CHAPITRE XVII.

1719

Sécheresse où ces Mémoires vont tomber, et ses causes. — Chute du cardinal Albéroni qui se retire en Italie. — Dona Laura Piscatori nourrice et assafeta de la reine d'Espagne. — Son caractère. — Albéroni arrêté en chemin, emportant le testament original de Charles II et quelques autres papiers importants, qu'il ne rend qu'à force de menaces. — Joie publique en Espagne de sa chute, et dans toute l'Europe. — Marcieu garde honnêtement à vue le cardinal Albéroni jusqu'à son embarquement à Marseille, qui ne reçoit nulle part ni honneur ni civilité. — Sa conduite en ce voyage. — Folles lettres d'Albéroni au régent sans réponse. — Aveuglement étrange de souffrir dans le gouvernement aucun ecclésiastique, encore pis des cardinaux. — Cause de la rage d'Albéroni. — But de tout ministre d'État ecclésiastique ou qui parvient à se mêler d'affaires. — Disposition du roi très différente, et sa cause, pour M. le duc d'Orléans et pour l'abbé Dubois, également haïs du maréchal de Villeroy et de l'évêque de Fréjus. — Conduite de tout cet intérieur. — M. le duc d'Orléans résolu de chasser le maréchal de Villeroy et de me faire gouverneur du roi. — Il me le dit. — Je l'en détourne.

Nous voici arrivés à une époque bien curieuse; mais quel dommage que Torcy n'ait pas poussé plus loin qu'il n'a fait le recueil des extraits des lettres que le secret de la poste lui ouvrait, et quel déplaisir de ce que le crédit imposant et toujours augmentant de l'abbé Dubois sur M. le duc d'Orléans ne lui permettait plus sa confiance accoutumée pour ceux qui lui étaient le plus fidèlement attachés! Ce double malheur privera désormais ces Mémoires des plus curieuses connaissances. Je n'y veux et n'y puis écrire que ce qui a passé sous mes yeux ou ce que j'ai appris de ceux-là mêmes par qui ont passé les affaires. J'aime mieux avouer franchement mon ignorance que de hasarder des conjectures qui sont souvent peu différentes des romans; c'est où j'en serai souvent réduit désormais; mais je préfère la honte de l'avouer et d'en avertir pour le reste de ces Mémoires, à me faire de déplorables illusions, et tromper ainsi mes lecteurs, si tant est que ces Mémoires voient jamais le jour.

Les tyrans et les scélérats ont leur terme, ils ne peuvent outrepasser celui que leur a prescrit l'arbitre éternel de toutes choses. On a si amplement vu qu'Albéroni était l'un et l'autre par tout ce qui d'après Torcy a été ici rapporté de lui, qu'il n'y a plus rien à ajouter sur ce monstrueux personnage. L'Europe entière, victime de ses forfaits par un endroit ou par un autre, détestait un maître absolu de l'Espagne, dont la perfidie, l'ambition, l'intérêt personnel, les vues toujours obliques, souvent les caprices, quelquefois même la folie, étaient les guides, et dont l'unique intérêt continuellement varié et diversifié selon que la fantaisie le lui montrait, se cachait sous des projets toujours incertains, et dont la plupart étaient d'exécution impossible. Accoutumé à tenir le roi et la reine d'Espagne dans ses fers et dans la prison la plus étroite et la plus obscure, où il avait su les renfermer sans communication avec personne, à ne voir, à ne sentir, à ne respirer que par lui, et à revêtir toutes ses volontés en aveugles, il faisait trembler toute l'Espagne, et avait anéanti tout ce qu'elle avait de plus grand par ses violences. Accoutumé à n'y garder aucune sorte de mesure, méprisant son maître et sa maîtresse, dont il avait absorbé toutes les volontés et tout le pouvoir, il brava successivement toutes les puissances de l'Europe, et ne se proposa rien moins que de les tromper toutes, puis de les dominer, de les faire servir à tout ce qu'il imagina, et se voyant enfin à bout de toutes ses ruses, à exécuter seul et sans alliés le plan qu'il s'était formé. Ce plan n'était rien moins que d'enlever à l'empereur tout ce que la paix d'Utrecht lui avait laissé en Italie, de ce que la maison d'Autriche espagnole y avait possédé, d'y dominer le pape, le roi de Sicile, auquel il voulait ôter cette île comme arrachée à l'Espagne par la même paix, dépouiller l'empereur du secours de la France et de l'Angleterre en soulevant la première contre le régent par les menées de l'ambassadeur Cellamare et du duc du Maine, et jetant le roi Jacques en Angleterre par le secours du Nord, occuper le roi Georges par une guerre civile; enfin de profiter pour soi de ces désordres pour transporter sûrement en Italie, que son cardinalat lui faisait regarder comme un asile assuré contre tous les revers, l'argent immense qu'il avait pillé et ramassé en Espagne, sous prétexte d'y faire passer les sommes nécessaires au roi d'Espagne pour y soutenir la guerre et les conquêtes qu'il y ferait, et cet objet d'Albéroni était peut-être le moteur en lui de ses vastes projets. Leur folie ne put être comprise ; ce ne fut qu'avec le temps qu'on découvrit enfin avec le plus grand étonnement que son obstination dans son plan, et à rejeter toutes les propositions les plus raisonnables n'avait point d'autre fondement que sa folie, ni d'autres ressources que les seules forces de l'Espagne contre celles de l'empereur, de la France, de l'Angleterre et de la Hollande, que cette dernière couronne entraîna après soi. Pour comble d'extravagance, la découverte de la conspiration brassée en France, et le bon ordre qui y fut mis aussitôt, ni les contretemps arrivés dans le Nord, qui ne laissèrent plus d'espérance à Albéroni d'occuper ces deux couronnes chez elles assez puissamment pour leur faire quitter prise au dehors, ne le purent déprendre de pousser la guerre et ses projets, dont les prodigieux préparatifs avaient entièrement achevé d'épuiser l'Espagne sans l'avoir pu mettre en état de tenir un moment contre toute l'Europe, neutre ou alliée pour soutenir l'empereur en Italie, qui à la fin y gagna Naples, la Sicile et quelques restes de la Lombardie qu'il n'y possédait pas.

