1720
Le roi commence à monter à cheval et à tirer. — L'Espagne remet la Sicile à l'empereur, et le roi de Sicile devient roi de Sardaigne. — Mariage du duc d'Albret avec Mlle de Gordes. — Suite de ses mariages. — Fortune prodigieuse de M. et de Mme de Beauvau par le duc de Lorraine. — Pension de dix mille livres à la nouvelle duchesse d'Albret. — Survivance du gouvernement de Franche-Comté au duc de Tallard, et de sous-gouverneur du roi au fils aîné de Saumery. — Mariage de M. de Mailloc avec une fille de la maréchale d'Harcourt. — Duc de Noailles s'accommode avec Bloin, pour son second fils, de la survivance d'intendant des ville, châteaux et parcs de Versailles et de Marly. — M. le comte de Charolais et le maréchal de Montesquiou entrent au conseil de régence. — Mort de Mme de Coetquen, et curiosités sur elle. — Chabot. — Mort et caractère de l'abbé de Chaulieu. — Mort de Sousternon. — Arrêt du conseil du 22 mai 1720, qui manifeste le désordre des actions de la banque, et qui a de tristes suites. — Malice noire d'Argenson. — Mouvements du parlement. — L'arrêt est révoqué, dont l'effet entraîne à la fin la perte de Law. — Conduite de l'abbé Dubois à l'égard de Law. — M. le duc d'Orléans me confie, et à deux autres avec moi, l'arrêt avant de le donner. — Je tâche en vain de l'en détourner. — Conduite du parlement et de M. le duc d'Orléans. — Arrêt qui révoque au bout de six jours celui du 22 mai. — Law est ôté du contrôle général des finances. — Beuzwaldt, avec seize Suisses, en garde chez lui. — Il voit le régent après un refus simulé; travaille avec lui et en est traité avec la bonté ordinaire. — La garde se retire de chez lui. — L'agio est transféré de la rue Quincampoix en la place de Vendôme. — M. le duc d'Orléans me veut donner les sceaux, et m'en presse deux jours durant. — Je tiens ferme à les refuser. — Law et le chevalier de Conflans envoyés sonder et persuader le chancelier. — Ils réussissent et le ramènent de Fresnes. — Les sceaux redemandés à Argenson et rendus au chancelier. — Retraite d'Argenson en très bon ordre et fort singulière.
Le roi commença a monter a cheval au pas, et galopa un peu quelque temps après, puis commença à tirer.
Les Espagnols évacuèrent la Sicile, dont l'empereur prit possession, et de tous les droits du tribunal fameux, dit de la monarchie, dont Rome n'osa lui disputer la moindre partie, après tout ce qui en était arrivé entre cette cour et le duc de Savoie, qu'on a vu ici en son temps. Ce prince, qui avec toute son adresse n'avait pu parer ce fâcheux coup, renonça malgré lui à la Sicile, en eut la faible compensation de la Sardaigne, dont [il] prit le titre de roi, au lieu de celui de roi de Sicile.
Le duc d'Albret épousa Mlle de Gordes, de la maison de Simiane, fille unique du premier mariage de Mme de Rhodes, qui était Simiane aussi, et veuve en secondes noces de M. de Rhodes, dernier de la maison de Pot, qui avait été autrefois grand maître des cérémonies, et fort de la cour et du grand monde, avec beaucoup d'esprit et de galanterie, depuis perdu de goutte et fort retiré, mort depuis longtemps. M. d'Albret perdit cette troisième femme au bout de deux ans. Il avait deux fils de sa première femme, et un de la seconde, mais il était infatigable en mariages. Il épousa en quatrièmes noces, en 1725, une fille du comte d'Harcourt-Lorraine, qui prit le nom postiche de Guise, si odieux aux vrais François, mais si cher à cette maison. Il avait obtenu en don une terre en Lorraine du duc de Lorraine, à laquelle il fit donner le nom de Guise, d'où il prit le nom de comte, puis de prince de Guise. Il n'y eut point d'enfants de ces deux derniers mariages du duc d'Albret, qu'une fille fort contrefaite, qui a depuis épousé le fils aîné de M. de Beauvau, qui, lui et sa femme, ont fait une si prodigieuse fortune par la faveur du dernier duc Léopold de Lorraine, et qui s'est fait grand d'Espagne, prince de l'empire, chevalier de la Toison d'Or, gouverneur de la Toscane, avec d'immenses biens.
M. le duc d'Orléans donna à la nouvelle duchesse d'Albret une pension de dix mille livres, la survivance du gouvernement de Franche-Comté au duc de Tallard, et celle de sous-gouverneur du roi au fils aîné de Saumery, qui valait beaucoup mieux que le père, car il était sage, instruit, honnête homme, et dans les bornes de ce qu'il était; mais pour ce genre de survivance, et d'un père plein de santé, qui n'avait pas besoin de secours, mais qui en voulait perpétuer les appointements dans sa famille, c'est une invention qui n'avait point d'exemple pour de pareils emplois, et que le père qui l'obtint était bien loin de mériter par le peu qu'il valait, dont il avait fait force preuves et des plus étranges, comme on l'a vu ici en son lieu, et moins encore de la grâce de M. le duc d'Orléans que de qui que ce pût être. Le maréchal de Tallard ni les siens n'en avaient pas mieux mérité.
