CHAPITRE XIX.

1723

Bâtards de Montbéliard. — Mezzabarba, légat a latere à la Chine, en arrive à Rome avec le corps du cardinal de Tournon, et le jésuite portugais Magalhaens. — Succès de son voyage et de son retour. — Le roi à Meudon pour la convenance du cardinal Dubois, dont la santé commence visiblement à s'affaiblir. — Belle-Ile, Conches et Séchelles interrogés. — La Vrillière travaille à se faire duc et pair par une singulière intrigue. — Mort du marquis de Bedmar à Madrid. — Maréchal de Villars grand d'Espagne.

Ce fut dans ce temps-ci que le conseil aulique jugea à Vienne un procès dont je ne parle ici que par les efforts qui ont été faits vingt ans depuis pour revenir à cette affaire par la protection du roi et par la juridiction du parlement de Paris. Le dernier duc de Montbéliard avait passé sa vie avec un sérail, et n'avait point laissé d'enfants légitimes. Entre autres bâtards, il en laissa de deux femmes différentes, nés pendant la vie de son épouse légitime. Mais il prétendit les avoir épousées avec la permission de son consistoire, et les fit considérer comme telles dans son petit État. Toutes les faussetés et toutes les friponneries les plus redoublées et les plus entortillées furent employées pour soutenir la validité de ces prétendus mariages, et pour rendre légitimes, par conséquent, les Sponeck, sortis de l'une, et les Lespérance, sortis de l'autre. Il fit mieux encore, car pour mettre ces bâtards d'accord, qui se disputaient le droit à l'héritage, il maria le frère et la soeur qu'il avait eus de ces deux différentes maîtresses. Il donna sa prédilection à ces nouveaux mariés, leur assurant, autant qu'il fut en lui, sa succession; les fit reconnaître à Montbéliard comme les souverains futurs, et mourut bientôt après, leur laissant beaucoup d'argent comptant et de pierreries. Sponeck et sa femme se firent prêter serment et reconnaître souverains par leurs nouveaux sujets, et se mirent en possession de tout le petit État de Montbéliard. Le duc de Würtemberg, à qui il revenait, faute d'héritier légitime, les y troubla et s'adressa à l'empereur. Le Sponeck soutint son prétendu droit, et les Lespérance intervinrent, prétendant exclure le Sponeck et être seuls légitimes héritiers.

Après bien des débats, les uns et les autres furent déclarés bâtards, avec défense de porter le nom et les armes de Würtemberg et le titre de Montbéliard; les sujets de ce petit État déliés du serment qu'ils avaient prêté au Sponeck, obligés à la prêter au duc de Würtemberg envoyé en possession de tout le Montbéliard; et les lettres écrites par les Sponeck à l'empereur, renvoyées au Sponeck avec les armes de son cachet et sa signature biffées. Ils intriguèrent pour une révision, et y furent encore plus maltraités. Le voisinage de ce petit État de Montbéliard, qui confine à la Franche-Comté, leur fit implorer la protection du roi pour s'y maintenir. Ils trouvèrent Mme de Carignan, qui disposait fort alors de notre ministère, laquelle, pour de l'argent, entreprenait tout ce qu'on lui proposait. Elle les fit écouter, et, contre toute apparence de raison, renvoyer au parlement de Paris. M. de Würtemberg cria, on le laissa dire, et la poursuite et l'instruction ne s'en continuèrent pas moins. À la fin, l'empereur se plaignit, et demanda de quel droit le roi pouvait prétendre se mêler des affaires domestiques de l'Empire, et quelle juridiction pouvait avoir le parlement de Paris sur l'État d'un Allemand naturel, qui se prétendait prince de l'Empire, et dont le procès avait été jugé par le conseil aulique, tribunal de l'Empire, qui n'en connaissait point de supérieur à soi, beaucoup moins un tribunal étranger à l'Empire, tel que le parlement de Paris.

On essaya d'amuser l'empereur, mais il se fâcha si bien qu'on n'osa passer outre, et le parlement cessa d'y travailler. La chute du garde des sceaux Chauvelin, et d'autres circonstances qui décréditèrent Mme de Carignan, fit dormir cette affaire. Sponeck et sa femme, prouvée aussi sa soeur, s'étaient faits catholiques pour s'acquérir les prêtres et les dévots ; ils ne bougeaient de Saint-Sulpice, des jésuites et de tous les lieux de piété en faveur. C'étaient des saints, malgré l'inceste et le bien d'autrui qu'ils voulaient s'approprier comme que ce fût. Mais il fallait une grande protection pour remettre leur affaire en train. Ils la trouvèrent dans la maison de Rohan, qui avisa qu'en leur faisant gagner leur procès ils deviendraient conséquemment princes de la maison de Würtemberg, et qu'ils se déferaient pour rien d'une de leurs filles en la mariant au fils de cet inceste, en lui obtenant ici le rang de prince étranger. Ils y mirent tout leur crédit, et parvinrent à leur faire accorder des commissaires. Tous ces manéges eurent beaucoup de haut et de bas; les commissaires travaillèrent.

