CHAPITRE XV.

1721

Arrivée, réception, traitement, audiences, magnificence du duc d'Ossone. — Signature des articles du prince des Asturies et de Mlle de Montpensier chez le chancelier de France. — Signature du contrat de mariage du prince des Asturies et de Mlle de Montpensier. — Elle est visitée par le roi. — Fêtes. — Départ de Mlle de Montpensier. — La ville de Paris complimente le duc d'Ossone chez lui. — Mort du comte de Roucy. — Mort de Surville. — Mort de Torcy, des chevau-légers. — Arrivée de La Fare chargé des compliments de M. le duc d'Orléans sur le mariage de Mlle sa fille. — Vaines prétentions de La Fare, que son maître n'avait point. — Conduite que je me suis proposé d'avoir en Espagne. — Tentative du P. Daubenton auprès de moi pour faire rendre aux jésuites le confessionnal du roi. — Droiture et affection de Grimaldo pour moi. — L'empereur fait une nombreuse promotion de l'ordre de la Toison d'or, dont il met le prince héréditaire de Lorraine. — Omission de plusieurs affaires peu importantes et des embarras étranges d'argent où la malice du cardinal Dubois m'attendait et me jeta. — Courte description de Lerma et de Villahalmanzo. — Grands mandés avec quelques autres personnes distinguées pour assister au mariage du prince des Asturies. — Pour quelles personnes ont été faites les érections des duchés de Pastrane, Lerma et l'Infantade, et comment tombés au duc de l'Infantade, de la maison de Silva. — Caractère et famille du duc de l'Infantade, et leur conduite à l'égard de Philippe V. — Richesses de ce duc. — Sa folie en leur emploi. — Maisons du prince et de la princesse des Asturies. — Je vais par l'Escurial joindre la cour à Lerma. — Pouvoir du nonce. — Hiéronimites; leur grossièreté et leur superstition. — Appartement où Philippe II est mort. — Pourrissoir. — Sépultures royales. — Petite scène entre un moine et moi sur la mort du malheureux don Carlos. — Fanatisme sur Rome. — Panthéon. — J'arrive à mon quartier près de Lerma, où je tombe malade tout aussitôt de la petite vérole. — Indication pour se remettre sous les yeux tout ce qui regarde les personnages, charges, emplois, grandesses d'Espagne. — Précis sur les grandesses.

Disons maintenant deux mots de ce qui se passa à Paris à l'égard du duc d'Ossone, de Mlle de Montpensier, et de ce qui arriva d'ailleurs à Paris jusqu'à la fin de cette année.

La veille de mon départ de Paris, Mlle de Montpensier reçut sans cérémonie celles du baptême dans la chapelle du Palais-Royal, et fut nommée Louise par Madame et par M. le duc de Chartres. L'infante reçut les mêmes cérémonies, le 9 novembre, par le nonce du pape, et eut le prince des Asturies son frère pour parrain.

Le duc d'Ossone arriva le 29 octobre à Pars; il eut le 31 audience particulière du roi; il fut logé et défrayé lui et toute sa nombreuse suite à l'hôtel des ambassadeurs extraordinaires tout le temps qu'il demeura à Paris, ce qui ne se fait jamais pour les ambassadeurs extraordinaires d'aucun prince de l'Europe, et le fut magnifiquement. Il y traita très souvent les principaux seigneurs et dames, dont les plus distingués seigneurs lui donnèrent des repas qui pouvaient passer pour des fêtes. Il donna aussi de belles illuminations et des feux d'artifice dont la beauté, la nouveauté et la durée effaça de bien loin tous les nôtres. Il traita et visita plusieurs fois Mme de Saint-Simon, comme je rendis aussi de fréquents devoirs aux duchesses d'Ossone sa femme et sa belle-soeur. Il visita à l'ordinaire les princes et les princesses du sang et fut visité de ces princes, qu'après quelque petite difficulté il traita d'Altesses, sur l'ancien exemple du marquis de Los Balbazès, qui vint ambassadeur d'Espagne à Paris aussitôt après le mariage du feu roi.

Le même jour 31, Mlle de Montpensier reçut au Val-de-Grâce la confirmation que lui donna le cardinal de Noailles et fit sa première communion. Le 13, le duc d'Ossone fut conduit à l'audience publique du roi par le prince d'Elboeuf avec les honneurs et les cérémonies accoutumées. Il y fit les compliments sur le futur mariage de l'infante avec le roi, la demande de Mlle de Montpensier pour le prince des Asturies, le remercîment de ce qu'elle lui fut sur l'heure accordée; et l'après-dînée il fut avec son même cortège au Palais-Royal. Plus délicat que moi il ne voulut pas être accompagné de don Patricio Laullez, et prétendit qu'il ne devait entrer en fonction d'ambassadeur qu'après qu'il aurait fait seul cette demande solennelle.

Le 15, don Patricio Laullez commença d'entrer en fonction. Le duc d'Ossone et lui, sans conducteurs, allèrent chez le chancelier où ils trouvèrent le maréchal de Villeroy et La Houssaye, contrôleur général des finances, nommés commissaires du roi pour signer les articles avec les deux ambassadeurs, auxquels les trois commissaires du roi donnèrent la droite, et ils signèrent les articles en la même façon que nous à Madrid ceux du roi et de l'infante.

L'après-dînée du même jour, le duc d'Ossone, conduit par le prince d'Elboeuf et le chevalier de Sainctot, introducteur des ambassadeurs, dans un carrosse du roi, et don Patricio Laullez, conduit par le prince Charles de Lorraine, grand écuyer de France, et par Rémond, introducteur aussi des ambassadeurs, dans un autre pareil carrosse du roi, allèrent et furent reçus aux Tuileries avec tous les honneurs accoutumés, ayant de nombreux cortèges, et des carrosses très -magnifiques ainsi que leurs livrées et tout ce qui les accompagnait. Ils trouvèrent le roi dans un grand cabinet, debout sous un dais, ayant un fauteuil derrière lui et découvert, une table et une écritoire devant lui, sur une estrade couverte d'un tapis qui débordait fort l'estrade de tous côtés; ceux des grands officiers qui devaient être derrière le roi en leurs places, Madame et M. le duc d'Orléans à droite et à gauche aux deux bouts de la table et la joignant, le cardinal Dubois un peu en arrière de M. le duc d'Orléans vers le coin de la table hors de l'estrade, les princes et princesses du sang en cercle vis-à-vis du roi et de la table sur le tapis hors de l'estrade, derrière [eux] le chancelier et les secrétaires d'État, et sur les ailes, derrière Madame et M. le duc d'Orléans, quelques seigneurs principaux. Les ambassadeurs s'approchèrent du roi à qui le duc d'Ossone fit un court compliment, et se retirèrent aux places où ils furent conduits, au-dessous des princes et princesses du sang, mais sur le tapis et sur la même ligne. Le contrat lu par le cardinal Dubois fut signé par le roi et par tout ce qui était là présent du sang, puis, sur une autre colonne, par les deux ambassadeurs, sur la même table; en quoi-ils furent mieux traités que nous, comme aussi nous fûmes mieux traités qu'eux pour la signature des articles qui se fit, comme on l'a vu, chez le chancelier à Paris, et à Madrid dans un cabinet de l'appartement du roi. Après la signature, le duc d'Albe [74] se rapprocha encore du roi avec Laullez, fit un court compliment, et [ils] se retirèrent reconduits chez eux en la manière accoutumée, d'où ils allèrent au Palais-Royal.

En peu après, le roi alla voir Mlle de Montpensier au Palais-Royal, qu'il trouva auprès de Madame, puis dans la grande loge de M. le duc d'Orléans, avec le tapis et les gardes du corps au bas de la loge sur le théâtre, et répandus de tous côtés, où il vit pour la première fois l'Opéra, qui fut celui de Phaéton, ayant Madame à sa droite et M. le duc d'Orléans à sa gauche, et derrière lui ceux de ses grands officiers qui y devaient être. Après l'opéra, où on avait eu soin de bien placer les ambassadeurs et leur principale suite, et où se trouva tout ce qu'il y avait de plus brillant à la cour, le roi retourna souper aux Tuileries. Il revint après au Palais-Royal, où il trouva un superbe bal paré qui l'attendait. Il l'ouvrit avec Mlle de Montpensier, et y dansa ensuite plusieurs fois. Au bout d'une heure et demie il s'en alla et il traversa huit salles remplies de masques magnifiquement parés. Après son départ M. le duc de Chartres emmena les deux ambassadeurs d'Espagne dans la galerie de son appartement, avec les principaux de leur suite et beaucoup de seigneurs distingués de la cour, où ils trouvèrent une grande table splendidement servie. Tous les masques furent cependant admis dans le bal, où on dansa dans toutes les pièces jusqu'à six heures du matin. On y servit force rafraîchissements, et il y en avait de toutes sortes de dressés dans les pièces voisines.

