CONCLUSION

1723

Conclusion; vérité; désapprobation; impartialité.

Me voici enfin parvenu au terme jusqu'auquel je m'étais proposé de conduire ces Mémoires. Il n'y en peut avoir de bons que de parfaitement vrais, ni de vrais qu'écrits par qui a vu et manié lui-même les choses qu'il écrit, ou qui les tient de gens dignes de la plus grande foi, qui les ont vues et maniées; et de plus, il faut que celui qui écrit aime la vérité jusqu'à lui sacrifier toutes choses. De ce dernier point, j'ose m'en rendre témoignage à moi-même, et me persuader qu'aucun de tout ce qui m'a connu n'en disconviendrait. C'est même cet amour de la vérité qui a le plus nui à ma fortune; je l'ai senti souvent, mais j'ai préféré la vérité à tout, et je n'ai pu me ployer à aucun déguisement; je puis dire encore que je l'ai chérie jusque contre moi-même. On s'apercevra aisément des duperies où je suis tombé, et quelquefois grossières, séduit par l'amitié ou par le bien de l'État, que j'ai sans cesse préféré à toute autre considération, sans réserve, et toujours à tout intérêt personnel, comme encore [en] bien d'autres occasions que j'ai négligé d'écrire, parce qu'elles ne regardaient que moi, sans connexion d'éclaircissements ou de curiosité sur les affaires ou le cours du monde. On peut voir que je persévérai à faire donner les finances au duc de Noailles, parce que je l'en crus, bien mal à propos, le plus capable, et le plus riche et le plus revêtu d'entre les seigneurs à qui on les pût donner, dans les premiers jours même de l'éclat de la profonde scélératesse qu'il venait de commettre à mon égard. On le voit encore dans tout ce que je fis pour sauver le duc du Maine contre mes deux plus chers et plus vifs intérêts, parce que je croyais dangereux d'attaquer lui et le parlement à la fois, et que le parlement était lors l'affaire la plus pressée, qui ne se pouvait différer. Je me contente de ces deux faits, sans m'arrêter à bien d'autres qui se trouvent répandus dans ces Mémoires, à mesure qu'ils sont arrivés, lorsqu'ils ont trait à la curiosité du cours des affaires ou des choses de la cour et du monde.

Reste à toucher l'impartialité, ce point si essentiel et tenu pour si difficile, je ne crains point de le dire, impossible à qui écrit ce qu'il a vu et manié. On est charmé des gens droits et vrais; on est irrité contre les fripons dont les cours fourmillent; on l'est encore plus contre ceux dont on a reçu du mal. Le stoïque est une belle et noble chimère. Je ne me pique donc pas d'impartialité, je le ferais vainement. On trouvera trop, dans ces Mémoires, que la louange et le blâme coulent de source à l'égard de ceux dont je suis affecté, et que l'un et l'autre est plus froid sur ceux qui me sont plus indifférents; mais néanmoins vif toujours pour la vertu, et contre les malhonnêtes gens, selon leur degré de vices ou de vertu. Toutefois, je me rendrai encore ce témoignage, et je me flatte que le tissu de ces Mémoires ne me le rendra pas moins, que j'ai été infiniment en garde contre mes affections et mes aversions, et encore plus contre celles-ci, pour ne parler des uns et des autres que la balance à la main, non seulement ne rien outrer, mais ne rien grossir, m'oublier, me défier de moi comme d'un ennemi, rendre une exacte justice, et faire surnager à tout la vérité la plus pure. C'est en cette manière que je puis assurer que j'ai été entièrement impartial, et je crois qu'il n'y a point d'autre manière de l'être.

Pour ce qui est de l'exactitude et de la vérité de ce que je raconte, on voit par les Mémoires mêmes que presque tout est puisé de ce qui a passé par mes mains, et le reste, de ce que j'ai su par ceux qui avaient traité les choses que je rapporte. Je les nomme; et leur nom ainsi que ma liaison intime avec eux est hors de tout soupçon. Ce que j'ai appris de moins sûr, je le marque; et ce que j'ai ignoré, je n'ai pas honte de l'avouer. De cette façon les Mémoires sont de source, de la première main. Leur vérité, leur authenticité ne peut être révoquée en doute; et je crois pouvoir dire qu'il n'y en a point eu jusqu'ici qui aient compris plus de différentes matières, plus approfondies, plus détaillées, ni qui forment un groupe plus instructif ni plus curieux.

Comme je n'en verrai rien, peu m'importe. Mais si ces Mémoires voient jamais le jour, je ne doute pas qu'ils n'excitent une prodigieuse révolte. Chacun est attaché aux siens, à ses intérêts, à ses prétentions, à ses chimères, et rien de tout cela ne peut souffrir la moindre contradiction. On n'est ami de la vérité qu'autant qu'elle favorise, et elle favorise peu de toutes ces choses-là. Ceux dont on dit du bien n'en savent nul gré, la vérité l'exigeait. Ceux, en bien plus grand nombre, dont on ne parle pas de même entrent d'autant plus en furie que ce mal est prouvé par les faits; et comme au temps où j'ai écrit, surtout vers la fin, tout tournait à la décadence, à la confusion, au chaos, qui depuis n'a fait que croître, et que ces Mémoires ne respirent qu'ordre, règle, vérité, principes certains, et montrent à découvert tout ce qui y est contraire, qui règnent de plus en plus avec le plus ignorant, mais le plus entier empire, la convulsion doit donc être générale contre ce miroir de vérité. Aussi ne sont-ils pas faits pour ces pestes des États qui les empoisonnent, et qui les font périr par leur démence, par leur intérêt, par toutes les voies qui en accélèrent la perte, mais pour ceux qui veulent être éclairés pour la prévenir, mais qui malheureusement sont soigneusement écartés par les accrédités et les puissants qui ne redoutent rien plus que la lumière, et pour des gens qui ne sont susceptibles d'aucun intérêt que de ceux de la justice, de la vérité, de la raison, de la règle, de la sage politique, uniquement tendus au bien public.

