« Versailles, le 29 mars 1699.
« Il faut, Monsieur, que je sois bien convaincu que vous avez pour moi une bonté extrême, pour oser prendre la liberté que je fais en vous envoyant par la voie de M. du Charmel les papiers dont j'eus l'honneur de vous parler, en mon dernier voyage, lorsque vous me permîtes de le faire. Je vous dis lors qu'il [y] avait déjà quelque temps que je travaillais à des espèces de Mémoires de ma vie qui comprenaient tout ce qui a un rapport particulier à moi, et aussi un peu en général et superficiellement une espèce de relation des événements de ces temps, principalement des choses de la Cour [1] ; et comme je m'y suis proposé une exacte vérité, aussi m'y suis-je lâché à la dire bonne et mauvaise, toute telle qu'elle m'a semblé sur les uns et les autres, songeant à satisfaire mes inclinations et passions en tout ce que la vérité m'a permis de dire, attendu que travaillant pour moi et bien peu des miens pendant ma vie, et pour qui voudra après ma mort, je ne me suis arrêté à ménager personne par aucune considération; mais voyant cette espèce d'ouvrage qui va grossissant tous les jours avec quelque complaisance de le laisser après moi, et aussi ne voulant point être exposé aux scrupules qui me convieraient à la fin de ma vie de le brûler comme ç'avait été mon premier projet, et même plus tôt, à cause de tout ce qu'il y a contre la réputation de mille gens, et cela d'autant plus irréparablement que la vérité s'y rencontre tout entière et que la passion n'a fait qu'animer le style, je me suis résolu à vous en importuner de quelques morceaux, pour vous supplier par iceux de juger de la pile et de me vouloir prescrire une règle pour dire toujours la vérité sans blesser ma conscience, et pour me donner de salutaires conseils sur la manière que j'aurai à tenir en écrivant des choses qui me touchent particulièrement et plus sensiblement que les autres. J'ai donc choisi la relation de notre procès contre MM. de Luxembourg père et fils, qui a produit des rencontres qui m'ont touché de presque toutes les plus vives passions d'une manière autant ou plus sensible que je l'aie été en ma vie, et qui est exprimée en un style qui le fait bien remarquer. C'est, je crois, tout ce qu'il y a de plus âpre et de plus amer en mes Mémoires, mais, au moins, y ai-je tâché d'être fidèle à la plus exacte vérité. Je l'ai copiée d'iceux, où elle est écrite éparse çà et là selon l'ordre des temps auxquels nous avons plaidé, et mise ensemble; et, au lieu d'y parler à découvert comme dans mes Mémoires, je me nomme dans cette copie comme les autres, pour la pouvoir garder et m'en servir sans que j'en paroisse manifestement l'auteur. J'y ai joint aussi deux portraits pour servir d'échantillon au reste, quoique en bien celui de M. d'Aguesseau pût suffisamment servir à ceux de ce genre, duquel il y en a bien moins qu'en mal. Je vous supplie très humblement de vouloir garder ce que je vous envoie, jus qu'à ce que je l'aille moi-même chercher, espérant avoir ce délice tout aussitôt après Pâques, et vous porter en même temps quelques cahiers des Mémoires mêmes. Je me flatte donc, qu'au milieu de tous vos maux, de toutes les peines que vous cause ce changement heureux de votre grand et merveilleux monastère, vous aurez la charité d'examiner ce que je vous envoie, d'y penser devant Dieu, et de dicter ces avis, règles et salutaires conseils que j'ose vous demander, afin que, demeurant écrits, ils ne me passent point de la mémoire et que j'y puisse avoir toute ma vie recours. Je crois qu'il serait inutile de vous demander des précautions sur le secret et sur le ton de voix dont on vous lira ces papiers pour qu'on ne puisse rien entendre hors de votre chambre: eux-mêmes vous en feront souvenir suffisamment. Il ne me reste plus rien à ajouter ici, sinon de vous demander pardon cent et cent fois de la distraction que cela vous causera de tant de saintes et d'admirables occupations dont vous vous nourrissez sans relâche, et de vous assurer que je suis, Monsieur, plus que personne au monde, pénétré de respect, d'attachement et de reconnaissance pour vous, et à jamais votre très humble et très obéissant serviteur.
« P. S. M. du Charmel ne sait point ce que c'est que ces papiers [2] . »