Enfin, le 18 au matin, le maréchal de Villeroy vint de la part du roi complimenter Mlle de Montpensier, puis la ville de Paris, après quoi elle monta dans un carrosse du roi avec M. le duc d'Orléans sur le derrière, M. le duc de Chartres et la duchesse de Ventadour sur le devant, et aux portières la princesse de Soubise et la comtesse de Cheverny, gouvernante de la princesse. Elle était accompagnée d'un détachement des gardes du corps jusqu'à la frontière, et de force carrosses pour sa suite. M. le duc d'Orléans et M. le duc de Chartres la conduisirent deux lieues, puis s'en revinrent à Paris. Peu de jours après le duc d'Ossone fut, par ordre du roi, complimenté chez lui par Châteauneuf, prévôt des marchands, à la tête des échevins et des conseillers de ville, en habits de cérémonie, qui lui présentèrent les présents de vin et de confitures de la ville de Paris. Ce fut encore un honneur qui ne se rend point aux ambassadeurs extraordinaires d'aucun prince. Le duc d'Ossone le reçut étant accompagné de don Patricia Laullez, mais à qui la parole ne fut point du tout adressée.

Le comte de Roucy était mort à Paris, quinze jours auparavant, à soixante-trois ans, lieutenant général et gouverneur de Bapaume. On a vu, t. XIII, p. 272, le procédé étrange qu'il eut avec moi, qui nous brouilla avec le plus grand éclat après une longue suite de liaison étroite et de services de ma part. Plus religieux, quoique moins dévot que sa femme, qui l'affichait, et lui le contraire, il envoya prier Mme de Saint-Simon de vouloir bien l'aller voir. Elle y fut, et en reçut toutes les marques du plus sensible regret de sa conduite avec moi, et mourut deux jours après. J'ai eu si souvent occasion de parler de lui que je n'y ajouterai rien, non plus qu'à l'égard de Surville, qui mourut quinze jours après, duquel il a été amplement parlé à l'occasion des disgrâces qu'il s'était attirées dans le brillant d'un chemin de fortune très mal mérité.

Torcy, dont c'était le nom, et point parent des Colbert, mourut en même temps à soixante-treize ans. Il avait été sous-lieutenant des chevau-légers de la garde avec réputation de probité et de valeur, du reste un fort pauvre homme. Il était riche et avait épousé en premières noces la fille du duc de Vitry, et en secondes la fille de Gamaches. Il ne laissa point d'enfants. Il était maréchal de camp.

La Fare arriva à Madrid le lendemain du départ de la cour et vint descendre chez moi. Dès ce premier entretien il m'exposa des prétentions sauvages c'était d'être reçu comme le sont les envoyés des souverains; d'être conduit à l'audience dans la même forme, et d'être reçu et traité comme eux. J'essayai de lui faire entendre que ceux que feu Monsieur avait envoyés faire ses compliments dans les cours étrangères, à Londres, même à Heidelberg, à l'occasion de ses mariages, à Madrid, à l'occasion du mariage de la reine sa fille, et en d'autres occasions en ces mêmes cours et en d'autres, n'avaient jamais prétendu ces traitements, quoique venant de la part d'un fils de France, et que lui pouvait encore moins prétendre venant de la part d'un petit-fils de France. La Fare me répondit que ce petit-fils de France était régent; que cette qualité changeait tout; que de plus la conjoncture était heureuse et qu'il fallait en profiter.

Je répliquai que la qualité de régent ne changeait rien au rang et à l'état personnel de petit-fils de France à l'égard de M. le duc d'Orléans, qu'il le voyait tous les jours en France et en était témoin qu'il en était de même dans les pays étrangers, de pas un desquels il n'avait prétendu quoi que ce pût être de nouveau à titre de régent; qu'à la vérité la conjoncture était heureuse, mais qu'il ne la fallait pas forcer et s'attirer un refus qui changerait en dégoût et ensuite en éloignement la réunion qui faisait la joie publique des deux nations et la gloire personnelle de M. le duc d'Orléans, et sûrement la jalousie des autres princes qui sauraient bien nourrir, se réjouir et profiter d'un mécontentement de cérémonial; qu'il ne pouvait pas douter qu'étant depuis toute ma vie ce que j'étais à M. le duc d'Orléans, et lui devant l'ambassade où j'étais, je ne fusse ravi d'en profiter pour lui procurer toute sorte de grandeur; mais que dans ce même emploi, où je me trouvais par son choix, les désirs devaient, quant aux démarches, être bornés par les règles, et que ce serait fort préjudicier à cette même grandeur que de la commettre par des prétentions qui n'avaient pas été conçues jusqu'à ce moment en aucun lieu, et s'exposer à un refus qui, outre son extrême désagrément, changerait aisément en dégoût, en froideurs, en éloignement le fruit d'une réunion qui se pouvait dire le chef-d'oeuvre de l'adresse et de la capacité de la politique après les choses passées; et le sceau le plus solide de la grandeur réelle de M. le duc d'Orléans en tout genre, par le mariage de sa fille, avec le prince des Asturies. J'ajoutai que M. le duc d'Orléans ni le cardinal Dubois ne m'avaient jamais dit un mot de cette prétention, ni mis sur son envoi quoi que ce fût dans mes instructions, et que c'était à lui à me dire s'il en avait là-dessus, dont on ne m'avait rien dit ni écrit. La Fare devint embarrassé; il n'en avait point, n'osait me le dire, ne voulait pas aussi me tromper, et parce qu'il n'était pas capable de se porter à ce mensonge, et parce qu'il sentait bien que je ne serais pas longtemps, s'il m'eût avancé faux, d'être éclairci de la vérité.

Mais il ne se rendit point, et me pressa de telle sorte que j'entrai en capitulation. Je fis une lettre pour Grimaldo, par laquelle, lui donnant avis de l'arrivée de La Fare, je lui exposais la convenance de le recevoir et de le traiter avec des distinctions particulières, mais sans rien spécifier ni demander distinctement ni directement, me contentant de m'étendre sur la faveur de la conjoncture, sur celle de La Fare auprès de M. le duc d'Orléans, qui serait flatté pour soi et pour lui des bontés et des distinctions que Sa Majesté Catholique voudrait bien lui accorder. Je montrai ma lettre à La Fare; je l'envoyai à Grimaldo et une copie au cardinal Dubois.

La Fare ne fut pas content d'une lettre qui n'exprimait point ses prétentions, moins encore de l'envoi de sa copie au cardinal Dubois. Il comptait d'emporter d'emblée -ce qu'il avait imaginé, et de s'en faire grand honneur en Espagne et un grand mérite auprès de M. le duc d'Orléans. Toutefois il aima mieux cela que rien. Grimaldo qui suivait la cour avait eu avis de son passage par les chemins, et La Fare en reçut ordre dès le lendemain d'aller incontinent joindre la cour. Il partit donc peu satisfait de moi, et par ce qu'on va voir qui m'arriva, nous fûmes près de deux mois sans nous rejoindre. Il reçut de la cour d'Espagne tout l'accueil et les distinctions possibles, mais aucunes de celles qu'il prétendait et qui fussent de caractère. Je fus approuvé dans ce que j'avais fait là-dessus; et M. le duc d'Orléans était bien éloigné d'avoir formé aucune prétention nouvelle.