Le vieux marquis de Mailloc, riche, mais fort extraordinaire, épousa peu après une fille de la maréchale d'Harcourt, à qui elle n'avait pas grand'chose à donner. Il n'y en eut point d'enfants.
Le duc de Noailles, toujours à l'affût de tout, trouva que Versailles et Saint-Germain, dont il avait le gouvernement et la capitainerie, étaient faits l'un pour l'autre. Il tourna donc Bloin, dont il acheta pour son second fils la survivance d'intendant des ville, châteaux et parcs de Versailles et de Marly. Il prévoyait que dans quelques années ce morceau serait bon à s'en être nanti, et il ne se trompa pas.
M. le comte de Charolais fut admis au conseil de régence, dont il ne fit pas grand usage; il vit d'abord ce que c'était. Le maréchal de Montesquiou y entra aussi en même temps; il y fit le trentième.
Mme de Coetquen mourut en Bretagne, où elle s'était retirée depuis assez longtemps dans ses terres. Elle était Chabot, fille de l'héritière de Rohan, et soeur du duc de Rohan, de la belle et habile Mme de Soubise, et de Mme d'Espinoy, cadette de l'une, aînée de l'autre. La beauté de Mme de Soubise avait fait son mari prince; et que ne fit-elle pas? Mme d'Espinoy jouissait du tabouret de grâce que le crédit du vieux Charost avait obtenu, lorsque le prince d'Espinoy épousa sa fille en premières noces. Cela faisait dire à Mme de Coetquen assez plaisamment qu'elle était par terre entre deux tabourets. C'était une femme d'esprit, de fort grande mine, avec de la beauté, qui avait fait du bruit, haute et impérieuse, fort unie a ses sueurs. Elle est célèbre par la passion que M. de Turenne eut pour elle, qui lui arracha le secret du siège de Gand, que le roi n'avait confié qu'à lui et à Louvois. Mme de Coetquen le laissa échapper à dessein de se parer de son empire sur M. de Turenne, mais à quelqu'un d'assez discret, et qui en sentit assez la conséquence pour qu'il n'allât pas plus loin. Le roi ne laissa pas d'être averti qu'il avait transpiré. Il le dit à Louvois, qui lui protesta qu'il n'en était pas coupable. Le roi envoya quérir M. de Turenne, qui était alors aux couteaux tirés avec Louvois. Il eut alors plus de probité que de haine: il rougit et avoua sa faiblesse, et lui en demanda pardon. Le roi, qui n'ignorait pas quel est l'empire de l'amour, se contenta d'en rire un peu et de s'amuser aux dépens de M. de Turenne et avec lui, de le trouver encore si sensible à son âge. Il le chargea de faire en sorte que Mme de Coetquen fut plus secrète et tâchât de fermer la bouche à qui elle avait eu l'indiscrétion de parler, car le roi n'apprit que par M. de Turenne que c'était par Mme de Coetquen, à qui il avait confié ce secret, qu'il s'était su. Mais heureusement il n'avait pas été plus loin, et cette aventure ne porta aucun préjudice à cette grande exécution. Le feu roi considérait Mme de Coetquen; elle était dans la confidence de sa soeur et fut assez avant en beaucoup de choses; elle était faite pour la cour et pour le grand monde, où elle figura longtemps.
L'abbé de Chaulieu mourut quelques jours après: c'était un agréable débauché de fort bonne compagnie, qui faisait aisément de jolis vers, beaucoup du grand monde, et qui ne se piquait pas de religion. Il montra malgré lui qu'il n'était guère plus attaché à l'honneur. Il l'était depuis bien des années à MM. de Vendôme, et fut très longtemps le maître de leur maison et de leurs affaires. Le duc de Vendôme s'en reposait entièrement sur le grand prieur son frère et sur l'abbé de Chaulieu sous lui. On a vu ici en son temps que M. de Vendôme se trouva ruiné, que son frère et l'abbé de Chaulieu s'entendaient et le volaient; qu'il chassa Chaulieu de chez lui, se brouilla avec le grand prieur, lui ôta tout maniement de ses affaires et de la dépense de sa maison, et eut recours au roi, qui chargea Crozat l'aîné, beau-père depuis du comte d'Évreux, de l'administration des affaires et de la maison de M. de Vendôme. Chaulieu n'en rabattit rien de son ton dans le monde, demeura de plus en plus étroitement lié avec le grand prieur, et se moqua de tout ce qu'on en pouvait dire avec l'impudence qui lui était naturelle. Mais cependant il n'osait plus paraître à la cour, quoiqu'on n'en eût pas fait assez de cas pour le lui défendre. Il n'était que tonsuré, se prétendait gentilhomme, et avait fourré un neveu dans la gendarmerie, qui ne s'est point poussé. Cette noblesse était pour le moins obscure, et le bien de la famille fort court. Cette friponnerie lui fit perdre beaucoup de sociétés.
