CHAPITRE XIII.

1721

Audience solennelle pour la demande de l'infante en mariage futur pour le roi. — Audience de la reine d'Espagne. — Audience du prince des Asturies et des infants. — Bêtise de Maulevrier, qui ne se couvrit point. — Conduite énorme de Maulevrier avec moi, bien pourpensée et bien exécutée jusqu'au bout, pour me jeter dans le plus Fâcheux embarras sur les raisonnements du contrat de mariage, de guet-apens, en pleine cérémonie de la signature. — Ma conduite pour y précéder, comme je fis, le nonce et le majordome-major du roi, sans les blesser. — Signature solennelle du contrat du futur mariage du roi et de l'infante. — Le prince des Asturies cède partout à l'infante depuis la déclaration de son futur mariage avec le roi. — Je me maintiens adroitement en la place que j'avais prise. — Difficulté poliment agitée sur la nécessité ou non d'un instrument en français. — Maulevrier forcé de laisser voir toute sa scélératesse, de laquelle je me tire avec tout avantage, sans montrer la sentir. — Autre honte à Maulevrier chez Grimaldo. — Politesse de ce ministre. — Facilité pleine de bonté du roi d'Espagne. — Ma conduite égale avec Maulevrier, et mes raisons pour cette conduite. — Bonté de Leurs Majestés Catholiques. — Conclusion de mon désistement d'un instrument en français.

Le mardi 25 novembre, j'eus mon audience solennelle. Maulevrier, qui, pour son caractère d'ambassadeur, ne s'était mis en aucune sorte de dépense, vint de bonne heure chez moi le matin, où quelque temps après arriva don Gaspard Giron et un carrosse magnifique du roi, à huit chevaux gris pommelés admirables, dans lequel, à l'heure marquée, nous montâmes tous trois. Deux garçons d'attelage tenaient chaque quatrième cheval à gauche par une longe. Il n'y avait point de postillon, et le cocher du roi nous mena son chapeau sous le bras. Cinq carrosses à moi, remplis de tout ce que j'avais amené, suivaient, et une vingtaine d'autres de seigneurs de la cour, qu'ils avaient envoyés pour me faire honneur par les soins du duc de Liria et de Sartine, avec des gentilshommes à eux dedans. Le carrosse du roi était environné de ma nombreuse livrée à pied et des officiers de ma maison, c'est-à-dire valets de chambre, sommeliers, etc. Les gentilshommes et les secrétaires étaient dans mes derniers carrosses. Ceux de Maulevrier (et il n'en avait que deux), remplis de Robin et de son secrétaire, suivaient le dernier des miens. Arrivant à la place du palais, je me crus aux Tuileries. Les régiments des gardes espagnoles, vêtus, officiers et soldats, comme le régiment des gardes françaises, et le régiment des gardes wallonnes, vêtus, officiers et soldats, comme le régiment des gardes suisses, étaient sous les armes, les drapeaux voltigeants, les tambours rappelant et les officiers saluant de l'esponton [70] . En chemin les rues étaient pleines de peuple, les boutiques de marchands et d'artisans, toutes les fenêtres parées et remplies de monde. La joie éclatait sur tous les visages, et nous n'entendions que bénédictions.

Sortant de carrosse, nous trouvâmes le duc de Liria, le prince de Chalais, grands d'Espagne, et Valouse, premier écuyer, qui nous dirent qu'ils venaient nous rendre ce devoir comme Français. Caylus eût bien pu y faire le quatrième. L'escalier était garni des hallebardiers avec leurs officiers, vêtus comme nos Cent-Suisses, mais en livrée, la hallebarde à la main, et leurs fonctions sont les mêmes. Entrant dans la salle des gardes, nous les trouvâmes en haie sous les armes, et nous traversâmes jusque dans la pièce contiguë à celle de l'audience, dont la porte était fermée. Là étaient tous les grands et une infinité de personnes de qualité, en sorte qu'il n'y avait guère moins de foule qu'en notre cour, mais plus de discrétion. L'introducteur des ambassadeurs a peu de fonctions. Il est fort effacé par celles du majordome. Ce fut là un renouvellement de compliments et de joie, où presque chacun me voulut particulièrement témoigner la sienne, et cela dura près d'un quart d'heure que la porte s'ouvrit et que les grands entrèrent; puis elle se referma.

Je demeurai encore un peu avec cette foule de gens de qualité, pendant quoi le roi vint de son appartement, et entra dans la pièce de l'audience par la porte opposée à celle par où les grands étaient entrés, qui l'y attendaient, et par laquelle tout ce que nous étions à attendre allions entrer. J'avouerai franchement ici que la vue du roi d'Espagne m'avait si peu imposé la première fois, si peu encore les autres fois que j'avais eu l'honneur d'approcher de lui, qu'au moment où j'étais lors, je n'avais pas songé encore à ce que je devais lui dire.

Je fus appelé, et tous ces seigneurs entrèrent en foule avant moi, qui me laissai conduire par don Gaspard Giron, qui prit ma droite, et l'introducteur la gauche de Maulevrier, qui était à côté de moi. Comme j'approchais de la porte, La Roche me vint dire de la part du roi, entre haut et bas, que Sa Majesté Catholique m'avertissait et me priait de n'être point surpris s'il ne se découvrait qu'à ma première et dernière révérence, et point à la seconde; qu'il voudrait plus faire pour un ambassadeur de France que pour aucun autre; mais que c'était un usage de tout temps qu'il ne pouvait enfreindre. Je priai La Roche de témoigner au roi ma très respectueuse et très sensible reconnaissance d'une attention si pleine de bonté, et j'entrai dans la porte. Ce défilé mit Maulevrier et les deux autres qui nous côtoyaient derrière, et l'attention à ce que j'allais dire et au spectacle fort imposant m'empêcha de plus songer à ce qu'ils devenaient.

Au milieu de cette vaste pièce et du côté que j'avais en face en entrant, était un dais à queue sans estrade, sous lequel le roi était debout, et à quelque distance, précisément derrière lui, le grand d'Espagne capitaine des gardes en quartier, qui était le duc de Bournonville; du même côté, presque au bout, le majordome major du roi, appuyé à la muraille, seul; en retour, le long de la muraille qui par un coin joignait l'autre muraille dont je viens de parler, étaient les grands appuyés contre, et aussi contre la muraille en retour vis-à-vis du roi jusqu'à la cheminée, grande comme autrefois et qui était assez près de la porte par où je venais d'entrer et point tout à fait au milieu de cette muraille; les quatre majordomes étaient le dos à la cheminée. De la cheminée à la porte par où j'étais entré, et en retour le long de la muraille et des fenêtres jusqu'au coin de la porte par où le roi était entré, étaient en foule les gens de qualité les uns devant les autres; dans la porte par où le roi était entré étaient quelques seigneurs familiers par leurs emplois, qui regardaient comme à la dérobée, mais dont aucun n'était grand, et derrière eux quelques domestiques intérieurs distingués, qui voyaient à travers. Le roi et tous les grands étaient couverts, et nuls autres; il n'y avait aucun ambassadeur.