Cela même me confirma dans la pensée que j'avais toujours eue que les deux lettres de M. le duc d'Orléans, dont je fus chargé pour le prince des Asturies, l'une dans le style ordinaire, l'autre avec l'innovation du mot de frère, était une friponnerie du cardinal Dubois, qui espérait bien que je ne ferais point passer cette dernière, et de s'en avantager contre moi auprès de M. le duc d'Orléans, d'autant que ce prince, tout en me marquant son désir là-dessus qui lui était enjoint, ne me recommanda rien plus que de ne rien hasarder, de ne point insister à la moindre difficulté que j'y rencontrerais, de la retirer et de présenter l'autre, au lieu que le cardinal ne me recommanda rien davantage que de la faire passer, jusqu'à me piquer d'honneur sur mon attachement pour M. le duc d'Orléans, sur ce premier moyen de lui témoigner ma reconnaissance dans cette ambassade, et de marquer mon adresse et mon esprit par un si agréable début. On a vu que je n'eus besoin ni de l'un ni de l'autre, et que cette lettre passa doux comme lait, sans même qu'il en fût dit un seul mot. Si on l'avait refusée, ce petit dégoût se serait passé dans l'intérieur et le secret, et c'est sûrement ce qui le fit entreprendre au cardinal Dubois, au lieu que, s'il eût conçu les chimères de La Fare, leur refus aurait été public, et c'est ce qui empêcha le cardinal Dubois de les former et de m'en charger, quelque joie qu'il eût eue de me les voir péter dans la main. Ce petit fait méritait d'être expliqué, d'autant que dans la suite il se verra encore une prétention fort singulière de La Fare, qui, comme celle-ci, périt pour ainsi dire avant que de naître.

Quelque occupé que j'eusse été depuis mon arrivée, en affaires, en cour, en cérémonial, en fonctions, en fêtes, en festins, je n'avais pas laissé de faire plus de quatre-vingts visites avant le départ de la cour, après lequel j'en fis encore et en reçus beaucoup jusqu'au mien départ quatre jours après la cour: je m'étais particulièrement proposé de plaire, non seulement à Leurs Majestés Catholiques, mais à leur cour, mais en général aux Espagnols et jusqu'aux peuples, et j'ose dire que j'eus le bonheur d'y réussir par l'application continuelle que j'eus à ne rien oublier pour ce dessein, en évitant en même temps jusqu'à la plus légère affectation, mais louant avec soin tout ce qui pouvait l'être, toutefois en mesure des différents degrés, m'accommodant à leurs manières avec un air d'aisance, n'en blâmant aucune, admirant avec satisfaction les belles choses en tout genre qui s'y voient, évitant soigneusement toute préférence et toute légèreté française, ajustant avec une attention exacte, mais qui ne paraissait pas, la dignité du caractère avec tous les divers genres de politesse que je pouvais rendre au rang, à la considération, à l'âge, au mérite, à la réputation, aux emplois présents et passés, à la naissance de toutes les personnes que je voyais, politesse à tous, mais politesse mesurée à ces différences sans être empesée ni embarrassée, qui, pour ainsi dire, distribuée sur cette mesure avec connaissance et discernement, oblige infiniment, tandis qu'une politesse générale et sans choix dégoûte toutes les personnes qu'elle croit gagner et qu'elle ne se concilie point, parce qu'elle les rend égales.

Je me fis, dès le jour que j'arrivai, une affaire principale d'acquérir, à travers toutes mes occupations, cette connaissance de ces différentes choses dans les personnes principales que j'eus à fréquenter, puis des unes aux autres de parvenir à celle de tout ce qui se pouvait présenter sous mes yeux. Ce fui en cela que Sartine, les ducs de Liria et de Veragua, me furent tout d'abord d'une utilité extrême. Par eux, je fis d'autres connaissances, je m'informai à plusieurs, je combinai et me mis ainsi avec un peu de temps en état de discerner par moi-même sur les lumières qu'on, m'avait données. Quand je devins un peu plus libre avec tous ces seigneurs, ce qui arriva bientôt par les prévenances, les politesses, et leurs retours que j'en reçus, je leur semai des cajoleries que me fournissaient les connaissances de leurs maisons et de ce qui s'y était passé de grand et d'illustre, de leurs emplois, de leurs parentés, la valeur et la fidélité de la nation espagnole, enfin tout ce qui les pouvait flatter en général et en particulier. Plaçant les choses avec discernement et sobriété pour mieux faire goûter ce qui ne se disait qu'avec une sorte de rareté, mais coulant toujours à propos des choses dont on s'entretenait et les amenant tout naturellement. Rien ne leur plut davantage que de me trouver instruit de leurs maisons, de ce qu'elles ont produit d'illustre, de leurs alliances, de leurs dignités, de leur rang, de leurs emplois, de leurs fonctions, de leurs services. Ces connaissances les persuadaient de l'estime que j'en faisais; cela les charmait, ils s'écriaient quelquefois que j'étais plus Espagnol qu'eux, et qu'ils n'avaient jamais vu de Français qui me ressemblât. Jusqu'à leur manger, je m'en accommodais; ils en étaient surpris, et je voyais qu'ils m'en tenaient compte. Surtout ils étaient charmés de la juste préférence que je donnais à leurs fêtes sur les nôtres, parce qu'ils voyaient que je leur en disais les raisons et que je le pensais véritablement. Tant que je fus en Espagne, je ne me lassai pas un moment de cette conduite qui m'était agréable par le fruit continuel et toujours nouveau que j'en retirais, et qui m'attira leur amitié, leur estime et leur confiance, comme on en verra quelques traits que je choisirai sur beaucoup d'autres, par lesquels je me trouvai surabondamment récompensé de mon application à les capter.

Ce grand nombre de visites, que je trouvai moyen de rendre à travers tant de sortes de fonctions, fut pour moi un début très heureux. L'usage en Espagne est que tout ce qu'il y a de gens considérables visitent les principaux ambassadeurs qui arrivent. J'appelle ainsi les nonces, les impériaux, ceux de France et d'Angleterre. Ils sont flattés qu'ils les leur rendent promptement; dans ce grand nombre, on choisit un petit nombre des plus distingués chez qui on va à heure de les trouver ; tout le reste on prend le temps de leur méridienne. Ils ne le trouvent point du tout mauvais, et de la sorte on en expédie un grand nombre; moi surtout, qui pour ne manquer à personne, me mis sur le pied d'aller par les rues au trot, au lieu d'aller au pas comme c'est l'usage: mais ils m'en surent gré par la raison qui me le fit faire, et que je leur dis franchement: mais quand ce n'était pas pour expédier ainsi des visites, j'allais au pas suivant la coutume.

On peut juger que, parmi tant de visites, je n'oubliai pas le P. Daubenton. Cela m'était singulièrement recommandé par le cardinal Dubois, et je me recommandais bien à moi-même à cause de ce que je pouvais tirer de lui auprès du roi d'Espagne, tant pour le peu d'affaires que je pourrais avoir à traiter, que pour la personnelle qui m'avait fait désirer l'ambassade. Cette dernière raison m'engagea à le voir plusieurs fois dans ces premiers dix ou douze jours que je fus à Madrid, parce qu'il eût été indécent de débuter promptement par là. Je le trouvai très ouvert là-dessus et prodigue de désirs de m'y servir, efficacement, de plaire à M. le duc d'Orléans et d'étreindre de tout son pouvoir l'union par lui si désirée des deux couronnes et de ce prince avec le roi d'Espagne.

Le bon père essaya aussitôt de profiter de l'occasion. Il se mit à me vanter son attachement pour moi sans me connaître, par la bonté qu'il savait que j'avais toujours eue pour les jésuites, me parla des confesseurs que j'y avais eus si longtemps, de l'estime et de la confiance du P. Tellier pour moi; car il était bien informé de tout et savait en faire usage, me dit le dessein qu'avait le roi d'Espagne de m'employer, comme il fit deux jours après, pour que l'infante fût mise entre les mains d'un jésuite, sur quoi il me demanda ce que j'en pensais. Sur ma réponse, qui fut telle qu'il la souhaitait il se mit à me faire véritablement les yeux doux, à tenir des propos généraux sur sa compagnie et son dévouement pour le roi, puis à balbutier, à commencer à s'interrompre, à se reprendre, enfin il accoucha sans aucun secours de ma part, qui vis d'abord où il en voulait venir, et il me dit enfin que le roi d'Espagne mourait d'envie de me prier de demander au roi son neveu de sa part, de prendre un jésuite pour son confesseur et d'en prier en son nom M. le duc d'Orléans, et de lui faire ce plaisir en même temps que j'écrirais sur celui de l'infante, parce que l'âge et les infirmités de l'abbé Fleury pouvaient à tous moments l'engager à cesser de confesser le roi.