Albéroni abhorré en Espagne en tyran cruel de la monarchie qu'il s'appropriait uniquement, en France, en Angleterre, à Rome, et par l'empereur comme un ennemi implacable et personnel, semblait n'avoir pas la moindre inquiétude. Il était pourtant impossible que le roi et la reine d'Espagne ignorassent les malheurs de leurs troupes et de leur flotte en Sicile, le danger prochain de la révolution de Naples, l'impossibilité de réparer tant de pertes, et de soutenir avec les seules forces de l'Espagne, qui n'en avait plus aucune, toutes celles de l'empereur, de la France et de l'Angleterre, même la Hollande, unies, et les cris du pape et de toute l'Italie. Le régent et l'abbé Dubois, qui n'avaient que trop de raisons de regarder depuis longtemps Albéroni comme leur ennemi personnel à chacun d'eux, étaient sans cesse sourdement occupés des moyens de sa chute; ils crurent ce moment favorable, ils surent en profiter. Le comment, c'est le curieux détail qui n'est pas venu jusqu'à moi, et qui mérite d'être bien regretté. M. le duc d'Orléans a survécu Dubois de trop peu de mois pour que j'aie pu ressasser avec lui beaucoup de choses, et celle-ci est une de celles que je n'ai point mises sur le tapis depuis que sa confiance me fut rouverte, entraîné par le courant et par d'autres choses, et comptant toujours d'avoir le temps d'y revenir. Tout ce que j'ai su avec connaissance par M. le duc d'Orléans dans le temps même, mais en deux mots, et depuis en Espagne, sans y avoir trouvé plus d'éclaircissement et de détails, c'est ce qu'on a vu dans ce qui a été rapporté ici de Torcy, qu'Albéroni avait toujours redouté, [et qui] lui arriva. Il tremblait du moindre Parmesan qui arrivait à Madrid; il n'omit rien par le duc de Parme et par tous les autres moyens qu'il put imaginer pour les empêcher d'y venir; il regarda sans cesse avec tremblement le peu de ceux dont il n'avait pu rompre le voyage ni procurer le renvoi.

Parmi ceux-ci, il ne craignit rien tant que la nourrice de la reine, à laquelle, parmi ses ménagements, il lâchait quelquefois des coups de caveçon pour la contenir, où le raisonnement politique avait peut-être moins de part que l'humeur. Cette nourrice qui était une grosse paysanne du pays de Parme, s'appelait Dona Laura Piscatori; elle n'était venue en Espagne que quelques années après la reine qui l'avait toujours aimée, et qui la fit peu après son assafeta, c'est-à-dire sa première femme de chambre, mais qui en Espagne est tout autrement considérable qu'ici. Laura avait amené son mari, paysan de tous points, que personne ne voyait et ne connaissait; mais Laura avait de l'esprit, de la ruse, du tour, des vues à travers la grossièreté extérieure de ses manières, qu'elle avait conservées ou par habitude, peut-être aussi par politique pour se faire moins soupçonner, et comme les personnes de cette extraction, parfaitement intéressée. Elle n'ignorait pas combien impatiemment Albéroni souffrait sa présence et craignait sa faveur auprès de la reine, qu'il voulait posséder seul; et plus sensible aux coups de patte qu'elle recevait de lui de temps en temps qu'à ses ménagements ordinaires, elle ne le regardait que comme un ennemi très redoutable, qui la retenait dans d'étroites bornes, qui l'empêchait de profiter de sa faveur en contenant là-dessus la reine elle-même, et duquel le dessein était de la faire renvoyer à Parme, et de n'oublier rien pour y réussir. Voilà tout ce que j'ai pu apprendre sans autre détail, sinon que voyant la conjoncture favorable, par ce qui vient d'être représenté de la situation des affaires d'Espagne, où la tyrannie d'Albéroni était généralement abhorrée, elle fut aisément gagnée par l'argent du régent, et l'intrigue de l'abbé Dubois pour hasarder d'attaquer Albéroni auprès de la reine, et par elle auprès du roi, comme un ministre qui avait ruiné l'Espagne, qui était l'unique obstacle de la paix pour ses vues personnelles, auxquelles il avait sacrifié sans cesse Leurs Majestés Catholiques et les avait commises seules contre toutes les puissances de l'Europe. Comme je ne raconte que ce que je sais, je serai bien court sur un événement si intéressant.