Je m'arrêtai un instant au-dedans de la porte à considérer ce spectacle extrêmement majestueux, où qui que ce soit ne branlait et où le silence régnait profondément. Je m'avançai lentement quelques pas et fis au roi une profonde révérence, qui à l'instant se découvrit, son chapeau à la hauteur de sa hanche; au milieu de la pièce je fis ma seconde révérence, et en me baissant je me tournai un peu vers ma droite, passant les yeux sur les grands, qui tous se découvrirent, mais non tant qu'à la première révérence, où ils avaient imité le roi, qui à cette seconde ne branla pas, comme il m'en avait fait avertir. J'avançai après avec la même lenteur jusques assez près du roi, où je fis ma troisième révérence, qui se découvrit comme il avait fait à la première, et se couvrit aussitôt, en quoi tous les grands l'imitèrent. Alors je commençai mon discours et me couvris au bout des cinq ou six premières paroles sans que le roi me le dit.

Il roula sur les compliments du roi, l'union de la maison royale, celle de leurs couronnes, la joie et l'affection des deux nations, celle que j'avais trouvée répandue partout sur ma route en France et en Espagne, l'attachement personnel du roi pour le roi son oncle, et son désir de lui complaire et de contribuer à tout ce qui pourrait être de sa grandeur, de ses intérêts, de ses affections, avec autant de passion que pour les siens propres; enfin la demande de l'infante pour étreindre encore plus intimement entre eux les liens déjà si forts du sang et des intérêts de leurs couronnes, et lui témoigner sa tendresse par toute celle qu'il aurait pour l'infante, ses soins, ses égards et l'attention continuelle de la rendre parfaitement heureuse. Je passai de là au remercîment du roi et à celui de M. le duc d'Orléans de l'honneur de son choix de Mlle de Montpensier pour M. le prince des Asturies; j'ajoutai que, quelque grand que Son Altesse Royale le sentit, il était encore plus touché de recevoir une aussi grande marque de ses bontés pour lui, et de l'acceptation, de son plus profond respect et de ses protestations les plus sincères de sa passion de lui plaire et de ne rien oublier pour resserrer de plus en plus une si heureuse union des deux royales branches de leur maison, en contribuant de ses conseils et de tous les moyens qu'il pourrait tirer de sa qualité de régent de France pour servir et porter les intérêts et la grandeur de Sa Majesté Catholique avec autant de zèle et d'attachement que ceux mêmes de la France, et la persuader de plus, ce qu'il souhaitait avec le plus de passion, de son infinie reconnaissance, de son attachement, de son profond respect et de sa vénération parfaite pour sa personne. Je finis mon discours par témoigner combien je ressentais de joie et combien je me trouvais honoré d'avoir le bonheur de paraître devant Sa Majesté Catholique, chargé par le roi de contribuer de sa part à mettre la dernière main à un ouvrage si désirable; ce qui me comblait en mon particulier de la plus sensible satisfaction, outre celle de toute la France et de l'Espagne, parce que je n'avais jamais pu oublier d'où Sa Majesté Catholique était issue, et toujours nourri et témoigné en tous les temps mon très profond respect et l'attachement le plus vrai et le plus naturel pour elle.

Si j'avais été si surpris de la première vue du roi d'Espagne à mon arrivée, et si les audiences que j'en avais eues jusqu'à celle-ci m'avaient si peu frappé, il faut dire ici avec la plus exacte et la plus littérale vérité que l'étonnement où me jetèrent ses réponses me mit presque hors de moi-même. Il répondit à chaque point de mon discours dans le même ordre, avec une dignité, une grâce, souvent une majesté, surtout avec un choix si étonnant d'expressions et de paroles par leur justesse et un compassement si judicieusement mesuré, que je crus entendre le feu roi, si grand maître et si versé en ces sortes de réponses.

Philippe V sut joindre l'égalité des personnes avec un certain air de plus que la déférence pour le roi son neveu, chef de sa maison, et laisser voir une tendresse innée pour ce fils d'un frère qu'il avait passionnément aimé et qu'il regrettait toujours. Il laissa étinceler un coeur François sans cesser de se montrer en même temps le monarque des Espagnes. Il fit sentir que sa joie sortait d'une source plus pure que l'intérêt de sa couronne, je veux dire de l'intime réunion du même sang; et à l'égard du mariage du prince des Asturies, il sembla remonter quelques degrés de son trône, s'expliquer avec une sérieuse bonté, sentir moins l'honneur qu'il faisait à M. le duc d'Orléans en faveur du même sang, que la grâce signalée, et je ne dis point trop et je n'ajoute rien, qu'il lui faisait d'avoir bien voulu ne point penser qu'à le combler par une marque si certaine de sa bonne volonté pour lui. Cet endroit surtout me charma par la délicatesse avec laquelle, sans rien exprimer, il laissa sentir sa supériorité tout entière, la grâce si peu méritée de l'oubli des choses passées, et le sceau si fort inespérable que sa bonté daignait y apposer. Tout fut dit avec tant d'art et de finesse, et coula toutefois si naturellement, sans s'arrêter, sans bégayer, sans chercher, qu'il fit sentir tout ce qu'il était, tout ce qu'il pardonnait, tout en même temps à quoi il se portait, sans qu'il lui échappât un seul mot ni une seule expression qui pût blesser le moins du monde, et presque toutes au contraire obligeantes. Ce que j'admirai encore fut l'effectif, mais toutefois assez peu perceptible changement de ton et de contenance en répondant sur les deux mariages. Son amour tendre pour la personne du roi, son affection hors des fers pour la France, la joie d'en voir le trône s'assurer à sa fille, se peindre sur son visage et dans toute sa personne à mesure qu'il en parlait; et lorsqu'il répondit sur l'autre mariage, la même expression s'y peignit aussi, mais de majesté, de dignité, de prince qui sait se vaincre, qui le sent, qui le fait, et qui connaît dans toute son étendue le poids et le prix de tout ce qu'il veut bien accorder. Je regretterai à jamais de n'avoir pu écrire sur-le-champ des réponses si singulières et de n'en pouvoir donner ici qu'une idée si dissemblable à une si surprenante perfection.

