CHAPITRE XVI.

1722

Autre conversation singulière et curieuse entre M. le duc d'Orléans et moi sur faire un premier ministre, dont je persiste à n'être pas d'avis. — Malheur des princes indiscrets et peu fidèles au secret. — Exemples des premiers ministres en tous pays depuis Louis XI. — Quel est nécessairement un premier ministre. — Quel est le prince qui fait un premier ministre. — Embuscade de Belle-Ile. — Le cardinal Dubois déclaré premier ministre. — Il me le mande et veut me faire accroire qu'il m'en a l'obligation, et n'oublie rien pour en persuader le public. — Conches; quel. — Je vais le lendemain à Versailles, où je vois le cardinal Dubois chez M. le duc d'Orléans. — Indignité des Rohan. — Épisode nécessaire. — Plénoeuf, sa femme et sa fille, depuis marquise de Prie, et maîtresse déclarée de M. le Duc. — Infamie du marquis de Prie. — Liaison intime de Belle-Ile et de Le Blanc entre eux et avec Mme de Plénoeuf. — Elle leur attire la haine, puis la persécution de Mme de Prie et de M. le Duc. — Le cardinal Dubois, fort avancé dans son projet d'élaguer [45] entièrement M. le duc d'Orléans, se propose de perdre Le Blanc et peut-être Belle-Ile. Conduite qu'il y tient. Désordre des affaires de La Jonchère, trésorier de l'extraordinaire des guerres, dévoué à M. Le Blanc. Belle-Ile toujours mal avec M. le duc d'Orléans. Mariage futur de Mlle de Beaujolais avec l'infant don Carlos, déclaré. Mariage du prince électoral de Bavière avec une archiduchesse, Joséphine. Fort pour amuser le roi. Mort de Ruffé. Étrange licence en France. Mort de Dacier. Érudition profonde de sa femme, et sa modestie. Mort, famille et caractère de la duchesse de Luynes (Aligre). Mort de Reynold. Mariage de Pezé avec une fille du premier écuyer.

Le lendemain, 22 août, je vins au rendez-vous, et je trouvai encore Belle-Ile dans ce grand cabinet, qui m'attendait au passage, et qui me pressa de finir l'affaire du cardinal; je payai de mine et d'empressement d'entrer dans le cabinet de M. le duc d'Orléans, que j'y trouvai seul, qui s'y promenait avec l'air plus dégagé que la veille. « Eh bien! me dit-il d'abordée, qu'avons-nous encore à dire sur l'affaire d'hier? Il me semble que tout est dit, et qu'il n'y a plus qu'à déclarer dès tout à l'heure le premier ministre. » Je reculai deux pas et je lui dis que pour chose de telle importance, c'était là un conseil bientôt pris. Il répondit qu'il y avait bien pensé, que tout ce que je lui avais dit là-dessus lui était fort présent; mais qu'au bout, il était crevé d'affaires tout le jour, d'ennui tous les soirs, de persécutions du cardinal Dubois à tous les moments.

Je repris que cette dernière raison était la plus puissante; que je ne m'étonnais pas de l'empressement du cardinal, mais beaucoup de son succès sur lui qui était si soupçonneux; que je le suppliais de se bien représenter deux choses la première, que pour le soulagement des affaires et la liberté d'aller, tant qu'il voudrait, chercher l'Opéra et ses soupers à Paris, il pouvait en jouir tant que bon lui semblerait, parce que, le cardinal jouissait si pleinement et si ouvertement de la toute-puissance, et que tout le monde le voyait et le sentait si pleinement, qu'il n'y avait plus qui que ce fût, Français ou ministres étrangers, qui osât se jouer à aller directement à Son Altesse Royale, et qui ne fût bien convaincu, qu'affaire, justice ou grâces ne dépendit uniquement du cardinal, n'allât à lui, ne se tînt pour battu s'il le trouvait contraire, sans oser tenter d'aller plus haut, demeurait sûr de ce qu'il demandait s'il trouvait le cardinal favorable, et le plus souvent s'en tenait là, sans que lui régent en entendît parler, ou que les gens ne venaient à lui que pour la forme, et lors seulement que le cardinal le leur prescrivait, ce qu'il leur ordonnait aussi quelquefois dans des cas de refus, dans l'espérance de leur faire prendre le change et de se décharger du refus sur lui; que je m'étonnais qu'il fût encore à s'apercevoir d'une chose si évidente qu'elle n'était ignorée de personne; et que moi-même, depuis mon retour d'Espagne, si j'avais à demander la moindre chose, et la plus facile et la plus raisonnable, pour moi ou pour quelque autre à Son Altesse Royale, je me garderais bien de lui en parler sans m'être assuré du cardinal auparavant, et me tiendrais très sûr du refus si j'allais droit à elle sans l'attache du cardinal, et au contraire, avec certitude morale de sa volonté que j'obtiendrais ce que je lui aurais présenté à demander. Que les choses étant à ce point d'autorité, et d'autorité affichée, je ne voyais nul accroissement possible à l'exercice actuel qu'il en faisait publiquement, par la déclaration ni par les patentes de premier ministre, ni plus de soulagement et de liberté que Son Altesse Royale en pouvait prendre dès à présent sans cela; mais que j'y apercevais pour le cardinal Dubois une différence à la vérité imperceptible à l'exercice actuel de sa toute-puissance, mais qui n'en était pas moins essentielle, et que c'était là la seconde chose sur laquelle je demandais à Son Altesse Royale toutes ses réflexions. C'est que, quelle que fût l'étendue et la plénitude actuelle du pouvoir qu'avait saisi et qu'exerçait pleinement le cardinal Dubois, il ne laissait pas de se trouver, comme l'oiseau, sur la branche, exposé à être congédié au premier instant que la volonté en prendrait à Son Altesse Royale, sans autre forme ni embarras que de le renvoyer, de faire dire aux ministres étrangers de ne se plus adresser à lui, et aux ministres et secrétaires d'État de cesser de recevoir et de lui plus demander d'ordres, et de lui plus rendre compte de rien; et sans même ce très peu de si courtes et si simples mesures, envoyer un secrétaire d'État lui porter l'ordre de s'en aller en son diocèse, prendre ou sceller ses papiers, et le faire partir sur-le-champ. Que quoique la patente enregistrée et la déclaration de premier ministre ne pût le parer de la chute, autre chose était de pouvoir être renvoyé en un instant comme je venais de montrer que cela se pouvait toutefois et quantes, autre chose de ne le pouvoir que par des formes qui donnent du temps et des ressources, et moyen de se raccommoder et de faire jouer des ressorts dans l'intervalle, de dresser et de causer [46] une déclaration révocataire, dont il pouvait être averti, de l'envoyer au parlement, de l'y faire enregistrer. Je suppliai donc M. le duc d'Orléans de faire l'attention si nécessaire à cette différence d'un homme qui est maître de tout sans autre titre que la volonté de son maître, exprimée par le seul usage dans lequel il l'autorise simplement de fait, ou qui le devient par titre exprès, par déclaration, par enregistrement.

J'aurais bien ajouté à un autre qu'à M. le duc d'Orléans, de quel danger il était pour lui d'établir premier ministre en titre un homme aussi capable que l'était le cardinal Dubois de saisir toutes les avenues du roi à force d'argent, de grâces, de souplesses, de se rendre maître de l'esprit d'un enfant devenu majeur, et sans expérience de rien, et lui revêtu en tigre, tandis que son premier ministre s'en trouvait dépouillé de droit par la majorité, se délivrer d'une subordination importune, et le faire renvoyer comme le cardinal Mazarin avait fait Gaston. Mais c'était chose que l'ensorcellement de M. le duc d'Orléans le rendait incapable d'entendre, puisque tout ce que je lui en avais dit la veille avait fait si peu d'impression; et d'ailleurs, quoique je n'eusse rien dit qui tendit à aucune diminution de la pleine puissance du cardinal Dubois, je me commettais assez avec lui par la faiblesse et l'indiscrétion de M. le duc d'Orléans, de m'opposer à sa déclaration de premier ministre, pour ne m'exposer pas inutilement à me hasarder de produire cette dernière réflexion, quelque importante qu'elle pût être; et voilà comme le défaut de sentiment et de secret dans les princes ferme la bouche à leurs meilleurs serviteurs, et les prive des plus essentielles connaissances. Je me tus après un discours si péremptoire, pour voir ce qu'il opérerait. La promenade continua sept ou huit tours en silence, mais l'air embarrassé et la tête basse, puis il s'alla mettre à son bureau dans l'attitude de la veille, et je m'assis vis-à-vis, le bureau seulement entre lui et moi.