Cependant le duc de Würtemberg jeta les hauts cris, l'empereur se fâcha de nouveau, l'affaire au fond et en la forme était insoutenable; on ne voulut pas se brouiller avec l'empereur pour cette absurdité où le roi n'avait pas le plus petit intérêt d'État. Ils furent donc condamnés comme ils l'avaient été à Vienne, avec les mêmes clauses et défenses; et ils furent réduits à obtenir du duc de Würtemberg, au désir des arrêts du conseil aulique, une légère subsistance comme à des bâtards qu'il faut nourrir, et eux et les Lespérance, et le roi s'entremit auprès du duc de Würtemberg pour leur faire donner quelques terres les plus proches de la Franche-Comté. La douleur des vaincus fut grande, et celle de leurs protecteurs. Le Sponeck se rompit bientôt le cou en allant à Versailles, sa femme alla loger chez Mme de Carignan; et jusqu'à l'heure que j'écris, a l'audace, malgré tant d'arrêts, de porter tout publiquement le nom de princesse de Montbéliard, les armes de Würtemberg pleines à son carrosse, et se montre ainsi effrontément partout, avec deux tétons gros comme des timbales, et qui, avec sa dévotion, sont médiocrement couverts. Elle n'a qu'un fils qui, ne pouvant s'accommoder d'un état si bizarre et si différent de celui qu'il avait prétendu, s'est retiré dans une communauté. J'ai poussé ce récit fort au delà des bornes de ces Mémoires, pour montrer quel bon pays est la France à tous les escrocs, les aventuriers et les fripons, et jusqu'à quel excès l'impudence y triomphe.

En voici une autre d'une espèce différente. Le feu pape, irrité de la désobéissance des jésuites de la Chine, des souffrances et de la mort du cardinal de Tournon qu'il y avait envoyé son légat a latere, y avait envoyé de nouveau, avec le même caractère et les mêmes pouvoirs, le prélat Mezzabarba, orné du titre de patriarche d'Alexandrie. Il alla de Rome à Lisbonne pour y prendre les ordres et les recommandations du roi de Portugal, pour ne pas dire son attache, sous la protection duquel les jésuites travaillaient dans ces missions des extrémités de l'orient. Il fit voile de Lisbonne pour Macao où il fut retenu longtemps avec de grands respects avant de pouvoir passer à Canton. De Canton, il voulut aller à Pékin, mais il fallut auparavant s'expliquer avec les jésuites qui étaient les maîtres de la permission de l'empereur de la Chine, et qui ne la lui voulurent procurer qu'à bon escient. Il différa tant qu'il put à s'expliquer, mais il eut affaire à des gens qui en savaient autant que lui en finesses, et qui pouvaient tout, et lui rien que par eux. Après bien des ruses employées d'une part pour cacher, de l'autre pour découvrir, les jésuites en soupçonnèrent assez pour lui fermer tous les passages.

Mezzabarba avait tout pouvoir; mais pour faire exécuter à la lettre les décrets et les bulles qui condamnaient la conduite des jésuites sur les rits chinois, et pour prendre toutes les plus juridiques informations sur ce qui s'était passé entre eux et le cardinal de Tournon jusqu'à sa mort inclusivement. Ce n'était pas là le compte des jésuites. Ils n'avaient garde de laisser porter une telle lumière sur leur conduite avec le précédent légat, encore moins sur la prison où ils l'avaient enfermé à Canton à son retour de Pékin, et infiniment moins sur sa mort. Mezzabarba, en attendant la permission de l'empereur de la Chine pour se rendre à Pékin, voulut commencer à s'informer de ces derniers faits, et de quelle façon les jésuites se conduisaient à l'égard des rits chinois depuis les condamnations de Rome. Il n'alla pas loin là-dessus sans être arrêté. La soumission apparente et les difficultés de rendre à ces brefs l'obéissance désirée furent d'abord employées, puis les négociations tentées pour empêcher le légat de continuer ses informations, et pour le porter à céder à des nécessités locales inconnues à Rome, et qui ne pouvaient permettre l'exécution des bulles et des décrets qui les condamnaient. Les promesses de faciliter son voyage à la cour de l'empereur, et d'y être traité avec les plus grandes distinctions, furent déployées. On lui fit sentir que le succès de ce voyage, et le voyage même était entre leurs mains. Mais rien de ce qui était proposé au légat n'était entre les siennes. Il n'avait de pouvoir que pour les faire obéir, et il avait les mains liées sur toute espèce de composition et de suspension. Il en fallut enfin venir à cet aveu. Les jésuites, hors de toute espérance de retourner cette légation suivant leurs vues, essayèrent d'un autre moyen. Ce fut de resserrer le légat et de l'effrayer. Ce moyen eut un plein effet.