Sousternon mourut subitement chez M. de Biron qu'il était allé voir. Il était fils d'un frère du feu P. de La Chaise, ancien lieutenant général fort borné, en sorte qu'il lui était arrivé des malheurs à la guerre. Il était aussi capitaine des gardes du comte de Toulouse, comme gouverneur de Bretagne.
Le 22 mai de cette année devint célèbre par la publication d'un arrêt du conseil d'État concernant les actions de la compagnie des Indes, qui est ce qu'on connaissait sous le nom de Mississipi, et sur les billets de banque. Cet arrêt diminuait par degrés les actions et les billets de mois en mois, en sorte qu'à la fin de l'année ils se trouveraient diminués chacun de la moitié de leur valeur. Cela fit ce qu'on appelle en matière de finance et de banqueroute montrer le cul, et cet arrêt le montra tellement à découvert qu'on crut tout perdu beaucoup plus à fond qu'il ne se trouva, et parce que ce n'était pas même un remède au dernier des malheurs. Argenson, qui par l'occasion de Law était arrivé aux finances, et parvenu aux sceaux, qui, dans sa gestion, l'avait finement barré en tout ce qu'il avait pu, et qui enfin s'était vu nécessité de lui quitter les finances, fut très accusé d'avoir suggéré cet arrêt par malice et en prévoyant bien tous les maux. Le vacarme fut général et fut épouvantable. Personne de riche qui ne se crut ruiné sans ressource ou en droiture, ou par un nécessaire contre-coup; personne de pauvre qui ne se vit réduit à la mendicité. Le parlement, si ennemi du système par son système, n'eut garde de manquer une si belle occasion. Il se rendit protecteur du public par le refus de l'enregistrement et par les remontrances les plus promptes et les plus fortes, et le public crut lui devoir en partie la subite révocation de l'arrêt, tandis qu'elle ne fut donnée qu'aux gémissements universels et à la tardive découverte de la faute qu'on avait commise en le donnant. Ce remède ne fit que montrer un vain repentir d'avoir manifesté l'état intérieur des opérations de Law, sans en apporter de véritable. Le peu de confiance qui restait fut radicalement éteint, jamais aucun débris ne put être remis à flot.
Dans cet état forcé, il fallut faire de Law un bouc émissaire. C'était aussi ce que le garde des sceaux avait prétendu; mais, content de sa ruse et de sa vengeance, il se garda bien de se déceler en reprenant ce qu'il avait été obligé de quitter. Il était trop habile pour vouloir des finances en chef, en l'état ou elles se trouvaient. En peu de temps de gestion, on eut oublié Law, et on s'en serait pris à lui; il en savait trop aussi pour souffrir un nouveau contrôleur général, qui, pour le temps qu'il aurait duré, eut été le maître; et c'est ce qui en fit partager l'emploi en cinq départements. Véritablement, il choisit celui qu'il voulut, et ayant ainsi remis un pied dans la finance, ses quatre collègues le furent moins que ses dépendants. Ce fut une autre comédie, que celle que donna le régent, en refusant de voir Law, amené par le, duc de La Force par la portée ordinaire, et peut-être par une suggestion du garde des sceaux, qui les haïssait tous deux, pour leur en donner la mortification; puis de voir le même Law amené des le lendemain par Sassenage, par les derrières, et reçu. M. le Duc, Mme sa mère, et tout leur entour, étaient trop avant intéressés dans les affaires de Law, et en tiraient trop gros pour l'abandonner. Ils accoururent de Chantilly, et ce fut un autre genre de vacarme que M. le duc d'Orléans eut à soutenir. L'abbé Dubois, tout absorbé dans sa fortune ecclésiastique, qui courait enfin à grands pas à lui, avait été la dupe de l'arrêt, puis n'osa soutenir Law contre l'universalité du monde. Il se contenta de demeurer neutre et inutile ami, sans que Law encore osât s'en plaindre. D'un autre côté, Dubois n'avait garde de se brouiller avec un homme dont il avait si immensément tiré, et qui, n'ayant plus d'espérance, se pouvait dépiquer à le dire. Dubois aussi n'avait garde de le protéger ouvertement contre un public entier aux abois et déchaîné. Tout cela tint encore quelque temps Law comme suspendu par les cheveux, mais sans avoir pied nulle part, ni consistance, jusqu'à ce que, comme on le verra bientôt, il fallut céder et changer encore une fois de pays.
Cet arrêt fut donné et rétracté pendant une courte vacance du conseil de régence, que j'allai passer à la Ferté. La veille de mon départ, étant allé prendre congé de M. le duc d'Orléans, je le trouvai dans sa petite galerie avec peu de monde. Il nous tira à part, le maréchal d'Estrées, moi et je ne sais plus qui encore, et nous apprit cet arrêt qu'il avait résolu. Je lui dis qu'encore que je me donnasse pour n'entendre rien en finance, cet arrêt me semblait fort hasardeux; que le public ne se verrait pas tranquillement frustrer de la moitié de son bien, avec d'autant plus de raison qu'il craindrait tout pour l'autre; qu'il n'y avait si mauvaise emplâtre [1] qui ne valut mieux que celle-là, dont sûrement il se repentirait. On voit, par bien des endroits de ces Mémoires, que je disais souvent bien sans en être cru, et sans que les événements que j'avais prédits et qui arrivent corrigeassent pour d'autres fois. M. le duc d'Orléans me répondit d'un air serein en pleine sécurité. Les deux autres parurent de mon avis, sans dire grand'chose. Je m'en allai le lendemain, et il arriva ce que je viens de raconter.
