1718
État de la négociation à Londres pour traiter la paix entre l'empereur et le roi d'Espagne. — Deux difficultés principales. — Staremberg le plus opposé à la cession future de la Toscane. — Propositions des Impériaux pleines de jalousie et de haine. — Plaintes artificieuses des Impériaux du régent. — Point de la tranquillité de l'Italie pendant la négociation. — Partialité ouverte des Anglais pour l'empereur. — Leurs hauteurs et leurs menaces au régent. — Le roi d'Angleterre, inquiet sur le nord, s'assure du czar; méprise le roi de Prusse. — La czarine veut s'assurer de la Suède pour la transmission de la succession de Russie à son fils. — Agitations et reproches du czar sur cette affaire. — Le régent pressé par l'Angleterre. — L'Espagne ne pense qu'à se préparer à la guerre; déclare à l'Angleterre qu'elle regardera comme infraction tout envoi d'escadre anglaise dans la Méditerranée. — Albéroni ennemi de la paix. — Ses efforts; ses manèges; sa politique. — Il veut gagner le régent et le roi de Sicile. — Forte conversation d'Albéroni avec le ministre d'Angleterre. — Plaintes et chimères d'Albéroni. — Il écrit au régent avec hardiesse. — Inquiétude sur Nancré. — Albéroni espère du régent, pressé par Cellamare et Provane, d'augmenter l'infanterie et d'envoyer un ministre à Vienne. — Le régent élude enfin leurs demandes. — Reproches de Cellamare à la France; sort peu content d'une audience du régent. — Cellamare, pour vouloir trop pénétrer et approfondir, se trompe grossièrement sur les causes de la conduite du régent.
La paix à faire entre l'empereur et le roi d'Espagne était toujours sur lé tapis et l'objet de l'attention de toute l'Europe. Penterrieder pour l'empereur, et l'abbé Dubois pour la France, la négociaient à Londres avec les ministres du roi d'Angleterre. La Hollande paraissait s'en rapporter à ce monarque, sans charger de rien à cet égard le ministre que la république tenait à Londres. Le Pensionnaire, dévoué en toute dépendance à ce prince, apprenait de lui-même ses volontés, lorsqu'il voulait faire entrer cette république dans les engagements qu'il voulait prendre de concert avec elle. Monteléon, ambassadeur d'Espagne à Londres, très habile et fort expérimenté, aurait été plus capable que personne de servir utilement son maître, si ce prince eût voulu traiter sur le plan qui lui était proposé. Monteléon croyait que la paix convenait à l'Espagne, mais il craignait de dire franchement son avis, persuadé qu'Albéroni ne pensait pas comme lui, et que ce serait se perdre inutilement que de combattre son sentiment et peut-être son intérêt. Il se contenta donc pendant quelque temps de combattre l'espérance que ce tout puissant ministre avait prise de voir bientôt des troubles en Angleterre, en lui démontrant que la désunion du roi d'Angleterre et du prince de Galles ne causerait aucun mouvement dans le royaume, qu'il n'y avait aucun fondement à faire sur les mesures et l'impuissance des mécontents du gouvernement, et que le roi d'Angleterre trouverait dans la suite des séances de son parlement la même soumission à ses volontés qu'il avait éprouvée à leur ouverture. Cet ambassadeur ne se rebuta point d'assurer le roi d'Espagne que les intentions du régent à son égard étaient bonnes, que l'abbé Dubois lui avait répété plusieurs fois que les instructions qu'il attendait formeraient une union et une intelligence parfaites entre Sa Majesté Catholique et Son Altesse Royale; et il représenta, sous le nom de cet abbé, que, si le roi d'Espagne différait à s'expliquer, le ministre de l'empereur gagnerait du terrain à Londres; et il était vrai que les ministres les plus confidents du roi d'Angleterre étaient tous à l'empereur, et traitaient de prétentions injustes les propositions que le régent faisait et appuyait en faveur de l'Espagne.
Les principales difficultés roulèrent sur deux points, tous deux essentiels, que le régent demandait: le premier une renonciation absolue et perpétuelle de la part de l'empereur à tous les États de la monarchie d'Espagne actuellement possédés par Philippe V; le second que, les maisons de Médicis et Farnèse venant à s'éteindre, la succession aux États de Toscane et de Parme fût assurée au fils aîné de la reine d'Espagne, et successivement à ses enfants mâles, cette princesse étant héritière légitime des deux maisons.
Les Impériaux se plaignirent de ce que le régent était plus attentif à procurer les avantages du roi d'Espagne que ce prince n'était à les demander. Ils dirent qu'il était injuste d'exiger une renonciation absolue de l'empereur à ses droits sur la monarchie d'Espagne, pendant qu'on ne lui en offrait pas une pareille du roi d'Espagne aux États d'Italie et des Pays-Bas possédés par Sa Majesté Impériale, regardant comme une sorte de violence de faire subsister les droits d'une partie pendant qu'on éteignait avec tant de soin ceux de l'autre partie.