Le patriarche, se voyant au même lieu où le cardinal de Tournon avait cruellement péri entre les mains des mêmes qui lui en montraient de près la perspective, lâcha pied, et pour sauver sa vie et assurer son retour en Europe, consentit, non seulement à n'exécuter aucun des ordres dont il était chargé, et dont l'exécution, qu'il vit absolument impossible, faisait tout l'objet de sa légation, mais encore d'accorder, contre ses ordres exprès, par conséquent sans pouvoir, un décret qui suspendit toute exécution de ceux de Rome, jusqu'à ce que le saint-siège eût été informé de nouveau. De là, les jésuites prirent occasion d'envoyer avec lui à Rome le P. Magalhaens, jésuite portugais, pour faire au pape des représentations nouvelles, en même temps pour être le surveillant du légat depuis Canton jusqu'à Rome. À ces conditions les jésuites permirent au légat d'embarquer avec lui le corps du cardinal de Tournon, et de se sauver ainsi de leurs mains sans avoir passé Canton, et sans y avoir eu, lors même de sa plus grande liberté, qu'une liberté fort veillée et fort contrainte. Il débarqua à Lisbonne où, après être demeuré quelque temps, il arriva en celui-ci à Rome avec le jésuite Magalhaens et le corps du cardinal de Tournon qui fut déposé à la Propagande. Mezzabarba y rendit compte de son voyage, et eut plusieurs longues audiences du pape, où il exposa l'impossibilité qu'il avait rencontrée à son voyage au delà de Canton, premier port de la Chine à notre égard, et à réduire les jésuites à aucune obéissance. Il expliqua ce que, dans le resserrement où ils l'avaient tenu, il avait pu apprendre de leur conduite, du sort du cardinal de Tournon, enfin du triste état des missions dans la Chine; il ajouta le récit de ses souffrances, de ses frayeurs; et il expliqua comment, en s'opiniâtrant à l'exécution de ses ordres, il n'y aurait rien avancé que de causer l'éclat d'une désobéissance nouvelle, et à soi la perte entière de sa liberté, et vraisemblablement de sa vie, comme il était arrivé au cardinal de Tournon; qu'il n'avait pu échapper et se procurer son retour pour informer le pape de l'état des choses qu'en achetant cette grâce par la prévarication dont il s'avouait coupable, mais à laquelle il avait été forcé par la crainte de ce qui était sous ses yeux, et de donner directement contre ses ordres une bulle de suspension de l'exécution des précédentes, jusqu'à ce que le saint-siège, plus amplement informé, expliquât ce qu'il lui plaisait de décider.

Ce récit, en faveur duquel les faits parlaient, embarrassa et fâcha fort le pape. La désobéissance et la violence ne pouvaient pas être plus formelles. Il n'y avait point de distinction à alléguer entre fait et droit, ni d'explication à demander comme sur la condamnation d'un amas de propositions in globo et d'un autre amas de qualifications indéterminées. Il n'y avait pas lieu non plus de se récrier contre une condamnation sans avoir été entendus. La condamnation était claire, nette, tombait sur des points fixes et précis, longuement soutenus par les jésuites, et juridiquement discutés par eux et avec eux à Rome. Ils avaient promis de se soumettre et de se conformer au jugement rendu. Ils n'en avaient rien fait, leur crédit les avait fait écouter de nouveau, et de nouveau la tolérance dont il s'agissait avait été condamnée. Ils y étoient encore revenus sous prétexte qu'on n'entendait point à Rome l'état véritable de la question, qui dépendait de l'intelligence de la langue, des moeurs, de l'esprit, des idées et des usages du pays. C'est ce qui fit résoudre l'envoi de Tournon; et ce que Tournon y vit et y apprit, et ce qu'il tenta d'y faire, et qu'il y fit à la fin, empêcha son retour et son rapport, et celui de la plupart des ministres de sa légation.

Quelque bruit et quelque prodigieux scandale qui suivit de tels succès, les jésuites eurent encore le crédit d'éviter le châtiment, soumis, respectueux et répandant l'or à Rome dans la même mesure qu'ils en amassaient à la Chine et au Chili, au Paraguay et dans leurs principales missions, et à proportion de leur puissance et de leur audace à la Chine. Ce fut donc pour tirer les éclaircissements locaux qu'ils avaient bien su empêcher le cardinal de Tournon et la plupart des siens de rapporter en Europe, et finalement pour faire obéir le saint-siège, que Mezzabarba y fut envoyé. Il ne se put tirer d'un si dangereux pas qu'en la manière qu'on vient de voir, directement opposée à ses ordres. Mais que dire à un homme qui prouve un tel péril pour soi et une telle inutilité d'y exposer sa vie? Aussi ne sut-on qu'y répondre; mais la honte de le voir à Rome en témoigner l'impuissance, par le seul fait d'être revenu sans exécution, et forcé au contraire à suspendre tout ce qu'il était chargé de faire exécuter, rendit sa présence si pénible à supporter, qu'il ne lui en coûta pas seulement le chapeau promis pour le prix de son voyage, mais l'exil loin de Rome, où il vécut obscurément plusieurs années, et dans lequel il mourut.

Le pape, la très grande partie du sacré collège et de la cour romaine voulait faire rendre les plus grands honneurs à la mémoire du cardinal de Tournon; et le peuple, soutenu de plusieurs cardinaux et de beaucoup de gens considérables, le voulaient faire déclarer martyr. Les jésuites en furent vivement touchés. Ils sentirent tout le poids du contre-coup qui tomberait sur eux de ce qui se ferait en l'honneur du cardinal de Tournon. L'audace, poussée au dernier point de l'effronterie, leur en para l'affront. Ils insistèrent pour obtenir qu'après Mezzabarba, leur P. Magalhaens fût écouté à son tour.