Cette proposition se fit avec tout l'art et l'insinuation possible à l'issue de toutes les offres de ses services pour faciliter la grandesse que je souhaitais, et tout de suite me demanda ce que j'en pensais, mais avec un air de confiance. Je le payai de la même monnaie qu'il m'avait donnée sur mon amitié pour les jésuites, puis je lui dis que le confessionnal du roi n'était pas la même chose que celui de l'infante; qu'il était très naturel à la tendresse du roi d'Espagne pour sa fille et à sa confiance aux jésuites de demander qu'elle fût instruite à son âge par un jésuite, et que, lorsqu'elle serait en âge de se confesser, ce fût à celui-là ou à un autre de la même compagnie; que cela n'avait point d'inconvénient, et que je ne doutais pas du succès en cela du désir du roi d'Espagne, par celui que je connaissais en M. le duc d'Orléans de lui complaire en toutes les choses possibles; mais que le roi d'Espagne allât jusqu'à se mêler de l'intérieur du roi son neveu, je ne croyais pas que, malgré les circonstances, cela fût mieux reçu en France qu'il le serait en Espagne de changer le confesseur du roi d'Espagne ou quelqu'un de ses ministres à la prière de la France; que je suppliais donc instamment Sa Révérence de faire en sorte que le roi d'Espagne se contentât de me faire l'honneur de me charger de demander de sa part un jésuite pour l'infante, sans toucher l'autre corde si délicate dont il fallait laisser la disposition au temps, au roi son neveu et à ceux qui dans sa cour et le gouvernement de ses affaires se trouveraient avoir sa confiance, lorsque l'abbé Fleury cesserait d'être son confesseur.

Quelque déplaisante que fût cette réponse, malgré tout le moins mauvais assaisonnement que j'y pus mettre, le bon père n'insista pas, il parut même trouver que ce que je lui dis avait sa raison. La sérénité, la suavité de son visage ne s'en obscurcit point; je le promenai sur les espérances des futurs contingents, que je ne croyais pas si proches et sur les convenances que le confessionnal du roi leur fût rendu. Il revint après à mon affaire personnelle, redoubla de protestations, et nous nous séparâmes le mieux du monde. Je n'oubliai pas de rendre un compte exact de cette conversation, de laquelle je fus fort approuvé.

J'avais déjà fait parler à Grimaldo par Sartine, et je lui avais parlé moi-même; ce ministre était vrai et droit ; j'eus tout lieu de compter sur lui, et on verra bientôt que je ne me trompai pas.

L'empereur, apparemment fâché de la protestation que la France et l'Angleterre avait enfin arrachée de lui sur ces grands d'Espagne qu'il avait faits et qu'il s'était mis ainsi hors d'état d'en plus faire, s'en voulut dépiquer par une nombreuse promotion de l'ordre de la Toison d'or comme souverain des Pays-Bas, où cet ordre avait été institué. Le cardinal Dubois voulait que le roi d'Espagne n'en fît que rire en attendant que cette prétention fût réglée au congrès de Cambrai, à l'avantage de Sa Majesté Catholique, mais en même temps il trouvait mauvais que le fils aîné du duc de Lorraine fût de cette promotion, et me chargea de faire auprès du roi d'Espagne qu'il lui en marquât son ressentiment en refusant longtemps de consentir à l'accession du duc de Lorraine à la paix, à laquelle il désirait passionnément d'être reçu.

J'omets à dessein plusieurs affaires peu embarrassées ou peu importantes, dont le cardinal Dubois m'écrivit, d'autant que la maladie où je tombai incontinent me mit hors de tout commerce jusqu'au jour du mariage du prince des Asturies.

J'omets pareillement les extrémités d'embarras où le cardinal Dubois m'attendait, et qu'il m'avait si hautement préparées en décuplant forcément ma dépense. On a vu que je n'avais point voulu d'appointements, mais qu'il m'avait été promis qu'on ne me laisserait point manquer, et qu'on fournirait exactement à la dépense qu'on exigeait de moi; mais rien moins. Dès ces commencements, le cardinal Dubois sut y mettre bon ordre, mais toujours avec ses protestations accoutumées; il se vengeait de l'ambassade emportée à son insu et malgré lui en me ruinant; à la fin il en vint à bout; mais, au moins à mon honneur et à celui de la France, il n'eut pas le plaisir de me décrier en Espagne, d'où je partis à la fin de mon ambassade sans y devoir un sou à qui que ce pût être, et sans avoir diminué rien de l'état que j'avais commencé à y tenir, sinon qu'en allant à Lerma, je renvoyai en France presque tous les officiers des troupes du roi que ce bon prêtre m'avait forcé, comme on l'a vu, de mener en Espagne.

La cour d'Espagne, qui marchait avec la lenteur des tortues, devait arriver, et arriva en effet à Lerma le 11 décembre. C'est un beau bourg situé en amphithéâtre sur la petite rivière d'Arlanzon, qui forme une petite vallée fort agréable à six lieues à côté de Burgos. Le château bâti par le duc de Lerme, premier ministre de Philippe III, et mort cardinal en 1625, est magnifique par toute sa structure, son architecture, par son étendue, la beauté et la suite de ses vastes appartements, la grandeur des pièces, le fer à cheval de son escalier. Il tient au bourg par une belle cour fort ornée, et par une magnifique avant-cour, mais fort en pente, qui le joint. Quoiqu'il soit bien plus élevé que le haut de l'amphithéâtre du bourg, le derrière de ce château l'est encore davantage, tellement que le premier étage est de plain-pied à un vaste terrain qui, dans un pays où on connaîtrait le prix des jardins, en ferait un très beau, très étendu, en aussi jolie vue que ce paysage en peut donner sur la campagne et sur le vallon, avec un bois tout joignant le château au même plain-pied, dans lesquels on entrerait par les fenêtres ouvertes en portes. Ce bois est vaste, uni, mais clair, rabougri, presque tout de chênes verts, comme ils sont tous dans les Castilles. Il est du côté de la campagne, et le jardin serait en terrasse naturelle, fort élevée sur le vallon et sur la campagne au delà. Le peu de logement que Lerma pouvait fournir à la cour ne permit d'y en marquer que pour le service et les charges nécessaires. On prit les villages des environs pour le reste de la cour, pour les grands et pour les ambassadeurs.

J'eus le choix de plusieurs, et je choisis celui de Villahalmanzo, sur le récit qu'on m'en fit, à une petite demi-lieue de Lerma, et, tout vis-à-vis et à vue, la petite vallée entredeux, qu'on passait sur une chaussée et la petite rivière sur un pont de pierre. On y accommoda la maison du curé, petite, aérée, jolie, pour moi seul, avec des cheminées qu'on fit exprès, et toutes les autres maisons du village pour ceux qui étaient avec moi et pour toute ma suite. Ce village assez étendu, bien bâti, bien situé, sans voisinage, était très agréable, et il n'y avait que nous, le curé et les habitants. Il n'y eut pas dans tout notre séjour la plus légère difficulté avec eux; leurs maisons gagnèrent beaucoup aux accommodements qu'on y fit, et ils furent si contents de nous qu'ils s'étaient tous apprivoisés avec nos domestiques. On ne leur fit pas le moindre tort en rien ; ils eurent quelques présents en partant, en sorte qu'ils s'étaient tous pris d'affection pour nous, et qu'ils nous regrettèrent, quelques-uns même avec larmes. Ce voyage fut pour moi une transplantation très ruineuse de mes tables et de toute ma maison.

Le roi d'Espagne avait nommé la maison du prince et de la future princesse des Asturies, et cette dernière pour servir l'infante jusqu'à l'échange, et en amener et servir au retour la future princesse des Asturies. Le roi, en partant de Madrid, avait fait dire à tous les grands et à quelques autres gens distingués, qu'il désirait ne voir à Lerma que ceux qui l'y accompagneraient jusqu'à l'échange fait, mais qu'alors il serait bien aise que tous les grands, et ce peu d'autres personnes distinguées, s'acheminassent à Lerma, où on leur ferait trouver des logements, ou aux environs, pour assister au mariage du prince des Asturies, et cela fut exécuté ainsi. Quant aux dames, il n'y eut que celles du service.