Des que M. le duc d'Orléans eut vu Law, comme il vient d'être dit, il travailla souvent avec lui, et le mena même, le samedi 25, dans sa petite loge de l'Opéra, où il parut fort tranquille. Toutefois les écrits séditieux et les mémoires raisonnés et raisonnables pleuvaient de tous côtés, et la consternation était générale.
Le parlement s'assembla le lundi 27 mai au matin, et nomma le premier président, les présidents Aligre et Portail, et les abbés Pucelle et Menguy pour aller faire des remontrances. Sur le midi du même jour, M. le duc d'Orléans envoya La Vrillière dire au parlement qu'il révoquait l'arrêt du mercredi 22 mai, et que les actions et les billets de banque demeureraient comme ils étaient auparavant. La Vrillière, trouvant la séance levée, alla chez le premier président lui dire ce dont il était chargé. L'après-dînée, les cinq députés susdits aillèrent au Palais-Royal, furent bien reçus; M. le duc d'Orléans leur confirma ce qu'il leur avait mandé par La Vrillière, leur dit de plus qu'il voulait rétablir des rentes sur l'hôtel de ville à deux et demi pour cent. Les députés lui répondirent qu'il était de sa bonté et de sa justice de les mettre au moins à trois pour cent. M. le duc d'Orléans leur répondit qu'il voudrait non seulement les mettre à trois, mais à quatre et à cinq pour cent; mais que les affaires ne permettaient pas qu'on put passer les deux et demi. Le lendemain 28 mai on publia l'arrêt qui remit les billets de la banque au même état ou ils étaient avant l'arrêt du 22 mai, qui fut ainsi révoqué au bout de six jours, après avoir fait un si étrange effet.
Le mercredi 29, La Houssaye et Fagon, conseillers d'État et intendants des finances, furent, avec Trudaine, prévôt des marchands, visiter la banque; en même temps Le Blanc, secrétaire d'État, alla chez Law, à qui il dit que M. le duc d'Orléans le déchargeait de l'emploi de contrôleur général des finances et le remerciait des soins qu'il s'y était donnés, et que, comme bien des gens ne l'aimaient pas dans Paris, il croyait devoir mettre auprès de lui un officier de mérite et connu, pour empêcher qu'il ne lui arrivât quelque malheur. En même temps Beuzwaldt [2] , major du régiment des gardes suisses, qui avait été averti, arriva avec seize Suisses pour rester jour et nuit dans la maison de Law. Il ne s'attendait à rien moins qu'à sa destitution ni à cette garde; mais il parut fort tranquille sur l'une et sur l'autre, et ne sortit en rien de son sang-froid accoutumé. Ce fut le lendemain que le duc de La Force mena Law chez M. le duc d'Orléans par la porte ordinaire, qui ne voulut pas le voir, et qui le vit le lendemain, conduit par Sassenage, par les derrières; depuis quoi il continua de travailler avec lui, sans s'en cacher, et à le traiter avec sa bonté ordinaire. J'ai rapporté plus haut cette comédie que donna le régent, mais d'avance et en gros, pour mettre toute la scène sous un même coup d'oeil. Le dimanche 2 juin, Beuzwaldt et ses seize Suisses se retirèrent de chez Law. On ôta l'agiotage qui se faisait dans la rue Quincampoix, et on l'établit dans la place Vendôme. Il y fut en effet plus au large et sans empêcher les passants. Ceux qui demeuraient dans cette place ne l'y trouvèrent pas si commode. Le roi abandonna à la banque les cent millions d'actions qu'il y avait.
Pendant tous ces embarras, M. le duc d'Orléans, piqué contre Argenson, auteur de l'arrêt du 22 mai, qui les avait causés, et dont les suites avaient conduit nécessairement à la destitution de Law malgré Son Altesse Royale, voulut ôter les sceaux à Argenson. Il m'en parla une après-dînée que j'étais venu de Meudon travailler avec lui, m'expliqua ses raisons en homme qui avait pris son parti, et tout de suite me proposa de me les donner. Je me mis à rire; il me dit qu'il n'y avait point à rire de cela, qu'il ne voyait que moi qu'il put en charger. Je lui témoignai ma surprise d'une idée qui me paraissait si étrange, comme s'il ne se pouvait trouver personne dans ce grand nombre de magistrats, qui put en faire dignement les fonctions, à leur défaut par impossible, par un prélat, et avoir recours à un homme d'épée qui ne savait ni ne pouvait savoir un mot de lois, de règles et des formes pour l'administration des sceaux. Il me répondit: qu'il n'y avait rien de plus simple ni de plus aisé; que cette administration n'était qu'une routine que j'apprendrais en moins d'une heure, et qui s'apprenait toute seule en tenant le sceau. J'insistai à lui faire chercher quel qu'un. Il prit donc l'Almanach royal, et eut la patience de me lire nom par nom la liste de tous les magistrats principaux par leurs places ou par leur simple réputation, et de me détailler sur chacun ses raisons d'exclusion. De la, il passa au conseil de régence avec les mêmes raisons d'exclusion sur chacun; enfin aux prélats, mais légèrement, parce qu'en effet il n'y en avait point sur qui on put s'arrêter.