Peu occupés de défendre les rits chinois, la désobéissance et les violences des jésuites de la Chine devant la congrégation de la Propagande, dont ils n'espéraient rien, ils voulurent aller droit au pape. Magalhaens y défendit les siens comme il put. Il se flattait peu de leur parer une condamnation nouvelle. Son grand but fut d'étouffer la mémoire du cardinal de Tournon et de sauver l'affront insigne des honneurs qu'on lui préparait. Le pape, gouverné par le cardinal Fabroni, leur créature et leur pensionnaire, qui les craignait à la Chine, où ils se moquaient de lui en toute sécurité, et qui s'en servaient si utilement en Europe, crut mettre tout à couvert en condamnant de nouveau les rites chinois et les jésuites, leurs protecteurs à la Chine, sous la plus grande peine, s'ils n'obéissaient pas enfin à ces dernières bulles, et sous les plus grandes menaces de s'en prendre au général et à la société en Europe, aux dépens de la mémoire du cardinal de Tournon, qui fut enfin enterré dans l'église de la Propagande sans aucune pompe. C'était tout ce que les jésuites s'étaient proposé. Contents au dernier point de voir tomber par là toute information de ce qui s'était passé à la Chine, à l'égard de la légation et de la personne du légat, après tout le bruit qui s'en était fait à Rome, ils se tinrent quittes à bon marché de la nouvelle condamnation du pape, moyennant que cette énorme affaire demeurât étouffée, que l'étrange succès de la légation de Mezzabarba restât tout court sans aucune suite, bien assurés qu'après de telles leçons données à ces deux légats a latere, il ne serait pas facile de trouver personne qui se voulût charger de pareille commission, non pas même pour la pourpre, qui n'avait fait qu'avancer la mort du cardinal de Tournon; et qu'à l'égard des condamnations nouvelles, ils en seraient quittes pour des respects, des promesses d'obéissance et des soumissions à Rome, et n'en continueraient pas moins à la Chine à s'en moquer et à les mépriser, comme ils avaient fait jusqu'alors. C'est en effet comme ils se conduisirent fidèlement à Rome et à la Chine, sans que Rome ait voulu ou su depuis quel remède y apporter.

Mais ce qui est incroyable est la manière dont le P. Magalhaens s'y prit pour conduire l'affaire à cette issue. Ce fut de demander hardiment au pape de retirer tous les brefs, ou bulles et décrets, qui condamnaient les rits chinois et la conduite des jésuites à cet égard et à l'égard de ces condamnations. Il fallait être jésuite pour hasarder une demande si impudente au pape, en personne, en présence du corps du cardinal de Tournon, et du légat Mezzabarba, et il ne fallait pas moins qu'être jésuite pour la faire impunément. Le pape fut encore plus effrayé qu'indigné de cette audace.

Il crut donc faire un grand coup de politique de les condamner de nouveau pour ne pas reculer devant ce jésuite, mais d'en adoucir le coup pour sa compagnie, en supprimant tout honneur à la mémoire du cardinal de Tournon, et se hâtant de le faire enterrer sans bruit dans l'église de la Propagande, où il était demeuré en dépôt, en attendant que les honneurs à rendre à sa mémoire et la pompe de ses obsèques eussent été résolus, qui furent sacrifiés aux jésuites, avec un scandale dont le pape ne fut pas peu embarrassé.

Le 11 juin le roi alla demeurer à Meudon. Le prétexte fut de nettoyer le château de Versailles, la raison fut la commodité du cardinal Dubois. Flatté au dernier point de présider à l'assemblée du clergé, il voulait jouir quelquefois de cet honneur. Il désirait aussi se trouver quelquefois aux assemblées de la compagnie des Indes; Meudon le rapprochait de Paris de plus que la moitié du chemin de Versailles, et lui épargnait du pavé. Ses débauches lui avaient donné des incommodités habituelles et douloureuses que le mouvement du carrosse irritait, et dont il se cachait avec grand soin. Le roi fit à Meudon une revue de sa maison où l'orgueil du premier ministre voulut se satisfaire; il lui en coûta cher. Il monta à cheval pour y jouir mieux de son triomphe, il y souffrit cruellement, et rendit son mal si violent qu'il ne put s'empêcher d'y chercher du secours. Il vit des médecins et des chirurgiens les plus célèbres, dans le plus grand secret, qui en augurèrent tous fort mal, et par la réitération des visites et quelques indiscrétions la chose commença à transpirer. Il ne put continuer d'aller à Paris qu'une fois ou deux au plus avec grande peine, et uniquement pour cacher son mal qui ne lui donna presque plus de repos.

En quelque état que fût le cardinal Dubois, ses passions ne l'occupaient pas moins que si son âge et sa santé lui eussent promis encore quarante années de vie. Les soins de s'enrichir et de se perpétuer la souveraine et unique puissance le tourmentaient avec la même vivacité. Il poussait donc l'affaire de La Jonchère à son gré, sous le prétexte de l'ardeur de M. le Duc à perdre Le Blanc et Belle-Ile; et Belle-Ile s'y trouva embarrassé par les dépositions de La Jonchère et de ses commis arrêtés avec lui. Conches, et Séchelles maître des requêtes, fort distingué dans son métier, ami intime de Le Blanc et de Belle-Ile, y furent aussi compris. Ils furent tous trois obligés à comparaître devant les commissaires des malversations, puis devant la chambre de l'Arsenal. Ils y furent interrogés plusieurs fois. Belle-Ile y déclara qu'allant servir sous le maréchal de Berwick dans le Guipuscoa et dans la Navarre espagnole, il avait donné ses billets de banque et ses actions à La Jonchère pour s'en servir, et lui rendre après en divers temps. Rien n'était moins répréhensible: on ne trouva rien de plus mal dans les deux autres. Cela piqua, mais ne fit qu'encourager la haine à chercher, à tâcher, à ne se point rebuter, et à les tenir cependant dans des filets, mais sans pouvoir encore aller plus loin ni les arrêter.