Laura réussit. Albéroni, au moment le moins attendu, reçut un billet du roi d'Espagne, par lequel il lui ordonnait de se retirer à l'instant sans voir ni écrire à lui ni à la reine, et de partir dans deux fois vingt-quatre heures pour sortir d'Espagne; et cependant un officier des gardes du corps fut envoyé auprès de lui jusqu'à son départ. Comment cet ordre accablant fut reçu, ce que fit et ce que devint le cardinal, je l'ignore; je sais seulement qu'il obéit et qu'il prit son chemin par l'Aragon. On eut si peu de précaution à l'égard de ses papiers et des choses qu'il emportait qui furent immenses en argent et en pierreries, que ce ne fut qu'après les premières journées que le roi d'Espagne fut averti que le testament original de Charles II ne se trouvait plus. On jugea aussitôt qu'Albéroni avait emporté ce titre si précieux par lequel Charles II nommait Philippe V roi d'Espagne, et lui léguait tous ses vastes États, pour s'en servir peut-être à gagner les bonnes grâces et la protection de l'empereur, en lui faisant un sacrifice. On envoya arrêter Albéroni. Ce ne fut pas sans peine et sans les plus terribles menaces qu'il rendit enfin le testament, en jetant les plus hauts cris, et quelques autres papiers importants qu'on s'était aperçu en même temps qui manquaient. La terreur qu'il avait imprimée l'était si profondément, que jusqu'à ce moment personne n'osa parler ni montrer sa joie, quoique parti. Mais cet événement rassurant contre le retour, ce fut un débordement sans exemple d'allégresse universelle, d'imprécations et de rapports contre lui au roi et à la reine, tant des choses les plus publiques qu'eux seuls ignoraient, que d'une infinité de forfaits particuliers qui ne sont plus bons qu'à passer sous silence.

M. le duc d'Orléans ne contraignit point sa joie, moins encore l'abbé Dubois: c'était leur ouvrage qui renversait leur ennemi personnel, et avec lui le mur de séparation si fortement élevé par Albéroni entre le régent et le roi d'Espagne, et du même coup l'obstacle unique de la paix. Cette dernière raison fit éclater la même joie en Italie, à Vienne, à Londres; les puissances alliées s'en félicitèrent; jusqu'aux Hollandais furent ravis d'être délivrés d'un ministère si double, si impétueux, si puissant, et on espéra à Turin trouver des ressources de politique et de ruses qu'Albéroni avait tant contribué à rendre suspectes ou inutiles. M. le duc d'Orléans dépêcha le chevalier de Marcieu, homme fort adroit, fort intelligent, et fort dans la main de l'abbé Dubois aux derniers confins de la frontière pour y attendre Albéroni, l'accompagner jusqu'au moment de son embarquement en Provence pour l'Italie, ne le pas perdre de vue, lui faire éviter les grandes villes et même les gros lieux autant qu'il serait possible, ne pas souffrir qu'il lui fût rendu aucune sorte d'honneur, surtout empêcher quelque communication que ce pût être avec lui sans exception de personne, en un mot, le conduire civilement comme un prisonnier gardé à vue. Marcieu exécuta à la lettre cette commission désagréable, mais d'autant plus nécessaire que, tout disgracié qu'était Albéroni, on en craignait encore les dangereuses pratiques, traversant une grande partie de la France, où tout ce qui était contraire au régent, avait eu recours à lui, et où l'affaire de Bretagne n'était pas encore finie, et ce ne fut pas sans grande raison que toute sorte de liberté, d'accès, de curiosité même lui fut soigneusement retranchée.

On peut juger ce qu'en souffrit un homme si impétueux et si accoutumé à tout pouvoir et à tout faire; mais il sut s'accommoder à un si grand et si prompt changement d'état, se posséder, ne se hasarder à aucun refus, être sage et mesuré en toutes ses manières, très réservé en ses paroles, avoir l'air de ne prendre garde à rien, à s'accommoder de tout singulièrement, sans questions, sans prétentions, sans plaintes, dissimulant tout, et montrant, sans s'en lasser, de prendre Marcieu comme un accompagnement d'honneur. Il ne reçut donc aucune civilité de la part du régent, de Dubois, ni de personne, et fit, sans s'arrêter, avec presque nulle suite, les journées marquées par Marcieu, jusqu'au bord de la Méditerranée, où il s'embarqua en arrivant, et passa à la côte de Gênes. Ce fut dans ce voyage où Marcieu apprit de lui l'anecdote si curieuse touchant la disgrâce de la princesse des Ursins, convenue entre les deux rois, dont la nouvelle reine d'Espagne fut chargée pour la manière de l'exécution, qui a été ici racontée au temps de cette disgrâce, et que je sus du marquis, depuis maréchal de Brancas, à qui Marcieu l'avait depuis racontée. Albéroni, délivré de son Argus et arrivé en Italie, s'y trouva aussitôt en d'autres embarras par la colère de l'empereur, qui ne l'y voulut souffrir nulle part, et par l'indignation de la cour de Rome, qui se trouva l'emporter, en cette occasion, sur sa jalousie du respect de sa pourpre. Il fut réduit à se tenir longtemps errant et caché, et il ne put approcher de Rome que par la mort du pape. Le surplus de la vie de cet homme si extraordinaire n'est plus matière de ces Mémoires. Mais ce qui n'y doit pas être oublié est la dernière marque de rage, de désespoir et de folie, qu'il donna en traversant la France. Il écrivit de Montpellier, à M. le duc d'Orléans, des offres de lui donner les moyens de faire la plus dangereuse guerre à l'Espagne; et de Marseille, prêt à s'embarquer, il lui écrivit de nouveau pour lui réitérer et le presser sur les mêmes offres. Il garda peu de décence sur le roi et la reine d'Espagne, et ne put s'empêcher d'ajouter que le pape, l'empereur et Leurs Majestés Catholiques rendraient compte à Dieu de l'avoir empêché d'avoir les bulles de l'archevêché de Séville.