Ce mouvement n'interrompit point le silence. J'avais bien résolu de ne le pas rompre le premier. Enfin il leva un peu la tête, me regarda et me fit souvenir, je n'en avais pourtant pas besoin, que je lui voulais dire quelque chose, dès la veille, sur l'état d'un premier ministre. Je lui répondis qu'il savait trop bien l'histoire de son pays et des voisins pour ignorer les maux et les malheurs que la Hongrie, Vienne, l'Angleterre et l'Espagne avaient soufferts du gouvernement de leurs premiers ministres, à l'exception unique et dans tous les points, du seul cardinal Ximénès, dont la capacité, le désintéressement et la droiture avait fait un phénix, et n'avait pu toutefois le garantir du poison des Flamands; que ce serait perdre le temps de lui retracer les faits de tous ces premiers ministres, excepté Ximénès; les désordres et les ruines que leur intérêt personnel avait causés; la haine et le mépris dont leur conduite avait couvert leurs maîtres, sans en excepter même Henri VIII, qui ne s'en releva que par la ruine du cardinal Wolsey. Que, pour se renfermer en France, le plus habile, pour ne rien dire de plus, le plus soupçonneux, le plus rusé et le plus précautionné de tous nos rois avait été livré au duc de Bourgogne par le cardinal Balue, réduit à en subir la loi, à tout instant en peine de sa vie, réduit à passer par tout ce que son ennemi voulut, et notamment à combattre en personne avec lui deux jours après contre les Liégeois qu'il lui avait soulevés, et qu'il se vit forcé à l'aider à réduire, c'est peu dire, à les mettre sous son joug. Aussi Louis XI, rendu à lui-même, enferma-t-il Balue, tout cardinal qu'il fût et qu'il l'avait fait, dans une cage de fer pendant tant d'années, et se garda bien de lui donner un successeur.

Louis XII fut deux fois réduit à deux doigts de sa ruine, et la dernière précipité dans le schisme, toutes les deux par l'ambition de son premier ministre de se faire élire pape, dont toutes les deux fois il se crut assuré, et toutefois les historiens sont pleins des louanges du cardinal d'Amboise, parce qu'il n'eut point d'autres bénéfices que l'archevêché de Rouen. Mais quelle y fut sa magnificence qui fait encore l'admiration d'aujourd'hui? Sept ou huit frères ou neveux comblés des plus grands bénéfices, de la grande maîtrise de Malte, grand maître de France, maréchaux de France, gouverneurs de Milan, un neveu cardinal: voilà pourtant le meilleur premier ministre et le plus applaudi qu'aient eu nos rois.

La Ligue fut conçue et préparée, et l'intelligence et l'union avec l'Espagne pour la faire éclore, par le cardinal de Lorraine, premier ministre, pour transférer la couronne dans sa maison, et qui n'eut d'autre objet pour la guerre et pour cette paix funeste par laquelle il fit rendre plus de quarante places et de vastes pays à l'Espagne, qu'elle n'eût pas repris en un siècle, et qu'il se dévoua par un si perfide service, dont la mort du duc de Guise son frère, tué par Poltrot, l'empêcha de voir le succès et l'accabla de la plus profonde douleur à Trente, où, à l'acclamation de la clôture du concile, il acclama tous les rois en nom collectif pour éviter, contre la coutume constante jusqu'alors, de nommer le roi de France le premier, puis tous les autres après, et gratifier l'Espagne en un point si sensible, depuis que Philippe II avait osé le premier entrer en compétence si boiteusement fondée sur la préséance de l'empereur Charles-Quint, parce qu'il était aussi roi d'Espagne: ce dont le cardinal de Lorraine, premier ministre, jeta de si solides fondements, dont l'effet ne fut suspendu que par la mort de son frère; le fils de ce frère si jeune alors, et depuis tué à Blois au moment qu'il allait enlever la couronne à Henri III, à force de troubles, de partis, de guerre et de désordres, sut trop bien en profiter, et le duc de Mayenne, son oncle, après lui, en sorte que ce ne fut pas sans des miracles redoublés, et sans des merveilles, qui, en tout genre, ont illustré Henri IV et la noblesse française, que ce prince, après tant de hasards, de détresses, de victoires, rassura la couronne sur sa tête et dans sa postérité, mais dont la fin ne le rendit pas moins la victime de l'esprit encore fumant de la Ligue abattue, comme Henri III l'avait été de sa force et de sa fureur.

Vint après le faible et funeste gouvernement de la reine sa veuve, ou plutôt du maréchal d'Ancre, sous son nom, dont la catastrophe rendit la paix au royaume. Mais Louis XIII était si jeune, et, par une détestable politique, si enfermé, si étrangement élevé qu'il ne savait pas lire encore, et qu'il ignorait tout, comme il s'en est souvent plaint à mon père, à quoi suppléa un sublime naturel, une piété sincère, une justice exquise, la valeur d'un héros et la science des capitaines; mais si malheureux en mère, en frère unique, en épouse, vingt ans stérile, en santé, qui attirait les yeux de tous sur Gaston et qui faisait sa force, en partis encore fumants, dont les plus grands obligeaient à compter avec eux, et les huguenots armés, organisés, maîtres de tant de places et de pays, formant un État dans l'État, forcèrent Louis XIII à faire un premier ministre, qui fut un génie puissant et transcendant en tout, mais qui, avec tant et de si grandes qualités, ne fut pas exempt de la passion de se maintenir, et qui fit voler bien des têtes, à la vérité presque toutes justement.

La minorité du feu roi soumit la France à une régente pour le moins aussi espagnole d'inclination que de naissance, qui se choisit un premier ministre étranger, et le premier qui fut de la lie du peuple. Aussi ne songea-t-il qu'à lui et à s'asservir tellement la reine qu'elle lui sacrifia tout, jusqu'à se précipiter deux fois au dernier bord des derniers abîmes et de la guerre civile pour son unique intérêt, et pour le maintenir ou le rappeler de ses proscriptions hors du royaume, à toutes risques et affrontant tous les périls de toute la nation, uniquement révoltée contre le cardinal Mazarin. Depuis on a vu ses fautes aux Pyrénées, que Saint-Évremond développa avec tant de justesse et d'agrément dans cette ingénieuse lettre qui lui coûta un expatriement qui a duré aussi longtemps que sa très longue vie. Les lettres particulières, les mémoires, toute l'histoire du traité de Westphalie conclu enfin à Munster et Osnabruck, font foi qu'il en arrêta la conclusion, aux risques de tout perdre, jusqu'à ce que son intérêt particulier n'eut plus besoin de la guerre pour se soutenir, et se mettre hors d'état de plus rien craindre. Ce furent ses ordres secrets à Servien, son esclave, collègue indigne du grand d'Avaux, qui mirent bien des fois la négociation au point de la rupture, qui rendirent la sienne avec d'Avaux si scandaleuse et si publique, qui mit tous les ministres employés à la paix par toutes les puissances du côté de d'Avaux, qui produisirent ces lettres si insultantes de Servien à d'Avaux, et les réponses de d'Avaux si pleines de sens, de modération et de gravité. Ce fut enfin la conduite de Mazarin, si absurdement confite en félonie, dont Servien avait tout le secret, conséquemment toute l'autorité de la négociation, qui fit tout abandonner à d'Avaux au sein du triomphe des longs travaux de son génie et de sa politique, qui avait su venir à bout de la paix du nord, où plus d'un siècle après il est encore admiré, et amener par là les choses à traiter et la plus glorieuse paix en Westphalie, pour venir traîner dans sa patrie, dont il avait si bien mérité, y être sans crédit sous le vain nom de surintendant des finances, où il n'eut jamais la moindre autorité, ni la moindre part au ministère, dont il vit récompenser Servien à son retour.