Une autre pratique s'était élevée depuis quelque temps dans les ténèbres, avec toute l'adresse et toute l'audace possible. La conduite de M. le duc d'Orléans persuadait aisément qu'il n'y avait rien, quelque étrange que fût ce qu'on se proposait, qui fût impossible avec la protection du cardinal Dubois, et rien encore, pour monstrueux qu'il fût, qu'on n'arrachât du premier ministre à la recommandation de l'Angleterre. Mme de La Vrillière, au bout de tant d'années de mariage, ne pouvait se consoler ni s'accoutumer à être Mme de La Vrillière. Elle le faisait sentir souvent à son mari. Il était glorieux autant et plus qu'il osait l'être; les fonctions que je lui avais procurées pendant la régence, qui l'y avaient rendu nécessaire à tout le monde, l'avaient achevé de gâter ; lui et sa femme n'imaginèrent rien moins que de se faire duc et pair; et voici comment ils s'y prirent. La comtesse de Mailly, mère de Mme de La Vrillière, était Saint-Hermine, et de Saintonge. Elle avait originairement beaucoup de parents calvinistes qui s'étaient retirés en divers temps dans les États de la maison de Brunswick, où des alliances de plusieurs d'eux avec les Olbreuse, de même pays qu'eux ou fort voisins, leur avaient fait espérer, puis obtenir la protection de la duchesse de Zell, de laquelle il a été parlé ailleurs. Personne n'ignorait le crédit qu'avait eu la baronne de Platten sur l'électeur d'Hanovre qui l'avait fait comtesse, et qu'elle en conservait encore quelques restes, quoique depuis longtemps une autre maîtresse l'eût supplantée, que l'électeur avait même attirée et élevée en dignité en Angleterre, depuis que lui-même y eut été prendre possession de la couronne de la Grande-Bretagne, à la mort de la reine Anne.

Schaub, ce Suisse dont ce prince s'était si longtemps servi à Vienne, ce drôle si intrigant, si rusé, si délié, si Anglais, si autrichien, si ennemi de la France, si confident du ministère de Londres, que nous avons si souvent rencontré dans ce qui a été donné ici, d'après M. de Torcy, sur les affaires étrangères, ce Schaub était ici chargé du vrai secret entre le ministère Anglais et le cardinal Dubois, sur lequel il avait su usurper tout pouvoir. Aussi était-il fort cultivé dans notre cour. M. et Mme de La Vrillière l'avaient fort attiré chez eux par cette raison, et Schaub, qui était fort entrant, et avide d'écumer partout où il pouvait espérer quelque récolte, s'y était rendu extrêmement familier. Pour s'amuser ou autrement, il s'avisa de tourner autour de Mme de La Vrillière. Il la voyait encore coquette au dernier point, et n'ignorait pas qu'elle n'avait jamais été cruelle. La dame s'en aperçut bientôt, elle ne s'en offensa pas, et fit si bien qu'elle le rendit amoureux tout de bon; car elle était encore jolie. Alors elle le jugea un instrument propre à la servir, et son mari et elle lui firent confidence de leurs vues et de leur besoin de la protection du roi d'Angleterre. Schaub, qui avait les siennes, fut charmé d'une ouverture qui l'y conduisait, et se mit à digérer le projet. Ils surent que la comtesse de Platten avait une fille belle et bien faite, d'âge sortable pour leur fils, mais sans aucun bien, comme toutes les Allemandes, et dès lors ils ne songèrent plus qu'à ce mariage pour se procurer l'intercession du roi d'Angleterre, laquelle ne lui coûtant rien, il ne la refuserait pas à son ancienne maîtresse pour l'établissement de sa fille. Les parents calvinistes de la comtesse de Mailly, retirés et depuis longtemps établis dans les États de la maison de Brunswick, se mirent en campagne pour faire la proposition de ce mariage; ils furent écoutés. Mme de Platten se serait bien gardée de prendre une fille de La Vrillière qui aurait exclus son fils et sa postérité des chapitres protestants pour des siècles, comme des chapitres catholiques; mais sa fille à donner au fils de La Vrillière n'avait pas le même inconvénient.

L'affaire réglée donna lieu à Schaub de jouer son personnage. Il sonda le cardinal Dubois sur son attachement pour le roi d'Angleterre et pour ses ministres principaux. Il en reçut toutes les protestations d'un homme qui leur devait son chapeau, par conséquent le premier ministère, auquel, sans le chapeau, il n'aurait pu atteindre, et qui l'avait mis en état de recevoir une pension de quarante mille livres sterling de l'Angleterre, qui passait par les mains de Schaub depuis qu'il était en France, et qui était depuis longtemps au fait des liaisons intimes, ou plutôt de la dépendance entière de Dubois du ministère Anglais. Quand sa matière fut bien préparée, il lui parla du mariage, du crédit que la comtesse de Platten conservait très solide sur le roi d'Angleterre, sur ses liaisons intimes avec ses principaux ministres allemands et Anglais, de l'embarras où se trouvait la comtesse de Platten de donner sa fille à un homme qui, de l'état que ses pères avaient toujours exercé, quelque honorable et distingué qu'il fût en France, n'oserait penser à sa fille s'il était Allemand; que ce mariage toutefois convenait extrêmement à M. le duc d'Orléans et à Son Éminence, parce que ce serait un lien de plus avec le roi d'Angleterre et avec ses ministres, un moyen certain d'être toujours bien et sûrement informés de leurs intentions, et de les faire entrer dans celles de Son Altesse Royale et de Son Éminence; qu'il croyait rendre un service essentiel à l'un et à l'autre de ménager cette affaire; mais qu'elle était désormais entre les mains de Son Éminence pour lever la seule difficulté qui l'arrêtait, en rendant le fils de La Vrillière capable d'y prétendre, et en comblant d'aise et de reconnaissance la comtesse de Platten, et avec elle le roi d'Angleterre et ses ministres les plus confidents, en faisant pour La Vrillière la seule chose dont il fût susceptible, et que méritaient si fort les grands services rendus à l'État depuis si longtemps, par tant de grands ministres ses pères, ou de son même nom.