Il faut ajouter, pour tout éclaircir, que Burgos, qui est sur le chemin de Paris à Madrid, n'est guère plus éloigné de cette dernière ville que Poitiers l'est de Paris, et que Lerma est à la même hauteur que Burgos, ainsi à la même distance de Madrid. Lerma fut préféré à Burgos qui avait été choisi d'abord à cause de la commodité des chasses. Ce comté fut érigé par les rois catholiques, c'est-à-dire Ferdinand et Isabelle, pour don Bernard de Sandoval y Roxas, second marquis de Denia, puis en duché par Philippe III, en 1599, pour don Fr. Gomez de Sandoval y Roxas, cinquième marquis de Denia, son premier ministre, puis cardinal après la mort de sa femme, fille du quatrième duc de Medina-Coeli. Don Diego Gomez de Sandoval, cinquième duc de Lerma, mourut en 1668, sans enfants, et le dernier mâle de la postérité du cardinal, duc de Lerma. Ce dernier mâle avait deux soeurs, de l'aînée desquelles Lerma est tombé aux ducs de l'Infantao que les François prononcent l'Infantade. Leur nom est Silva.

Cette maison est très certainement reconnue descendre masculinement jusqu'à aujourd'hui des anciens rois de Léon, par l'infant Aznar, fils puîné du roi Fruela [75] . Don Ruy Gomez de Silva, si connu sous le nom de prince d'Eboli, qu'il avait eu de sa femme Anne Mendoza y La Cerda, maîtresse de Philippe II, acheta en 1572 Pastrane de don Gaston Mendoza y La Cerda, que Philippe Il érigea pour lui en duché, et il préféra d'en porter le nom à celui de duc d'Estremera, que le même roi avait érigé pour lui depuis peu. Cette maison de Silva, de si haute origine, s'est partagée en beaucoup de branches en Espagne, et jusqu'en Portugal. Ce prince d'Eboli, premier duc de Pastrane, était de la dernière de toutes ces branches connue sous le nom de Chamusca, dont il fut le quatrième seigneur. Il eut plusieurs enfants, dont, outre les ducs de Pastrane, sortirent aussi les ducs d'Hijar et trois autres branches. Don Roderic de Silva d'aîné en aîné mâle de ce prince d'Eboli, premier duc de Pastrane et duc de Pastrane aussi, épousa la sueur aînée du susdit Diego Gomez de Sandoval, cinquième duc de Lerme, dernier mâle de la postérité du cardinal duc de Lerme, et par elle devint duc de Lerme et de l'Infantade en 1668, dont le fils Marie-Grégoire de Silva, duc de l'Infantade, de Lerma, etc., mort en 1693, fut père du duc de l'Infantade et de Lerma, vivant lorsque j'étais en Espagne, et longues années depuis.

À l'égard de l'Infantade, c'est un État, comme ils parlent en Espagne, composé de trois villes et de plusieurs bourgs qui en dépendent, situé en Castille, qui, pour avoir été longtemps possédé par plusieurs infants, fils de rois, fut insensiblement nommé Infantao; de ces princes cet État passa dans différentes maisons par héritage, par acquisition, par don des rois, qui le retirèrent plus d'une fois. Ce fut de cette dernière sorte qu'il tomba en 1470 entre les mains d'Henri IV, roi de Castille, qui en fit don à don Hurtado Mendoza, second marquis de Santillana, en faveur duquel il fut érigé en duché en 1475 par les rois catholiques, c'est-à-dire par Ferdinand et Isabelle.

Enfin Catherine Mendoza y Sandoval hérita de ses deux frères, l'un duc de l'Infantade, l'autre duc de Lerma, et comme on l'a vu ci-dessus, épousa don Roderic de Silva, duc de Pastrane. De ce mariage vint le père du duc de l'Infantade, de Lerma et de Pastrana, etc., vivant lorsque j'étais en Espagne, et connu comme son père sous le seul nom, de duc de l'Infantade.

Il est né en 1672; il est frère du comte de Galve, de la comtesse de Lemos, dont le mari est Portugal y Castro, et de la comtesse de Niebla, dont le mari est Perez de Gusman.

Cette branche de Silva Infantade était fort autrichienne, et vit passer la couronne d'Espagne dans, la maison de France avec tant de chagrin que le comte de Galve se jeta dans le parti de l'archiduc, puis dans ses troupes dès qu'elles parurent en Espagne. Le comte et la comtesse de Lemos, entraînés, dans les mêmes intérêts, furent pris par un parti des troupes du roi d'Espagne, comme ils allaient joindre celles de l'archiduc, et le duc de l'Infantade, qui n'osa en faire autant, donna jusqu'à la fin de la guerre toutes les marques qu'il put de son attachement au parti de l'archiduc. On s'assura longtemps du comte et de la comtesse de Lemos, qui donnèrent depuis toutes sortes de marques de repentir. Le comte n'avoir que sa grande naissance, sans aucun talent ni suite qui pût le faire craindre, et passait sa vie à fumer, chose fort extraordinaire en Espagne, où on ne prend du tabac que par le nez. Il n'en était pas de même de la comtesse, pleine d'esprit et de grâces, et fort capable de nuire ou de servir. Mais cette ouverture d'esprit lui fit voir de bonne heure qu'il ne fallait pas attendre, mais tâcher de se raccommoder à temps, et elle y réussit, en sorte qu'elle regagna de la considération, et s'est toujours depuis très bien conduite à l'égard de la cour d'Espagne. Le comte de Calve ne put se détacher des Autrichiens: il les servit jusqu'à la fin de la guerre, et se retira à Vienne où il a vécu longues années, et y est mort assez obscurément sans avoir voulu venir jouir en Espagne de l'amnistie accordée par le traité de Vienne fait par Riperda, lors du renvoi de l'infante, comme firent beaucoup d'autres, ravis de quitter Vienne et de revenir jouir de leurs biens, de leurs proches et de leurs amis dans le sein de leur patrie.

Le duc de l'Infantade n'imita ni son frère ni sa soeur; il s'approcha rarement de la cour, vit peu le roi et ses ministres, ne prit à rien, ne demeura à Madrid qu'à courtes reprises, vécut en grand seigneur peu content, qui n'a besoin de rien, se mit à prendre soin de ses affaires et de ses grandes terres, vint à bout bientôt de payer toutes ses dettes et de devenir le plus grand et le plus riche seigneur d'Espagne, jouissant d'environ deux millions de revenu, quitte, et s'amusant à l'occupation la plus triste, mais où il avait mis son punto: ce fut de se bâtir une sépulture aux capucins de Guadalajara, petite ville près de Madrid, sur le chemin de France, qui lui appartenait, et de le faire exactement sur le modèle et avec la même magnificence de la sépulture des rois à l'Escurial, excepté que le panthéon de Guadalajara est beaucoup plus petit. Je les ai vus tous deux; ce dernier disposé de même en tous points et aussi superbe, en marbres, en bronze, en lapis, en autels, en niches et tiroirs; en un mot, à la grandeur près, forme et parité entière. J'en admirai d'autant plus la folie que le duc de l'Infantado n'avait que deux filles, et qu'il protestait par modestie qu'il n'y voulait pas être enterré, mais y faire transporter les corps de ses pères.

Ce fut donc dans son château de Lerma que le roi et la reine voulurent aller chasser, attendre la future princesse des Asturies, et y célébrer son mariage. Ils en firent avertir le duc de l'Infantade, parce qu'il n'y allait presque jamais, et des moments, et que tout y était sans aucun meuble et assez en désordre. Le duc reçut cet avis sans s'émouvoir ni donner aucun ordre: on le sut et on redoubla l'avis; il fut aussi inutile que le premier, tellement qu'on prit enfin le parti d'y envoyer des meubles et des ouvriers de toutes les sortes. Ils y trouvèrent tant de travail qu'il n'était pas achevé quand la cour en partit, laquelle s'y trouva si mal à l'aise, qu'après le départ de l'infante elle alla s'établir dans un petit château voisin plus clos et plus habitable, laissant le gros de leur suite à Lerma où la cour ne revint que sur la nouvelle de l'échange. Le roi et la reine furent vivement piqués de ce procédé du duc de l'Infantade, ils s'en laissèrent même entendre, mais ce fut tout. Ce duc ne vint point à la célébration du mariage, et ne parut point à Madrid dans tout le temps que je fus en Espagne; de sorte que je ne l'ai jamais vu. J'ai ouï dire qu'il avait de l'esprit, et qu'il l'avait même assez orné, ce qui n'est pas fort commun en Espagne. Le nom et le choix de Lerma et l'étrange singularité de la conduite du seigneur de ce lieu à cette occasion, m'ont fait étendre sur son sujet d'autant plus que se tenant, comme il faisait, à l'écart de la cour et de Madrid, je n'aurais pas trouvé lieu d'expliquer ces petites curiosités ailleurs.

