoir, lui donne la première considération dans l'Empire et dans toute l'Allemagne, et une autorité et un crédit qui le fait fort ménager par tous les souverains d'Allemagne et beaucoup par les empereurs. Auguste ne voulait pas perdre de si grands avantages ni se commettre avec ses propres États passionnés pour le luthéranisme. Son domestique n'était pas plus aisé sur ce point. Le détail de cette grande affaire n'appartient point à ces Mémoires. Il s'y faut contenter de l'exposition du fait, et de dire qu'Auguste fut assez habile ou assez heureux pour concilier des choses si fort opposées. Il fut catholique et roi de Pologne; il ne se brouilla ni avec ses sujets ni avec le corps des protestants; il demeura toujours leur chef et leur protecteur, dont il conserva toujours la considération, le crédit et l'autorité en Allemagne. Sa mère était fille de Frédéric III, roi de Danemark, qui survécut vingt ans à son couronnement à Cracovie, et qui ne le voulut jamais voir depuis. Il avait épousé en 1693 Christine-Évérardine, fille de Christian-Ernest de Brandebourg, marquis de Bareith [52] , qui se retira dans un château à la campagne dès qu'elle sut sa conversion, ne prit jamais les marques de reine ni n'en voulut admettre les traitements, fut plusieurs années sans pouvoir se résoudre à le voir quand il venait en Saxe, et ne le vit enfin que comme en visites très courtes et très froides, sans avoir jamais voulu approcher des frontières de Pologne. L'électeur s'en consola aisément, mais il avait encore un autre dessein à exécuter. C'était de convertir son fils aîné et de lui assurer la couronne de Pologne, sans perdre après lui la précieuse qualité de chef et protecteur né des protestants. Pour arriver à ce but, il fallait séparer doucement le jeune prince d'une mère si entêtée de sa religion, sans montrer ses desseins sur lui, et le confier à des personnes assez sûres et assez intelligentes pour tourner le prince électoral suivant ses vues. C'est à quoi il eut encore le bonheur de réussir, et ce qui le détermina à le dépayser de Saxe par de longs voyages. Le P. Salerne eut l'honneur de la conversion du fils comme il avait eu celle du père. Il accompagna le jeune prince dans tous ses voyages, déguisé en cavalier; il le confessait et le dirigeait, et comme il n'était pas encore temps que sa conversion parût, il lui disait la messe avant que la suite du prince le sût éveillé, dont il avait une permission du pape. Au retour de ses voyages, la conversion, comme on l'a vu ici, fut déclarée, et presque en même temps son mariage avec une archiduchesse. Salerne en porta la nouvelle au pape qui le récompensa du chapeau. C'était, comme on le voit, un homme d'esprit et d'intrigue, doux, honnête, insinuant et dont les moeurs et la conduite n'ont point reçu de blâme. Il mourut à Rome chez les jésuites où il voulut toujours loger, neuf ans après sa promotion, toujours fort considéré et chargé des affaires de ses prosélytes.

Mailly, sans ailes comme en avait eu Gesvres, ne visa pas moins haut et n'y travailla pas moins que lui. Mis dans l'Église malgré lui par un père et une mère violents et absolus dans leur famille, il fit de nécessité vertu à travers les plus cuisants regrets, et ne prit d'ecclésiastique que ce qu'il n'en put laisser; ni étude ni savoir d'aucune espèce ni aptitude ni volonté d'en acquérir, ni piété ni moeurs que ce qu'il en fallait à l'extérieur pour ne pas ruiner les espérances de l'état forcé qu'on lui avait fait embrasser. Il vécut longtemps les coudes percés dans un recoin de Saint-Victor, parce qu'il en coûtait moins à son père, et que cette demeure l'écartait davantage du monde, et donnait une écorce plus régulière. Le mariage du comte de Mailly son frère avec une nièce à la mode de Bretagne de Mme de Maintenon, mais dont elle prenait soin comme de sa véritable nièce, et qu'elle fit dame d'atours de Mme la duchesse d'Orléans, puis de Mme la duchesse de Bourgogne, valut enfin une légère abbaye à ce malheureux reclus, et quelque liberté ensuite par une place d'aumônier du roi. Nos maisons, du même pays, étaient anciennement et plusieurs fois alliées ; l'amitié et les liaisons s'étaient toujours conservées entre elles.