Dubois, qui, par ce qu'il était né, et par la politique qu'il s'était faite et qu'il avait inspirée de longue main à son maître, voulait tout confondre et tout anéantir, prêta une oreille favorable à Schaub, et ne fut point effarouché de la proposition qu'il lui fit enfin de faire La Vrillière duc et pair. Il servait l'Angleterre suivant son propre goût; il s'en assurait de plus en plus son énorme pension par une complaisance qui, bien loin de lui coûter, se trouvait dans l'unisson de son goût et de sa politique. Il ne laissa pas, pour se mieux faire valoir, d'en représenter les difficultés à Schaub, mais en lui laissant la liberté de lui en parler, et l'espérance de pouvoir réussir.

Soit de concert avec le premier ministre, soit de pure hardiesse, tant à son égard même qu'à celui de M. le duc d'Orléans, Schaub revint à la charge et dit au cardinal qu'il ne s'était pas trompé lorsqu'il l'avait assuré que cette affaire serait extrêmement agréable au roi d'Angleterre et à ses plus confidents ministres, que jusqu'alors il n'avait parlé à Son Excellence que de lui-même, mais qu'il venait d'être chargé de lui recommander la chose au nom du roi d'Angleterre qui la désirait avec passion, et de la part de ses ministres qui lui demandaient cette grâce comme le gage de leur amitié, et qu'il avait le même ordre du roi d'Angleterre d'en parler de sa part à M. le duc d'Orléans. Le cardinal lui accorda toute liberté de le faire, et lui promit d'y préparer M. le duc d'Orléans et d'agir de son mieux auprès de lui pour lever, s'il pouvait, les difficultés qui se rencontreraient. Pour le faire court, M. le duc d'Orléans trouva la proposition extrêmement ridicule; mais sans cesser de la trouver telle, il fut entraîné. La Vrillière, en conséquence, parla au cardinal Dubois, et de son aveu à M. le duc d'Orléans. Il en fut assez bien reçu, et si transporté de joie, lui et sa femme, que le secret transpira.

Le duc de Berwick en fut averti des premiers; il en parla à M. le duc d'Orléans avec toute la force et la dignité possible, et l'embarrassa étrangement. Il me vint trouver aussitôt après à Meudon, où la cour ne vint que quelque temps après, et m'apprit cette belle intrigue; le clou qu'il avait taché d'y mettre aussitôt, et m'exhorta à parler, de mon côté, à M. le duc d'Orléans.

Je ne me fis pas beaucoup prier sur une affaire de cette nature, et j'allai dès le lendemain à Versailles chez M. le duc d'Orléans. Il rougit et montra un embarras extrême au premier mot que je lui en dis. Je vis un homme entraîné dans la fange, qui en sentait toute la puanteur, et qui n'osait ni s'en montrer barbouillé ni s'en nettoyer, dans la soumission sous laquelle il commençait secrètement à gémir. Je lui demandai où il avait vu ou lu faire un duc et pair de robe ou de plume, et donner la plus haute récompense qui fût en la main de nos rois, et le comble de ce à quoi pouvait et devait prétendre la plus ancienne et la plus haute noblesse, à un greffier du roi, dont la famille en avait toujours exercé la profession depuis qu'elle s'était fait connaître pour la première fois sous Henri IV, sans avoir jamais porté les armes, qui est l'unique profession de la noblesse. Cet exorde me conduisit loin, et mit M. le duc d'Orléans aux abois. Il voulut se défendre sur la vive intercession du roi d'Angleterre, et sur la position où il était avec lui. Je lui répondis que je ne pouvais présumer qu'il espérât me faire recevoir cette raison comme sérieuse; qu'il connaissait très bien Schaub, et que c'était lui-même qui m'avait appris que c'était un insigne fripon, un audacieux menteur, plein d'esprit, d'adresse, de souplesses, singulièrement faux et hardi à controuver tout ce qui lui faisait besoin, et de génie ennemi de la France; qu'étant tel par le portrait que Son Altesse Royale m'en avait souvent fait, j'étais fort éloigné de penser que Son Altesse Royale crût sur une si périlleuse parole que le roi d'Angleterre ni ses ministres s'intéressassent à lui faire faire ce qui était sans aucun exemple, pour mieux marier la fille d'une maîtresse abandonnée depuis si longtemps, du crédit de laquelle nous n'avions jamais ouï parler pendant huit ans de sa régence, et qu'il avait été question sans cesse de manier et de s'aider du roi d'Angleterre; que par conséquent il m'était clair qu'il était bien persuadé que le roi d'Angleterre ne prenait pas la moindre part aux imaginations de La Vrillière, ni pas un de ses ministres; que cet intérêt, présenté par Schaub comme véritable et vif, n'était que l'effet de son adresse et de son amour pour Mme de La Vrillière, saisi par Son Altesse Royale pour prétexte et pour excuse de ce qu'il voyait énorme et sans exemple, à quoi néanmoins il se laissait entraîner. J'ajoutai que, quand il serait certain que l'intercession de l'Angleterre serait vraie et vive, je le suppliais de me dire s'il était bon d'accoutumer les grandes puissances étrangères à s'ingérer des grâces et de l'intérieur de la cour ; s'il ne prévoyait pas quelle tentation il préparait à la fidélité des ministres du roi et de ses successeurs par l'exemple de La Vrillière; si lui-même oserait hasarder de demander au roi d'Angleterre, pour un Anglais ou un Hanovrien, une pareille élévation dans sa cour, et s'il connaissait aucun exemple semblable de puissance à puissance dans toute l'Europe, avec toutefois la seule exception d'occasions singulières, qui avaient quelquefois procuré la Jarretière à des Français, mais des Français qui n'étaient pas de l'état de La Vrillière, tels, par exemple, que l'amiral Chabot, le connétable Anne et le maréchal de Montmorency, son fils aîné, le maréchal de Saint-André, qui, en naissance, en établissements, et par eux-mêmes étaient de fort grands personnages ; et dans des temps postérieurs les ducs de Chevreuse-Lorraine et de La Valette, sans parler du duc de Lauzun qui l'avait eue dans Paris de la reconnaissance, d'un roi détrôné; et de plus encore, quelle comparaison, surtout en France, entre la Jarretière et la dignité de duc et pair? Je n'oubliai pas l'abus des grandesses françaises; mais je lui fis remarquer leur nouveauté, leur cause entre des rois, grand-père et petit-fils, ou neveu et oncle de même maison, et qui encore n'avaient jamais produit de ducs et pairs de France en Espagne, et l'échange de fort peu de colliers du Saint-Esprit contre beaucoup de colliers de la Toison d'or.