Quand il eut fini je crus lui devoir un mot de louange sur ce dernier article, et un nouveau remercîment de M. le duc d'Orléans, comme son serviteur particulier. Au lieu de m'y répondre, le roi d'Espagne me fit l'honneur de me dire des choses obligeantes et du plaisir qu'il avait que j'eusse été choisi pour faire auprès de lui des fonctions qui lui étaient si agréables. Ensuite m'étant découvert, je lui présentai les officiers des troupes du roi qui m'accompagnaient, et le roi d'Espagne se retira en m'honorant encore de quelques mots de bonté.

Je fus environné de nouveau par tout ce qui était là de plus considérable, avec force civilités; après quoi la plupart des grands et des gens de qualité allèrent chez la reine, tandis que quelques-uns d'eux tous demeurèrent à m'entretenir pour laisser écouler tout ce qui sortait, et se placer chez la reine, où au bout de fort peu de temps nous y fûmes aussi conduits comme nous l'avions été chez le roi. Arrivés dans la pièce joignant celle où l'audience se devait donner, on nous fit attendre que tout y fût préparé.

Avant d'aller plus loin il faut expliquer que don Gaspard Giron ne me conduisit, allant chez la reine, que jusqu'au bout de l'appartement du roi, et qu'à l'entrée de celui de la reine il se retira et laissa sa fonction à un majordome de la reine. J'avais su que Magny, qui [en] était un, se trouvait justement en semaine, par conséquent que c'était à lui à m'introduire. J'en avais parlé à Grimaldo et demandé qu'on en chargeât un autre. Non seulement je l'obtins, mais Magny, qui avait été nommé pour le voyage de Lerma, en fut rayé, et un autre majordome de la reine mis de ce voyage au lieu de lui, mais il reçut défense expresse de se trouver en aucun lieu où je serais, même au palais; Grimaldo me le dit lui-même. Soit que cette défense eût été étendue aux autres François réfugiés pour l'affaire de Cellamare et de Bretagne, ou qu'ils l'aient cru sur l'exemple de Magny, ils évitèrent tous et toujours ma rencontre, et presque toujours celle de tout ce qui était venu avec moi en Espagne.

Tout étant prêt, la porte s'ouvrit et nous fûmes appelés la pièce de l'audience était le double de la petite galerie intérieure par laquelle on a vu que le jour de ma première révérence j'avais suivi Leurs Majestés Catholiques chez les infants. Ce double était moins long mais aussi large que la galerie à laquelle elle était unie par de grandes arcades ouvertes, desquelles seules cette pièce tirait son jour. Nous arrivâmes par le côté de l'appartement des infants, et la reine et sa suite était entrée par le sien au bout opposé.

Le bas de cette pièce que nous trouvâmes d'abord en y entrant était obscur et plein de monde qui était arrêté par une barrière à sept ou huit pas en avant où l'obscurité s'éclaircissait. La porte de la pièce et celle de la barrière qui ne se tira que lorsque j'en fus tout près, fit un défilé qui me laissa passer seul, en sorte que je ne pus voir ensuite derrière moi. Au fond de cette pièce qui était fort longue, la reine était assise sur une espèce de trône, c'est-à-dire un fauteuil fort large, fort évasé, et fort orné; les pieds sur un carreau magnifique, d'une largeur et d'une hauteur extraordinaire, qui cachait, comme je le vis quand la reine en sortit, quelques marches assez basses. Le long de la muraille étaient les grands, rangés, appuyés et couverts. Vis-à-vis le long des arcades, des carreaux carrés, longs plus que larges, et médiocrement épais, de velours et de satin rouge ou de damas, tous également galonnés d'or tout autour, de la largeur de la main au plus, avec de grosses houppes d'or aux coins. Sur les carreaux de velours étaient les femmes des grands d'Espagne, et les femmes de leurs fils aînés sur ceux de satin ou de damas, toutes également assises sur leurs jambes et sur les talons. Cette file de grands à la muraille, et de dames sur ces carreaux, vis-à-vis d'eux, tenait toute la longueur de la pièce, laissant un peu de distance en approchant de la reine, et une autre en approchant de la barrière par où j'entrais.

Je m'arrêtai quelques moments dans la porte de cette barrière à considérer un spectacle si imposant, tandis que, par derrière moi, les ducs de Veragua et de Liria, le prince de Masseran et quelques autres grands qui avaient voulu me faire l'honneur de m'accompagner depuis l'appartement du roi, se glissèrent à la muraille, à la suite des derniers placés. Le majordome-major du roi ne se trouva point à cette audience parce que, ayant de droit la première place partout, il ne la veut pas céder au majordome-major de la reine qui, chez elle, prétend l'avoir et en est en possession. Aussi était-il à la tête des grands à la muraille, y ayant une place vide entre lui et le grand d'Espagne qui était le plus près de lui, comme vis-à-vis de lui, entre le carreau de la camarera-mayor de la reine et le carreau le plus près d'elle. Le majordome-major de la reine était placé là parce que la reine tenait tout le fond de cette pièce, ayant deux officiers des gardes du corps un peu en arrière à côté de son fauteuil. Les dames de qualité étaient en grand nombre debout derrière les carreaux des dames assises, et remplissaient le vide de chaque arcade. Quelques gens de qualité s'étaient mis derrière elles, mais le gros de ceux-là se tint contre les barrières, en dedans qui put, et en dehors en foule.

Après avoir arrêté mes yeux quelques moments sur ce beau spectacle fort paré, je m'avançai lentement jusqu'au second carreau d'en bas, marchant au milieu de la largeur de la pièce, et là, je fis une profonde révérence. Je continuai à m'avancer de même jusqu'au milieu de la longueur qui restait, où je fis la seconde révérence, me tournant un peu vers les carreaux en me baissant, passant les yeux dessus ce qui en était à portée, et j'en fis de même en me relevant vers les grands qui se découvrirent, comme les dames m'avaient fait une légère inclination du corps de dessus leurs carreaux. J'avançai ensuite jusqu'au pied du carreau de la reine où je fis ma troisième révérence, à laquelle seule la reine répondit par une inclination de corps fort marquée. Un instant après je dis : « Madame, » et ce mot achevé je me couvris, et tout de suite me découvris sans avoir ôté ma main de mon chapeau et ne me couvris plus. Les grands, depuis ma seconde révérence, étaient demeurés découverts et ne se couvrirent plus.