J'étais fort des amis du comte de Mailly et de sa femme. Je le devins de l'abbé de Mailly dès qu'il parut à la cour. Il parvint à force de bras à l'archevêché d'Arles, à la mort du dernier Grignan. À peine y fut-il nommé qu'il songea à mettre à profit le voisinage d'Avignon et la facilité de la mer pour le commerce avec Rome. Il fit toutes sortes d'avances à Gualterio, vice-légat d'Avignon, qui y répondit en homme de beaucoup d'esprit et fort liant, qui n'ignorait pas ce qu'était l'archevêque d'Arles et la comtesse de Mailly, sa belle-soeur. Le grand but de ces vice-légats, et qui leur fait souhaiter cette vice-légation, est d'en sortir par la nonciature de France qui leur assure le cardinalat. Pour cela il faut s'y rendre agréable, parce qu'une des distinctions des trois grandes couronnes, l'Empire, la France et l'Espagne, est l'exclusion pour leur nonciature de tout sujet qui leur déplaît, et le choix pour la remplir entre trois ou quatre sujets que Rome leur propose. La liaison fut donc bientôt formée entre les deux prélats par leurs vues et leurs besoins respectifs, qui se tourna dans la suite en amitié intime qui ne finit qu'avec leur vie, on l'a vu ici ailleurs, et que ce fut leur amitié qui forma la mienne avec Gualterio, qui a duré jusqu'à la mort. Il vint bientôt nonce en France. Il y plut extrêmement, et sut gagner si bien les bonnes grâces du roi, que, devenu cardinal, il lui donna l'abbaye de Saint-Victor à Paris. On a vu ici en son temps qu'il s'était noyé à Rome, par la visite qu'il fit en partant de France aux bâtards; ce qui a fait que depuis lui aucun nonce n'a reçu la calotte rouge à Paris, et que sur le point de leur promotion, ils ont toujours, été rappelés et ne l'ont reçue qu'à l'entrée de l'Italie. Quelques années après sa promotion, Gualterio revint de Rome tout exprès pour voir le roi, et on a vu en son lieu ici avec quelle distinction il y fut reçu, jusqu'à donner de la jalousie par l'exemple du cardinal Mazarin. Il retourna à Rome avec parole du roi de l'ordre du Saint-Esprit à la première promotion. Le roi mourut sans la faire. M. le Duc en acquitta la promesse en 1724. Mailly, pendant ces années, tâchait de les employer sourdement par le commerce caché qu'il entretenait à Rome, où il se faisait des amis tant qu'il pouvait. Il trouva moyen de se procurer des occasions d'écrire au pape et de s'en attirer des brefs, mais tout cela dans le plus ténébreux secret. Depuis la fin de la Ligue, et la force du règne de Henri IV, il était aussi sagement qu'étroitement défendu à tous évêques, bénéficiers et ecclésiastiques d'avoir aucun commerce avec Rome, sans une permission expresse qui passait par celui des secrétaires d'État qui avait les affaires étrangères, qui l'accordait difficilement, qui limitait le temps, et qui ne s'étendait jamais au delà de l'affaire pour laquelle elle était accordée. C'était un crime et sévèrement châtié, qu'y écrire même une seule fois sans en avoir obtenu permission, parce que toutes les affaires ordinaires comme bulles, dispenses, etc., s'y faisaient par la seule entremise des banquiers en cour de Rome. Le roi était fort jaloux sur ce point. Ce n'a été que tout à la fin de son règne que l'affaire de la constitution, qui fit tant de fripons, d'ambitieux et de fortunes, et le crédit et l'intérêt du P. Tellier énervèrent cette loi si salutaire, puis l'anéantirent, dont la France sent encore tout le poids et le malheur. On a vu ailleurs ici combien il y eut de peine et de travail à sauver M. d'Arles, surpris en cette faute à l'occasion des reliques de saint Trophime, dont il avait envoyé un présent au pape qu'il s'était fait demander, dont il fut sur le point d'être perdu. Cet orage, que Mme de Maintenon eut grande peine à calmer, et qui fit grand bruit à la cour, rendit l'archevêque d'Arles plus timide, mais sans lâcher prise, et lui servit à Rome. On peut juger qu'un homme d'ambition si suivie n'avait pas négligé de se dévouer aux jésuites et de se les acquérir. Une haine commune les unissait.