Je lui contestai plusieurs exclusions de magistrats, celle surtout, du chancelier. J'insistai même sur quelques-uns du parlement, comme sur Gilbert de Voisins, mais sans pouvoir nous persuader l'un l'autre. Je lui dis que je comprenais que les sceaux étaient pour un magistrat une fortune par l'autorité, le rang, la décoration pour leur famille à laquelle ils ne pouvaient résister; que je ne pouvais être touché de pas une de ces raisons, parce qu'aucune ne pouvait me regarder; que les sceaux ne décoreraient point ma maison, qu'ils n'apporteraient aucun changement à mon rang, à mon habit, à mes manières, mais qu'ils m'exposeraient à la risée de ceux qui me verraient tenir le sceau, et à me casser la tête à apprendre un métier que je cesserais de faire avant que d'en savoir à peine l'écorce; que de plus je ne voulais hasarder ni ma conscience, ni mon honneur, ni le bien précieux de son amitié, en scellant ou refusant bien ou mal à propos des édits et des déclarations qu'il m'enverrait ou des signatures à faire d'arrêts du conseil rendus sous la cheminée. Le régent ne se paya d'aucune de ces raisons. Il essaya de m'exciter par la singularité de la chose et par les exemples du premier maréchal de Biron et du connétable de Luynes [3] . Ils ne m'ébranlèrent point, de sorte que la discussion dura plus de trois grosses heures. Je voulus m'en aller plusieurs fois sous prétexte qu'il y avait loin à Meudon, et toujours je fus retenu. À la fin, de guerre lasse, il me permit de m'en aller, mais à condition qu'il m'enverrait le lendemain deux hommes à Meudon, qu'il ne me nomma point, qui peut-être me persuaderaient, et qu'il me demandait instamment d'entretenir et d'écouter tant qu'ils voudraient; il fallut bien y consentir, et cerne fut encore après qu'avec peine qu'il me laissa aller.
Le lendemain matin je ne vis point de harangueur arriver; mais à la moitié du dîner, où j'avais toujours bien du monde, je vis entrer le duc de La Force et Canillac. Ce dernier me surprit fort. Je n'avais jamais eu de commerce avec lui que de rencontres rares, je l'avais vu chez moi et chez lui quatre ou cinq fois dans la première quinzaine de la régence; oncques depuis nous ne nous étions vus que d'un bout de table à l'autre, au conseil de régence, depuis qu'il y fut entré, et sans nous approcher devant ni après, ni nous rencontrer ailleurs. On a vu ici qu'il s'était livré à l'abbé Dubois, au duc de Noailles, à Stairs, et qu'il l'était totalement au parlement, et on y a vu aussi son caractère. Leur arrivée n'allongea pas le repas. Ils mangèrent en gens pressés de finir, et à peine le café pris ils me prièrent de passer dans mon cabinet. Ils étaient venus ferrés à glace, et je ne pus douter que M. le duc d'Orléans ne leur eût rendu tout le détail de la si longue discussion que j'avais eue avec lui sur les sceaux, l'après-dînée de la veille. M. de La Force ouvrit non pas la conférence, mais le plaidoyer qui ne fut pas court. Canillac ensuite, qui se plaisait à parler et qui parlait bien, mais sans cesse, se donna toute liberté. Leur grand argument fut: l'absolue nécessité de se défaire entièrement du garde des sceaux, dont l'infidélité causée par sa jalousie de Law, avait produit ce fatal arrêt du 22 mai, uniquement pour perdre Law, sans se soucier du péril où il jetait M. le duc d'Orléans, en mettant au net ce qui ne pouvait être tenu trop caché, et qui de plus était en partie le fruit de toutes les entraves qu'il avait jetées sans cesse à toute l'administration de Law et a ses opérations; les menées du parlement plus envenimées que jamais contre M. le duc d'Orléans, et plus organisées, devenu plus habile en ce genre et plus précautionné, en même temps plus furieux par la leçon que lui avait donné le lit de justice des Tuileries, qu'il ne pardonnerait jamais; l'impossibilité, par conséquent, de choisir qui que ce put être de cette compagnie pour les sceaux, exclusion qui regardait également le chancelier par son attachement extrême et irrémédiable pour ce corps dont il sortait et dont il faisait sa divinité; qu'il fallait dans les conjonctures présentes un garde des sceaux dont l'attachement à M. le duc d'Orléans fut tel, qu'il n'en put jamais douter, que rien ne put ébranler, qui fut connu pour tel, et qui imposât par la une crainte et un embarras qui troublât la cabale et ses résolutions. Avec cela ils me faisaient beaucoup d'honneur; mais rien ne coûte quand on veut persuader avec des propos tels qu'ils me dirent, un homme de tête, d'esprit, de courage, de réputation intacte sur l'honneur, la vérité, l'intérêt ; surtout connu pour n'en avoir jamais voulu avoir avec les actions ni la banque; intact sur les finances dont il ne se serait jamais voulu mêler, qui eut de la dignité, qui la connut, qui fut jaloux de l'autorité royale, enfin qui eut la parole à la main et qui fut incapable de crainte pour savoir soutenir les remontrances et les divers efforts du parlement, le contenir par ses réponses et préserver le régent de faiblesse qui lui serait soufflée de toutes parts, à laquelle il n'était que