Mon discours roula sur les mêmes choses qu'avait fait celui que je venais de faire au roi, retranchant et ajustant à ce qui lui convenait, également ou différemment du roi d'Espagne. Elle était parée modestement, mais brillante d'admirables pierreries et avait une grâce et une majesté qui sentaient bien une grande reine. Elle fut surprise d'un si grand transport de joie qu'elle s'en laissa apercevoir embarrassée, et elle prit plaisir depuis à m'avouer son embarras; elle ne laissa pas de me répondre en très bons termes sur sa joie du mariage de l'infante, sur son estime et son affection pour le roi et sa passion même pour lui, sur son amitié pour M. le duc d'Orléans, et son désir de voir sa fille heureuse en Espagne, surtout sur son désir et sa joie extrême de l'union des couronnes, des personnes royales de la même maison, de leur commune grandeur et de leurs intérêts qui ne pouvaient jamais être que les mêmes, puis des marques de bonté pour moi.

Si cette audience eût été la première, sa réponse m'aurait charmé tant elle était bien faite et accompagnée de toutes les grâces possibles et de majesté. Mais il faut avouer qu'avec beaucoup d'esprit, de tour naturel et de facilité de s'énoncer, elle ne put s'élever jusqu'à la justesse et la précision du roi, si diversement modulées, sur chaque point, beaucoup moins jusqu'à ce ton suprême qui sentait la descendance directe d'un si grand nombre de rois, qui se proportionnait avec tant de naturelle majesté aux choses et aux personnes dont il fit plus entendre qu'il n'en dit dans, sa réponse.

Quand elle eut achevé, je lui fis une profonde révérence et je me retirai le plus diligemment que la décence me le permit pour gagner le dernier carreau de velours d'en bas et les parcourir promptement tout en ployant un peu le genou devant chacun et disant à la dame assise dessus: « A los pies à Vuestra Excellentia, » ce qui suppose: « Je me mets aux pieds de Votre Excellence, » à quoi chacune sourit et répondit par une inclination de corps; il faut être preste à cette espèce de course qui se fait, tandis que la reine se débarrasse de ce gros carreau qu'elle a sous les pieds, qu'elle se lève, qu'elle descend les marches de cette espèce de trône et qu'elle retourne dans son appartement par la porte de la galerie qui y donne, et qui n'est presque éloignée de ce trône que de la demi-largeur de la pièce où il est, et de la largeur entière de la galerie, qui sont très médiocres, et il faut avoir achevé le dernier carreau près de celui de la camarera-mayor, qui se lève en même temps que la reine pour la suivre, à temps de trouver la reine à la porte de son appartement, mettre un genou à terre devant elle, lui baiser la main qu'elle vous tend et la remercier en cinq ou six paroles, à quoi elle répond de même.

Je ne pus avoir sitôt expédié les carreaux, que je vis la reine dans la porte de son appartement; elle m'avait déjà traité avec tant de bonté et de familiarité que je crus pouvoir user de quelque sorte de liberté dans ces moments d'une si grande joie, tellement que je courus vers elle et lui criai que Sa Majesté se retirait bien vite, et, comme je la vis s'arrêter et se retourner, je lui dis que je ne voulais pas perdre un moment et un honneur si précieux, elle se mit à rire, et moi, un genou à terre à lui baiser la main qu'elle me tendit dégantée et me parla fort obligeamment; mon remercîment suivit et cela fit un entretien de quelques moments dans cette porte, ses dames en cercle autour qui arrivaient cependant.

La reine et quelques-unes de ses dames rentrées, je lis plus posément, et avec plus de loisir, des compliments à celles qui, par leurs charges, allaient aussi rentrer chez la reine, qui étaient demeurées pour m'en faire; puis j'allai remplir le même devoir de galanterie auprès des principales des autres que je trouvai le plus sous ma main, puis à beaucoup de seigneurs qui m'environnèrent. J'oubliais mal à propos qu'à la fin de l'audience je présentai à la reine tous les officiers des troupes du roi qui m'avaient suivi en Espagne.

Débarrassé peu à peu de tant de monde, et toujours avec les mêmes seigneurs susnommés, qui m'avaient fait l'honneur de vouloir m'accompagner de chez le roi chez la reine et qui, quoi que je pusse faire, voulurent absolument aller partout avec moi, nous allâmes chez le prince des Asturies, où tout se passa sans aucune cérémonie: je fis une seule révérence au prince qui était découvert et qui ne se couvrit point du tout. Ce fut moins une audience qu'une conversation dans laquelle le prince n'oublia rien de tout ce qui convenait de dire, et sans aucun embarras.

Le duc de Popoli, qui, comme à ma première audience, m'était venu recevoir et conduire à l'entrée de l'appartement, fut plus embarrassé que lui. Il m'accabla de ses sentiments de joie sur les mariages, et d'attachement pour le roi et pour M. le duc d'Orléans, et de compliments pour moi, avec force excuses sur ce que son esclavage chez le prince, ce fut le terme dont il se servit, ne lui avait pas encore pu permettre de venir me rendre ses devoirs. Je lui répondis avec toute sorte de politesse, mais avec peine, tant son affluence de protestations était continuelle, et me divertissant à part moi de son embarras.

L'introducteur des ambassadeurs nous conduisit après chez l'infante et chez les infants. Le dernier dormait, et, suivant ce que Grimaldo m'avait promis, l'infante dormait aussi. Je sortis du palais avec les mêmes honneurs que j'y avais été reçu, les bataillons étant demeurés pour cela dans la place; et je trouvai chez moi don Gaspard Giron qui m'attendait en grande et illustre compagnie, et un magnifique repas. Il s'en alla chez lui; on en verra bientôt la raison.