Le roi d'Espagne avait fait les maisons du prince et de la princesse des Asturies; celle du prince était composée des personnes suivantes: le duc de Popoli, conservant les fonctions de gouverneur, mais n'en pouvant plus garder le nom auprès d'un prince marié, fut majordome-major; le comte d'Altamire, sommelier du corps; le comte de San Estevan del Puerto, grand écuyer; il était lors au congrès de Cambrai de la part du roi d'Espagne; le duc de Gandie et le marquis de Los Balbazès, gentilshommes de la chambre. Ces cinq seigneurs étaient grands d'Espagne; le marquis del Surao en eut aussi la clef, et fut premier écuyer; il avait été sous-gouverneur du prince; les comtes Safaleli et d'Anénales, majordomes. Pour la princesse des Asturies, la duchesse de Monteillano, camarera-mayor; le marquis de Valero, majordome-major; il était lors vice-roi du Mexique, et n'était pas grand. Le roi, qui l'avait toujours aimé, se souvint de lui en son absence et le fit grand à son retour. Le marquis de Castel Rodrigo, mais plus connu sous le nom de prince Pio, qu'il portait, et grand d'Espagne, [fut] grand écuyer; la duchesse de Liria, la marquise de Torrecusa et la marquise d'Assentar, dames du palais; doña M. de Niéves, gouvernante destinée de l'infante, pour aller et demeurer en France avec elle jusqu'à un certain âge, et doña Is. Martin, señoras de honor; le comte d'Anguisola, premier écuyer. Il était fils du comte de Saint-Jean, premier écuyer de la reine, qui leur fit faire depuis une prodigieuse fortune. Ce comte d'Anguisola fut aussi majordome avec don Juan Pizzarro y Aragon. Le P. Laubrusselle, jésuite français, précepteur des enfants, confesseur.

Je partis le 2 décembre de Madrid pour me rendre à la cour, et je fus coucher à l'Escurial avec les comtes de Lorges et de Céreste, mon second fils, l'abbé de Saint-Simon et son frère. Pecquet et deux principaux des officiers des troupes du roi, qui demeurèrent avec moi tant que je fus en Espagne. Outre les ordres du roi d'Espagne et les lettres du marquis de Grimaldo, je fus aussi muni de celles du nonce pour le prieur de l'Escurial, qui en est en même temps gouverneur, pour me faire voir les merveilles de ce superbe et prodigieux monastère, et m'ouvrir tout ce que je voudrais y visiter, car j'avais été bien averti que, sans la recommandation du nonce, celles du roi et de son ministre ni mon caractère ne m'y auraient pas beaucoup servi. Encore verra-t-on que je ne laissai pas d'éprouver la rusticité et la superstition de ces grossiers hiéronimites.

Ce sont des moines blancs et noirs, dont l'habit ressemble à celui des célestins, fort oisifs, ignorants, sans aucune austérité, qui, pour le nombre des monastères dont aucun n'est abbaye et pour les richesses, sont à peu près en Espagne ce que sont les bénédictins en France, et sont comme eux en congrégation. Ils élisent aussi comme eux leurs supérieurs généraux et particuliers, excepté le prieur de l'Escurial qui est à la nomination du roi, qui l'y laisse tant et si peu qu'il lui plait, et qui est à proportion bien mieux logé à l'Escurial que Sa Majesté Catholique. C'est un prodige de bâtiments de structure de toute espèce de magnificence, que cette maison, et que l'amas immense de richesses qu'elle renferme en tableaux, en ornements, en vases de toute espèce, en pierreries semées partout, dont je n'entreprendrai pas la description qui n'est point de mon sujet; il suffira de dire qu'un curieux connaisseur en toutes ces différentes beautés s'y appliquerait plus de trois mois sans relâche et n'aurait pas encore tout examiné. La forme de gril a réglé toute l'ordonnance de ce somptueux édifice, en l'honneur de saint Laurent et de la bataille de Saint-Quentin, gagnée la veille par Philippe II, qui, voyant l'action de dessus une hauteur, voua d'édifier ce monastère si ses troupes remportaient la victoire, et demandait à ses courtisans si c'était là les plaisirs de l'empereur son père qui, en effet, les y prenait bien de plus près. Il n'y a portes, serrures, ustensiles de quelque sorte que ce soit, ni pièce de vaisselle qui ne soit marquée d'un gril.

La distance de Madrid à l'Escurial approche fort de celle de Paris à Fontainebleau. Le pays est uni et devient fort désert en approchant de l'Escurial, qui prend son nom d'un gros village dont on passe fort près à une lieue. L'Escurial est sur un haut où on monte imperceptiblement, d'où l'on voit des déserts à perte de vue des trois côtés; mais il est tourné et comme plaqué à la montagne de Guadarrama qui environne de tous côtés Madrid à distance de plusieurs lieues plus ou moins près. Il n'y a point de village à l'Escurial ; le logement de Leurs Majestés Catholiques fait la queue du gril, les principaux grands officiers et les officiers les plus nécessaires sont logés, même les dames de la reine, dans le monastère; tout le reste l'est fort mal sur le côté par lequel on arrive, où tout est fort mal bâti pour la suite de la cour.

L'église, le grand escalier et le grand cloître me surprirent. J'admirai l'élégance de l'apothicairerie et l'agrément des jardins, qui pourtant ne sont qu'une large et longue terrasse. Le Panthéon m'effraya par une sorte d'horreur et de majesté. Le grand autel et la sacristie épuisèrent mes yeux par leurs immenses richesses. La bibliothèque ne me satisfit point, et les bibliothécaires encore moins. Je fus reçu avec beaucoup de civilité et de bonne chère à souper, quoique à l'espagnole, dont le prieur et un autre gros moine me firent les honneurs. Passé ce premier repas, mes gens me firent à manger; mais ce gros moine y fournit toujours quelques pièces qu'il n'eût pas été honnête de refuser, et mangea toujours avec nous, parce qu'il ne nous quittait point pour nous mener partout. Un fort mauvais latin suppléait au français qu'il n'entendait point, ni nous l'espagnol.

Dans le sanctuaire, au grand autel, il y a des fenêtres vitrées derrière les sièges du prêtre célébrant la grand'messe et de ses assistants. Ces fenêtres, qui sont presque de plain-pied à ce sanctuaire, qui est fort élevé, sont de l'appartement que Philippe II s'était fait bâtir, et où il mourut. Il entendait les offices par ces fenêtres. Je voulus voir cet appartement où on entrait par derrière. Je fus refusé. J'eus beau insister sur les ordres du roi et du nonce de me faire voir tout ce que je voudrais, je disputai en vain. Ils me dirent que cet appartement était fermé depuis la mort de Philippe II, sans que personne y fût entré depuis. J'alléguai que je savais que le roi Philippe V l'avait vu avec sa suite. Ils me l'avouèrent, mais ils me dirent en même temps qu'il y était entré par force et en maître qui les avait menacés de faire briser les portes, qu'il était le seul roi qui, depuis Philippe II, y fût entré une seule fois, et qu'ils ne l'ouvraient et ne l'ouvriraient jamais à personne. Je ne compris rien à cette espèce de superstition; mais il fallut en demeurer là. Louville, qui y était entré avec le roi, m'avait dit que le tout ne contenait que cinq ou six chambres obscures et quelques petits trous, tout cela petit, de charpenterie bousillée, sans tapisserie lorsqu'il le vit, ni aucune sorte de meubles: ainsi je ne perdis pas grand'chose à n'y pas entrer.