trop naturellement enclin, et qui serait sa perte certaine et bien projetée dans les circonstances présentes. Qu'il ne fallait point se flatter de trouver dans le conseil aucun magistrat capable de ce poids, qui ne sentît la robe, qui n'aimât ou ne craignît le parlement, qui ne fut entraîné à mollir à l'aspect de l'état des finances, qui fut bien supérieur au plaisir de voir l'embarras ou on était tombé pour s'être opiniâtrement écarté de toutes les routes connues et battues; qui ne fut affaibli par les cris que les menées du parlement et de ses adjoints aigrissaient et augmentaient sans cesse; qui par-dessus tout ne songeât a sa conservation et qui ne fut effrayé de ce qu'on lui ferait envisager au bout de la régence, qui ne le fut même des hasards de l'intérieur du régent avant même la fin de la régence. Qu'il était également inutile de rien espérer d'aucun de ceux qui composaient le conseil de régence, presque tous incapables, faibles, effrayés, entraînés, le reste ou ignorants ou plus que très suspects, et dont l'esprit et la capacité serait extrêmement dangereuse. M. de La Force reprit la parole, mais je leur, proposai alors d'aller achever la conversation qui avait déjà duré près de trois heures, en prenant l'air sur la terrasse qui mène aux Capucins.
Chemin faisant M. de La Force essaya de me tenter tout bas par le plaisir de mortifier le parlement et le premier président par moi-même, après tout ce qui s'était passé sur le bonnet, et de me montrer à eux sous le visage sévère, et supérieur que j'emprunterais des sceaux dont il m'étala les occasions continuelles et la satisfaction que j'aurais d'en profiter en servant bien l'État et M. le duc d'Orléans. Canillac s'était peu à peu écarté en sorte qu'il ne pouvait entendre, jeu ne sais si ce fut de hasard ou de concert, mais il se rapprocha et il fut de la fin de cette sorte de conversation avec la légèreté d'un homme d'esprit qui, sans s'éloigner de ses préjugés, ne laisse pas de profiter de tout pour arriver au but qu'il s'était proposé à mon égard. Le beau temps et la belle vue de cette terrasse firent quelques moments de trêve au sérieux que nous traitions; nous gagnâmes ainsi le bout de la terrasse et ce qu'on appelle le bastion des Capucins; là nous nous assîmes, et quoique la vue y soit encore plus admirable, la conversation se reprit incontinent.
On peut juger que jusqu'alors ils n'avaient pas parlé seuls et que j'avais pris quelquefois la parole, quoique avec Canillac il fut aisé de la laisser reposer. Ce fut ici ou ils m'exposèrent le plus au long le péril dont M. le duc d'Orléans était menacé, les vues et les menées du parlement appuyé de beaucoup de gens considérables, du mécontentement, public, du désordre des affaires, de la perspective de la majorité, qui n'était plus éloignée que de trois ans moins quelques mois. L'exposé fut long et vif, les noms des gens considérables suspects et plus que suspects; leurs intrigues, leurs vues, leurs intérêts n'y furent pas oubliés; j'y admirai souvent que Canillac consentît a tout ce qui était allégué là-dessus par le duc de La Force, et que lui-même, protecteur public du parlement, du premier président, lui, ami du maréchal de Villeroy, qui a force de recherches l'avait gagné, et si enclin au duc du Maine, chargeât encore le tableau sur leur compte. Je ne pus m'empêcher de lui dire quelquefois que, si j'en avais été cru, et si je n'avais pas trouvé des contrebatteries si fortes, qui avaient fait jouer tant de ressorts en tout temps auprès de M. le duc d'Orléans, ni le parlement, ni pas un de tous ceux dont ils me parlaient et dont ils ne me cachaient pas les noms, ne serait pas maintenant en situation de se faire considérer, ni de causer la moindre réflexion à faire, et je regardais Canillac qui baissait les yeux. Il était vrai que le parlement, et tous ceux qui, avec M. et Mme du Maine, avaient été si déconcertés et si effrayés, avaient enfin peu à peu repris leurs esprits et travaillèrent de nouveau, fondés sur le mépris de la mollesse qui avait suivi tant d'éclat de si près. Mais je ne voyais pas en quoi les sceaux entre mes mains pouvaient remédier à ces menées dont le décri et le dévoilement des affaires était le trop apparent fondement, la légèreté et la faiblesse naturelles de M. le duc d'Orléans, l'appui: ce fut là tout l'argument de ma défense. Je leur fis les mêmes réponses que j'avais faites la veille a M. le duc d'Orléans, et les priai de remarquer que les cris publics sur l'état des finances, démasqué par l'arrêt du 22 mai, éclataient principalement contre les routes détournées de la conduite des finances, que ce n'était donc pas le temps d'en prendre une autre, pour une autre partie du ministère et de l'administration, qui, pour n'avoir pas le même danger ni la même conséquence, n'en paraîtrait pas moins extraordinaire et insolite, et ne ferait qu'augmenter le murmure contre ce goût du nouveau, quand on verrait un homme d'épée avoir les sceaux, et son ignorance à les tenir exposée aux brocards du dépit de toute la robe de les voir hors de ses mains.