Ces raisons, qui prévenaient toute réplique, mirent M. le duc d'Orléans à non plus. Il se promenait la tête basse dans son cabinet, et ne savait que dire. Le projet était de cacher dans le plus profond secret cet ouvrage de ténèbres, et que personne n'en pût avoir le vent que par la déclaration de La Vrillière duc et pair. Berwick et moi le déconcertions, et M. le duc d'Orléans découvert, se voyait incontinent exposé à la multitude des représentations, des demandes de la même grâce, sur un tel exemple, et qui ne se pourvoient refuser, et en grand nombre, enfin au cri public, qu'il redoutait toujours. Je continuai mes instances et mes raisonnements sur un si beau canevas, et je le quittai au bout d'une heure sans savoir ce qui en serait. J'allai de là rendre au duc de Berwick ce que je venais de faire. Nous conclûmes de revenir sans cesse à la charge par nous et par d'autres, que lui, qui habitait Versailles, se chargea de lui lâcher, et de rendre la chose publique pour exciter le cri public. Ce cri devint si grand et si universel qu'il arrêta le prince et le cardinal, et qu'il étourdit jusqu'à l'audace de La Vrillière et de sa femme, et jusqu'à l'impudence de Schaub.

Le public farcit cette ambition de ridicules, et ce ne fut pas ce qui contint le moins M. le duc d'Orléans. La figure de La Vrillière n'était pas commune, il était un peu gros et singulièrement petit; il était vif, et ses mouvements tenaient de la marionnette. Quoiqu'on ne se fasse pas, et que ces défauts n'influent que sur le corps, ils donnent beau champ au ridicule. M. le prince de Conti allait disant tout haut qu'il avait envoyé prendre les mesures du petit fauteuil de polichinelle pour en faire faire un dessus pour La Vrillière quand il serait duc et pair, et qu'il le viendrait voir. Enfin on en dit de toutes les façons.

Ce vacarme et ces dérisions arrêtèrent pour un temps. M. et Mme de La Vrillière, et Schaub lui-même étaient déconcertés. Ils avaient bien prévu l'extrême danger d'être découverts plus tôt que par là déclaration même. Ce malheur arrivé, ils prirent le parti de laisser ralentir l'orage, de continuer après de presser leur affaire sourdement, et de la faire déclarer quand on ne s'y attendrait plus. Ils y furent encore trompés. Tant de gens considérables avaient intérêt de la traverser, ou de s'en servir pour être élevés au même honneur, qu'ils furent éclairés de trop près. La Vrillière, peut-être informé de ce que j'avais dit à M. le duc d'Orléans, qui rendait tout au cardinal Dubois, de qui Schaub pouvait l'avoir su, me vint trouver à Meudon pour me demander en grâce de ne le point traverser auprès de M. le duc d'Orléans; et, pour tâcher à me tenir de court, m'assura que non seulement il en avait parole de lui et du cardinal Dubois, mais que l'un et l'autre l'avaient donnée au roi d'Angleterre; qu'ainsi c'était une affaire faite, qui n'attendait plus qu'une prompte déclaration; que ce qu'il me demandait était donc moins la crainte de la retarder, puisque enfin ils s'étaient mis dans la nécessité de la finir, que pour n'avoir pas la douleur, après toute l'amitié que je lui avais témoignée toute ma vie, de me trouver opposé à son bonheur.

