CHAPITRE III.

1720

Déclaration pour recevoir la constitution Unigenitus lue au conseil de régence sans prendre là-dessus les avis de personne. — Mort, fortune et caractère du chevalier de Broglio. — Comte de Saxe entre au service de France; fait presque aussitôt maréchal de camp. — Mariage d'Alincourt et de Mlle de Boufflers. — Cellamare, ou le duc de Giovenazzo, disgracié depuis son retour, rappelé à la cour d'Espagne et bien traité. — La place du parlement absent laissée vide par les autres cours à la procession de l'Assomption. — Le parlement refuse d'enregistrer la déclaration en faveur de la constitution Unigenitus. — Le régent la porte au grand conseil, y fait trouver les princes du sang, les ducs et pairs et maréchaux de France, me prie de ne m'y point trouver, et l'y fait enregistrer à peine. — Nullité de cet enregistrement. — Mort et caractère de La Brue, évêque de Mirepoix; de l'évêque-comte de Châlon, frère du cardinal de Noailles; de Heinsius, pensionnaire de Hollande. — Hoornbeck, pensionnaire de Rotterdam, fait pensionnaire de Hollande. — Mort de Saint-Olon. — Mort de Mme Dacier. — Mort, extraction, fortune, famille, caractère et Mémoires de Dangeau. — Raisons de s'y étendre. — Duc de Chartres grand maître des ordres de Notre-Dame du mont Carmel et de Saint-Lazare. — Mort du duc de Grammont; son nom et ses armes. — Mort de Mme de Nogent, soeur du duc de Lauzun. — Réflexion.

L'abbé Dubois qui ne pensait qu'à faciliter sa promotion au cardinalat, et qui y sacrifiait l'État, le régent, et toutes choses, fit si bien, que nous fumes tous surpris qu'au conseil de régence tenu l'après-dînée du dimanche 4 août, M. le chancelier tira de sa poche des lettres patentes pour accepter la constitution Unigenitus, et les lut par ordre de M. le duc d'Orléans, qui ne prit les voix de personne, dont je fus aussi aise que surpris. Cette nouveauté de ne prendre point les avis frappa tout le monde, et marqua bien solennellement qu'ils n'auraient point été pour la déclaration et le tour de passe-passe et de violence d'en user hardiment de la sorte pour les faire passer pour approuvées, dans la certitude que personne n'oserait réclamer. Ce fut un grand mérite que Dubois s'acquit auprès des jésuites et de toute la cabale de la constitution.

Le chevalier de Broglio, frère du premier maréchal, oncle de l'autre, mourut fort vieux en ce temps-ci, et aurait été bien étonné s'il eut vu leur fortune. C'était un homme très bien fait, qui avait passé les trois quarts de sa vie dans le subalterne de la guerre, l'extrême pauvreté, assez pourtant dans la bonne compagnie, entretenu par les dames, vivant sur le commun, qui presque tout à coup perça jusqu'à devenir lieutenant général, grand'croix de Saint-Louis et riche par la mort de son frère Revel et par un mariage dont il ne laissa qu'une fille qui est morte sans s'être mariée.

Ce fut en ce temps-ci que le comte de Saxe, bâtard du roi de Pologne, électeur de Saxe, et de Mlle de Konigsmarck, qui s'est fait depuis un si grand nom à la tête de nos armées, vint se mettre au service de France, et fut fait maréchal de camp parce qu'il l'était dans les troupes de Saxe. Alincourt, second fils du duc de Villeroy et le favori du maréchal son grand-père, épousa la fille de la maréchale de Boufflers dont le fils était gendre du duc de Villeroy. Cela devint donc un double mariage où la magnificence du maréchal de Villeroy fut déployée.

En ce même temps, Cellamare, qui fut arrêté ici pendant son ambassade, et qui, après la mort de son père, avait pris le nom de duc de Giovenazzo, eut permission de venir saluer le roi d'Espagne à l'Escurial qui, depuis son retour de France, n'avait pas voulu le voir, et l'avait tenu exilé, mais dans son gouvernement. Il fut bien reçu, et peu après fit sa couverture comme grand d'Espagne après son père, et demeura en cette cour, faisant les fonctions de sa charge de grand écuyer de la reine.

La procession accoutumée de la Notre-Dame d'août se fit à l'ordinaire, ou le cardinal de Noailles officia. La chambre des comptes et la cour des aides y laissèrent vides les places que le parlement a coutumé d'y remplir, qui était lors à Pontoise.