En arrivant chez moi, je fus averti que Maulevrier ne s'était point couvert aux audiences que nous venions d'avoir du roi et de la reine, [ce] dont je n'avais pu m'apercevoir parce qu'il s'était tenu, à toutes les deux, fort en arrière de moi. Il m'avait auparavant fait la question s'il ferait aussi la demande de l'infante, et comme je lui répondis que l'usage n'était pas que deux ambassadeurs fissent cette demande l'un après l'autre, je ne sais ce qu'il en conclut. Je trouvai la chose si étrange, que je m'en voulus assurer tant par les principaux de ceux qui m'y avaient suivi, que par les ducs de Veragua et de Liria, le prince de Masseran et quelques autres de ceux qui se trouvèrent chez moi pour dîner, avec qui déjà j'avais contracté le plus de familiarité, qui, tous, m'assurèrent l'avoir très bien vu et remarqué, et que la surprise en avait été générale; ils ajoutèrent même qu'il n'avait pas fait le plus léger semblant de se couvrir. Je lui en parlai dans la suite, n'ayant pu le faire alors, et le plus poliment qu'il me fut possible; il me répondit froidement et tout court qu'il en était fâché, qu'il n'avait pas cru devoir se couvrir, qu'il se trouverait d'autres occasions de réparer ce manquement. Mettant pied à terre chez moi, il ne voulut pas monter dans mon appartement, où toute la grande compagnie m'attendait, et quoi que je pusse faire, je ne pus jamais l'engager à dîner avec nous. Il me dit qu'il avait affaire chez lui, et qu'il serait exacte à l'heure de revenir chez moi pour aller ensemble à la signature du contrat. Ce fut une bêtise, mais voici une perfidie, et bien pourpensée et bien exécutée de guet-apens dans toutes ses circonstances.

L'instrument des articles avait été signé double; un en espagnol, l'autre en français. Cela m'avait persuadé qu'il en serait de même de l'instrument du contrat de mariage. Il n'y avait rien ni pour ni contre dans mon instruction, comme il n'y en avait rien non plus sur l'instruction des articles, et le cardinal Dubois ne m'avait rien dit là-dessus, ni moi pensé à lui en faire question. J'en parlai dès les premiers jours à Maulevrier, qui ne douta pas un moment des deux instruments; ce qui me confirma encore dans cette persuasion. Je ne savais pas un mot d'espagnol; Maulevrier et Robin, son mentor, dont je dirai un mot dans la suite, lé savaient fort bien. Maulevrier s'était donc chargé du changement à faire dans la préface du contrat de mariage, lorsque j'eus obtenu qu'il n'y aurait point de commissaires, et que le roi et la reine d'Espagne le signeraient eux-mêmes. Maulevrier avait fait ce changement, il l'avait montré à Grimaldo, tous deux me dirent qu'il était bien, ce n'était qu'une affaire de style: dès lors que j'étais assuré que Leurs Majestés Catholiques signeraient elles-mêmes, je m'en reposai sur ce qu'ils m'en dirent, et en effet il était bien. Ils m'en promirent une copie en français. Je convins avec Maulevrier qu'il porterait à la signature du contrat de mariage les deux copies de ce même contrat, l'une espagnole qu'il lirait tout bas à mesure que le contrat en espagnol serait lu tout haut pour le collationner ainsi lui-même, et que j'en ferais autant de la copie française à mesure que le contrat en français serait lu tout haut pour être ensuite signés l'un et l'autre également.

Dès avant d'aller le matin à l'audience, je lui parlai de ces copies; il me dit qu'elles n'étaient pas encore faites, mais qu'elles le seraient avant le dîner. Comme il s'opiniâtra à s'en aller dîner chez lui, je le priai de m'envoyer la copie française; il me le promit et s'en alla. Pendant le dîner, qui fut long chez moi, j'envoyai deux fois chercher ces copies; il me manda la dernière qu'il les apporterait: prêt à partir, et l'heure pressant, j'envoyai un homme à cheval chez lui; il me fit dire par lui que j'allasse toujours, et qu'il se trouverait au palais. Cette réponse me parut singulière pour une cérémonie aussi solennelle: véritablement ses deux seuls carrosses et sa médiocre livrée de cinq ou six personnes ne pouvaient donner ni ôter grand lustre à mon cortège, mais ce procédé me surprit fort sans en rien témoigner.

Dans l'embarras où la méchanceté du cardinal Dubois m'avait mis sur le nonce et le majordome-major, tel qu'on l'a vu ci-dessus en son lieu, j'avais affecté de rendre infiniment à l'un et à l'autre, toutes les fois que je les avais rencontrés et visités, pour leur ôter toute sorte d'idée que j'imaginasse de les précéder, quand je les précéderais effectivement; je pensai que les précéder effectivement et nettement l'un ou l'autre serait une entreprise que je ne pourrais soutenir. La place du grand maître, à cette signature, était derrière le fauteuil du roi, un peu à la droite, pour laisser place au capitaine des gardes en quartier ; m'y mettant, c'était prendre sa place, y intéresser le capitaine des gardes, jeté plus loin, et conséquemment ce qui devait être de suite. Celle du nonce était à côté du roi, le ventre au bras droit de son fauteuil; la prendre, c'était le repousser hors du bras du fauteuil, contre le bout de la table, et sûrement il ne l'aurait pas souffert non plus que le majordome-major pour la sienne. Je résolus donc de hasarder un milieu; de tâcher de me fourrer au haut du bras droit du fauteuil, un peu en travers, pour ne prendre nettement la place ni de l'un ni de l'autre, mais de les écorner toutes les deux pour m'en faire une, et de couvrir cela d'un air d'ignorance et de simplicité d'une part, et de l'autre, d'empressement, de joie, de curiosité, d'engouement de courtisan qui veut parler au roi et l'entretenir tant qu'il sera possible: ce fut aussi ce que j'exécutai en apparence niaisement, et en effet très heureusement. L'inconvénient était de Maulevrier, qui devait être naturellement à côté de moi. Je ne crus pas lui devoir la confidence de ce que je me proposais, et je résolus, pour confirmer mon ignorance, de le laisser tirer d'affaires comme il pourrait sans y prendre part, pourvu que je m'en tirasse moi-même dans un pas si délicat, où cet honnête homme de Dubois avait bien compté me perdre d'une façon ou d'une autre.

Dans cette inquiétude de place et d'instruments, je partis, conduit par don Gaspard Giron, dans le carrosse du roi, et le même cortège que j'avais eu le matin pour mon audience solennelle, moi seul sur le derrière, don Gaspard seul, vis-à-vis de moi, parmi les acclamations de joie de la foule des rues et des fenêtres, remplies comme elles l'avaient été le matin. Je trouvai le palais rempli de tout ce qui était à Madrid de quelque considération. Tous les grands avaient été mandés, le nonce, l'archevêque de Tolède, le grand inquisiteur, et les secrétaires d'État et le P. Daubenton. Le salon entre celui des Miroirs et celui des Grands, où la cérémonie s'allait faire, était rempli à ne pouvoir s'y tourner. Dans mon dessein, je me coulai peu à peu parlant aux uns et aux autres tout auprès de la porte du salon des Miroirs, et je m'y tins causant avec ce qui s'y trouva à portée; l'attente dura bien trois quarts d'heure et m'ennuya fort dans cette foule avec ma double inquiétude. Enfin la porte s'ouvrit, et le roi parut avec la reine, et derrière eux l'infante et les infants.