La comtesse de Mailly, et les Mailly leurrés et accoutumés à la voir la nièce favorite de Mme de Maintenon, n'avaient pu digérer la fortune si supérieure de la nièce véritable, et ce que les Noailles avaient tiré de ce mariage. N'osant s'en prendre à Mme de Maintenon, ils s'en prenaient aux Noailles qu'ils haïssaient parfaitement; l'archevêque d'Arles en était irrité plus qu'aucun d'eux. Il ne pouvait supporter l'éclat du cardinal de Noailles, dont les avances et la douceur ne le purent jamais ramener, en sorte que, se trouvant d'une assemblée du clergé où le cardinal de Noailles, lors en pleine faveur, présidait, il prit à tâche, sourdement étayé des jésuites, de lui faire contre en toute occasion, sans que la patience et tout ce que le cardinal put faire pour le rendre plus traitable, y put réussir, tellement que l'archevêque leva le masque et lui rompit publiquement en visière. Le cardinal, tout modéré qu'il était, ne crut pas devoir souffrir cette insulte. Il la repoussa avec sagesse, mais avec la hauteur qui convenait à sa place, et comme au fond il avait raison, et qu'il sut bien l'expliquer et le démontrer, il confondit l'archevêque, qui ne sut que balbutier, et qui fut blâmé publiquement de toute l'assemblée. Cet éclat obligea le cardinal d'en rendre compte au roi. Le roi lava doucement la tête à l'archevêque, et l'obligea d'aller faire des excuses au cardinal, sans que les jésuites osassent dire un mot en sa faveur, ni que lui eût pu gagner Mme de Maintenon qui le tança fortement. Voilà ce qu'il ne pardonna jamais aux Noailles, et qui le rendit l'ennemi ardent et irréconciliable du cardinal de Noailles tout le reste de sa vie, jusqu'à m'avoir dit à moi-même dans le feu de l'affaire de la constitution, et lui cardinal, sur laquelle nous n'étions pas d'accord, qu'il ne se souciait de la constitution comme telle en façon du monde; qu'il ne l'avait jamais soutenue avec ardeur, comme il ferait toujours, que parce que le cardinal de Noailles était contre, et qu'il aurait été contre avec la même violence, si le cardinal de Noailles avait été pour. Il ne me dissimula pas aussi que la vue prochaine du chapeau lui avait fait faire les fortes démarches qu'il avait crues utiles pour se l'assurer et se l'accélérer.

Le Tellier, fils du chancelier de ce nom, et frère de Louvois, étant mort en 1710, archevêque de Reims depuis longues années, et toute sa vie peu ami des jésuites, le P. Tellier se fit un capital de le remplacer d'un homme à tout faire pour les jésuites, et à réparer dans ce diocèse les longues pertes qu'ils y avaient faites. Il y voulut aussi avec autant de choix un ennemi du cardinal de Noailles, qui, par l'éminence de ce grand siège, devînt un personnage nécessaire, sûr en même temps pour eux et propre à lui opposer. D'autres qualités, il ne s'en embarrassa guère, l'autorité et la violence suppléant aisément à tout. Dès qu'il ne s'agissait que des deux premières il ne lui fallut pas chercher beaucoup pour trouver son fait. La naissance, les entours de Mailly, le siège d'Arles qu'il occupait depuis longtemps, et où il avait presque toujours résidé, rendirent facile sa translation à Reims. Mailly gagna tout à ce changement, et n'y perdit pas même la facilité qu'il avait à Arles pour son commence et ses intrigues à Rome, sur lequel la rigueur de la cour était peu à peu tombée par les manéges du P. Tellier, aux vues duquel cette liberté était devenue nécessaire. Ainsi Mailly, devenu plus considérable à Rome par l'éclat de son nouveau siège et par sa proximité de Paris et de la cour, redoubla d'efforts à Rome, et n'oublia rien ici, pour en mériter l'objet de ses désirs. L'affaire de la constitution lui en présenta tous les moyens qu'il en saisit avec avidité, et qui lui fournit ceux d'exercer sa haine contre le cardinal de Noailles. L'orgueil souffrait toutefois de se