Le parlement ne voulant point enregistrer la déclaration du roi pour l'acceptation de la constitution Unigenitus, et l'abbé Dubois, pressé par l'intérêt de son chapeau de donner des marques éclatantes de son zèle à Rome et aux jésuites, fit prendre la résolution à M. le duc d'Orléans de la faire enregistrer au grand conseil, et pour n'y point trouver les obstacles qu'il y craignait, d'y aller lui-même et d'y mener tous les princes du sang, autres pairs et maréchaux de France, parce qu'en ce tribunal tous les officiers de la couronne y ont séance et voix délibérative, à la différence des parlements où ils ne l'ont que quand le roi y va et qu'il les y mène. Arrivant de Meudon au Palais-Royal pour travailler avec M. le duc d'Orléans, je le trouvai seul dans son grand appartement, donnant des ordres à des garçons rouges pour aller avertir et convier ces messieurs pour le lendemain matin. J'ignorais parfaitement de quoi il s'agissait. Dubois avait peur que je n'eusse fait manquer la chose et persuadé M. le duc d'Orléans de la faiblesse et de l'indécence d'une démarche si solennelle, si nouvelle et si inutile. Je demandai donc à M. le duc d'Orléans de quoi il s'agissait; il me le dit et tout de suite souriant et étendant ses bras vers moi, il me pria de ne me trouver point au grand conseil. Je me mis à rire aussi, et lui répondis qu'il ne pouvait me donner un ordre plus agréable et que j'exécutasse plus volontiers, parce qu'il m'épargnait la douleur de m'élever publiquement contre sa volonté et d'opiner de toute ma force contre elle. Il me dit qu'il s'en doutait bien et que c'était pour cela qu'il m'avait prié de n'y point venir. Je ne laissai pas, quoique de chose faite, de lui dire en deux mots qu'on lui faisait faire un pas de clerc, afficher son impuissance pour un enregistrement valable in loco majorum dans le seul tribunal, j'entends les autres parlements comme celui de Paris pour leur ressort, en caractère d'enregistrer les édits et les déclarations et de les faire enregistrer par ses arrêts dans les tribunaux inférieurs ressortissant à lui; conséquemment que le grand conseil, et tout tribunal non parlement, n'en avait le pouvoir que pour des choses intérieures à sa juridiction qui n'est pas universelle pour les choses publiques et générales, par la non obligatoires à personne, nouveauté étrangère au grand conseil et qui ne lui donnait ni droit ni puissance par soi-même de tenir la main à l'exécution de son enregistrement. Je me contentai de ces deux mots parce qu'il n'était pas question d'espérer de rompre un parti pris si avancé, qui se devait exécuter le lendemain matin, et que l'abbé Dubois regardait comme sa propre et plus capitale affaire. Je fis ensuite ce que j'avais à faire avec M. le duc d'Orléans, et je m'en retournai à Meudon, fâché de ce qu'on lui faisait faire, mais très soulagé d'être dispensé, et, sans l'avoir demandé, d'aller au grand conseil. Le lendemain, 23 septembre, le régent s'y rendit en pompe et y trouva les princes du sang, les autres pairs et les maréchaux de France en aussi grand nombre qu'il s'en trouva à Paris.

L'affaire ne se passa pas sans bruit. Plusieurs magistrats du grand conseil opinèrent contre avec beaucoup de lumière, de force et d'étendue, et ne s'étonnèrent point de quelques interruptions que leur fit le régent, auquel ils répondirent avec respect, mais avec encore plus de raisons et de nerf, et il fut avéré par le compte des voix que la chose ne fut emportée que par le nombre de pairs et de maréchaux, qui tous avec très peu de magistrats du grand conseil emportèrent la balance. Je sus que mon absence fut extrêmement remarquée, et que beaucoup de gens aillèrent et envoyèrent visiter l'amas de carrosses pour voir si le mien y était. Je n'ose dire que le monde applaudit à mon absence, et qu'elle fâcha fort l'abbé Dubois, quoiqu'il ne m'en eut point parlé, et qu'il fut fort surpris quand il sut de M. le duc d'Orléans que c'était lui qui m'avait prié de n'y point aller, en m'apprenant la chose. Le succès fut tel que je le lui avais prédit. On se moqua et de la chose et de son appareil; on la regarda comme un épouvantail inutile, une faiblesse avouée, une bassesse pour Rome. On ne s'y méprit pas à l'intérêt de l'abbé Dubois, et il n'y eut personne qui ne regardât cet enregistrement comme sans aucune force ni autorité dans le royaume, à commencer par le grand conseil même.

La Brue, évêque de Mirepoix, mourut dans ces entrefaites. C'était un excellent évêque, résidant, aumônier, édifiant, instruisant, prêchant ses ouailles, dont il était adoré et de tout le pays, et d'ailleurs très savant et fort éloquent. Il fut l'un des quatre évêques qui firent leur appel en Sorbonne, et qui en furent chassés de Paris.

L'évêque comte de Châlon mourut en même temps d'une si courte maladie, que le cardinal de Noailles son frère, parti, dès qu'il le sut malade, pour l'aller trouver, apprit sa mort en chemin. C'était un prélat d'un grand exemple, d'une rare piété et d'une grande fermeté contre la bulle Unigenitus. Son savoir et ses lumières étaient médiocres.

La France perdit aussi un de ses plus implacables ennemis, mais dans un temps où il ne pouvait plus lui nuire, par la mort du célèbre Heinsius, pensionnaire de Hollande, duquel il à souvent été fait mention. Il avait quatre-vingt-un an, la tête et le sens comme à quarante, la santé ferme. Il fut emporté par une maladie de peu de jours, à la Haye, à quoi le chagrin eut grande part. Créature, puis confident intime, conseiller le plus accrédité du prince d'Orange, et l'instrument de l'autorité et du pouvoir sans bornes qu'il s'était acquis dans les Provinces-Unies, il en avait épousé tous les intérêts, ses affections et ses haines. On a vu ici ailleurs, et pourquoi, le prince d'Orange était devenu l'ennemi personnel du roi, et le plus grand ennemi de la France. Heinsius succéda non à ses charges et à l'autorité qu'elles donnent, mais à tout son crédit sur les esprits et à son art de gouverner et de devenir le premier mobile et comme le maître de toutes les délibérations importantes de sa république. Entraîné par son grand objet d'humilier la France et la personne du roi, flatté par la cour rampante que lui faisaient sans ménagement le prince Eugène et le duc de Marlborough, jusqu'à attendre quelquefois deux heures dans son antichambre, il ne voulut jamais la paix, et tous trois ne visèrent pas à moins, au milieu de leurs énormes succès, qu'à réduire la France au-dessous de la paix de Vervins.