Dès la porte, je me mis à parler au roi, marchant à côté de lui. Je le conduisis de la sorte jusqu'à sa place dans le salon des Grands où je pris tout de suite celle que j'avais projetée. Voici comment ce salon se trouva disposé, et ceux qui assistèrent à cette signature. Une longue table était placée en travers, ayant un bout vers les fenêtres, l'autre vers la porte par où on y était entré, et cette table couverte d'un tapis avec une écritoire dessus. Six fauteuils rangés le long de la table, le dos à la muraille mitoyenne de ce salon et de celui où on avait attendu le roi, mais laissant un large espace entre la muraille et le dos des fauteuils dont les bras se joignaient. Les infants ont un fauteuil devant le roi d'Espagne; j'en dirai la raison dans la suite, mais j'ignore celle de leur arrangement, tout différent de celui des autres pays. Le roi se mit au premier fauteuil tout à la droite, la reine au second, l'infante au troisième, le prince des Asturies, qui lui céda toujours partout depuis la déclaration du mariage futur du roi avec elle, au quatrième; don Ferdinand au cinquième, et don Carlos au sixième. La gouvernante de l'infante demeura derrière son fauteuil à cause de l'enfance de la princesse, sans aucune autre femme, pas même la camarera-mayor. Cette forme de séance à la file se garde la même au bal, à la comédie, etc.

J'ai dit d'avance qui était derrière le roi. Le marquis de Santa Cruz, majordome-major de la reine, était derrière elle, et le duc de Popoli derrière le prince des Asturies, dont il était gouverneur. Les deux infants n'avaient personne derrière eux. Les grands et les cinq témoins français faisaient un demi-cercle devant toute la table. L'archevêque de Tolède et le grand inquisiteur y étoient un peu à part d'eux, et derrière eux les secrétaires d'État et le P. Daubenton qui s'y était fourré. Près des fenêtres, assez loin de la table, était une petite table avec un tapis et une écritoire, cachée par le cercle qui environnait la grande table. Il n'entra qui que ce soit que tous les grands, le nonce et ceux qui viennent d'être nommés, et aussitôt après les portes furent fermées sans aucun domestique ni officier du roi dedans. On a dit ailleurs, en parlant des grands d'Espagne, qu'ils n'observent entre eux aucun rang d'ancienneté ni de classe; ainsi ils se rangèrent les uns auprès des autres comme le hasard les fit rencontrer. Le roi fut toujours découvert.

Le majordome-major et le nonce, qui suivaient le dernier infant, me trouvant à ce coin de fauteuil où je m'étais placé, entrant à côté du roi et lui parlant, parurent fort surpris. J'entendis répéter signore et señor à droite et à gauche en me parlant, car tous deux s'exprimaient difficilement [en] français, moi révérences de côté et d'autre, air riant d'un homme tout occupé de la joie de la fonction, et qui n'entendait rien à ce qu'ils me voulaient dire, reprenant la parole avec le roi avec une sorte de liberté, d'enthousiasme, tellement que tous deux se lassèrent d'interpeller un homme dont l'esprit transporté ne comprenait rien à ce qu'ils lui voulaient dire ni à la place qu'il avait prise. Ce ne fut que là où je revis Maulevrier depuis que nous nous étions séparés en arrivant chez moi de l'audience. Il tâcha de se fourrer entre le nonce et moi, mais le nonce tint ferme après une petite révérence, et je n'osai essayer de lui faire place, ce qui d'ailleurs, serré comme j'étais, m'eût été bien difficile, parce que l'aidant ainsi à se mettre au-dessus du nonce, aurait montré trop à découvert que je savais mieux où je m'étais mis que ces deux messieurs ne le pensaient, et que le nonce voyant alors le dessein n'eût souffert au-dessus de lui ni Maulevrier ni moi, tellement que je le laissai dans la presse, ce qui servit à leur persuader que je ne pensais à rien. Maulevrier donc demeura couvert par le nonce et par moi, en sorte que sa tête paraissait seulement entre les nôtres en arrière.

Don Joseph Rodrigo, tout près de la table vis-à-vis de la reine, reçut ordre de faire la lecture du contrat, sitôt que le premier brouhaha de tout ce qui entrait et s'arrangeait fut passé, et un moment après, le roi et tout ce qui devait remplir les six fauteuils s'assirent, tout le reste demeurant debout; comme la lecture commençait, je me tournai à l'oreille de Maulevrier, comme je pus, et lui demandai s'il avait sa copie espagnole pour collationner, et la française pour me la donner. Il me répondit qu'à son départ de chez lui elles n'étaient pas encore achevées, mais qu'on allait les lui apporter. Il sera bien temps, lui repartis-je en me retournant, et je me remis à entretenir le roi, toujours dans la crainte de mes deux voisins, et pour leur persuader un engouement qui, sans en sentir la conséquence, m'avait fait mettre et demeurer dans la place où j'étais. La lecture fut extrêmement longue; Rodrigo lut fort haut et fort distinctement le contrat de mariage futur du roi et de l'infante; un double de ce contrat, aussi en espagnol, l'acte séparé où il fut fait mention de la qualité des dix témoins et de la présence distincte de tous les grands d'Espagne qui s'y trouvèrent. Ne sachant plus sur la fin de quoi continuer d'entretenir le roi, je m'avisai de lui demander audience pour le lendemain qu'il m'accorda volontiers, ce qui fit durer un peu la conversation que je tâchais de soutenir jusqu'à la fin de la lecture par tout ce dont je pus sagement m'aviser par la raison que j'en ai dite.

Cette lecture ennuya assez la reine pour qu'elle demandât si elle durerait encore longtemps. Elle s'attendait si bien qu'il y aurait un instrument en français à lire, que j'en pris occasion de lui dire qu'on se pourrait passer d'en lire le préambule qui ne contenait rien d'essentiel. C'est que je voulais cacher que cette préface nous manquait, Maulevrier n'en ayant point de copie sur lui, lui qui l'avait refaite comme il a été dit avec Grimaldo, pour en ôter ce qui regardait les commissaires, et moi ne l'ayant point en français, parce que je n'avais que la copie du contrat de mariage telle que le cardinal Dubois me l'avait donnée.