Il me reste une observation à faire sur les conversations que j'ai eues avec bien des gens, surtout avec Mgr le duc de Bourgogne, M. le duc d'Orléans, M. de Beauvilliers, les ministres, le duc du Maine une fois, trois ou quatre avec le feu roi, enfin avec M. le Duc et beaucoup de gens considérables, et sur ce que j'ai opiné, et les avis que j'ai pris, donnés ou disputés. Il y en a de tels, et en nombre, que je comprends qu'un lecteur qui ne m'aura point connu sera tenté de mettre au rang de ces discours factices que des historiens ont souvent prêtés du leur à des généraux d'armées, à des ambassadeurs, à des sénateurs, à des conjurés, pour orner leurs livres. Mais je puis protester, avec la même vérité qui jusqu'à présent a conduit ma plume, qu'il n'y a aucun de tous ces discours, que j'ai tenus et que je rapporte, qui ne soit exposé dans ces Mémoires avec la plus scrupuleuse vérité, ainsi que ceux qui m'ont été tenus; et que s'il y avait quelque chose que je pusse me reprocher, [ce] serait d'avoir plutôt affaibli que fortifié les miens dans le rapport que j'en ai fait ici, parce que la mémoire en peut oublier des traits, et qu'animé par les objets et par les choses, on parle plus vivement et avec plus de force qu'on ne rapporte après ce qu'on a dit. J'ajouterai, avec la même confiance que j'ai témoignée ci-dessus, que personne, de tout ce qui m'a connu et a vécu avec moi, ne concevrait aucun soupçon sur la fidélité du récit que je fais de ces conversations, pour fortes qu'elles puissent être trouvées, et qu'il n'y en aurait aucun qui m'y reconnût trait pour trait.

Un défaut qui m'a toujours déplu, entre autres, dans les Mémoires, c'est qu'en les finissant le lecteur perd de vue les personnages principaux dont il y a été le plus parlé, dont la curiosité du reste de leur vie demeure altérée. On voudrait voir tout de suite ce qu'ils sont devenus, sans aller chercher ailleurs avec une peine que la paresse arrête aux dépens de ce qu'on désirerait savoir. C'est ce que j'ai envie de prévenir ici, si Dieu m'en donne le temps. Ce ne sera pas avec la même exactitude que lorsque j'étais de tout. Quoique le cardinal Fleury ne m'ait rien caché de ce que j'avais envie de savoir des affaires étrangères, dont presque toujours il me parlait le premier, et aussi de quelques affaires de la cour, tout cela était si peu suivi de ma part et avec tant d'indifférence, et encore plus de moi avec les ministres ou d'autres gens instruits, interrompu encore de si vastes lacunes, que j'ai tout lieu de craindre que ce supplément ou suite de mes Mémoires ne soit fort languissant, mal éclairé et fort différent de ce que j'ai écrit jusqu'ici; mais au moins y verra-t-on ce que sont devenus les personnages qui ont paru dans les Mémoires, qui est tout ce que je me propose, jusqu'à la mort du cardinal Fleury [15] .

Dirai-je enfin un mot du style, de sa négligence, de répétitions trop prochaines des mêmes mots, quelquefois de synonymes trop multipliés, surtout de l'obscurité qui naît souvent de la longueur des phrases, peut-être de quelques répétitions? J'ai senti ces défauts; je n'ai pu les éviter, emporté toujours par la matière, et peu attentif à la manière de la rendre, sinon pour la bien expliquer. Je ne fus jamais un sujet académique, je n'ai pu me défaire d'écrire rapidement. De rendre mon style plus correct et plus agréable en le corrigeant, ce serait refondre tout l'ouvrage, et ce travail passerait mes forces, il courrait risque d'être ingrat. Pour bien corriger ce qu'on a écrit il faut savoir bien écrire; on verra aisément ici que je n'ai pas dû m'en piquer. Je n'ai songé qu'à l'exactitude et à la vérité. J'ose dire que l'une et l'autre se trouvent étroitement dans mes Mémoires, qu'ils en sont la loi et l'âme, et que le style mérite en leur faveur une bénigne indulgence. Il en a d'autant plus besoin, que je ne puis le promettre meilleur pour la suite que je me propose [16] .

FIN DES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON.

Suite
[15]
Ce paragraphe depuis un défaut jusqu'à la mort du cardinal Fleury a été omis dans les anciennes éditions. Saint-Simon a-t-il réellement écrit la suite de ces Mémoires jusqu'en 1743, époque de la mort de Fleury? On ne pourrait éclaircir ce doute que s'il était permis d'étudier les papiers du duc conservés au ministère des affaires étrangères. Nous l'avons vainement tenté; nous ne pouvons que recommander cette recherche à d'autres qui seront plus heureux que nous.
[16]
Cette dernière phrase a été supprimée par les précédents éditeurs.