Les finances de l'empereur, quoique le plus intéressé, étaient toujours fort courtes. Quelque animés que fussent les Anglais, leur parlement sentait avec peine le poids d'une distribution si inégale, et n'allait pas à beaucoup près à ce qu'il était nécessaire d'en tirer. Ce fut donc à la Hollande à suppléer pour ces deux puissances. La haine d'Heinsius, et les cajoleries des deux héros du temps l'aveuglèrent, acheva de ruiner sa république, que son crédit et son autorité entraîna. Il fut trente ans pensionnaire, et jamais pensionnaire n'a été si maître de toutes les affaires, on pourrait dire si absolu, si la forme du gouvernement n'eût demandé des insinuations lumineuses et adroites, mais qui avaient toujours un plein succès. On peut juger par là de la capacité, des connaissances, de la dextérité, de l'éloquence, de l'expérience et de la force de tête de ce ministre, qui, n'[y] ayant point de stathouder depuis la mort du roi Guillaume, se trouvait en tout genre le chef et le premier homme de sa république, de longue main si accoutumée du temps du roi Guillaume, et depuis, à suivre comme aveuglément ses impulsions et ses sentiments. Mais la paix faite, la république, désenivrée d'espérances fondées sur une guerre heureuse jusqu'au prodige, et ramenée sur elle-même, aperçut enfin jusqu'où la passion d'Heinsius l'avait menée, et vit avec horreur la profondeur des engagements où il l'avait jetée et l'immensité de dettes dont elle se trouva accablée. Les yeux s'ouvrirent donc sur la conduite d'Heinsius, le mécontentement ne se contraignit pas, le crédit du ministre tomba, ses embarras à se défendre d'avoir précipité la république dans cet abîme se multiplièrent, les dégoûts devinrent fréquents, puis continuels, qui le conduisirent amèrement au tombeau. Outre la place de pensionnaire, il avait aussi les sceaux pour que rien ne manquât à son autorité. Les États généraux séparèrent ces deux grands emplois, et, après avoir délibéré six semaines et davantage, ils donnèrent, le 20 septembre, la garde du grand sceau au baron de Wassenaer-Stattenberg, et l'importante place de pensionnaire de Hollande et de West-Frise à Hoornbeck, pensionnaire de la ville de Rotterdam.

Saint-Olon mourut fort vieux. Son nom était Pidou, et de fort bas aloi. Il était gentilhomme ordinaire chez le roi; on n'en parle ici que parce qu'il avait été longtemps employé en des voyages en pays étranger avec confiance et succès, et avait été aussi envoyé du roi à Maroc et à Alger, où il vint à bout d'affaires difficiles et même fort périlleuses pour lui, avec une grande fermeté et beaucoup d'adresse et de capacité, d'ailleurs fort honnête homme, et qui ne s'en faisait point accroire.

La mort de Mme Dacier fut regrettée des savants et des honnêtes gens. Elle était fille d'un père qui était l'un et l'autre, et qui l'avait instruite. Il s'appelait Lefèvre, était de Caen et protestant. Sa fille se fit catholique après sa mort, et se maria à Dacier, garde des livres du cabinet du roi, qui était de toutes les académies, savant en grec et en latin, auteur et traducteur. Sa femme passait pour en savoir plus que lui en ces deux langues, en antiquités, en critique, et a laissé quantité d'ouvrages fort estimés. Elle n'était savante que dans son cabinet ou avec des savants, partout ailleurs simple, unie, avec de l'esprit, agréable dans la conversation, où on ne se serait pas douté qu'elle sût rien de plus que les femmes les plus ordinaires. Elle mourut dans de grands sentiments de piété, à soixante-huit ans; son mari, deux ans après elle, à soixante-onze ans.

Philippe de Courcillon, dit le marquis de Dangeau, mourut à Paris à quatre-vingt-quatre ans, le 7 septembre, ce fut une espèce de personnage en détrempe, sur lequel, à l'occasion de ses singuliers Mémoires [20] , la curiosité engage à s'étendre un peu ici. Sa noblesse était fort courte, du pays Chartrain, et sa famille était huguenote. Il se fit catholique de bonne heure, et s'occupa fort de percer et de faire fortune. Entre tant de profondes plaies que le ministère du cardinal Mazarin a faites et laissées à la France, le gros jeu et ses friponneries en fut une à laquelle il accoutuma bientôt tout le monde, grands et petits. Ce fut une des sources où il puisa largement, et un des meilleurs moyens de ruiner les seigneurs qu'il haïssait et qu'il méprisait, ainsi que toute la nation française, et dont il voulait abattre tout ce qui était grand par soi-même, ainsi que sur ses documents on y a sans cesse travaillé depuis sa mort jusqu'au parfait succès que l'on voit aujourd'hui, et qui présage si sûrement la fin et la dissolution prochaine de cette monarchie. Le jeu était donc extrêmement à la mode à la cour, à la ville et partout, quand Dangeau commença à se produire.