Je ne finirais point si je voulais rapporter tout ce qui fut dit et discuté de part et d'autre. Je me contenterai de dire que je fus pressé par ces deux hommes, qui y employèrent tout leur esprit, comme si d'accepter ou de refuser les sceaux, la fortune, le salut, la vie de M. le duc d'Orléans eut été entre mes mains, et n'eut dépendu que du parti qu'à cet égard j'allais prendre; je n'en pus être persuadé, et je ne me rendis point. Enfin la nuit nous gagnant, et il faut remarquer que c'était dans la fin de mai, par le plus beau temps du monde, je leur proposai le retour. Tout le chemin fut encore employé de leur part au pathétique, à la fin aux regrets, à m'annoncer ceux que les événements que j'aurais empêchés me causeraient, et à tous les propos de gens qui s'étaient promis de réussir, et qui s'en voyaient déçus. En arrivant au château neuf, je me gardai bien d'entrer chez moi; je les conduisis où était la compagnie, avec laquelle je me mêlai pour me défaire de mes deux hommes, qui près de sept heures durant m'avaient fatigué à l'excès. Leur voiture les attendait depuis longtemps, ils causèrent un peu debout avec le monde, enfin me dirent adieu et s'en aillèrent.
Je n'ai jamais compris cette fantaisie de M. le duc d'Orléans, encore moins l'acharnement de Canillac à me persuader. J'ai toujours cru que, M. le duc d'Orléans y allait de bonne foi, pour avoir dans la place des sceaux un homme parfaitement sur et ferme qui l'aiderait et le fortifierait à se débarrasser des menées et des entreprises du parlement, et qui toutefois par ce qu'il en avait expérimenté sur l'affaire du duc du Maine lors du lit de justice des Tuileries, et sur la personne aussi du premier président, ne le mènerait pas trop loin; M. de La Force aussi, ravi d'être chargé de quelque commission que ce fut, bien aise de voir ôter les sceaux à la robe, et d'y voir un duc ulcéré contre le premier président et le parlement, en place de les barrer et de les mortifier. L'abbé Dubois, avec qui je n'étais pas bien, et que j'avais depuis outré par l'aventure que j'ai racontée sur son sacre, sans lequel rien d'important ne se faisait alors, aurait, je crois, voulu m'embarquer dans quelque ânerie, me commettre avec le parlement, et le raccommoder avec le régent à mes dépens, pour de pique me faire abandonner la partie, et me retirer tout à fait. Law, de son côté, qui m'avait toujours courtisé, et qui savait qu'il ne lui en avait rien coûté, quelque presse qu'il m'en eut faite et fait faire par M. le duc d'Orléans, et qui était bien sur que je ne voulais en aucune sorte me mêler de finance, me voulait aux sceaux comme un homme sûr et ferme qui ne mollirait point, qui ne le barrerait et ne le tracasserait point, qui tiendrait en bride ceux des départements des finances qui le voudraient faire, quand je verrais la raison de son côté, qu'il serait à portée de me faire entendre; de qui il n'aurait à craindre ni la haine, ni la jalousie, ni l'envie auprès de M. le duc d'Orléans, et qui donnerait du courage et de la dignité à ce prince à l'égard du parlement et de la cabale qui lui était unie. Ces réflexions ne me vinrent qu'après cette conférence si longue de Meudon, dont la persécution les produisit le lendemain. Canillac me haïssait de jalousie de la confiance de M. le duc d'Orléans, et de ricochet du duc de Noailles, du premier président, etc. Son ambassade et la prodigalité de son éloquence à me persuader ne pouvaient venir de sa part que de l'espérance de me jeter dans quelque sottise dans l'administration des sceaux, dont lui et ses amis pussent profiter avec avantage. Mais rien de tout cela n'eut part à mon refus. Ces raisonnements ne se présentèrent à moi qu'après coup: faire un métier important et fort éclairé dont j'ignorais les premiers éléments, m'exposer à expédier des édits, déclarations, arrêts, mauvais, iniques, peut-être pernicieux, sans en connaître la force, le danger, les suites, ou les refuser nettement, voila les raisons qui me frappèrent d'abord, et dont rien ne put me faire revenir. Une autre raison, mais qui aurait cédé à de meilleures, fut d'éviter de me donner une singularité passagère qui ferait encore raisonner sur le goût des choses inusitées, laquelle ne me donnait ni rang, ni illustration, ni rien, dont je susse que faire, et qui ne m'apportait qu'un travail aveugle par mon ignorance en ce genre, et fort ingrat d'ailleurs.