C'est à Mazarin que les dignités et la noblesse du royaume doit les prostitutions, le mélange, la confusion, sous lesquels elle gémit, le règne des gens de rien, les pillages et l'insolence des financiers, l'avilissement de tout ordre, l'aversion et la crainte de tout mérite, le mépris public que font de la nation tous ces vils champignons dominant dans les premières places, dont l'intérêt à tout décomposer à la fin a tout détruit. Tel fut l'ouvrage du détestable Mazarin, dont la ruse et la perfidie fut la vertu, et la frayeur la prudence. Qui ne sera épouvanté des trésors qu'il amassa en moins de vingt ans de règne, traversés par deux furieuses proscriptions? Il fut prouvé en pleine grand'chambre, au procès du duc Mazarin contre son fils, pour la restitution de la dot de sa mère, qu'elle avait eu vingt-huit millions en mariage. Ajoutez à cela les dots de la duchesse de Mercoeur, de la connétable Colonne, de la comtesse de Soissons, même celle que trouva après la mort du cardinal Mazarin la duchesse de Bouillon, toutes filles de la seconde de ses soeurs, et les biens immenses qui ont fait le partage du duc de Nevers leur frère. Ajoutez-y les dots de la princesse de Conti et de la duchesse de Modène, filles de la soeur aînée du cardinal Mazarin. Tous ces trésors tirés uniquement de ceux qu'il avait su amasser, non dans un long cours d'abondance et de prospérités, mais du sein de la misère publique et des guerres civiles qu'il avait allumées, et des étrangères qu'il trouva, qu'il renouvela, qu'il entretint jusqu'à un an près de sa mort.

Le cardinal de Richelieu et lui ont eu la même maison militaire que nos rois: des gardes, des gens d'armes, des chevau-légers, et le dernier des mousquetaires de plus, tous commandés par des seigneurs et par des gens de qualité sous eux. Personne n'ignore que le père du premier maréchal de Noailles passa immédiatement de capitaine des gardes du cardinal Mazarin à la charge de premier capitaine des gardes du corps, et que le marquis de Chandenier, dont la valeur et la vertu ont été si reconnues, et chef de la maison de Rochechouart, fut le seul des quatre capitaines des gardes dépossédés pour la ridicule affaire arrivée aux Feuillants de la rue Saint-Honoré [47] , qui ne put être rétabli, parce qu'il ne le pouvait être qu'aux dépens du domestique du cardinal Mazarin, à qui sa charge avait été donnée.

« Voilà, monsieur, dis-je à M. le duc d'Orléans, quels ont été en tous pays les premiers ministres depuis le temps de Louis XI, pour ne remonter pas plus haut. Je ne fais ici que vous faire souvenir d'eux par quelques traits généraux. Vous avez assez lu, et vu encore des gens du temps des derniers, pour que ce peu que je vous en dis vous en rappelle tout le reste, et vous démontre que la peste, la guerre et la famine, qui de tout temps ont passé pour les plus grands fléaux dont la justice de Dieu ait puni les rois et les États, ne sont pas plus à craindre que celui d'un premier ministre, avec cette différence que celui-là seul se peut éviter: et que diriez-vous d'un prince prêt à essuyer la peste et la famine dans son royaume, à qui Dieu les montrerait prêtes à y fondre, et promettrait en même temps de l'en garantir à la moindre prière qu'il en ferait, qui non seulement ne daignerait pas demander la délivrance de ces terribles fléaux, mais qui aurait la folie, ou si vous lui voulez donner un nom plus propre, qui serait assez stupide pour les demander? Tel est, monsieur, un prince qui fait un premier ministre quand il n'est pas dans les termes où se trouvèrent la fameuse Isabelle et votre incomparable aïeul, et dont le tact n'est pas juste ou assez heureux pour choisir un Ximénès ou un Richelieu.

« En voilà beaucoup, monsieur, poursuivis je; mais ce n'est pas encore tout: permettez-moi de vous dire avec ma vérité et ma fidélité accoutumée quel est nécessairement un premier ministre et quel devient la prince qui le fait.

« Un premier ministre, si on en excepte le seul Ximénès, est un ambitieux du premier ordre, qui conserve l'écorce dont il a tant besoin et selon la mesure que le besoin subsiste, mais qui, dans la vérité, n'a d'honneur, de vertu, d'amour de l'État, ni de son maître qu'en simple parure, et sacrifie tout à sa grandeur, et, quand il y est parvenu, à sa toute-puissance, à sa sûreté et à son affermissement dans sa grande place. Il ne connaît que cet unique intérêt, d'amis ni, d'ennemis que par rapport à cela, et suivant les divers degrés qui s'y rapportent. Conséquemment tout mérite lui est suspect en tout genre, excepté en ceci le cardinal de Richelieu qui se laissait volontiers dompter par le mérite et les talents; toute réputation lui est odieuse, toute élévation par dignité ou par naissance lui est dure et pesante; tous droits, privilèges, lois, coutumes de tout temps respectées, lui sont à charge; l'esprit et la capacité de quiconque ne le laisse point dormir en repos; sur toutes choses, la moindre familiarité avec le prince, la plus légère marque de son goût pour quelqu'un, l'effraye. Ce sont tous gens qu'il prend à tâche d'éloigner; heureux, mais rarement heureux quand il ne va pas à les noircir et à les perdre. Sa principale application est de se faire autant d'esclaves que de gens qui approchent du prince, de se bien assurer qu'ils ne parleront et ne répondront au prince que sur le ton qu'il leur aura prescrit, et qu'ils lui rendront compte de tout ce qu'ils verront, entendront, sauront, soupçonneront même, avec une parfaite fidélité et le plus scrupuleux détail, et à ceux-là même il donnera des espions et des surveillants qu'ils ne pourront connaître, et d'autres encore à ceux-ci. Son grand art est que personne n'approche du prince que de sa main, et tant qu'il pourra, sans que le prince s'en aperçoive; de perdre sans retour ceux qui s'en approcheront sans lui ou par leur hardiesse ou par le goût du prince; et, comme il s'en trouve toujours quelqu'un trop difficile à perdre, de n'oublier rien pour les gagner. L'intérêt de l'État, toujours subordonné au sien, rend tout conseil d'État, de finance, et tous autres inutiles, et la fortune de ceux qui les composent toujours douteuse. Ils sont réduits à chercher et à deviner la volonté du premier ministre, dont l'ignorance leur devient dangereuse, et la moindre résistance fatale.

« Un roi n'a d'intérêt que celui de l'État: on n'a donc point ces embarras avec lui. Il s'explique nettement et librement de ses volontés: on sait donc à quoi s'en tenir. On obéit, ou, si on croit lui devoir faire quelques représentations sages, ou lui faire apercevoir ce qu'on soupçonne lui être échappé de réflexions à faire sur cette volonté, on le fait avec respect et sans crainte, parce que le roi, dont la place et l'autorité sont inamissibles, n'en peut concevoir aucun soupçon; et, s'il persévère dans sa volonté, c'est sans mauvais gré à qui l'a combattue. À l'égard du premier ministre, c'est précisément tout le contraire. Quelque tout-puissant, quelque affermi qu'il soit, toute représentation lui est odieuse. Plus elle est fondée, plus elle le choque, plus il craint un esprit qu'il sent qui va au fait. Il redoute d'être tâté, encore plus d'être feuilleté. Quiconque en a l'imprudence, même sans mauvaise intention, sa perte est résolue et ne tarde pas.