C'était un grand homme, fort bien fait, devenu gros avec l'âge, ayant toujours le visage agréable, mais qui promettait ce qu'il tenait, une fadeur à faire vomir. Il n'avait rien, ou fort peu de chose; il s'appliqua à savoir parfaitement tous les jeux qu'on jouait alors: le piquet, la bête, l'hombre, grande et petite prime, le hoc, le reversi, le brelan, et à approfondir toutes les combinaisons des jeux et celles des cartes, qu'il parvint à posséder jusqu'à s'y tromper rarement, même au lansquenet et à la bassette, à les juger avec justesse et à charger celles qu'il trouvait devoir gagner. Cette science lui valut beaucoup, et ses gains le mirent à portée de s'introduire dans les bonnes maisons, et peu à peu à la cour, dans les bonnes compagnies. Il était doux, complaisant, flatteur, avait l'air, l'esprit, les manières du monde, de prompt et excellent compte au jeu, où, quelques gros gains qu'il ait faits, et qui ont fait son grand bien et la base et les moyens de sa fortune, jamais il n'a été soupçonné, et sa réputation toujours entière et nette. La nécessité de trouver de fort gros joueurs pour le jeu du roi et pour celui de Mme de Montespan, l'y fit admettre; et c'était de lui, quand il fut tout à fait initié, que Mme de Montespan disait plaisamment qu'on ne pouvait s'empêcher de l'aimer ni de s'en moquer, et cela était parfaitement vrai. On l'aimait parce qu'il ne lui échappait jamais rien contre personne, qu'il était doux, complaisant, sûr dans le commerce, fort honnête homme, obligeant, honorable; mais d'ailleurs si plat, si fade, si grand admirateur de riens, pourvu que ces riens tinssent au roi ou aux gens en place ou en faveur; si bas adulateur des mêmes, et depuis qu'il s'éleva, si bouffi d'orgueil et de fadaises, sans toutefois manquer à personne, ni être moins bas, si occupé de faire entendre et valoir ses prétendues distinctions, qu'on ne pouvait pas s'empêcher d'en rire.

Établi dans les jeux du roi et de sa maîtresse, il en profita pour se décorer, et comprit qu'il ne le pouvait qu'à force d'argent. Il en donna donc à M. de Vivonne, à ce qu'il me semble, car ce fait est de 1670, tout ce qu'il voulut du gouvernement de Tours et de Touraine, et il acheta, peu de mois après, une des deux charges de lecteur du roi, parce qu'elles donnent les entrées, si rares et si utiles sous Louis XIV. Son argent commença donc à en faire un homme du petit coucher, un gouverneur de province, et un familier dans les parties du roi et de Mme de Montespan, qui jouaient presque tous les jours. Avec peu d'esprit, mais celui du grand monde et de savoir être toujours dans la bonne compagnie, il ne laissait pas de rimailler. Le roi s'amusait quelquefois alors à donner des bouts-rimés à remplir. Dangeau souhaitait ardemment un logement qui étaient rares dans les premiers temps que le roi s'établit à Versailles.

Un jour qu'il était au jeu avec Mme de Montespan, Dangeau soupirait fadement en parlant de son désir d'un logement à quelqu'un, assez haut pour que le roi et Mme de Montespan le pussent entendre; ils l'entendirent effectivement et s'en divertirent, puis trouvèrent plaisant de mettre Dangeau sur le gril, en lui composant sur-le-champ les bouts-rimés les plus étranges qu'ils pussent imaginer, les donnèrent à Dangeau, et comptant bien qu'il ne pourrait jamais en venir à bout, lui promirent un logement s'il les remplissait sans sortir du jeu et avant qu'il finît. Ce fut le roi et Mme de Montespan qui en furent les dupes. Les muses favorisèrent Dangeau, il conquit un logement, et en eut un sur-le-champ. Il avait été capitaine de cavalerie; il obtint le régiment du roi; puis la guerre étant moins son fait que la cour, non qu'il ait été accusé de poltronnerie, il fut employé auprès de quelques princes en Allemagne, puis en Italie. Au mariage de Mgr le Dauphin, il fit si bien qu'il fut un de ses menins, quoique tous les autres fussent de qualité distinguée. On a pu voir ici que Mme de Maintenon, qui voulait environner la Dauphine de gens à elle, fit passer la duchesse de Richelieu, dame d'honneur de la reine, à Mme la Dauphine, et que, pour adoucir cette complaisance, elle fit donner la charge de chevalier d'honneur de cette princesse au duc de Richelieu, avec promesse qu'après l'avoir gardée quelque temps, il la vendrait tout ce qu'il la pourrait vendre à qui il voudrait qui serait agréé, Il s'était étrangement incommodé au jeu. Dangeau, déjà menin et gouverneur de province, fut son homme; il en tira cinq cent mille livres. Dangeau devint ainsi chevalier d'honneur de Mme la Dauphine, et nécessairement par là chevalier de l'ordre, en la grande promotion, trois ans après, le premier jour de l'an 1689 [21] .