On ne peut s'empêcher de s'arrêter ici une dernière fois sur Albéroni et sur l'aveuglement de souffrir des ecclésiastiques dans les affaires, surtout des cardinaux, dont le privilège le plus spécial est l'impunité de tout ce qui est de plus infamant et de plus criminel en tout genre. Ingratitude, infidélité, révolte, félonie, indépendance, sans qu'il en soit rien, pas même le plus souvent dans la conduite de personne à l'égard de ces éminents coupables, même assez peu perceptiblement dans l'opinion commune qui s'y est accoutumée par les exemples de tous les temps. Il fallait qu'Albéroni eût la tête bien étrangement tournée par la rage et le désespoir, pour faire cette plainte si fort inutile sur Séville. Il avait voulu soulever l'Europe entière contre l'empereur pour lui arracher l'Italie, sans s'être jamais rendu à aucune sorte de composition pour l'Espagne, ni de raison ; devait-il s'étonner que l'empereur, qui le regardait comme son ennemi personnel, s'opposât à ce qui augmentait son pouvoir et sa grandeur? Il avait traité vingt fois le pape avec la dernière indignité; était-il surprenant qu'il ne le trouvât pas favorable pour les bulles de Séville? Que ne devait-il pas à Leurs Majestés Catholiques, de quelle poussière ne l'avaient-ils pas tiré, à quel degré de puissance et de grandeur ne l'avaient-ils pas élevé, et à quoi et combien de fois ne s'étaient-ils pas commis avec la plus extrême persévérance pour lui obtenir le chapeau? Et il en parle avec le dernier mépris, et s'offre à faire servir à leur ruine la connaissance intime que leur aveugle bonté lui a donnée de toutes leurs affaires, en le faisant régner absolument et si longtemps en Espagne. À qui fait-il des offres si abominables? À un prince qu'il a forcé à devenir leur ennemi, dont lui-même a fait tout ce qui a été en lui pour renverser la régence par les plus indignes pratiques, et qu'il ne peut douter qu'il n'ait contribué à sa chute, à tout le moins qu'il ne la regarde comme un des plus grands bonheurs qui pussent lui arriver. Voilà donc tout à la fois le comble du crime et de la folie. Aussi M. le duc d'Orléans ne lui fit aucune réponse. Mais il faut dévoiler ici le grand motif de cette rage et de ce désespoir à qui il ne put refuser de s'exhaler par ces deux lettres.

Tout ecclésiastique qui arrive, de quelque bassesse que ce puisse être, à mettre le pied dans les affaires, a pour but d'être cardinal et d'y sacrifier tout sans réserve. Cette vérité est si certaine, et tellement fortifiée d'exemples de tous les temps jusqu'aux nôtres, qu'elle ne peut être considérée que comme un axiome le plus évident et le plus certain. On a vu dans ce qu'on a donné ici d'après Torcy, les ressorts sans nombre et sans mesure qu'Albéroni inventa et fit jouer pour arracher du pape le cardinalat, et s'acquérir ainsi tout droit d'impunité la plus étendue, quoi qu'il commît, de la plus sûre et de la plus ferme considération, et les moyens de revenir toujours à figurer où que ce fût. Mais ce n'était qu'un degré: ses vues étaient plus vastes, il voulait Tolède, et pour y arriver il se fit donner le riche évêché de Malaga et se fit sacrer. Tolède ne vacant point, il saisit l'instant de la mort de l'illustre cardinal Arias, archevêque de Séville, et en attendant Tolède, il se fit nommer à se second archevêché d'Espagne. De là à Tolède, il n'y avait plus qu'un pas; mais demeurant même archevêque de Séville avec sa pourpre, il était à la tête du clergé d'Espagne. La puissance où il s'était établi lui donnait tous les moyens nécessaires à le pratiquer sans bruit et se l'attacher. Cardinal et archevêque, rien ne le pouvait plus tirer d'Espagne; ce nouveau titre l'affermissait dans la place de premier et de tout-puissant ministre. Appuyé de la sorte il arrivait au but qu'il s'était proposé de se faire redouter par le roi et la reine, et de devenir même à découvert le tyran de l'Espagne; et si, par impossible à ses yeux, il tombait enfin du premier ministère, inviolable par sa pourpre, et à la tête du clergé qu'il se serait attaché, quel odieux personnage, mais quel puissant ne fût-il pas demeuré en un pays où le clergé a une autorité si grande, qu'il oblige le roi de compter avec lui sur les levées et sur toutes autres choses à tous moments! C'est ce dessein, bien qu'avorté par l'opiniâtre et heureux refus des bulles de Séville, suivi de si près par sa chute, qui le rendit si longtemps inflexible à la démission de Malaga, que le pape et le roi d'Espagne lui demandèrent; c'était tenir encore par un filet ce projet qui lui était si cher, qui tout chimérique qu'il fût par n'avoir pas eu le temps de le laisser mûrir et de le faire éclore, était toujours le plus avant dans son coeur; et c'est, pour le dire en passant, le danger extrême du gouvernement des ecclésiastiques qui se rendent si facilement indépendants de leur roi, et qui, ce grand pas fait, ont des moyens de se maintenir par une force, contre laquelle toute la temporelle a la honte de lutter ou de souffrir tout, quelquefois d'étranges inconvénients à subir, et toujours en plein spectacle. Sans remonter pour la France aux cardinaux Balue, Lorraine, Guise et autres encore, les cardinaux de Retz, Bouillon, et celui-ci en rafraîchissent l'importante leçon que le cardinal Dubois, s'il eût vécu, eût certainement renouvelée aux dépens de M. le duc d'Orléans, s'il l'avait pu. Ce n'est pas idée, imagination, mais réalité effective, dont il prenait déjà sourdement toutes les mesures et les dimensions. Mais le roi ne le put jamais aimer, de quoi son gouverneur et son précepteur, en cela parfaitement de concert, surent parfaitement le garder et l'éloigner, et M. le duc d'Orléans, qui gémissait sur les fins sous l'empire de sa créature, tout faible à l'excès qu'il fût, ne lui aurait pas laissé le temps de l'expulser, connaissant surtout les dispositions du roi qui l'aimait et le montrait à demi, malgré les deux mêmes et sa disposition contraire à l'égard de Dubois.