En descendant au Panthéon, je vis une porte à gauche à la moitié de l'escalier. Le gros moine qui nous accompagnait, nous dit que c'était le Pourrissoir, et l'ouvrit. On monte cinq ou six marches dans l'épaisseur du mur, et on entre dans une chambre étroite et longue. On n'y voit que les murailles blanches, une grande fenêtre au bout près d'où on entre, une porte assez petite vis-à-vis, pour tous meubles une longue table de bois, qui tient tout le milieu de la pièce qui sert pour poser et accommoder les corps. Pour chacun qu'on y dépose, on creuse une niche dans la muraille, où on place le corps pour y pourrir. La niche se referme dessus sans qu'il paroisse qu'on ait touché à la muraille, qui est partout luisante et qui éblouit de blancheur, et le lieu est fort clair. Le moine me montra l'endroit de la muraille qui couvrait le corps de M. de Vendôme près de l'autre porte, lequel, à sa mine et à son discours, n'est pas pour en sortir jamais. Ceux des rois, et des reines lesquelles ont eu des enfants, en sont tirés au bout d'un certain temps et portés sans cérémonie dans les tiroirs du Panthéon qui leur sont destinés. Ceux des infants et des reines qui n'ont point eu d'enfants, sont portés dans la pièce joignante dont je vais parler, et y sont pour toujours.

Vis-à-vis de la fenêtre, à l'autre bout de la chambre, en est une autre de forme semblable, et qui n'a rien de funèbre. Le bout opposé à la porte et les deux côtés de cette pièce, qui n'a d'issue que la porte par où on y entre, sont accommodés précisément en bibliothèque; mais, au lieu que les tasseaux d'une bibliothèque sont accommodés à la proportion des livres qu'on y destine, ceux-là le sont aux cercueils qui y sont rangés les uns auprès des autres, la tête à la muraille, les pieds au bord des tasseaux, qui portent l'inscription du nom de la personne qui est dedans. Les cercueils sont revêtus, les uns de velours, les autres de brocart, qui ne se voit guère qu'aux pieds, tant ils sont proches les uns des autres, et les tasseaux bas dessus.

Quoique ce lieu soit si enfermé, on n'y sent aucune odeur. Nous lûmes des inscriptions à notre portée, et le moine d'autres à mesure que nous les lui demandions. Nous fîmes ainsi le tour, causant et raisonnant là-dessus. Passant au fond de la pièce, le cercueil du malheureux don Carlos s'offrit à notre vue. « Pour celui-là, dis-je, on sait bien pourquoi et de quoi il est mort. » À cette parole, le gros moine s'altéra, soutint qu'il était mort de mort naturelle, et se mit à déclamer contre les contes qu'il dit qu'on avait répandus. Je souris en disant que je convenais qu'il n'était pas vrai qu'on lui eût coupé les veines. Ce mot acheva d'irriter le moine, qui se mit à bavarder avec une sorte d'emportement. Je m'en divertis d'abord en silence. Puis je lui dis que le roi, peu après être arrivé en Espagne, avait eu la curiosité de faire ouvrir le cercueil de don Carlos, et que je savais d'un homme qui y était présent (c'était Louville) qu'on y avait trouvé sa tête entre ses jambes; que Philippe II, son père, lui avait fait couper dans sa prison devant lui. « Hé bien! s'écria le moine tout en furie, apparemment qu'il l'avait bien mérité; car Philippe II en eut la permission du pape, » et de là crier de toute sa force merveilles de la piété et de la justice de Philippe II, et de la puissance sans bornes du pape, et à l'hérésie contre quiconque doutait qu'il ne pût pas ordonner, décider et dispenser de tout. Tel est le fanatisme des pays d'inquisition, où la science est un crime, l'ignorance et la stupidité la première vertu. Quoique mon caractère m'en mît à couvert, je ne voulus pas disputer et faire avec ce piffre de moine une scène ridicule. Je me contentai de rire et de faire signe de se taire, comme je fis à ceux qui étaient avec moi. Le moine dit donc tout ce qu'il voulut à son aise, et assez longtemps sans pouvoir s'apaiser. Il s'apercevait peut-être à nos mines que nous nous moquions de lui, quoique sans gestes et sans parole. Enfin il nous montra le reste du tour de la chambre, toujours fumant; puis nous descendîmes au Panthéon. On me fit la singulière faveur d'allumer environ les deux tiers de l'immense et de l'admirable chandelier qui pend du milieu de la voûte, dont la lumière nous éblouit, et faisait distinguer dans toutes les parties du Panthéon, non seulement les moindres traits de la plus petite écriture, mais ce qui s'y trouvait de toutes parts de plus délié.

Je passai trois jours à l'Escurial, logé dans un grand et bel appartement, et tout ce qui était avec moi fort bien logé aussi. Notre moine qui avait toujours montré sa mauvaise humeur depuis le jour du Pourrissoir, n'en reprit de belle qu'au déjeuner du départ. Nous le quittâmes sans regret, mais non l'Escurial, qui donnerait de l'exercice et du plaisir à un curieux connaisseur pour plus de trois mois de séjour. Chemin faisant, nous rencontrâmes le marquis de Montalègre, et arrivâmes en même temps que lui à la dînée. Il m'envoya aussi prier à dîner avec ces messieurs qui étaient avec moi. Il était fort accompagné, et nous fit très promptement fort grande chère et bonne à l'espagnole, ce qui nous fit un peu regretter le dîner que mes gens avaient préparé pour nous. J'aurai lieu de parler de ce seigneur.

Enfin nous arrivâmes le 9 à notre village de Villahalmanzo, où je me trouvai le plus commodément du monde, ainsi que tout ce qui était avec moi. J'y trouvai mon fils aîné encore bien convalescent avec l'abbé de Mathan, qui venaient de Burgos. Nous soupâmes fort gaiement, et je comptais de me bien promener le lendemain, et m'amuser à reconnaître le village et les environs; mais la fièvre me prit la nuit, augmenta dans la journée, devint violente la nuit suivante, tellement qu'il ne fut plus question d'aller le 11, qui était ce jour-là, à la descente du carrosse du roi et de la reine d'Espagne à Lerma. Le mal augmenta avec une telle rapidité qu'on me trouva en grand danger, et incontinent après à l'extrémité. Je fus saigné peu après, la petite vérole parut dont tout le pays était rempli. Ce climat était tel cette année; qu'il y gelait violemment douze ou quatorze heures tous les jours, tandis que depuis onze heures du matin jusqu'à près de quatre, il faisait le plus beau soleil du monde, et trop chaud sur le midi pour s'y promener; et où il ne donnait point par quelque obstacle de muraille, il n'y dégelait pas un moment. Ce froid était d'autant plus piquant, que l'air était plus pur et plus vif, et le ciel de la sérénité la plus parfaite et la plus continuelle.

Le roi d'Espagne, qui craignait extrêmement la petite vérole, et qui n'avait confiance avec raison qu'en son premier médecin, me l'envoya dès qu'il fut informé de ma maladie, avec ordre de ne me pas quitter d'un moment jusqu'à ce que je fusse guéri. J'eus donc continuellement cinq ou six personnes auprès de moi, outre ceux de mes domestiques qui me servirent, un des plus sages et des meilleurs médecins de l'Europe, qui de plus était de très bonne compagnie, qui ne me quittait ni jour ni nuit, et trois fort bons chirurgiens dont La Fare m'en envoya un qu'il avait amené. J'eus une grande abondance partout de petite vérole de bon caractère, sans aucun accident dangereux depuis qu'elle eut paru, et on sépara de table et de tout commerce maîtres et valets qui me voyaient, même de cuisine, de ceux qui faisaient la mienne, et de ceux qui ne me voyaient point. Le premier médecin se précautionnait presque tous les jours de nouveaux remèdes en cas de besoin, et ne m'en fit aucun que de me faire boire pour toute boisson de l'eau dans laquelle on jetait selon sa quantité des oranges avec leur peau coupées en deux, qui frémissait lentement devant mon feu, quelques rares cuillerées d'un cordial doux et agréable dans le fort de la suppuration, et dans la suite un peu de vin de Rota avec des bouillons où il entrait du boeuf et une perdrix. Rien ne manqua donc aux soins de gens qui n'avaient que moi de malade, et qu'ils avaient ordre de ne pas quitter, et rien ne manqua à mon amusement quand je fus en état d'en prendre, par la bonne compagnie qui était auprès de moi, et cela dans un temps où les convalescents de cette maladie en éprouvent tout l'ennui et le délaissement. Tout à la fin du mal je fus saigné et purgé une seule fois, après quoi je vécus à mon ordinaire, mais dans cette espèce de solitude. J'aurai bientôt lieu de parler de ce premier médecin.