Mon refus, sans plus d'espérance de me persuader, rapporté à M. le duc d'Orléans dans ces moments critiques où il n'en fallait perdre aucun pour prendre un parti, devint la matière d'une délibération subite où je ne fus point appelé, et qui ne se prit qu'entre M. le duc d'Orléans, l'abbé Dubois et Law. Le résultat fut que Law irait trouver le chancelier qu'on savait qui se mourait d'ennui d'être à Fresnes; que le chevalier de Conflans, cousin germain, ami intime du chancelier, et raisonneur fort avec beaucoup d'esprit, l'accompagnerait de la part de M. le duc d'Orléans, dont il était premier gentilhomme de la chambre; que Law expliquerait l'état présent des affaires, sonderait si le chancelier se rendrait traitable, et si on pouvait compter que la cire deviendrait molle entre ses mains, ses dispositions pour lui Law; enfin si on pourrait se fier à lui à l'égard du parlement, non sur sa probité dont on ne pouvait être en peine, mais bien de son goût, de son affection et de son espèce de culte à l'égard de cette compagnie. Conflans devait essayer de l'effrayer par la menace d'une continuation d'exil sans fin et sans terme, même après la régence, que la fin de tout crédit de M. le duc d'Orléans, et lui en faire briller aux yeux les grâces, la confiance, le retour actuel avec les sceaux, s'il se voulait résoudre de bonne grâce à ce qu'on désirait de lui. Trois ans et demi de séjour à Fresnes avaient adouci les moeurs d'un chancelier de cinquante ans, qui avait compté que, parvenu de si bonne heure à la première place, il en jouirait et avancerait sa famille. Ces espérances se trouvaient ruinées par l'exil, et il se trouvait beaucoup plus éloigné de l'avancer et d'accommoder ses affaires domestiques que s'il fut demeuré procureur général. Conflans profita de ces dispositions qui ne lui étaient pas inconnues, et que l'ennui de l'exil grossissait. Le beau parler de Law trouva des oreilles bien disposées. Le chancelier s'accommoda à tout, et le publie, quand il fut informé, le reçut froidement et s'écria : Et homo factus est[4]
M. le duc d'Orléans, certain du bon succès du voyage, envoya, le vendredi 7 juin, l'abbé Dubois demander les sceaux à Argenson, qui les rapporta à M. le duc d'Orléans l'après-dînée du même jour, et comme il les avait non en commission à l'ordinaire, mais en charge, enregistrée au lit de justice des Tuileries, il en remit en même temps sa démission. Il ne jouit donc pas longtemps du fruit de son insigne malice. Les amis de Law après le premier feu passé la firent sentir au régent, tirèrent sur le temps et culbutèrent le garde des sceaux sans que l'abbé Dubois, qui, entre lui et Law, nageait entre deux eaux, osât soutenir son ancien ami. Le chancelier arriva dans la nuit qui suivit la remise des sceaux, alla sur le midi au Palais-Royal, suivit M. le duc d'Orléans aux Tuileries où le roi lui remit les sceaux; mais comme il les dut à Law, qui le ramena de Fresnes, ce retour fit la première brèche à une réputation jusque-là la plus heureuse, et qui n'a cessé de baisser depuis et de tomber tout à fait par divers degrés et par différents événements. Argenson n'avait pas perdu son temps; il était né pauvre, il se retira riche, ses enfants tous jeunes bien pourvus, en place avant l'âge, son frère chargé de bénéfices. Il témoigna une grande tranquillité, qui dans peu lui coûta la vie, sort ordinaire de presque tous ceux qui se survivent à eux-mêmes. Sa retraite fut sans exemple. Ce fut dans un couvent de filles dans le faubourg Saint-Antoine, qui s'appelle la Madeleine de Tresnel [5] , ou il s'était accommodé depuis longtemps un appartement dans le dehors qu'il avait rendu beau et complet, commode comme une maison, ou il allait tant qu'il pouvait depuis longues années. Il avait procuré, même donné beaucoup à ce couvent, à cause d'une Mme de Veni, qui en était supérieure, qu'il disait sa parente, et qu'il aimait beaucoup. C'était une personne fort attrayante, et qui avait infiniment d'esprit, dont on ne s'est pas avisé de mal parler. Tous les Argenson lui faisaient leur cour; mais ce qui était étrange, c'est qu'étant lieutenant de police, elle sortait lorsqu'il était malade pour venir chez lui et demeurer auprès de lui. Il conserva le rang, l'habit et toutes les marques de garde des sceaux, mais pour sa chambre; car il n'en sortit plus que deux ou trois fois pour aller voir M. le duc d'Orléans par les derrières, qui lui continua toujours beaucoup de considération; l'abbé Dubois aussi qui le fut voir plusieurs fois. Hors deux ou trois amis particuliers et sa plus étroite famille, il ne voulut voir personne, et s'ennuya cruellement; c'est ce même couvent dont après sa mort, et cette même Mme de Veni, dont Mme la duchesse d'Orléans a depuis fait ses délices.