Toutes les lectures espagnoles étant achevées, don Joseph Rodrigo s'approcha du bout de la table pour présenter la plume au roi d'Espagne, lequel, au lieu de la prendre, proposa de faire toutes les lectures de suite. Je dis aussitôt, d'un ton modeste et demi-bas, que je croyais qu'il y avait un instrument en français. Don Rodrigo, à qui le roi le rendit en espagnol, répondit qu'il ne le croyait pas, qu'en tout cas, il n'en avait point apporté. Sur quoi Maulevrier, qui jusqu'à ce moment avait gardé un parfait silence, dit qu'il l'allait envoyer chercher, et sans une parole de plus sortit de sa place pour le faire. Dans cet intervalle, le roi d'Espagne me dit qu'apparemment il n'en fallait point, puisqu'on n'en avait point apporté. Pour toute réponse, je lui proposai de faire appeler Grimaldo qui était derrière le cercle des grands. Le roi lui manda aussitôt de lui venir parler; il vint et s'approcha du fauteuil entre le majordome-major et moi qui lui fîmes le peu de place que nous pûmes.

Sur la question que le roi lui fit, il répondit qu'il ne fallait point d'instrument français. J'objectai ce qui s'était passé pour les articles que nous avions signés avec le marquis de Bedmar et lui sur deux instruments, l'un espagnol, l'autre français. Grimaldo répliqua que ce n'était pas la même chose. Je n'en entendis que cela, parce que le roi d'Espagne, qui prenait la peine de nous servir d'interprète, ne m'en expliqua pas davantage. Je répliquai modestement qu'il semblait que la dignité des deux couronnes demandait que chacune eût un instrument signé en sa langue, et en ce moment Maulevrier revint auprès de moi au même lieu où il était avant de sortir. Grimaldo me répondit avec beaucoup de politesse qu'il ne croyait pas que cela pût faire difficulté, d'autant qu'il avait vu une lettre du cardinal Dubois à Maulevrier, qui le portait expressément. Je regardai Maulevrier me tournant vers lui avec l'étonnement qu'il est aisé de se représenter. Il me dit avec un air fort embarrassé qu'il y avait quelque chose de cela dans une lettre que le cardinal Dubois lui avait écrite. Cela me fit prendre mon parti sur-le-champ. Je dis au roi et à la reine que je ferais aveuglément tout ce qu'il leur plairait me commander, ce que j'assaisonnai de tout ce que le respect, la confiance, l'union, la joie de ce grand jour, me purent fournir en peu de paroles, et que j'espérais que, s'il se trouvait qu'il fallût un instrument en français, Leurs Majestés Catholiques voudraient bien ne pas faire de difficulté de le signer après coup en particulier. En même temps je me mis comme en devoir d'approcher du roi le contrat qui était sur la table, pour lui marquer mon empressement, mais sans y toucher toutefois, parce que c'était la fonction du secrétaire d'État Rodrigo. Il parut à quelques discours et à l'air du roi et de la reine d'Espagne, que cette démonstration leur fut extrêmement agréable.

À l'instant Rodrigo s'approcha du nonce, qu'il couvrit un peu, et de là présenta le contrat et la plume au roi d'Espagne, et aussitôt se retira au-devant de la table, qu'il suivit, amenant l'écritoire dessus à mesure qu'on signait tout de suite. Le roi, ayant signé, poussa le contrat devant la reine, et lui présenta la plume. Elle signa, puis ajusta le contrat devant l'infante, lui donna la plume et lui tint un peu la main pour signer, ce qu'elle fit le plus joliment du monde. La reine après, lui reprit la plume, la donna par devant l'infante au prince des Asturies, et lui poussa le contrat. Il signa donc et les deux princes ses frères, en se donnant de même la plume et se poussant le contrat. La dernière signature achevée, don Joseph Rodrigo reprit la plume des mains de l'infant don Carlos et le contrat de dessus la table. La joie qui accompagna ces signatures ne se peut exprimer.

Un moment après qu'elles furent achevées, le roi et la reine se levèrent, et aussitôt don Rodrigo vint à moi et me conduisit avec Maulevrier à la petite table près des fenêtres, dont j'ai fait mention. Le roi et la reine s'y trouvèrent aussitôt que nous, et nous commandèrent de signer en leur présence. On jugera bien, sans qu'on le dise, qu'il n'y avait point de sièges, et que nous signâmes debout. Comme je me mis en devoir de signer à côté du dernier infant, don Joseph, qui était à côté de moi, m'arrêta et me montra à côté du pénultième. J'en fis quelques petites difficultés, sur quoi il me fit expliquer qu'il fallait que cela fût ainsi pour laisser place à la signature de Maulevrier à côté de celle du dernier infant. Alors je signai à côté de celle de l'infant don Ferdinand, et, après avoir dit quelques mots de respect et de joie au roi et à la reine d'Espagne, qui étaient tout près de moi, et s'étaient baissés sur la table pour me voir mieux signer, je donnai la plume à Maulevrier, qui, après avoir signé, la laissa sur la table. Comme cette manière de signer nous était plus honorable que celle que j'étais près de garder, et que ce fut le secrétaire d'État qui me la fit changer, je ne crus pas devoir résister davantage. Je lis à Leurs Majestés Catholiques des remercîments de l'honneur que leur joie et leur bonté nous venait de procurer de signer en leur présence. Ce fut un redoublement de joie et de compliments à Leurs Majestés Catholiques de ce qui se trouva là de plus près et de plus familier avec elles. Les louanges de la contenance de l'infante pendant un si longtemps en place devant tant de monde, et de sa signature, ne furent pas oubliées. J'accompagnai le roi et la reine jusqu'à la porte du salon des Miroirs, ayant soin alors, autant que cela se put, de montrer toute déférence au majordome-major et au nonce, et que je lui cédais pour leur ôter toute impression de dessein dans la place que j'avais prise et maintenue.

Dès que Leurs Majestés Catholiques et les princes leurs enfants furent rentrés, et aussitôt la porte du salon des Miroirs fermée sur eux, je fus environné et, pour ainsi dire, presque étouffé de tout ce qui était là, les uns après les autres à l'envi, avec les plus grandes démonstrations de joie et mille compliments. La foule distinguée qui sortit du salon des grands était grossie, dans le salon qui le sépare de celui des Miroirs, de l'autre foule de gens de qualité, qui y avaient attend la fin de la cérémonie pour voir repasser le roi et la reine, et les plus considérables de ceux-là pour leur témoigner leur joie en passant, à quoi, dans les deux salons, Leurs Majestés Catholiques se montrèrent très affables par leur air et leurs réponses.