Pendant le grand intervalle que cette maladie me tint hors de tout commerce, l'abbé de Saint-Simon en entretint même d'affaires avec le cardinal Dubois, avec Grimaldo, avec Sartine et avec quelques autres. Je crois ne pouvoir mieux remplir ici ce vide forcé d'une oisiveté de six semaines que par un léger tableau de la cour d'Espagne, telle qu'elle était pendant le séjour de six mois que je demeurai en ce pays-là. Le détail étendu qui se trouve t. III, p. 88 et suivantes, qui se voit sur l'Espagne à l'occasion de l'avènement de Philippe [V] à cette couronne, et un autre précédent à propos du testament de Charles II, m'en épargnera beaucoup ici qui ne seraient que des redites.

On voit [76] dans ce détail, à propos du testament [de Charles II], les emplois et les caractères des personnages qui y eurent le plus de part, celui de la reine épouse de Charles II, et des personnages autrichiens. Dans celui qui est t. III, p. 88 et suivantes, on trouve celui de l'origine et des progrès en Espagne des trois branches sorties de la maison de Portugal, de celle de Cadaval de la même origine restée en Portugal, enfin de celle d'Alencastro, portugaise aussi, et des ducs d'Aveiro, d'Abrantès et Liñarez en Espagne, et des principaux personnages de ces maisons; le fond et les fonctions des conseils de Castille et d'Aragon, de leurs présidents et gouverneurs, de ce qu'étaient le conseil d'État et les conseillers d'État, les maisons, noms, dignités, caractères de ceux qui l'étaient alors [77] ; plusieurs curiosités sur des façons de signer particulières à quelques grands, et de ce qui s'appelle la saccade du vicaire pour des mariages. Enfin on y trouve l'explication de l'être et des fonctions du secrétaire des dépêches universelles, les changements produits par l'arrivée de Philippe V dans la manière du gouvernement [78] à l'égard des grandes charges de la cour, les majordomes-majors, grands écuyers du roi et de la reine, sommelier du corps du roi, camarera-mayor de la reine, ses dames du palais, ses señoras de honor et ses caméristes, premiers écuyers du roi et de la reine, gentilshommes de la chambre du roi, capitaine des hallebardiers, patriarche des Indes, majordomes du roi et de la reine, estampilla.

Ce détail des charges, de leurs fonctions et des possesseurs s'y trouve exactement, ainsi que le caractère et les fonctions du P. Daubenton, confesseur du roi, et les voyages en France et en Flandre des ducs d'Arcos et de Baños pour s'être seuls, entre tous les grands, opposés, par un mémoire au roi d'Espagne, à l'égalité des rangs, honneurs et distinctions, réciproquement convenue par, les deux rois, entre les ducs de France et les grands d'Espagne dans les deux monarchies. Ce dernier fait se trouve t. III, p. 224, et si on veut repasser de suite les pages suivantes jusqu'à la page 327, on y verra une digression sur la dignité de grand d'Espagne, et sa comparaison avec celle de nos ducs; ce que c'étaient que les ricos-hombres; ce qu'ils sont devenus; comment la dignité des grands d'Espagne leur a été substituée; l'origine des uns et des autres, et leurs distinctions; quelle part [eurent] aux affaires leur multiplication, [et] leur affaiblissement; comment disparus et renés sous le nom nouveau de grands; l'adresse des rois et jusqu'où portée par les sept différentes gradations, qui ont porté autant de grands coups à la dignité des grands; et l'introduction des trois classes, toutes choses si peu connues hors de l'Espagne, et qui causent une grande surprise par le pouvoir que les rois s'y sont donné de suspendre, de confirmer, d'ôter même la grandesse à volonté, et sans forme ni crime, et d'en tirer des tributs annuels; la proscription de tout rang étranger séculier et de toute prétention étrangère; le mystère que font les grands de leurs classes et de leur ancienneté; leur attachement à n'avoir égard ni aux unes ni à l'autre, et de marcher et se placer partout entre eux comme le hasard les fait rencontrer; la raison de cette conduite; ce que l'on sait à peu près des ricos-hombres devenus grands; l'indifférence entière pour les grands des titres de duc, prince, marquis, comte; la raison de cette indifférence; les successions aux grandesses; leur difficile extinction; leur fréquente accumulation sur la même tête; l'égalité en tout entre ceux qui en ont plusieurs et ceux qui n'en ont qu'une; ce que sont les majorasques; les démissions des grandesses inconnues; mais le rang effectif de leurs héritiers présomptifs; le chaos si difficile à percer de la confusion des noms et des armes, et sa cause; le poids des successions; les avantages des bâtards et leurs différences en Espagne; nulle marque de dignité aux armes, aux carrosses, aux maisons que le dais; ce qui équivaut à ce qui est connu en France sous le nom d'honneurs du Louvre; quelques distinctions particulières au-dessus des grands; le plan figuré et l'explication de la couverture d'un grand chez le roi et chez la reine, suivant les trois différentes classes, et de l'assiette de la séance quand le roi tient chapelle; les cérémonies de la Chandeleur et des Cendres; banquillo du capitaine des gardes en quartier, et raison pour laquelle il faut que les capitaines des gardes soient toujours grands; cortès ou états généraux; rangs et distinctions des grands, de leurs femmes, des héritiers présomptifs des grandesses en toutes cérémonies et fêtes ecclésiastiques et séculières; traitement par écrit, dans les églises ; honneurs militaires; égalité chez tous souverains non rois; honneurs à Rome; bâtards des rois; grands nuls en toutes affaires; n'ont aucun habit de cérémonie, non plus que le roi; n'ont nulle préférence de rang dans les ordres d'Espagne ni dans celui de la Toison d'or; acceptent de fort petits emplois; leur dignité s'achète du roi quelquefois; elle n'a point de serment; comparaison des deux dignités des ducs de France et des grands d'Espagne, et de leur fond dans tous leurs âges. La dignité de grand d'Espagne ne peut être comparée à celle des ducs de France, beaucoup moins à celle des pairs. Comparaison de l'extérieur des dignités de duc de France et de grand d'Espagne; spécieux avantages des grands d'Espagne; un seul solides désavantages effectifs et réels des grands d'Espagne; désavantage des grands d'Espagne jusque dans le droit de se couvrir; abus des grandesses françaises. Enfin on a tâché de n'oublier rien dans ces longs détails de ce qui est des grands et des grandesses d'Espagne, et des prérogatives et des fonctions des charges, après s'en être instruit à fond en Espagne, et par des grands d'Espagne de Charles-Quint [79] , des plus instruits, ainsi que de leurs véritables noms et maisons. Il ne reste donc ici que de donner la liste de ceux qui étaient grands, quand j'ai quitté l'Espagne, et, à côté, [celle] de leurs noms et maisons.

Suite
[74]
On a reproduit le nom donné par le manuscrit de Saint-Simon; mais il faudrait lire le duc d'Ossone au lieu du duc d'Albe.
[75]
On écrit ordinairement Froila. Froila II fut roi de Léon de 923 à 924.
[76]
Tout ce résumé depuis on voit dans le détail jusqu'à véritables noms et maisons (p. 361) est omis dans les anciennes éditions. Elles ont rejeté ici les passages que nous avons rétablis, au t. III, à la place que leur avait assignée Saint-Simon.
[77]
On voit que Saint Simon n'a voulu parler que de l'état de l'Espagne en 1700, dans le passage cité plus haut, et que les éditeurs ont eu tort de le reporter à l'année 1721.
[78]
Nouvelle preuve de la nécessité de conserver, comme nous l'avons fait, les passages relatifs à l'Espagne aux diverses années où l'auteur les avait placés.
[79]
C'est-à-dire de ceux donna grandesse remontait à Charles-Quint.