Si on s'étonne de cette différence à l'égard de deux hommes si principaux, qui étaient également l'objet de la haine du maréchal de Villeroy et de l'évêque de Fréjus, un mot d'éclaircissement ne peut être que curieux. Rien de si désagréable que l'énonciation, le forcé et faux palpable de toutes les manières et de tout l'extérieur de l'abbé Dubois, même en voulant plaire. Rien de plus gracieux ni de plus agréable que l'énonciation, l'extérieur et toutes les manières de M. le duc d'Orléans, même sans penser à plaire; cette différence qui fait une impression naturelle sur tout le monde, frappe et affecte encore plus un roi de dix ans. Rien encore de si naturellement glorieux que les enfants, combien plus un enfant couronné et gâté! Le roi était en effet très glorieux, très sensible, très susceptible là-dessus, où rien ne lui échappait sans le montrer. Dubois ne travaillait point avec lui, mais il le voyait et lui parlait avec un air de familiarité et de liberté qui le choquait et qui découvrait aisément le dessein de s'emparer de lui peu à peu, ce que le maréchal de Villeroy et Fréjus encore plus redoutaient comme la mort.

Tous deux faisaient remarquer au roi et lui exagéraient les airs peu respectueux et indécents de l'abbé Dubois à son égard, et l'éloignaient de lui, pour ainsi dire à la tâche, en lui en inspirant de la crainte. Ils n'étaient pas en de meilleures dispositions pour M. le duc d'Orléans. Le maréchal de Villeroy entre le roi et lui, ou le seul Fréjus en tiers, donnaient carrière à sa haine. Mais le roi le craignait et ne l'aimait point. L'autorité seule lui donnait quelque créance, mais faiblement. Fréjus qu'il aimait et qui avait captivé et obtenu toute sa confiance, aurait été dangereux s'il avait aidé le maréchal contre le régent, comme il le secondait contre Dubois. Mais il se contentait d'éviter d'être suspect au maréchal, se reposait sur son bien-dire, sentait par l'événement du duc du Maine le danger de s'exposer. Il n'imaginait pas lors qu'une mort si prématurée le porterait au pouvoir le plus suprême, le plus arbitraire, le plus long, le moins contredit; mais il ne voulait pas nuire à ses vues de grandes places et de grand crédit, sous M. le duc d'Orléans, par l'affection du roi, et par elle peu à peu de le faire compter avec lui; enfin si l'art et la fortune le pouvaient porter jusque-là, à chasser M. le duc d'Orléans et à s'emparer de toutes les affaires. Pour arriver là, il fallait donc deux choses: la première ne se pas faire chasser avant le temps, et se trouver perdu sans retour avant d'avoir pu commencer à être; la seconde, se conduire de façon à ne pas étranger de lui M. le duc d'Orléans le moins du monde, pour en pouvoir espérer facilité à ses desseins d'être; devenir en effet sous ses auspices, sans lesquels le roi quoique majeur ne l'aurait pas mis dans le conseil, encore moins en influence et en autorité, et pour cela ménager le régent avec un extrême soin, mais sans rien, non seulement d'affecté, mais encore d'apparent, et se reposer contre lui sur le maréchal de Villeroy, avec une approbation la plus tacite qu'il pourrait, en attendant un âge fait du roi, un progrès plus solide dans sa confiance, une place dans son conseil, qui lui donnât moyen et caractère de profiter, même de faire naître des conjonctures, qui lui donnassent ouverture à devenir le maître et à renvoyer M. le duc d'Orléans à ses plaisirs. Moins plein de soi et plus clairvoyant que le maréchal de Villeroy, il sentait le goût intérieur du roi pour M. le duc d'Orléans.

Ce prince n'approchait jamais de lui en public et en quelque particulier qu'ils fussent, qu'avec le même air de respect qu'il se présentait devant le feu roi. Jamais la moindre liberté, bien moins de familiarité, mais avec grâce, sans rien d'imposant par l'âge et la place, conversation à sa portée, et à lui et devant lui, avec quelque gaieté, mais très mesurée et qui ne faisait que bannir les rides du sérieux et doucement apprivoiser l'enfant. Travaillant avec lui, il le faisait légèrement, pour lui marquer que rien [ne se faisait] sans lui en rendre compte, ce qu'il proportionnait et courtement à la portée de l'âge, et toujours avec l'air du ministre sous le roi. Sur les choses à donner, gouvernements, places de toutes sortes, bénéfices, pensions, il les proposait, parcourait brèvement les raisons des demandeurs, proposait celui qui devait être préféré, ne manquait jamais d'ajouter qu'il lui disait son avis comme il y était obligé, mais que ce n'était pas à lui à donner, que le roi était le maître, et qu'il n'avait qu'à choisir et à décider. Quelquefois même il l'en pressait quand le choix était peu important; et si rarement le roi lui paraissait pencher pour quelqu'un, car il était trop glorieux et trop timide pour s'en bien expliquer, et M. le duc d'Orléans y avait toujours grande attention, il lui disait avec grâce qu'il se doutait de son goût, et tout de suite: « Mais n'êtes-vous pas le maître? Je ne suis ici que pour vous rendre compte, vous proposer, recevoir vos ordres et les exécuter. » Et à l'instant la chose était légèrement donnée sans la faire valoir le moins du monde, et [il] passait aussitôt à autre chose. Cette conduite en public et en particulier, surtout cette manière de travailler avec le roi, charmait le petit monarque; il se croyait un homme, il comptait régner et en sentait tout le gré à celui qui le faisait ainsi régner.