Pour achever ce qui regarde l'instrument français, je menai Maulevrier à la cavachuela de Grimaldo. Je m'étais plaint cependant à Maulevrier sans aigreur et avec beaucoup de mesure de ne m'avoir pas informé de la lettre du cardinal Dubois. Il ne me répondit autre chose sinon, et très froidement, qu'il me la ferait chercher. Arrivés ensemble chez le marquis de Grimaldo, ce ministre soutint, mais avec beaucoup de politesse, ce qu'il avait dit de cette lettre à la signature. Il ajouta qu'il n'y avait qu'à se conformer à ce qui se passerait à Paris au contrat de mariage du prince des Asturies, et qu'encore qu'il arrivât qu'il n'y en fût pas signé d'instrument en espagnol, le roi d'Espagne venait de le charger de m'assurer qu'il ne ferait aucune difficulté de signer un instrument en français du contrat de mariage du roi, si je persévérais ce nonobstant à le désirer. J'en remerciai extrêmement ce ministre, auquel et encore moins au roi d'Espagne je ne voulus pas témoigner la moindre chose sur Maulevrier dont le froid, l'embarras et le silence portaient sa condamnation sur le front. Je ne voulus mander cette altercation qu'au cardinal Dubois, et rien de cela à M. le duc d'Orléans, ni dans la dépêche du roi qui se lisait au conseil de régence, et encore ne m'en pris-je dans ma lettre au cardinal qu'à un oubli ou à un défaut de mémoire de Maulevrier, avec lequel je continuai de vivre comme auparavant, avec la politesse et les égards dus au caractère que je lui avais apporté, et conférant avec lui de tout ce qui regardait l'ambassade, tellement qu'il vint continuellement dîner chez moi, souvent familièrement sans que je l'en priasse, et qu'il ne parut à qui que ce fût que j'en fusse mécontent.

Ce n'était pas que je ne sentisse toute la conduite si pourpensée et si parfaitement exécutée d'une noirceur si peu méritée, dont la perfidie me commit d'une manière si publique en présence du roi et de la reine d'Espagne, et de tout ce que leur cour avait de plus grand; mais la façon dont j'en sortis, pleine des bontés du roi d'Espagne aussi publiques; l'affront tacite que Maulevrier reçut dans une si auguste assemblée de [m'avoir] laissé ou plutôt induit à m'embarquer en cet instrument français, en ayant la négative en main de celle du cardinal Dubois, d'en être convaincu par le ministre espagnol, à qui il l'avait montrée, et par son propre aveu de me l'avoir cachée; l'indécence de me brouiller et de vivre mal en pays étranger avec un collègue si disproportionné et avec qui je ne pouvais éviter des rapports nécessaires; et, s'il faut tout dire, le mépris extrême que j'en conçus de lui; enfin le doute, si la scélératesse était de son cru ou concertée et commandée par le cardinal Dubois, toutes ces raisons me résolurent au parti que je pris là-dessus, jusqu'à glisser légèrement ou éviter de répondre à beaucoup de seigneurs, qui m'en parlèrent sans ménagement pour lui, parce qu'il était fort haï de toute la cour d'Espagne, et jusque de la ville de Madrid et même du bas peuple, comme j'aurai lieu de le répéter ailleurs; mais, tout en politesse et en conduite ordinaire avec lui, je m'en gardai comme d'un très impudent fripon, et je ne fus pas fâché de l'en laisser souvent apercevoir, sans toutefois lui laisser la plus légère occasion de plainte.

Le lendemain du départ du roi, 20 novembre, pour achever cette matière, Maulevrier vint le matin chez moi avec Robin, et m'apporta la lettre du cardinal Dubois, par laquelle il lui mandait nettement qu'il ne doit y avoir qu'un instrument du contrat de mariage, signé en la langue du pays de la princesse où on contracte, et qu'il suffit d'en faire expédier une copie traduite en l'autre langue, certifiée par le même secrétaire d'État qui a reçu le contrat. C'était précisément ce que Grimaldo nous avait dit chez lui et ce qui me fit demeurer d'accord avec lui de différer jusqu'à Lerma à voir de quoi je me pourrais contenter.

Il venait de m'arriver un courrier de Burgos avec de meilleures nouvelles de mon fils aîné. Ce courrier avait rencontré le roi et la reine d'Espagne, qui l'avaient fait approcher de leur portière à la vue de ma livrée. Ils s'étaient informés des nouvelles de mon fils et [avaient] chargé le courrier de me dire de leur part la joie qu'ils avaient de l'apparence de la guérison. J'avais donc à écrire au marquis de Grimaldo pour remercier par lui Leurs Majestés Catholiques de ces marques de bonté. J'y ajoutai ce que Maulevrier venait de me montrer de la lettre du cardinal Dubois, dont je viens de parler, au moyen de quoi je demeurais parfaitement content de ce qui s'était fait et n'en demandais pas davantage. J'avais raison moyennant cette lettre d'être content, puisqu'elle, ne demandait qu'une copie collationnée du contrat en français, certifiée du secrétaire d'État, au lieu de quoi j'envoyais au roi un instrument original du contrat de mariage en espagnol, signé de la main du roi et de la reine d'Espagne, etc., tout tel et tout pareil que celui qui demeurait à Leurs Majestés Catholiques, signé d'elles, etc.; et qu'à l'égard des témoins on m'avait tenu exactement parole, en sorte qu'ils n'avaient rien signé et n'avaient paru que dans l'acte séparé, signé du seul secrétaire d'État uniquement, qui avait passé le contrat, c'est-à-dire par don Joseph Rodrigo, Retournons maintenant à ce qui se passa après la signature.

Suite
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L'esponton était une espèce de demi-pique que portaient les officiers d'infanterie et de dragons sous les règnes de Louis XIV et de Louis XV. La longueur de cette arme fut fixée à sept pieds et demi par une ordonnance du 20 mai 1690. Le salut de l'esponton demandait une certaine adresse dans le maniement de cette arme. Mme de Sévigné, parlant d'une revue de la maison du roi, à laquelle elle avait assisté, dit: « Nous avons eu le salut de l'esponton. »