« Le premier ministre a toujours un intérêt oblique qu'il cache sous tous les voiles qu'il peut, et cela en toute espèce d'affaires. Malheur à qui les perce, s'il s'en aperçait. Sa place et sa puissance, de quelque façon qu'elles soient établies, ne tiennent qu'à la volonté du prince. Le rien souvent, aussitôt que l'affaire la plus importante, peut altérer cette volonté, et lui causer bien de cuisantes inquiétudes, et bien du travail pour se rassurer dans sa place et dans son autorité. Le moindre affaiblissement lui annonce sa ruine; un autre rien peut la déterminer. Il n'y a donc point de riens pour un premier ministre, et dès lors quelle multitude de soins pour lui, et quelle dangereuse glace que celle sur laquelle marchent toujours les ministres à son égard ? La paix et la guerre, les liaisons bonnes ou mauvaises avec les puissances étrangères, les traités et leurs diverses conditions, les conjonctures à saisir ou à laisser tomber, tout est en la main du premier ministre, qui combine, avise et ajuste tout à son intérêt personnel, qui, dans sa bouche, n'est que celui de l'État. Les ministres qui travaillent sous lui, à qui le vrai intérêt de l'État est clair et celui du premier ministre dans les ténèbres, c'est à ces ministres à bien prendre garde à eux, à examiner les yeux et la contenance du premier ministre, à se garer même de ses discours tenus souvent pour les sonder, à ne parler qu'avec incertitude, sans s'expliquer jamais nettement, parce que ce n'est pas leur avis que le premier ministre cherche, mais leur aveu que le sien, quand il jugera à propos de le dire, est la politique la plus exquise et le plus solide intérêt de l'État. Il en est de même sur les finances, et sur ce qui regarde les particuliers. La place de premier ministre, qui décide de toutes les affaires et de toutes les fortunes, est si enviée, si haïe, ne peut éviter de faire un si grand nombre de mécontents de tout genre et de toute espèce, qu'il a continuellement à redouter. Il doit donc multiplier et fortifier ses précautions. Rien de tout ce qui peut le maintenir et le raffermir ne lui paraît injuste. En ce genre il peut tout ce qu'il veut, et il veut tout ce qu'il peut. En récompense de tant d'avisements, de soins, de précautions, de frayeurs, de combinaisons, de mascarades de toutes les sortes, il accumule sur soi et sur les siens les charges, les gouvernements, les bénéfices, les chapeaux, les richesses, les alliances. Il s'accable de biens, de grandeurs, d'établissements pour se rendre redoutable au prince même; mais son grand art est de le persuader à fond, qu'il est l'homme unique dont il ne peut se passer, à qui il est redevable de tout, sans qui tout périrait, pour lequel il ne peut trop faire, et sans lequel il ne doit rien faire, surtout être confus des soins, des peines, des travaux dont il est accablé, uniquement pour son bien et pour sa gloire, et pour lequel sa reconnaissance et son abandon ne sauraient aller trop loin, et par une suite nécessaire, traiter ses ennemis comme ceux de sa personne, de sa gloire et de son État, et n'avoir de rigueur et de bonté que pour les personnes et suivant les degrés qu'il lui marque. Tel est, monsieur, et très nécessairement tout premier ministre, dont pas un ne pourrait se maintenir sans cela. Voyons maintenant quel est le prince qui fait un premier ministre, et permettez-moi de ne vous en rien cacher. J'excepte toujours Isabelle et Louis le Juste par les cas singuliers où ils se sont trouvés, et par l'heureux discernement de leur choix.

« Ce crayon, quoique si raccourci, des exemples des fléaux que tous les divers États ont éprouvés de l'élévation et du gouvernement de leurs premiers ministres, la France en particulier, et celui de ce qu'est nécessairement un premier ministre en lui-même, prépare au crayon du prince qui en fait un. C'est la déclaration la plus authentique qu'il puisse faire de sa faiblesse ou de son incapacité, peut-être de l'une et de l'autre, sans rien persuader à personne du mérite de son choix, quelques pompeux éloges qu'il lui donne dans ses patentes, sinon de la misère du promoteur, et de l'adresse et de l'ambition du promu. Si Louis XI punit la trahison du sien en l'enfermant dans une cage de fer durant tant d'années, à Loches, la reconnaissance du premier ministre pour un si énorme bienfait n'a que la même récompense pour son maître. Mais la cage où il le met est d'or et de pierreries, elle est parfumée des plus belles fleurs; elle est au milieu de sa cour; mais elle n'en est pas moins cage, et le prince n'y est pas moins enfermé et bien exactement scellé. Ses plus familiers courtisans sont ses plus sûrs geôliers. Il a donné son nom, son pouvoir, son goût, son jugement, ses yeux, ses oreilles à son premier ministre, bien jaloux de garder de si précieux dépôts, et bien en garde qu'il n'en revienne au prince l'émanation la plus légère. Son salut en dépend et il ne l'ignore pas. Ainsi tout est transmis du prince au premier ministre; le premier ministre règne en plein en son nom; plus de différence d'effet entre le premier, ministre et nos anciens maires du palais; plus de différence effective entre le prince et nos rois fainéants, sinon que la plupart étaient opprimés par les puissantes factions de leurs maires, et que le prince ne l'est que par sa fétardise[48]. Je frémis, monsieur, de prononcer ce mot; mais où ne se précipite pas le serviteur tendre et fidèle pour sauver son maître, qu'il voit emporté dans le tournoyant d'un gouffre, et qui se trouve seul à oser le hasarder? Le prince est longtemps et se trouve à son aise dans sa cage. Il y dort, il s'y allonge, il y jouit de la plus douce oisiveté. Tous les plaisirs, tous les amusements s'empressent autour de lui; jamais leur succession n'est interrompue, tandis que tout lui crie: Les travaux continuels du premier ministre, qui se tue pour le soulager, et qui étonne à tous moments l'Europe par la justesse et la profondeur de sa politique, qui n'oublie rien pour rendre ses peuples heureux, qui fait d'ailleurs les délices de sa cour, et à qui il doit tant de solides et de glorieux avantages, sans autre soin que de vouloir s'en servir et l'autoriser en tout. Quel bonheur suprême pour un prince aveugle et paralytique de tout voir, de tout faire par autrui, sans sortir du sein du repos, des amusements, des plaisirs et de l'ignorance de tout la plus consommée! C'est là le grand art de ne retenir que la grandeur et les charmes de la royauté, et d'en bannir tous les soucis, les embarras, les travaux, et n'est-ce pas la dernière folie à qui le peut de ne pas s'y livrer? Le prince ne voit rien d'aucune des parties du gouvernement. Les fautes, les choix indignes, et ce qui en résulte, la misère et les cris des sujets, les injustices, les oppressions, les désespoirs de tous les ordres de l'État, les imprécations, les désolations, la ruine, le dépeuplement, les désordres, le profit et les partis immenses que les étrangers savent en tirer, leurs dérisions, le mépris du premier ministre qu'ils payent quelquefois en plus d'une sorte de monnaie, qu'ils séduisent, qu'ils trompent, et qui retombe bien plus à plomb sur le prince qui y perd tout et qui n'y gagne rien, comme son premier ministre, ce sont toutes choses si soigneusement éloignées de la cage, que le prisonnier ne s'en peut pas douter. Il lui est si doux de croire régner, et de sentir qu'il n'a rien à faire qu'à s'abandonner à ses goûts et à son oisiveté, qu'il n'imagine pas un plus heureux que lui sur la terre, et l'amour-propre et l'ignorance lui font encore ajouter foi aux plus folles louanges qu'on est sans cesse occupé de lui prodiguer par l'ordre du premier ministre, en sorte que le prince est persuadé qu'il est le plus glorieux et le plus révéré de l'Europe, qu'il en tient le sort entre ses mains; que de tant d'heur et de gloire, il n'en est redevable qu'à son premier ministre, à ce grand choix qu'il a fait; que l'unique moyen de se conserver dans cet état radieux est de continuer à laisser maître de tout un si grand premier ministre, et qu'il y va de toute sa gloire, de tout son bonheur, de tout celui de son État, de le maintenir et de l'augmenter même, s'il est possible, en puissance, en autorité, en toute espèce de grandeur.

« Mais rien de stable sur la terre. Le premier ministre porté si haut, et qui a eu temps et moyens à souhait de se faire de grands et de solides établissements, et de grandes et de vastes alliances, dont la fortune dépend du maintien de la sienne, vient quelquefois à s'enivrer. Il se figure ne pouvoir plus être entamé, il se croit au-dessus des revers; il ne voit plus le tonnerre et la foudre que bien loin sous ses pieds, comme ces voyageurs qui passent sur la cime des plus hautes montagnes. Il devient insolent: la souplesse, la complaisance auprès du prince l'abandonnent, parce qu'il compte n'en avoir plus besoin. Il devient fantasque, opiniâtre; il le contrarie pour des riens, et il refuse d'autres riens aux gardiens de la cage. Le prince, dont l'entêtement est dur à entamer, a plus tôt fait de se croire indiscret que son premier ministre impertinent. Son humeur se fortifie par le succès. Il trouve dangereux d'accoutumer par sa complaisance le prince à être importun, et ceux qui l'approchent à en être cause. Il y faut couper pied, et cette méthode enfin commence à donner au prince du malaise, et du dépit à ses geôliers. Ils négocient; ils sont rebutés: le prince les plaint, intérieurement se fiche. Il commence à s'apercevoir qu'encore serait-il de raison qu'il pût disposer des bagatelles. Le premier ministre s'alarme, croit que, s'il abandonne des bagatelles, bientôt tout lui échappera. Il se roidit, il éloigne ces gardiens suspects, il en substitue de plus fidèles. Le prince ne sait plus avec qui se plaindre de la dureté qu'il éprouve. Son angoisse devient extrême; mais comment se passer d'un homme si nécessaire? et, quand il serait capable d'en prendre le parti, comment s'y prendre pour renverser le colosse qu'il a fait? Et quel usage tirer de l'impuissance où il s'est bien voulu réduire pour élever un autre roi que lui? De là, les partis, les cabales, les troubles, une lutte et des malheurs profonds, qui rie sont pas même réparés par la chute du premier ministre. L'abondance de la matière fournirait sans fin. Ce court précis peut suffire aux réflexions de Votre Altesse Royale. Elle se souviendra seulement de ce que c'est qu'un cardinal ; que Dubois ne peut être en rien au-dessous du Mazarin pour la naissance, et qu'il a par-dessus lui l'avantage d'être né Français, dont cet Italien a toujours tout ignoré jusqu'à la langue. »