Il avait épousé en 1682 une fille fort riche, d'un partisan qu'on appelait Morin le Juif, qui le fit beau-frère du maréchal d'Estrées, mari de l'autre. Dangeau en eut une fille unique, qu'il maria au duc de Montfort, fils aîné du duc de Chevreuse, dont il se bouffit fort. Étant devenu veuf, il se trouva assez riche pour se remarier à une comtesse de Loewenstein, fille d'honneur de Mme la Dauphine, et fille d'une soeur du cardinal de Fürstemberg, laquelle avait des soeurs grandement mariées en Allemagne, et des frères en grands emplois. On a vu ailleurs quels sont les Loewenstein, et le bruit que fit Madame, et même Mme la Dauphine, de voir les armes palatines accolées à celles de Courcillon, à la chaise de Mme de Dangeau, et combien il fut avec raison inutile. Mme de Dangeau n'avait rien vaillant, mais elle était charmante de visage, de taille et de grâces. On en a parlé souvent ici ailleurs. C'était un plaisir de voir avec quel enchantement Dangeau se pavanait en portant le deuil des parents de sa femme, et en débitait les grandeurs. Enfin, à force de revêtements l'un sur l'autre, voilà un seigneur, et qui en affectait toutes les manières à faire mourir de rire. Aussi La Bruyère disait-il, dans ses excellents Caractères de Théophraste[22], que Dangeau n'était pas un seigneur, mais d'après un seigneur.

Je fus brouillé avec lui longtemps, pour un fou rire qui partit malgré moi, et que j'ai eu lieu de croire qu'il ne m'a jamais bien pardonné. Il faisait magnifiquement les honneurs de la cour, où sa maison et sa table, tous les jours grande et bonne, était ouverte à tous les étrangers de considération. Il m'avait prié à dîner. Plusieurs ambassadeurs et d'autres étrangers s'y trouvèrent, et le maréchal de Villeroy, qui était fort de ses amis, et chez qui sa noce s'était faite. Il fit peu à peu tomber à table la conversation sur les gouvernements et les gouverneurs de province; puis, se balançant avec complaisance, se mit à dire à la compagnie : « Il faut dire la vérité : de tous nous autres gouverneurs de provinces, il n'y a que M. le maréchal, en regardant Villeroy, qui soit demeuré maître de la sienne. » Les yeux de Mme de Dangeau et les miens se rencontrèrent dans cet instant; elle sourit, et moi je fis pis, quelque effort que je pusse faire, car il était bon homme, et je ne voulais pas le fâcher, mais cette fatuité fut plus forte que moi. Un an après la mort de M. de Louvois, le roi se lassa d'être grand maître des ordres de Saint-Lazare, et de Notre-Dame du mont Carmel, dont Louvois avait toute la gestion en qualité de grand vicaire, et donna cette grande maîtrise à Dangeau. L'envie de s'en divertir eut grande part à ce choix. Il traitait bien Dangeau, mais il s'en moquait volontiers. Il connaissait ses fadeurs, sa vanité, sa fatuité. Cette grâce en devint une source. On a vu ici ailleurs avec quelle dignité il tâcha d'imiter le roi donnant l'ordre du Saint-Esprit, en donnant celui de Saint-Lazare, combien le prie-Dieu était bien imité dans Saint-Germain des Prés, comment ses prêtres de l'ordre, placés comme le sont les évêques et les abbés au prie-Dieu du roi, représentaient bien les cardinaux avec leurs soutanes et leurs camails rouges; avec quelle grâce et quel air de satisfaction et de bonté Dangeau faisait la roue au milieu de cette pompe et de toute la cour, hommes et femmes, qui y allaient sur des échafauds parés, et y riaient scandaleusement. Le roi après s'amusait du récit qu'il lui en faisait faire chez Mme de Maintenon, et il était ou, se montrait transporté de la privance de ces conversations et des applaudissements qu'il en recevait. Il est pourtant vrai qu'il faisait un très noble usage de sa commanderie magistrale, qui était bonne, et qu'il abandonna tout entière, pour y élever de pauvres gentilshommes, qui y apprenaient gratuitement tout ce qui peut convenir à leur état, et y étaient fort honnêtement nourris et entretenus.

On a vu ici en son temps ce qui regarde le fils unique qu'il eut de sa seconde femme, qu'il maria à la fille unique du dernier de la maison de Pompadour et d'une fille de M. et de Mme de Navailles, par conséquent soeur de la duchesse d'Elboeuf, mère de la dernière duchesse de Mantoue. Je ne fais ici que renouveler le souvenir de toutes ces alliances de sa femme et de son fils, nécessaires à savoir avant de parler de ses Mémoires. En 1696 il fut conseiller d'État d'épée, et on a vu ici en son lieu qu'au mariage de Mgr le duc de Bourgogne, le roi lui rendit la charge de chevalier d'honneur qu'il avait perdue à la mort de la Dauphine, et fit sa femme dame du palais, dont elle fut la première par la charge de son mari, n'y ayant point eu alors de duchesse, et on n'a pas oublié de remarquer les privances et la faveur de Mme de Dangeau auprès de Mme de Maintenon, qui lui attirèrent celles du roi. Tout cela enfla Dangeau et en augmenta merveilleusement les ridicules. Il adorait le roi et Mme de Maintenon ; il adorait les ministres et le gouvernement; son culte, à force de le montrer, s'était glissé jusque dans ses moelles. Leurs goûts, leurs affections, leurs éloignements, il se les adaptait entièrement. Tout ce que le roi faisait, en quelque genre que ce fût, et quelquefois de plus étrange, transportait Dangeau d'admiration, qui passait du dehors jusqu'à l'intérieur. Il en était de même de tout ce qu'il voyait que Mme de Maintenon aimait, avançait ou écartait, et il s'incrusta si bien de tout cela qu'il en fit sa propre chose, même après leur mort. De là vient la partialité que toute sa tremblante politique n'a pu cacher dans ses Mémoires contre M. le duc d'Orléans et pour les bâtards en général, et spécialement pour la personne du duc du Maine, [pour] tout ce que l'ambition, ou le mécontentement, ou l'aveuglement lui avait attaché, et pour tout ce qui se montrait ou était contraire à M. le duc d'Orléans.