voir avec son siège, son zèle, son affinité avec Mme de Maintenon, si loin derrière les cardinaux de Rohan et de Bissy, et confondu avec d'autres évêques; mais ce fut une épreuve qu'il fallut essuyer dans l'espérance du chemin qu'elle lui ferait faire. Ainsi s'écoulèrent les restes du règne du roi et les premiers temps de la régence. La constitution y ayant enfin pris le dessus, Mailly s'unit étroitement à Bentivoglio, tous deux dévorés du désir de la pourpre, et tous deux persuadés qu'ils ne se la pouvaient accélérer qu'en mettant tout en feu. Mailly donc n'aspira plus qu'à se faire le martyr de Rome, ne garda plus de mesures, abandonna Rohan, Bissy et les plus violents évêques, comme de tièdes politiques, qui abandonnaient le saint-siège et la cause de l'Église. De là ses lettres et ses mandements multipliés, le double mérite qu'il recueillit à Rome d'avoir osé les faire et les publier, et de n'avoir pu être arrêté par tous les ménagements que le régent avait eus pour lui. Ce n'était pas des ménagements qu'il souhaitait, c'était tout le contraire, pour acquérir à Rome la qualité de martyr et en recueillir le fruit. Aussi en fit-il tant que l'emportement d'une de ses lettres la fit brûler par arrêt du parlement; aussi en fit-il éclater sa joie et son mépris un peu sacrilègement. Il fonda une messe à perpétuité dans son église, à pareil jour, pour remercier Dieu d'avoir été trouvé digne de participer aux opprobres de son fils unique pour la justice; il espérait sans doute engager à quelque violence d'éclat, par cette étrange fondation, qui le conduirait plus tôt à son but: il y fut trompé.

Le châtiment alors ne pouvait tomber que sur sa personne, et on ne peut agir contre la personne d'un pair qu'au parlement, toutes les chambres assemblées et les pairs convoqués. Outre l'embarras d'une affaire de cette qualité, la constitution et ses suites étaient détestées, et on ne craignait rien tant là-dessus que l'assemblée du parlement. On laissa donc tomber l'éclat où l'archevêque voulait engager. Sa conduite, qui scandalisa jusqu'aux plus emportés constitutionnaires, le décrédita même dans leur parti; mais les prélats ne donnaient pas les chapeaux; ce n'était qu'à Rome qu'ils se distribuaient, et ce n'était que vers Rome que toutes ses démarches se dirigeaient. Enfin il fut content par la promotion dont il s'agit ici; lui et son ami Bentivoglio y furent compris tous deux. Ces violents procédés ne le servirent peut-être pas mieux que ses flatteries. Le pape se piquait singulièrement de bien parler et de bien écrire en latin; il voulait s'approcher de saint Léon et de saint Grégoire, ses très illustres prédécesseurs; il s'était mis à faire des homélies; il les prononçait, puis les montrait avec complaisance; pour l'ordinaire, on les trouvait pitoyables, mais on l'assurait qu'elles effaçaient celles des pères de l'Église les plus savants, les plus élégants et les plus solides. Mailly s'empressa d'en avoir, et encore plus de se distiller en remercîments et en éloges. Ils achevèrent de gagner et de déterminer le pape, qui le fit cardinal, sans participation de la France ni de pas un de ses parents ou amis de ce pays-ci.

Suite
[50]
Saint-Simon a employé ce mot dans le sens d'intervertir.
[51]
Les pays d'obédience étaient ceux où le pape nommait aux bénéfices et exerçait une juridiction plus étendue que dans les autres. L'Allemagne était un pays d'obédience. Il y avait aussi dans l'ancienne France plusieurs provinces qui étaient pays d'obédience et ne reconnaissaient point le concordat de François Ier. Telles étaient la Bretagne, la Provence et la Lorraine. Le pape pouvait pendant huit mois de l'année y nommer aux bénéfices vacants.
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Cenom s'écrit quelquefois Bareuth ou Bayreuth. Aujourd'hui Bareuth est une ville du royaume de Bavière.