Un assez long silence succéda à ce fort énoncé. La tête de M. le duc d'Orléans, toujours entre ses mains, était peu à peu tombée fort près de son bureau. Il la leva enfin et me regarda d'un air languissant et morne, puis baissa des yeux qui me parurent honteux, et demeura encore quelque temps dans cette situation. Enfin il se leva et fit plusieurs tours, toujours sans rien dire. Mais quel fut mon étonnement et ma confusion au moment qu'il rompit le silence! Il s'arrêta, se tourna à demi vers moi sans lever les yeux, et se prit tout à coup à dire d'un ton triste et bas: « Il faut finir cela, il n'y a qu'à le déclarer tout à l'heure. — Monsieur, repris-je, vous êtes bon et sage, et par-dessus le maître. N'avez-vous rien à m'ordonner pour Meudon? » Je lui fis tout de suite la révérence et sortis, tandis qu'il me cria: « Mais vous reverrai-je pas bientôt. » Je ne répondis rien, et je fermai la porte. Le fidèle et patient Belle-Ile était encore depuis plus de deux grosses heures au même endroit où je l'avais laissé en entrant, sans le temps qu'il y avait attendu mon arrivée. Il me saisit aussitôt en me disant avec empressement à l'oreille: « Hé bien! où en sommes-nous? — Au mieux, lui répondis-je en me contenant tant que je pus; je tiens l'affaire faite et tout sur le petit bord d'être déclarée. — Cela est à merveille, reprit-il: je vais tout à l'heure faire un homme bien aise. » Je ne le chargeai de rien, et je me hâtai de le quitter pour me sauver à Meudon, et m'y exhaler seul à mon aise.

Je sentis dès le lendemain la raison des quatre embuscades de Belle-Ile, que je n'avais attribuées qu'à curiosité, à l'envie de se mêler et de faire sa cour au cardinal Dubois. Ni moi ni personne n'en aurions jamais deviné la cause, qui fut toute de projet d'une hardiesse démesurée. Sur les deux heures après midi du 23 août, lendemain de la conversation qui vient d'être racontée, le cardinal Dubois fut déclaré premier ministre par M. le duc d'Orléans, et par lui présenté au roi comme tel, à l'heure de son travail. Sur les quatre heures après midi arriva Conches à Meudon, qui vint m'apprendre cette nouvelle de la part du cardinal Dubois, qui l'envoyait exprès m'en porter, me dit-il, son hommage, comme à celui à qui il en avait toute l'obligation. Je répondis fort sec et avec grande surprise que j'étais fort obligé à M. le cardinal de la part qu'il voulait bien me donner d'une chose pour laquelle il savait mieux que personne qu'il n'avait besoin que de lui-même, et Conches, sans autre propos de moi ni guère plus de lui, s'en retourna aussitôt. Conches était un homme de rien et de Dauphiné, dont la figure lui avait tenu lieu d'esprit. M. de Vendôme lui avait fait avoir une compagnie de dragons, puis commission de lieutenant-colonel. Il s'était attaché depuis à Belle-Ile, mestre de camp général des dragons [49] , qui ramassait alors tout ce qu'il pouvait pour se faire des créatures, et qui savait très bien se servir des gens quels qu'ils fussent, et les servir lui-même utilement. Je vis donc par ce message que le cardinal Dubois se voulait parer de mon suffrage pour son élévation à la place de premier ministre, tandis qu'il était radicalement impossible et hors de toute vraisemblance qu'il ne sût par M. le duc d'Orléans ce qui s'était passé, du moins en gros, entre ce prince et moi là-dessus. Je fus vraiment indigné de cette effronterie, dont sa prétendue reconnaissance remplit la cour et la ville. Heureusement on nous connaissait tous deux: mais ce n'était pas le plus grand nombre, de ceux surtout qui n'approchaient pas de la cour. Je ne laissai pas de dire à des amis, à quelques autres personnes distinguées, que j'étais fort éloigné d'y avoir part, et je remis au lendemain, quoiqu'il fût de si bonne heure, à aller à Versailles.

Comme j'entrais dans les premières pièces de l'appartement, où j'étais apparemment guetté à tout hasard, un des officiers de sa chambre me vint dire que M. le cardinal Dubois me priait de passer par la petite cour, et que je le trouverais à la porte du caveau. Ce caveau était une pièce, une espèce d'enfoncement moins réel que d'ajustement, qui faisait une petite pièce assez obscure, où monseigneur couchait souvent l'hiver, dans les derrières de sa chambre naturelle, par la ruelle de laquelle on y entrait, qui avait un degré fort étroit et fort noir en dégagement, qui rendait dans la seconde antichambre du roi, d'un côté, et dans les derrières de l'appartement de la reine de l'autre, et qui avait un autre dégagement de plain-pied dans la petite cour, à travers une manière de très petite antichambre. Ce fut dans cette antichambre que je trouvai le cardinal Dubois. Je n'ai point su ce qui l'y avait mis. Peut-être averti de mon arrivée, puisque dès l'entrée de l'appartement j'y fus envoyé de sa part, y était-il allé pour m'y faire en particulier toutes ses protestations et ses caracoles, qu'il craignait apparemment qui ne fussent démenties par le froid dont il craignait que je les pourrais recevoir. Quoi qu'il en soit, je le trouvai avec Le Blanc et Belle-Ile seuls. Dès qu'il m'aperçut, il courut à moi, n'oublia rien pour me persuader que je l'avais fait premier ministre, et son éternelle reconnaissance me protesta qu'il voulait ne se conduire que par mes conseils, m'ouvrir tous ses portefeuilles, ne me cacher rien, concerter tout avec moi. Je n'étais pas si crédule que le cardinal de Rohan, et je sentais tout ce que valait ce langage d'un homme qui savait mieux qu'il ne disait, et qui ne cherchait qu'à se cacher sous mon manteau, et à jeter, s'il l'eût pu, tout l'odieux de sa promotion sur moi, comme l'ayant conseillée, poursuivie et procurée. Je répondis par tous les compliments que je pus tirer de moi, sans jamais convenir que j'eusse la moindre part à sa promotion, ni que je prisse à l'hameçon de tant de belles offres sur les affaires. Il ne tenait pas à terre de joie. Nous entrâmes par les derrières, lui et moi, dans le cabinet de M. le duc d'Orléans, qui, à travers l'embarras qui le saisit à ma vue, me fit aussi merveilles, mais sans qu'il fût question de la déclaration du premier ministre. J'abrégeai tant que je pus ma visite et m'en revins respirer à Meudon. Cette déclaration, incontinent suivie de la plus ample patente et de son enregistrement, fut extrêmement mal reçue de la cour, de la ville et de toute la France. Le premier ministre s'y était bien attendu, mais il y était parvenu et il se moquait de l'improbation et des clameurs publiques, que nulle politique ni crainte ne put retenir.

Les Rohan firent preuve de la leur en cette occasion qui les touchait de si près; ils avalèrent la chose doux comme lait, affectèrent de l'approuver, de la louer, de publier que cela ne se pouvait autrement, sinon que cela avait été trop différé. Ils ont tous en préciput une finesse de nez qui les porte sans faillir à l'insolence et à la bassesse, qui les fait passer de l'une à l'autre avec une agilité merveilleuse, et dont l'air simple et naturel surprendrait toujours, si leur extrême fausseté était moins connue, jusqu'à douter, avec raison, s'ils ont soif à table quand ils demandent à boire. En vérité, la souplesse ni l'étude des plus surprenants danseurs de corde n'égala jamais la leur. Leur coup était manqué; en user autrement eût blessé le cardinal Dubois jusque dans le fond de l'âme par la conviction de sa longue perfidie; l'avaler comme ils firent était se l'acquérir autant qu'il en pouvait être capable, par la reconnaissance de cacher son forfait autant qu'il était en eux, et par l'effort d'approbation et de joie de ce qu'il leur enlevait après des engagements si forts et si redoublés. Laissons-les s'ensevelir dans cette fange, et Dubois dans le comble de sa satisfaction et de la toute-puissance, pour exposer un épisode indispensable à placer ici pour les étranges suites qu'eurent de si chétives sources.