Par même raison, et par plusieurs autres, il était grand partisan du parlement, des bâtards et des princes étrangers, vrais et faux; grand ennemi de la dignité des ducs, avec l'ignorance la plus profonde jusqu'à être surprenante dans un homme qui avait passé sa vie à la cour, en sorte qu'il n'a pu se retenir là-dessus dans ses Mémoires, jusqu'à y avoir sacrifié la vérité bien des fois à cet égard, et d'autres fois passé grossièrement à côté, n'osant hasarder les négatives, et d'autres fois omettant ce qui s'était passé sous ses yeux. Cette aversion des ducs lui venait de celle de Mme de Maintenon, la mie ancienne et la protectrice des bâtards, qui, pour leur ranger tout obstacle, eût voulu anéantir la première dignité du royaume. Ainsi, tout ce qui s'opposait à elle, en tout genre, pour nouveau et pour étrange qu'il fût, trouvait appui en elle. Dangeau ne pouvait se consoler de l'inutilité de tout ce qu'il avait tenté pour se faire faire duc, et en avait pris une haine particulière contre la dignité à laquelle il n'avait pu atteindre ; il croyait ainsi s'en dédommager. Les alliances de sa femme qui, en vraie Allemande, croyait que rien ne pouvait égaler un prince ni même un ancien comte de l'empire; l'alliance de son fils, si proche avec les duchesses d'Elboeuf et de Mantoue, lui avaient tout à fait tourné la tête là-dessus. On a vu en son lieu l'étroite liaison de la comtesse de Fürstemberg avec Mme de Soubise et la cause de cette union, et quelle était Mme de Soubise à l'égard du roi et même de Mme de Maintenon. On a vu aussi quelle était cette comtesse de Fürstemberg à l'égard du cardinal, frère du père de son mari et de la mère de Mme de Dangeau, qui vivait avec eux en intimité de famille. Il n'en fallut pas davantage à Dangeau pour être comme à genoux devant les Rohan, et, par concomitance, devant les Bouillon, en ce que ces deux maisons avaient de commun ensemble. C'est ce qui paraît par sa partialité extrême dans ses Mémoires, par ses louanges ou son aridité, enfin par ses méprises ou d'ignorance ou de pis, et par ses réticences. Après ses remarques nécessaires, venons aux Mémoires qu'il a laissés, qui le peignent si parfaitement lui-même, et si fort d'après nature.

Dès les commencements qu'il vint à la cour, c'est-à-dire vers la mort de la reine mère [23] , il se mit à écrire tous les soirs les nouvelles de la journée, et il a été fidèle à ce travail jusqu'à sa mort. Il le fut aussi à les écrire comme une gazette sans aucun raisonnement, en sorte qu'on n'y voit que les événements avec une date exacte, sans un mot de leur cause, encore moins d'aucune intrigue ni d'aucune sorte de mouvement de cour ni d'entre les particuliers. La bassesse d'un humble courtisan, le culte du maître et de tout ce qui est ou sent la faveur, la prodigalité des plus fades et dés plus misérables louanges, l'encens éternel et suffoquant jusque des actions du roi les plus indifférentes, la terreur et la faveur suprême qui ne l'abandonnent nulle part pour ne blesser personne, excuser tout, principalement dans les généraux et les autres personnes du goût du roi, de Mme de Maintenon, des ministres, toutes ces choses éclatent dans toutes les pages, dont il est rare que chaque journée en remplisse plus d'une, et dégoûtent merveilleusement. Tout ce que le roi a fait chaque jour, même de plus indifférent, et souvent les premiers princes et les ministres les plus accrédités, quelquefois d'autres sortes de personnages, s'y trouvent avec sécheresse pour les faits, mais tant qu'il se peut avec les plus serviles louanges, et pour des choses que nul autre que lui ne s'aviserait de louer.

Il est difficile de comprendre comment un homme a pu avoir la patience et la persévérance d'écrire un pareil ouvrage tous les jours pendant plus de cinquante ans, si maigre, si sec, si contraint, si précautionné, si littéral, à n'écrire que des écorces de la plus repoussante aridité. Mais il faut dire aussi qu'il eût été difficile à Dangeau d'écrire de vrais Mémoires qui demandent qu'on soit au fait de l'intérieur et des diverses machines d'un cour. Quoiqu'il n'en sortit presque jamais, et encore pour des moments, quoiqu'il y fût avec distinction et dans les bonnes compagnies, quoiqu'il y fût aimé, et même estimé du côté de l'honneur et du secret, il est pourtant vrai qu'il ne fut jamais au fait d'aucune chose ni initié dans quoi que ce fût. Sa vie frivole et d'écorce était telle que ses Mémoires; il ne savait rien au delà de ce que tout le monde voyait; il se contentait aussi d'être des festins et des fêtes, sa vanité a grand soin de l'y montrer dans ses Mémoires, mais il ne fut jamais de rien de particulier. Ce n'est pas qu'il ne fût instruit quelquefois de ce qui pouvait regarder ses amis, par eux-mêmes, qui, étant quelques-uns des gens considérables, pouvaient lui donner quelques connaissances relatives, mais cela était rare et court. Ceux qui étaient de ses amis de ce genre, en très petit nombre, connaissaient trop la légèreté de son étoffe pour perdre leur temps avec lui.