Le régent ni les particuliers n'y couraient pas grand risque; le roi se souciait peu et rarement, et comme il a été remarqué, était trop glorieux et trop timide pour le montrer souvent, beaucoup moins pour rien demander. M. le duc d'Orléans était encore fort attentif à bien traiter tout ce qui environnait le roi de près, avec familiarité, pour s'en faire un groupe bienveillant, et à chercher à faire des grâces à ceux pour qui on pouvait croire que le roi avait quelque affection. Cela servait encore merveilleusement à M. le duc d'Orléans, dans des occasions de grâces et de places peu importantes, sur lesquelles le roi aurait montré un goût d'enfant. Comme il était prévenu par l'expérience, de la façon dont M. le duc d'Orléans en usait toujours là-dessus avec lui, cela donnait à ce prince la liberté et la facilité de lui représenter l'importance du poste et les qualités nécessaires pour le remplir, d'insister, mais en lui disant toujours qu'il était le maître, qu'il n'avait qu'à prononcer; qu'il le suppliait seulement de ne pas trouver mauvais qu'il lui eût dit ses raisons, parce qu'il était de son devoir de le faire, et après de lui obéir. Il n'en fallait pas davantage, le roi se rendait sans chagrin et gaiement; mais ces sortes de cas n'arrivaient presque jamais. Le maréchal de Villeroy était toujours en tiers à ce travail, par lui ou par le roi; il était difficile que M. de Fréjus ne sût ce qu'il se passait à chaque travail, de cette conduite du régent, et que le roi qui avait des tête-à-tête avec son précepteur, que le maréchal de Villeroy qui en enrageait, ne pouvait empêcher, ne lui témoignât souvent combien il était content de M. le duc d'Orléans; il n'en fallait pas davantage pour le tenir en bride et laisser au maréchal, qu'il voulait doucement primer et ruiner, les discours contre le régent, qui ne pouvaient plaire au roi dans la disposition favorable où M. le duc d'Orléans le tenait continuellement pour lui.

Ce prince, délivré d'Albéroni, voyait la paix et sa réconciliation prochaine avec l'Espagne, ce prétexte et les vaines espérances de ce côté-là ôtées aux brouillons, le duc et la duchesse du Maine hors de toute mesure d'oser plus branler, leurs adhérents de la cour reconnus épouvantés et hors d'état et de moyens de plus branler, les autres atterrés ; enfin Pontcallet et d'autres nouvellement ou précédemment arrêtés en Bretagne, prêts à subir un jugement de mort, qui achèverait de faire rentrer partout chacun en soi-même, et de rétablir la tranquillité. Il lui restait l'embarras des finances et de l'administration de Law, et d'achever de vaincre le parlement pour n'y avoir plus d'entraves, qui tout étourdi qu'il avait été du grand coup porté sur lui au lit de justice des Tuileries, reprenait peu à peu ses esprits, et ce caractère si cher, mais si dangereusement usurpé, de modérateur avec autorité entre le roi et le peuple. Les mêmes seigneurs, liés secrètement avec M. et Mme du Maine, découverts et déconcertés, et qui l'étaient aussi avec cette compagnie, n'avaient pas renoncé à chercher de figurer avec elle et par elle. Le maréchal de Villeroy était comme leur chef, il était tombé dans le dernier abattement, ainsi que les maréchaux de Villars et d'Huxelles, lorsque M. et Mme du Maine furent arrêtés. Ils y étaient longtemps demeurés; mais la ridicule issue d'un si grand et si juste éclat, leur avait rendu quelque petit courage, et Villeroy avait repris tous ses grands airs et ses tons de roi de théâtre, appuyé de sa place et gâté par les pitoyables ménagements de M. le duc d'Orléans, qui s'en croyait dédommagé en se moquant de lui en son absence, tandis qu'il en était dominé en présence avec la plus méprisante hauteur du maréchal, qui avait l'audace de s'en parer au public, et de s'en faire valoir au parlement et aux halles où il voulait toujours représenter M. de Beaufort.

Tout cela pesait à M. le duc d'Orléans; il craignait un ralliement public avec le parlement sur le désordre de Law, qui entraînerait tout le monde et par l'intérêt particulier et pécuniaire de chacun, et par le fantôme du bien de l'État qu'ils auraient pour eux, et qui tiendrait M. le duc d'Orléans en bride. Je crois que Law, qui sentait mieux que personne l'état où il avait mis les finances et son propre danger, et [mieux] que M. le duc d'Orléans même, le lui grossit, et le pressa de songer à le parer à temps, et qu'il s'y fit aider par M. le Duc et par ses autres confidents tels que l'abbé Dubois et autres de l'intérieur. Je dis que je le crois, parce qu'aucun d'eux ne m'en parla, et que je n'ai pu me persuader que, sans une grande et puissante impulsion, M. le duc d'Orléans pût prendre la résolution de chasser le maréchal de Villeroy. C'était dans un temps où l'abbé Dubois, qui était tout à fait maître, éloignait ce prince de moi, et où je m'éloignais de lui encore davantage, piqué du retour du duc et de la duchesse du Maine, et indigné de voir Dubois en pleine possession de son esprit. Ainsi tout se passait tellement sans moi que je n'eus pas la moindre idée qu'il fût question de se défaire du maréchal de Villeroy.