La vérité est que je me fusse passé bien volontiers de cette visite. Je ne me voulais pas brouiller avec un homme que j'avais si grandement obligé en tant de façons, parce que je lui avais des obligations précédentes, et qui me devait tout ce qu'il était et tout ce qu'il prétendait devenir; je ne voulais ni m'engager, ni mentir, ni donner prise. Je battis donc la campagne sur l'ancienne amitié; je lui avouai mon éloignement des érections nouvelles, qui toujours en amenaient d'autres, et augmentaient un nombre déjà trop grand; que lui-même ne l'ignorait pas, avec qui je m'en étais plaint souvent; qu'à chose promise et à lui et au roi d'Angleterre, et qui n'attendait plus que la déclaration, ce serait peine perdue de travailler contre; que, de plus, il était trop à portée de l'intérieur pour n'avoir pas remarqué que depuis longtemps je battais de plus en plus en retraite; puis force propos polis, qui ne signifiaient rien. Il fut content ou fit semblant de l'être, mais j'eus lieu de croire que ce fut le dernier, par ce qui arriva sept ou huit jours après à l'abbé de Saint-Simon, qui tout de suite vint me le conter à Meudon.

Il alla chez La Vrillière, à Versailles, lui parler d'une affaire. Après y avoir répondu honnêtement: « Voyez-vous, lui dit-[il] ce tiroir de mon bureau? il y a dedans la liste de tous ceux qui se sont opposés à mon affaire, et de tous ces beaux messieurs qui en ont tenu de si jolis discours. Elle se fera malgré eux et leurs dents, et sans que je m'en remue. Ce n'est plus mon affaire, c'est celle du roi d'Angleterre, qui l'a entreprise, qui en a la parole positive, qui prétend se la faire tenir; et nous verrons si on aimera mieux rompre avec lui et avoir la guerre. Si cela arrive, j'en serai fâché, mais je m'en lave les mains. Il faudra s'en prendre à ces messieurs les opposants et autres beaux discoureurs, desquels tous j'ai la liste que je n'oublierai jamais, et qui, je vous le promets, me le payeront tôt ou tard plus cher qu'au marché. » La menace était bien indiscrète, et le plus cher qu'au marché bien bourgeois; mais, pour en suivre le style, c'est que le hareng sent toujours la caque. L'abbé de Saint-Simon sourit, n'osant rire tout à fait, et lui applaudit sur ce qu'il fallait éviter la guerre avec l'Angleterre pour si peu de chose; qu'il ne croyait pas qu'il pût y avoir de choix là-dessus, et se moqua doucement de lui, avec toutes les politesses qui le laissèrent fort content. L'abbé de Saint-Simon ne fut pas le seul dépositaire de cette confidence.

La Vrillière crut faire taire le monde en persuadant que son affaire était sûre, et qu'il n'y craignait plus d'oppositions. Il eut la folie de débiter la guerre comme inévitable avec l'Angleterre si on ne lui tenait pas la parole qu'on avait donnée à cette couronne sur ce qui le regardait, et de s'excuser de se trouver la cause innocente de la guerre si elle s'embarquait à son occasion sur une affaire dont il ne se mêlait plus, parce qu'elle n'était plus la sienne depuis qu'elle était devenue celle du roi d'Angleterre. Ces propos, qui sentaient par trop les petites-maisons, remirent dans les conversations de tout le monde son oncle paternel et son frère aîné, enfermés depuis longtemps, et lui donnèrent un grand ridicule. Le déchaînement public accrocha si bien son affaire qu'elle gagna le temps que la cour vint à Meudon, que la santé du cardinal le rendit presque invisible, même à Schaub, suspendit toute affaire. Cet état du cardinal aboutit promptement à la mort, et M. le duc d'Orléans délivré d'avoir à compter avec lui, aima mieux compter avec le monde. Schaub et La Vrillière demeurèrent éconduits.

Le marquis de Bedmar, dont j'ai souvent parlé pendant mon ambassade d'Espagne, mourut à Madrid, à soixante et onze ans, laissant de soi une estime et un regret général. Il avait servi toute sa vie en Flandre, où montant par tous les degrés, il y était devenu gouverneur général des Pays-Bas espagnols par interim, en l'absence de l'électeur de Bavière, et gouverneur de Bruxelles, enfin général des armées des deux couronnes, en pleine égalité avec nos maréchaux de France généraux des armées de Flandre. Il s'y conduisit si bien qu'il en acquit l'affection du roi, qui lui donna l'ordre du Saint-Esprit, lui procura la grandesse, puis la vice-royauté de Sicile. De retour en Espagne, il y fut ministre d'État et chef du conseil des ordres et du conseil de guerre, avec une grande considération. J'en ai donné ailleurs la maison, la famille, et le caractère. J'ai admiré cent fois en Espagne comment cet homme, si fait pour le grand monde, qui en avait un si long usage, et qui pendant tant d'années avait vécu si publiquement et si splendidement, avait pu, de retour en Espagne, en reprendre la vie commune des seigneurs espagnols, manger seul son puchero[62] , et achever sa vie dans une solitude presque continuelle, interrompue seulement par quelques visites plus de bienséance que de société, et par quelques fonctions.

On fut surpris en même temps d'apprendre que le maréchal de Villars était fait grand d'Espagne, sans l'avoir jamais servie que dans l'affaire de Cellamare et du duc du Maine, et sans qu'on ait jamais su comment il avait obtenu cette grâce, que M. le duc d'Orléans lui permit d'accepter, parce qu'il permettait tout. Le maréchal avait essayé d'obtenir de la cour de Vienne, où il était fort connu pour y avoir été longtemps en deux fois envoyé extraordinaire du feu roi, un titre de prince de l'Empire; mais il n'y put parvenir. Le maréchal voulait toutes les dignités, tous les honneurs, toutes les richesses, et il en fut comblé sans en être rassasié ni ennobli.

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[62]
Pot au feu.