Dangeau était un esprit au-dessous du médiocre, très futile, très incapable en tout genre, prenant volontiers l'ombre pour le corps, qui ne se repaissait que de vent, et qui s'en contentait parfaitement. Toute sa capacité n'allait qu'à se bien conduire, ne blesser personne, multiplier les bouffées de vent qui le flattaient, acquérir, conserver et jouir d'une sorte de considération, sans vouloir s'apercevoir qu'à commencer par le roi, ses vanités et ses fatuités divertissaient souvent les compagnies, ni des panneaux où on le faisait tomber souvent là-dessus. Avec tout cela, ses Mémoires sont remplis de faits que taisent les gazettes, gagneront beaucoup en vieillissant, serviront beaucoup à qui voudra écrire plus solidement, pour l'exactitude de la chronologie, et pour éviter confusion. Enfin ils représentent, avec la plus désirable précision, le tableau extérieur de la cour, des journées, de tout ce qui la compose, les occupations, les amusements, le partage de la vie du roi, le gros de celle de tout le monde, en sorte que rien ne serait plus désirable pour l'histoire que d'avoir de semblables Mémoires de tous les règnes, s'il était possible, depuis Charles V, qui jetteraient une lumière merveilleuse parmi cette futilité sur tout ce qui a été écrit de ces règnes.

Encore deux mots sur ce singulier auteur. Il ne se cachait point de faire ce journal, parce qu'il le faisait de manière qu'il n'en avait rien à craindre; mais il ne le montrait pas; on ne l'a vu que depuis sa mort. Il n'a point été imprimé jusqu'à présent, et il est entre les mains du duc de Luynes, son petit-fils, qui en a laissé prendre quelques copies. Dangeau, qui ne méprisait rien, et qui voulait être de tout, avait brigué et obtenu de bonne heure une place dans l'Académie française, dont il est mort doyen, et une dans l'Académie des sciences, quoiqu'il ne sût rien du tout en aucun genre, quoiqu'il s'enorgueillît d'être de ces compagnies et de fréquenter les illustres qui en étaient. Il se trouve dans ses Mémoires des grossièretés d'ignorance sur les duchés et sur les dignités de la cour d'Espagne qui surprennent au dernier point. Il essuya la grande opération de la fistule, dont il pensa mourir, et fut taillé d'une fort grosse pierre. Il a vécu depuis sans aucune incommodité de la première, et longues années, parfaitement guéri et sans aucune suite de l'autre.

Deux ans avant sa mort, il fut taillé pour la seconde fois; la pierre n'était pas grosse, à peine eut-il quelques heures de fièvre; il fut guéri en un mois, et s'en est bien porté depuis. À la fin, le grand âge, et peut-être l'ennui de ne voir plus de cour ni de grand monde, termina sa vie par une maladie de peu de jours.

N'attendons pas le temps de la mort de l'abbé de Dangeau son frère, qui arriva le 1er janvier 1723, pour parler de lui tout de suite. Il naquit huguenot, il y persévéra plus longtemps que son frère, et je ne sais s'il y a jamais bien renoncé. Il avait plus d'esprit que son aîné, et quoiqu'il eût assez de belles-lettres qu'il professa toute sa vie, il n'eut ni moins de fadeur ni moins de futilité que lui; il parvint de bonne heure à être des académies. Les bagatelles de l'orthographe et de ce qu'on entend par la matière des rudiments et du Despotère [24] furent l'occupation et le travail sérieux de toute sa vie [25] . Il eut plusieurs bénéfices, vit force gens de lettres et d'autre assez bonne compagnie, honnête homme, bon et doux dans le commerce, et fort uni avec son frère. Il avait été envoyé étant jeune en Pologne, et il avait trouvé le moyen de se faire décorer d'un titre de camérier d'honneur par Clément X qu'il avait connu en Pologne, non à Rome où il n'alla jamais, et de se le faire renouveler par Innocent XII; il avait aussi acheté une des deux charges de lecteur du roi pour en conserver les entrées, et y venait de temps en temps à la cour; il y était peu; n'y sortait guère de chez son frère, et y avait peu d'habitude.

Je ne sais de quoi M. le duc d'Orléans s'avisa de faire donner à M. son fils la grande maîtrise de Saint-Lazare. On lui fit sans doute accroire que cela donnerait des créatures à ce jeune prince. Ceux qui prenaient cet ordre si dégradé de biens et d'honneurs n'étaient pas pour lui en faire. Le régent ne m'en parla point, et la chose faite, je ne lui en dis rien non plus.