Travaillant un jour à mon ordinaire tout à la fin de cette année avec M. le duc d'Orléans, il m'interrompit un quart d'heure au plus après avoir commencé, pour me faire ses plaintes du maréchal de Villeroy. Cela lui arrivait quelquefois; mais de là s'échauffant en discours de plus forts en plus forts, il se leva tout d'un coup, et me dit que cela n'était plus tenable, car ce fut son expression; qu'il voulait et allait le chasser, et tout de suite, que je fusse gouverneur du roi. Ma surprise fut extrême, mais je ne perdis pas le jugement. Je me mis à sourire et répondis doucement qu'il n'y pensait pas. « Comment, reprit-il, j'y pense très bien, et si bien que je veux que cela soit, et ne pas différer ce qui devrait être fait il y a longtemps. Qu'est-ce donc que vous trouvez à cela? » Se mit à se promener ou plutôt à toupiller dans ce petit cabinet d'hiver. Alors je lui demandai s'il y avait bien mûrement pensé. Là-dessus il m'étala toutes ses raisons pour ôter le maréchal et toutes celles de me mettre en sa place, trop flatteuses pour les rapporter ici. Je le laissai dire tant qu'il voulut, puis je parlai à mon tour sans vouloir être interrompu. Je convins de tout sur le maréchal de Villeroy, parce qu'en effet il n'y avait pas moyen de disconvenir d'aucune de ses plaintes, de ses raisons et de ses conséquences; mais je m'opposai fortement à l'ôter. Je fis d'abord souvenir M. le duc d'Orléans de toutes les raisons que je lui avais alléguées pour le détourner d'ôter à M. du Maine la surintendance de l'éducation du roi, combien lui-même les avait trouvées sages et bonnes, combien il en était demeuré persuadé, et qu'il n'avait cédé qu'à la force et à la constante persécution de M. le Duc. Je lui distinguai bien les raisons communes avec ce qui regardait M. le Duc d'une part, le parlement de l'autre, d'avec celles qui ne regardaient que le duc du Maine et lui-même, le danger d'intervertir la disposition du feu roi à l'égard d'une personne aussi chère et précieuse que celle de son successeur. De là, j'entrai en comparaison des personnages; je lui fis sentir la différence d'ôter un homme quelque grand et établi qu'il fût, mais haï, mais envié, mais abhorré des princes du sang et du gros du monde, mais toutefois très dangereux à conserver par son esprit, ses vues, sa cabale, d'avec un autre homme mis pareillement de la main du roi mort entre ses bras, sans esprit ni mérite, peu dangereux par conséquent, adoré du peuple et du gros du monde, orné du masque d'honnête homme et [tenu] pour incapable de pouvoir et de vouloir remuer et faire un parti dans l'État, chéri du parlement et de toute la magistrature par les soins qu'il en avait pris de longue main, toutes choses, excepté le point du parlement, diamétralement contraires entre le maréchal de Villeroy et le duc du Maine. Je m'étendis là-dessus, et je répondis à toutes ses répliques.

Je lui dis que le maréchal de Villeroy n'était à son égard que ce qu'il le faisait être, et ce que tout autre serait avec autant de vent et de fatuité, et aussi peu d'esprit et de sens; qu'il l'avait gâté et le gâtait sans cesse, dont le maréchal savait se prévaloir; qu'on ne s'accoutumait ni en public ni en particulier à voir combien il lui imposait, l'air de supériorité du maréchal avec lui comme s'il eût été encore au temps de Monsieur, et lui en celui de sa première jeunesse; que pour lui, pour les siens, pour Lyon, pour tous ceux pour qui le maréchal daignait non pas demander, mais témoigner quelque petit désir, [tout] était accordé sur-le-champ et sans mesure, et que résolu de lui cacher tout, il lui disait une infinité de choses, et l'admettait continuellement dans le secret de la poste; qu'avec cette conduite que l'affaire du duc du Maine n'avait que légèrement altérée et encore pour fort peu de temps, il ne devait pas être surpris des avantages que le maréchal en savait prendre; qu'il n'y avait qu'à changer une conduite aussi étrange et aussi dangereuse, et tenir ferme dans ce changement, sans se donner la peine d'aller plus loin; qu'il verrait tout aussitôt le maréchal de Villeroy se croire perdu, tremblant, petit et respectueux, souple, tel enfin qu'il s'était montré à la disgrâce, et bien plus encore à l'éclat de l'affaire du duc et de la duchesse du Maine; que la durée de ce changement achèverait de le déconcerter, de le renverser, de le décréditer en lui ôtant l'opinion du monde que le maréchal lui imposait, et que lui n'osait lui résister; que déchu de la sorte et toujours tremblant pour son sort, il ne pourrait jamais lui nuire; que dépouillé de [ce] qui le rehaussait, non de sa place, il y paraîtrait tel qu'il était, par conséquent méprisable et méprisé; que c'était dans cette réduction qui était entre ses mains qu'il fallait mettre et tenir toujours le maréchal, qui, en cette posture, lui serait bien meilleur demeurant dans sa place, que destitué, parce qu'il y serait nu et seul, au lieu que destitué il aurait pour lui l'aboiement de tout le monde, l'air et l'honneur de martyr du bien public, celui dont la présence était incompatible avec les derniers excès de Law et la ruine universelle; qu'en laissant le maréchal de Villeroy sans y toucher, mais en le traitant constamment comme je venais de le proposer, il l'anéantissait; que, le chassant, il en faisait un personnage, une idole du parlement, du peuple, des provinces, un point de ralliement sinon dangereux, du moins embarrassant, d'autant plus qu'il avait laissé passer le moment de l'envelopper avec le duc et la duchesse du Maine; qu'il ne se pouvait donc plus agir ici du bien et de la tranquillité de l'État ni d'intelligences étrangères et criminelles, comme à l'égard du duc et de la duchesse du Maine, et du parti qu'ils avaient formé, mais uniquement de l'intérêt et des soupçons de lui régent, et d'un sacrifice qu'il se ferait à lui-même du seigneur le plus marqué du royaume, chargé de toute la confiance du feu roi jusqu'à sa mort, mis uniquement par là auprès du roi son successeur, de sa main, dont Son Altesse Royale intervertirait pour la seconde fois les dernières, les plus intimes et les plus sacrées dispositions.