Plénœuf était Berthelot, c'est-à-dire de ces gens du plus bas peuple qui s'enrichissent en le dévorant, et qui, des plus abjectes commissions des fermes, arrivent peu à peu, à force de travail et de talents, aux premiers étages des maltôtiers et des financiers, par la suite. Tous ces Berthelot, en s'aidant les uns les autres, étaient tous parvenus, les uns moins, les autres plus; celui-ci s'était gorgé par bien des métiers, et enfin dans les entreprises des vivres pour les armées. Ce fut cette connaissance qui le fit prendre à Voysin, devenu secrétaire d'État de la guerre, pour un de ses principaux commis. Il avait épousé une femme de même espèce que lui, grande, faite au tour, avec un visage extrêmement agréable, de l'esprit, de la grâce, de la politesse, du savoir-vivre, de l'entregent et de l'intrigue, et qui aurait été faite exprès pour fendre la nue à l'Opéra et y faire admirer la déesse. Le mari était un magot, plein d'esprit, qui voulait en avoir la meilleure part, mais qui du reste n'était pas incommode, et dont les gains immenses fournissaient aisément à la délicatesse et à l'abondance de la table, à toutes les fantaisies de parure d'une belle femme, et à la splendeur d'une maison de riche financier.

La maison était fréquentée; tout y attirait; la femme adroite y souffrait par complaisance les malotrus amis de son mari qui, de son côté, recevait bien aussi des gens d'une autre sorte qui n'y venaient pas pour lui. La femme était impérieuse, voulait des compagnies qui lui fissent honneur; elle ne souffrait guère de mélange dans ce qui venait pour elle. Éprise d'elle-même au dernier point, elle voulait que les autres le fussent; mais il fallait en obtenir la permission. Parmi ceux-là elle savait choisir; elle avait si bien su établir son empire, que le bonheur complet ne sortait jamais à l'extérieur des bornes du respect et de la bienséance, et que pas un de la troupe choisie n'osait montrer de la jalousie ni du chagrin. Chacun espérait son tour, et en attendant, le choix plus que soupçonné était révéré de tous dans un parfait silence, sans la moindre altération entre eux. Il est étonnant combien cette conduite lui acquit d'amis considérables, qui lui sont toujours demeurés attachés, sans qu'il fût question de rien plus que d'amitié, et qu'elle a trouvés, au besoin, les plus ardents à la servir dans ses affaires. Elle fut donc dans le meilleur et le plus grand monde, autant qu'alors une femme de Plénœuf y pouvait être, et s'y est toujours conservée depuis parmi tous les changements qui lui sont arrivés.

Entre plusieurs enfants, elle eut une fille, belle, bien faite, plus charmante encore par ces je ne sais quoi qui enlèvent, et de beaucoup d'esprit, extrêmement orné et cultivé par les meilleures lectures, avec de la mémoire et le jugement de n'en rien montrer. Elle avait fait la passion et l'occupation de sa mère à la bien élever. Mais devenue grande, elle plut, et à mesure qu'elle plut elle déplut à sa mère. Elle ne put souffrir de voeux chez elle qui pussent s'adresser à d'autres; les avantages de la jeunesse l'irritèrent. La fille, à qui elle ne put s'empêcher de le faire sentir, souffrit sa dépendance, essuya ses humeurs, supporta les contraintes; mais le dépit s'y mit. Il lui échappa des plaisanteries sur la jalousie de sa mère qui lui revinrent. Elle en sentit le ridicule, elle s'emporta; la fille se rebecqua, et Plénoeuf, plus sage qu'elles, craignit un éclat qui nuirait à l'établissement de sa fille, leur imposa en sorte qu'il en étouffa les suites, qui n'en devinrent que plus aigres dans l'intérieur domestique, et qui pressèrent Plénoeuf de l'établir.

Entre plusieurs partis qui se présentèrent, le marquis de Prie fut préféré. Il n'avait presque rien, il avait de l'esprit et du savoir; il était dans le service, mais la paix l'arrêtait tout court. L'ambition de cheminer le tourna vers les ambassades, mais point de bien pour les soutenir; il le trouvait chez Plénœuf, et Plénoeuf fut ébloui du parrain du roi, d'une naissance distinguée et parent si proche de la duchesse de Ventadour du seul bon côté, et qui, avec raison, le tenait à grand honneur. L'affaire fut bientôt conclue; elle fut présentée au feu roi par la duchesse de Ventadour; sa beauté fit du bruit; son esprit, qu'elle sut ménager, et son air de modestie la relevèrent. Presque incontinent après, de Prie fut nommé à l'ambassade de Turin, et tous deux ne tardèrent pas à s'y rendre. On y fut content du mari, la femme y réussit fort, mais leur séjour n'y fut pas fort long. La mort du roi et l'effroi des financiers pressèrent leur retour; l'ambassade ne roulait que sur la bourse du beau-père. Mme de Prie avait donc vu le grand monde français et étranger; elle en avait pris le ton et les manières en ambassadrice et en femme de qualité distinguée et comme; elle avait été applaudie partout. Elle ne dépendait plus de sa mère; elle la méprisa et prit des airs avec elle qui lui firent sentir toute la différence de la fleur d'une jeune beauté d'avec la maturité des anciens charmes d'une mère, et toute la distance qui se trouvait entre la marquise de Prie et Mme de Plénœuf. On peut juger de la rage que la mère en conçut; la guerre fut déclarée, les soupirants prirent parti, l'éclat n'eut plus de mesure; la déroute et la fuite de Plénœuf suivirent de près. La misère, vraie ou apparente, et les affaires les plus fâcheuses accablèrent Mme de Plénoeuf. Sa fille rit de son désastre et combla son désespoir. Voilà un long narré sur deux femmes de peu de chose, et peu digne, ce semble, de tenir la moindre place dans des Mémoires sérieux, où on a toujours été attentif de bannir les bagatelles, les galanteries, surtout quand elles n'ont influé sur rien d'important. Achevons tout de suite.

Mme de Prie devint maîtresse publique de M. le Duc, et son mari, ébloui des succès prodigieux que M. de Soubise avait eus, prit le parti de l'imiter, mais M. le Duc n'était pas Louis XIV, et ne menait pas cette affaire sous l'apparent secret et sous la couverture de toutes les bienséances les plus précautionnées. C'est où ces deux femmes en étaient, lorsque je fus forcé par M. le [duc] et Mme la duchesse d'Orléans, comme on l'a vu en son lieu, d'entrer en commerce avec Mme de Plénoeuf sur le mariage d'une de leurs filles, que Plénœuf, retiré à Turin, s'était mis de lui-même à traiter avec le prince de Piémont. Mme de Prie, parvenue à dominer M. le Duc entièrement, fit par lui la paix de son père, et le fit revenir. Elle l'aimait assez, et il la ménageait dans la situation brillante où il la trouvait; car ces gens-là, et malheureusement bien d'autres, comptent l'utile pour tout, et l'honneur pour rien. Lui et sa fille avaient grand intérêt à sauver tant de biens. Cet intérêt commun et la situation de M. le Duc, duquel elle disposait en souveraine, serra de plus en plus l'union du père et de la fille aux dépens de la mère; mais la fille, non contente de se venger de la sorte des jalousies et des hauteurs de sa mère, qui ne put ployer devant l'amour de M. le Duc, se mit à prendre en aversion les adorateurs de sa mère, et la crainte qu'elle leur donna en fit déserter plusieurs.