Le duc de Grammont mourut en même temps à Paris [26] , à près de quatre-vingts ans; il en est tant parlé ici à l'occasion de son étrange et second mariage, et de son ambassade en Espagne, qu'il n'y a rien à y ajouter. Il était frère cadet du célèbre comte de Guiche, qui a tant fait parler de lui, et fils et père des deux maréchaux de Grammont. Leur nom est Aure, connus par la possession de plusieurs fiefs et du vicomté d'Arboust, vers 1380; Sauce Garcie d'Aure servit le roi en 1405, sous J. de Bourbon, à la conquête de Guyenne, avec dix-neuf écuyers. Menaud d'Aure, fils d'une bâtarde de Béarn, épousa en 1523 Claire de Grammont, qui était de cette maison de Grammont si illustre en Béarn, Gascogne, Navarre et Aragon, et par les guerres qu'elle y soutint si longtemps contre la maison de Beaumont, bâtards de la maison de France, qui s'étaient grandement élevés en ces pays-là. Cette Claire de Grammont, lorsqu'elle fut mariée, avait des frères et des neveux desquels tous elle devint héritière. Antoine d'Aure, son fils, vicomte d'Aster, prit gratuitement le nom et les armes de Grammont, car, quoi qu'en dise le Moréri, il le fit sans aucune obligation, et il composa son écusson d'une manière à montrer qu'il ne faisait pas grand cas de ses armes. Il porta au premier quartier d'or un lion d'azur qui est Grammont, au second et troisième les trois flèches en pal [27] , la pointe en bas, d'Aster, et d'Aure au quatrième qui est d'argent à la levrette de sable [28] , à la bordure de sable chargée de huit besants d'or. L'héritière d'Aster était la grand'mère paternelle de ce Mahaut d'Aure qui quitta son nom pour prendre le nom de Grammont. Son mariage est de 1525, et sa mort est de 1534; sa femme Claire de Grammont le survécut plus de vingt ans. Antoine d'Aure qui, comme on vient de le dire, prit volontairement le nom de Grammont et abandonna le sien, comme fit sa postérité après lui, eut un fils aîné, dit Antoine de Grammont, qui épousa Hélène de Clermont, dame de Traves et de Toulongeon. Leur fils aîné, Philibert, dit de Grammont, épousa la fille unique de Paul d'Andouins, vicomte de Louvigny et seigneur de Lescun. C'est la belle Corisande dont Henri IV en sa jeunesse fut si amoureux, qu'il disparut aussitôt après sa victoire de Coutras, et, suivi d'un seul page, alla lui présenter son épée, ce qui lui fit perdre tous les avantages qu'il pouvait tirer de ce grand succès, où le duc de Joyeuse, général de l'armée catholique, et tant d'autres gens de marque avaient été tués, [lui] qui avait défait cette armée et en avait mis les restes en désarroi. Celle des huguenots, quoique victorieuse, demeura sans rien faire dans l'étonnement de la disparition du roi de Navarre aussitôt après le combat, ne sachant s'il était tué, pris ou ce qu'il était devenu pendant six ou sept jours qu'il revint après ce fatal tour de jeunesse. Cet amour valut au mari de la belle le gouvernement de Bayonne et la charge de sénéchal de Béarn. Il s'était marié en 1567, et il fut tué à vingt-six ans devant la Fère, en 1580. Sa femme le survécut longtemps et rendit des services considérables à son royal amant, pendant les guerres de religion. De son mariage vint la grand'mère paternelle du duc de Lauzun et le père du premier maréchal de Grammont.

Mme de Nouent mourut aussi à quatre-vingt-huit ans. Elle était soeur du duc de Lauzun. Elle était fille de la reine, et n'avait rien, lorsqu'en 1663, elle épousa Bautru, dit le comte de Nogent, capitaine de la porte, puis maître de la garde-robe du roi, qui fut tué lieutenant général au passage du Rhin, 12 juin 1672, dont elle porta le premier grand deuil le reste de sa vie. Son fils est mort sans enfants, et sa fille épousa Biron, devenu enfin duc, pair et maréchal de France, qui, du chef de cette Bautru par sa mère, a hérité de plus de un million deux cent mille livres des ducs de Foix et de Lauzun. Autre exemple terrible des mariages de filles de qualité pour rien avec des gens aussi de rien et qui deviennent héritières. Heureusement que c'est Biron et non pas un Bautru qui en a profité, mais par le plus grand hasard du monde.

Suite
[20]
Le Journal de Dangeau n'avait été publié jusqu'ici que par fragments. MM. Soulié, Dussieux, de Chennevières, Mantz et de Montaiglon, en ont entrepris, en 1854, une édition complète qu'ils continuent avec la plus louable persévérance. M. Feuillet de Conches y a joint les notes de Saint-Simon, que l'on peut considérer comme une première ébauche de ses Mémoires.
[21]
Voy, le Journal de Dangeau (édit Didot), t. II, p. 284-285, et la lettre de Mme de Sévigné du 3 janvier 1689.
[22]
Le titre de la première édition des Caractères de La Bruyère est les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les caractères ou les moeurs de ce siècle (Paris, 1687, in-12). Le passage auquel Saint-Simon Lait allusion se trouve dans les Caractères de La Bruyère (chap. des grands): « Un Pamphile, en un mot, veut être grand; il croit l'être; il ne l'est pas; il est d'après un grand. »
[23]
La reine mère, Anne d'Autriche, mourut le 20 janvier 1666. Le Journal de Dangeau ne commence qu'en avril 1684.
[24]
Despotère, ou plus correctement Despautère, avait composé une grammaire latine dont on se servit longtemps dans les écoles. Le nom du grammairien sert ici à désigner la grammaire elle-même.
[25]
L'abbé de Dangeau a laissé un grand nombre de manuscrits qui sont conservés à la Bib. Imp. On y trouve des renseignements curieux sur les diverses parties de l'administration à l'époque de Louis XIV.
[26]
Antoine-Charles de Grammont, ou Gramont, mourut le 25 octobre 1720. Le nom de cette maison de Béarn s'écrit plus correctement Gramont, pour la distinguer des Grammont de Franche-Comté.
[27]
On appelle pal, en termes de blason, une bande ou pièce perpendiculaire sur l'écu.
[28]
Le mot sable, dans le blason, désigne la couleur noire.