Ébranlé, mais non dépris encore de sa résolution, il essaya de m'affaiblir en redoublant la tentation de la place de gouverneur du roi, et me comblant sur tout ce qu'il me prodigua là-dessus. Je lui témoignai ma reconnaissance en homme qui sentait très bien le prix de la place et celui de l'assaisonnement qu'il y mettait, mais qui n'en était pas ébloui. Tout de suite je le suppliai de se rappeler de ce qui s'était passé entre lui et moi dès avant qu'on sût que le roi écrivait tant de sa main, et qu'on en soupçonnât une disposition testamentaire; qu'il se souvînt que je lui avais dit qu'il était à présumer, même à désirer pour Son Altesse Royale, que le roi disposât des places de l'éducation du roi son successeur; mais que si, contre toute apparence, il vînt à manquer sans l'avoir fait, jamais lui régent, lui successeur immédiat par le droit des renonciations, si le jeune monarque mourait sans postérité masculine, jamais lui, si cruellement, si iniquement, mais si universellement accusé de toutes les horreurs alors récentes, et dont le souvenir se renouvelait depuis de temps en temps avec tant d'art et d'audace, ne devait jamais nommer un gouverneur ni aux autres places de l'éducation et du service intime, personne qui lui fût particulièrement attaché; que plus un homme le serait ou anciennement ou intimement, encore pis l'un et l'autre, plus il en devait être exclus, quand il aurait d'ailleurs pour ce grand emploi un talent unique, et tous les autres qui s'y pouvaient souhaiter; qu'il était entré dans mon sentiment, et qu'il était convenu avec moi de le suivre; que je le sommais donc maintenant de s'en souvenir et de ne pas s'écarter d'une résolution qui lui avait paru alors si salutaire, et qui par tout ce qui s'était passé depuis, surtout par l'expulsion du duc du Maine, l'était devenue de plus en plus. Enfin que ce raisonnement si vrai et si fort, résultant de la perverse nature des choses, me rendait par excellence l'homme de toute la France sur qui le choix devait le moins tomber, et qui en était le plus radicalement exclus par nature; qu'aussi croirais-je lui rendre le plus mauvais et le plus dangereux office de l'accepter.

M. le duc d'Orléans qui était l'homme que j'aie connu qui avait les réponses les plus prêtes à la main, et qui s'embarrassait le moins, même n'ayant rien qui valût à répondre, fut si surpris ou de la force de mes raisons, ou de la fermeté de mon refus, qu'il resta court et pensif, se promenant la tête basse sept ou huit pas en avant et autant en arrière, parce que ce cabinet était fort petit. Je demeurai debout sans le suivre et sans parler, pour laisser opérer ses réflexions que je ne voulais pas troubler par des redites inutiles, puisqu'en effet j'avais tout dit l'essentiel. Ce silence dura assez longtemps: puis il me dit qu'il y avait bien du bon dans ce que je lui avais exposé, mais que le maréchal de Villeroy était tellement devenu insupportable, et que j'étais si fait exprès pour l'emploi en tout sens, sur quoi il s'étendit encore, qu'il avait bien de la peine à changer d'avis. Les mêmes choses se rebattirent assez longtemps encore; les propos finirent par me dire que nous nous reverrions là-dessus. Je lui répondis que, pour ce qui me regardait, cela était tout vu de ma part, et que très certainement je ne serais point gouverneur du roi; qu'à l'égard du maréchal, il prît bien garde aux impulsions d'autrui, et à la sienne propre à lui-même, et qu'il se gardât bien de faire un si grand pas de clerc. Nous n'en dîmes pas davantage. Il m'en reparla près à près deux ou trois autres fois, mais toujours plus faiblement, moi toujours de même, et gagnant toujours du terrain sur lui, jusqu'à ce que, la dernière fois, il convint avec moi qu'il n'y songerait plus, et qu'il en userait avec le maréchal de Villeroy comme je le lui avais proposé; mais il n'en eut pas la force. Il le traita toujours de même, et le maréchal, par conséquent, toujours sur le haut ton avec lui. J'en étais dépité, mais je n'osai lui en faire de reproches, de peur de ranimer l'envie de le chasser. D'ailleurs tout allait tellement de travers, l'abbé Dubois si fort et si publiquement le maître absolu, que cela joint à la déplorable issue de l'affaire de M. et de Mme du Maine, mon dégoût allait à ne vouloir plus me mêler de rien, et à voir M. le duc d'Orléans courtement et précisément pour le nécessaire, et pour, ne rien marquer au monde si attentif à tout. Ainsi finit l'année 1719.

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