Les plus anciens tenants et les plus favorisés étaient Le Blanc et Belle-Ile. C'était d'où était venue leur union. Tous deux étaient nés pour la fortune; tous deux en avaient les talents; tous deux se crurent utiles l'un à l'autre: cela forma entre eux la plus parfaite intimité, dont Mme de Plénoeuf fut toujours le centre. Le Blanc voyait dans son ami tout ce qui pouvait le porter au grand, et Belle-Ile sentait dans la place qu'occupait Le Blanc de quoi l'y conduire, tellement que, l'un pour s'étayer, l'autre pour se pousser, marchèrent toujours dans le plus grand concert sous la direction de la divinité qu'ils adoraient sans jalousie. Il n'en fallut pas davantage pour les rendre l'objet de la haine de Mme de Prie. Elle ne put les détacher de sa mère, elle résolut de les perdre. La tentative paraissait bien hardie contre deux hommes aussi habiles, dont l'un, secrétaire d'État depuis longtemps, était depuis longtemps à toutes mains de M. le duc d'Orléans, et employé seul dans toutes les choses les plus secrètes. Il était souple, ductile, plein de ressources et d'expédients, le plus ingénieux homme pour la mécanique des diverses sortes d'exécutions où il était employé sans cesse, enfin l'homme aussi à tout faire du cardinal Dubois, tellement dans sa confiance qu'il l'avait attirée à Belle-Ile, et que tous deux depuis longtemps passaient tous les soirs les dernières heures du cardinal Dubois chez lui, en tiers, à résumer, agiter, consulter et résoudre la plupart des affaires. Tel en était l'extérieur, et très ordinairement même le réel. Mais, avec toute cette confiance, Le Blanc était trop en possession de celle du régent pour que le cardinal pût s'en accommoder longtemps.

On a déjà vu ici que son projet était d'ôter d'auprès de M. le duc d'Orléans tous ceux pour qui leur familiarité avec lui pouvait donner le moindre ombrage, et qu'il avait déjà commencé à les élaguer. Il était venu à bout de chasser le duc de Noailles, Canillac et Nocé, ses trois premiers et principaux amis, qui l'avaient remis en selle, Broglio l'aîné, quoiqu'il n'en valût guère la peine; qu'il avait échoué au maréchal de Villeroy, qui bientôt après s'était venu perdre lui-même; enfin qu'il avait tâché de raccommoder le duc de Berwick avec l'Espagne pour l'y envoyer en ambassade, ne pouvant s'en défaire autrement, et on verra bientôt qu'il ne se tenait pas encore battu là-dessus. Par tous ces élaguements il ne se trouvait plus embarrassé que du Blanc et de moi. Il me ménageait, parce qu'il ne savait comment me séparer d'avec M. le duc d'Orléans. Il me faisait la grâce du Cyclope; en attendant ce que les conjonctures lui pourraient offrir, il me réservait à me manger le dernier. D'ailleurs je m'étais toujours contenté d'entrer où on m'appelait; et à moins de choses instantes et périlleuses, je ne m'ingérais jamais, et il ne pouvait manquer de s'apercevoir que la conduite du régent et le gouvernement de toutes choses me déplaisaient et me faisaient tenir à l'écart. Cela lui donnait le temps d'attendre les moyens de faire naître des occasions; et m'attaquer sans occasions, c'eût été trop montrer la corde et se gâter auprès de M. le duc d'Orléans, à la façon dont j'étais seul à tant de titres auprès de lui. Le Blanc était bien plus incommode. Sa charge, et plus encore les détails de la confiance des affaires secrètes, lui donnaient continuellement des rapports et publics et intimes avec M. le duc d'Orléans. La soumission, la souplesse, les hommages de Le Blanc, ne le rassuraient point. C'était un homme agréable et nécessaire à M. le duc d'Orléans, de longue main dans sa privance la plus intime. Il était de son choix, de son goût, utile et commode à tout, il l'entendait à demi-mot, il ne tenait qu'à lui: c'étaient autant de raisons de le craindre, par conséquent de l'éloigner; et si, par les racines qui le tenaient ferme, il ne pouvait l'éloigner qu'en le perdant et l'accablant absolument, il n'y fallait pas balancer. Et pour le dire encore en passant, voilà les premiers ministres!

Celui-ci, uniquement occupé que de son fait et des choses intérieures, était instruit de l'ancienne et intime liaison de Le Blanc et de Belle-Ile avec Mme de Plénoeuf, de la haine extrême que se portaient la mère et la fille, que celle de Mme de Prie rejaillissait en plein sur ces deux tenants de sa mère. Dubois résolut d'en profiter. En attendant que les moyens s'en ouvrissent, il se mit à cultiver M. le Duc. Fort tôt après il sut que le désordre était dans les affaires de La Jonchère. C'était un trésorier de l'extraordinaire des guerres [50] , entièrement dans la confiance de Le Blanc, qui l'avait poussé et protégé, et qui s'en était servi, lui et Belle-Ile, en bien des choses. Je n'ai point démêlé au clair si le cardinal en voulait aussi à Belle-Ile, ou si ce ne fut que par concomitance avec Le Blanc, par l'implication dans les mêmes affaires et dans la haine de Mme de Prie. Je pencherais à le croire, parce que, ayant plusieurs fois voulu servir Belle-Ile auprès de M. le duc d'Orléans, je lui ai toujours trouvé une opposition qui allait à l'aversion. Je ne crois pas même m'être trompé d'avoir cru m'apercevoir qu'il le craignait, qu'il était en garde continuelle contre lui de s'en laisser approcher le moins du monde, et certainement il n'a jamais voulu de lui pour quoi que ç'ait été, d'où il me semble que, lié comme il était avec Le Blanc, qui ne cherchait qu'à l'avancer, et qui en était si à portée avec M. le duc d'Orléans, quelque prévention qu'eût eue ce prince, elle n'y aurait pas résisté, si elle n'eût été étayée des mauvais offices du cardinal Dubois, qui, avec tous les dehors de confiance pour Belle-Ile, avait assez bon nez pour le craindre personnellement, et comme l'ami le plus intime du Blanc, qu'il avait résolu de perdre. Quoi qu'il en soit, Belle-Ile passait pour avoir trop utilement profité de l'amitié du Blanc, et pour avoir infiniment tiré des manéges qui se pratiquent dans les choses financières de la guerre, et en particulier de La Jonchère, dans les comptes, les affaires et le crédit duquel cela avait causé le plus grand désordre sous les yeux et par l'autorité du Blanc.

Au lieu d'étouffer la chose, et d'y remédier pour soutenir le crédit public de cette partie importante au bien général des affaires, le cardinal la saisit pour s'en servir contre Le Blanc, et en faire sa cour à M. le Duc et à Mme de Prie, qui aussitôt lâcha M. le Duc au cardinal. Il fit donc grand bruit, pressa Le Blanc d'éclaircir cette affaire, et bientôt vint à déclarer ses soupçons de la part qu'il avait en ce désordre. M. le Duc, poussé par sa maîtresse, se mit à poursuivre vivement cette affaire, et à ne garder plus aucunes mesures sur Le Blanc ni sur Belle-Ile. M. le duc d'Orléans, qui aimait Le Blanc, se trouva dans le dernier embarras des vives instances de M. le Duc, qu'il redoublait tous les jours sous prétexte du bon ordre à maintenir, et du discrédit que causait aux affaires publiques la faillite énorme qu'un trésorier de l'extraordinaire des guerres était prêt à faire pour n'avoir pu ne se pas prêter à toutes les volontés du secrétaire d'État de la guerre, son supérieur et son protecteur, et de Belle-Ile, ami de Le Blanc jusqu'à n'être qu'un avec lui. Le régent n'était pas moins embarrassé des semonces doctrinales de son premier ministre qui, sans lui montrer tant de feu que M. le Duc, le pressait plus solidement, et avec une autorité que le régent ne s'entendait pas à décliner. Cette affaire en était [là] quand les préparatifs d'une nouvelle liaison avec l'Espagne et ceux du sacre du roi la suspendirent pour quelque temps.

Le mariage de Mlle de Beaujolais, cinquième fille de M. le duc d'Orléans, avec l'infant don Carlos, troisième fils du roi d'Espagne mais aîné du second lit, fut traité avec tant de promptitude et de secret qu'il fut déclaré presque avant qu'on en eût rien soupçonné. Ce prince n'avait pas encore sept ans, étant né à Madrid le 20 janvier 1716, et la princesse avait un an plus que lui, étant née à Versailles le 18 décembre 1714. C'était cet infant que regardait la succession de Parme et de Plaisance, aux droits de la reine sa mère, et celle de Toscane aussi. Cet établissement en Italie n'était pas prêt d'échoir, par l'âge des possesseurs actuels. Elle avait besoin d'un grand appui pour n'être point troublée par la jalousie de l'empereur, si attentif à l'Italie, par celle du roi de Sardaigne, qui se trouverait par là enfermé par la maison royale de France, enfin par celle de toute l'Europe, qui portait déjà si impatiemment la domination de cette maison en Espagne, et qui avait fait tant d'efforts pour l'en arracher. L'intérêt de cette auguste maison était donc également grand et sensible de se conserver une si belle partie de l'Italie, dont le droit lui était évident et reconnu, et en particulier celui de la reine d'Espagne, de qui il dérivait, à qui il était si glorieux d'augmenter d'une si belle et si importante succession la maison où elle avait eu l'honneur d'entrer, à la surprise de toute l'Europe et au grand mécontentement du feu foi, comme on l'a vu en son lieu. Un intérêt plus personnel à la reine d'Espagne s'y joignait encore. Elle avait toujours regardé avec horreur l'état des reines d'Espagne veuves. Elle était accoutumée à régner pleinement par le roi son époux; la chute lui en paraissait affreuse si elle venait à le perdre, comme la différence de leurs âges le lui faisait envisager. Son but avait donc été toujours de n'oublier rien pour faire un établissement souverain à son fils, où elle pût se retirer auprès de lui, hors de l'Espagne, quand elle serait veuve, et s'y consoler en petit de ce qu'elle perdrait en grand. Pour y réussir, elle ne pouvait s'appuyer plus solidement que de la France; et le régent, de son côté, ne pouvait établir sa fille plus grandement, ni mieux s'assurer personnellement de plus en plus l'appui de l'Espagne. La surprise de la déclaration de ce mariage fut grande en Europe, et non moindre en France, où tout ce qui n'aimait pas le régent et son gouvernement en laissa voir du chagrin. Malheureusement, on vit bientôt après que ces mariages, simplement conclus et signés avec l'Espagne, n'avaient pas été faits au ciel.

Un autre mariage, entièrement parachevé en même temps, acheva l'apparente réconciliation de la maison de Bavière avec celle d'Autriche. Ce fut celui du prince électoral de Bavière avec la soeur cadette de la reine de Pologne, électrice de Saxe, toutes deux filles du feu empereur Joseph, frère aîné de l'empereur régnant. Quoique accompli dès lors avec toute la pompe et la joie la plus apparente, il ne fut pas heureux, et ne réussit point à réunir les deux maisons.

En attendant le sacre qui s'allait faire, on amusa le roi de l'attaque d'un petit fort dans le bout de l'avenue de Versailles, et à lui montrer ces premiers éléments militaires.

Il perdit Ruffé, un de ses sous-gouverneurs, qui était homme fort sage, lieutenant général, et qui ne jouit pas longtemps du gouvernement de Maubeuge, qu'il avait eu à la mort de Saint-Frémont. Il était aussi premier sous-lieutenant de la première compagnie des mousquetaires. Ruffé était du pays de Dombes, fort attaché au duc du Maine, et se prétendait de la maison de Damas, dont il n'était point, et n'en était point reconnu de pas un de cette illustre et ancienne maison. Son frère néanmoins, qui fut aussi lieutenant général, s'est toujours fait hardiment appeler le chevalier de Damas. En France, il n'y a qu'à vouloir prétendre entreprendre en tout genre, on y fait tout ce que l'on veut.

Les lettres perdirent aussi Dacier, qui s'y était rendu recommandable par ses ouvrages et par son érudition. Il avait soixante et onze ans, et il était garde des livres du cabinet du roi, ce qui l'avait fait connaître et estimer à la cour. Il avait une femme bien plus foncièrement savante que lui, qui lui avait été fort utile, qui était consultée de tous les doctes en toutes sortes de belles-lettres grecques et latines, et qui a fait de beaux ouvrages. Avec tant de savoir, elle n'en montrait aucun, et le temps qu'elle dérobait à l'étude pour la société, on l'y eût prise pour une femme d'esprit, mais très ordinaire, et qui parlait coiffures et modes avec les autres femmes, et de toutes les autres bagatelles qui font les conversations communes, avec un naturel et une simplicité comme si elle n'eût pas été capable de mieux.

Il mourut en même temps une femme d'un grand mérite: ce fut la duchesse de Luynes, fille du dernier chancelier Aligre, veuve en premières noces de Manneville, gouverneur de Dieppe, qui sont des gentilshommes de bon lieu, et mère de Manneville, aussi gouverneur de Dieppe, qui avait épousé une fille du marquis de Montchevreuil, qui fut quelque temps dame d'honneur de la duchesse du Maine. Le duc de Luynes voulant se remarier en troisièmes noces, le duc de Chevreuse, son fils aîné, lui trouva ce parti plein de sens, de vertu et de raison, et eut bien de la peine à la résoudre. Elle s'acquit l'amitié, l'estime et le respect de toute la famille du duc de Luynes, qui l'ont vue soigneusement jusqu'à sa mort. Lorsqu'elle perdit le duc de Luynes, ils ne purent l'empêcher de se retirer aux Incurables. On voyait encore, à plus de quatre-vingts ans, qu'elle avait été belle, grande, bien faite et de grande mine. Le duc de Luynes n'en eut point d'enfants.

Reynold, lieutenant général et colonel du régiment des gardes suisses, très galant homme, et fort vieux, la suivit de près. Il avait été mis dans le conseil de guerre: il en est ici parlé ailleurs.

Pezé, dont il a été souvent parlé ici, qui avait le régiment d'infanterie du roi et le gouvernement de la Muette, épousa une fille de Beringhen, premier écuyer.

Suite
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Isoler.
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Motiver.
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L'événement auquel Saint-Simon fait allusion eut lieu le 15 août 1648. Comme cette ridicule affaire n'est pas toujours connue des lecteurs modernes, je citerai ici un passage du journal inédit d'Olivier d'Ormesson, où elle se trouve tout au long: « J'appris l'affaire du capitaine des gardes, qui était que le 15 août le roi étant à la procession dans les Feuillants, les archers du grand prévôt, qui n'ont droit que de tenir la porte de la rue, prirent la porte du cloître, d'où ayant refusé de sortir au commandement de M. de Gesvres, capitaine des gardes, il fit main basse sur eux et deux furent tués à coup de hallebarde. Cela fit bruit. M. le cardinal (Mazarin), qui était auprès du roi, envoya M. Le Tellier demander le bâton à M. de Gesvres, avec ordre de se retirer. M. de Gesvres refusa de lui donner le bâton, ayant fait serment de ne le rendre qu'au roi. La reine (Anne d'Autriche), étant de retour au Val-de-Grâce, traita M. de Gesvres d'étourdi, lui redemanda le bâton, lequel il rendit, et se retira. M. le comte de Charost (autre capitaine des gardes), étant commandé de prendre le bâton, refusa, disant qu'il était autant criminel que M. de Gesvres, qui n'avait rien fait que dans l'ordre et par son avis. M. de Chandenier fut ensuite mandé et refusa de même. M. de Tresmes vint se plaindre que, son fils ayant fait une faute, l'on eût voulu donner le bâton à un autre qu'à lui, à qui la charge appartenait; que l'on ne dépossédait point ainsi les officiers en France. Il eut ordre de se retirer chez lui. Aussitôt la reine pourvut à la charge de Charost et mit en sa place Jarzé, qui prêta le serment de capitaine des gardes, et en celle de M. de Chandenier, M. de Noailles. »C'est à l'occasion de ce dernier que Saint-Simon fait allusion à la disgrâce des capitaines des gardes. Les sentiments qu'il exprime étaient ceux des contemporains, comme on le voit par la suite du journal d'Olivier d'Ormesson, qui écrivait au moment même des événements: « Chacun était fort indigné de ce procédé. L'on disait que M. le cardinal avait pris cette occasion pour mettre de ses créatures (Saint-Simon dit son domestique) auprès du roi et s'en rendre maître. »
[48]
Ce mot, que l'on ne trouve pas toujours dans les dictionnaires, exprime avec plus d'énergie, le même sens que fainéantise, paresse. Il est employé par les anciens écrivains français, aussi bien que l'adjectif fétard. Villon s'en est servi plusieurs fois :Car de lire je suis fétard. Et encore :De bien boire oncques ne fut fétard. Voy. le Dictionnaire étymologique de Ménage ; supplément.
[49]
Colonel général des dragons. On a eu tort, dans les anciennes éditions, de substituer maréchal de camp général à mestre de camp général.
[50]
L'extraordinaire des guerres était un fonds réservé pour payer les dépenses extraordinaires de la guerre.