Ils s'écrièrent encore plus sur les successions de Toscane et de Parme, comme s'il s'agissait de porter la guerre en Italie, et de la faire perdre à l'empereur, par la facilité de débarquer les troupes d'Espagne à Livourne, d'entrer sans peine en Lombardie, tandis que les Impériaux arrêtés par les Apennins ne pourraient pénétrer en Toscane, pour empêcher les Espagnols de s'y fortifier et de s'y faciliter les secours d'Espagne. Ils cédèrent néanmoins, sur l'article de Parme et de Plaisance, parce que ses États éloignés de la mer ne pourraient recevoir de secours étrangers, et dépendraient toujours de l'empereur, enclavés comme ils sont dans les terres, si le prince qui les posséderait tentait de s'agrandir. Mais la Toscane, surtout Livourne, entre les mains d'un prince de la maison de France, leur paraissait d'un péril continuel et inévitable à chasser l'empereur d'Italie toutes les fois que la France et l'Espagne le voudraient.
Le comte de Staremberg, qui avait acquis la plus grande confiance de l'empereur, pour avoir été son conseil et le général sous lui en Espagne, était le plus touché de cette crainte de tous les ministres de la cour de Vienne. Il dit qu'il se croyait en droit plus que personne d'insister fortement au refus de l'article de la Toscane, parce qu'il avait appuyé plus fortement que personne le projet de prendre de justes mesures pour assurer le repos de l'Europe, et qu'il s'était souvent exposé à déplaire à l'empereur en combattant les visions dont on entretenait sa passion de recouvrer la monarchie d'Espagne; que cet article de Toscane, au lieu d'établir une paix solide, entretiendrait une cause de guerre perpétuelle, et ferait perdre l'Italie à l'empereur; qu'il lui conseillerait plutôt que d'y consentir, de faire la paix avec les Turcs aux dépens même de toutes ses conquêtes sur eux, et de regarder comme sa plus capitale affaire d'empêcher l'établissement en Italie d'une branche de la maison de France, et qu'elle y prît des racines assez solides pour donner la loi à la maison d'Autriche; et il n'estimait pas que l'acquisition de la Sicile pût balancer la crainte d'un pareil établissement. Il convenait aussi que l'Europe aurait raison de s'alarmer si l'empereur prétendait s'emparer quelque jour de ces successions; qu'aussi son intention était d'en assurer l'expectative au duc de Lorraine (que Vienne voulait faire regarder comme un prince neutre, quoique de tout temps et lors plus que jamais seule et même chose avec elle) et dont l'agrandissement ne devait donner d'ombrage à aucune puissance. L'empereur, voulait bien qu'il achetât ce bel établissement par la cession du Barrois, mouvant à la France [23] . Néanmoins, les ministres de l'empereur, n'espérant pas qu'on pût se relâcher sur la Toscane en faveur d'un fils de la reine d'Espagne, imaginèrent de la partager avec lui en faisant céder l'État de Pise au duc de Lorraine. Leur grand objet était que le prince d'Espagne n'eût point de ports de mer, et ils prétendaient y intéresser les Anglais par la jalousie du commerce du Levant. Ils renouvelèrent aussi les instances qu'ils avaient inutilement faites aux traités de Rastadt et de Bade, pour la restitution des privilèges de l'Aragon et de la Catalogne, et celle des biens confisqués sur les Espagnols qui avaient suivi le parti de l'empereur. Outre l'honneur de ce prince, ils étaient persuadés que la suppression des privilèges de ces deux provinces augmentait de quatre ou cinq millions le revenu du roi d'Espagne, à qui ils les voulaient faire perdre par ce rétablissement. À l'égard des biens confisqués, l'empereur s'ennuyait de payer libéralement ces rebelles sur ses revenus d'Italie. Ses ministres, qui les haïssaient, se plaignaient aigrement sur cet article des instances trop opiniâtres, disaient-ils, du régent, pour les avantages du roi d'Espagne.
La cour de Vienne, accoutumée à reprocher à ceux avec qui elle traite, le peu de bonne foi dont elle-même ne sait que trop s'aider, la reprochait à ce prince dans cette négociation de Londres. Elle prétendait que Bonnac avait tâché par ses démarches et ses discours d'engager les principaux officiers ottomans de continuer la guerre contre l'empereur; que le régent avait envoyé Ragotzi en Turquie; que Son Altesse Royale n'avait rien oublié pour engager le roi de Prusse à faire un traité avec la France, et en conséquence la guerre à l'empereur, quoique ce traité fût très innocent. Ils accusaient le régent d'avoir communiqué à l'Espagne le plan du traité dressé avec le roi d'Angleterre à Hanovre, et d'être, sinon le promoteur, au moins la cause indirecte de l'entreprise de Sardaigne. Ces mêmes ministres de l'empereur lui faisaient un crime de fortifier de garnisons les places du royaume frontières de l'empire, tandis qu'en amusant Kœnigseck de belles paroles il s'était fait l'agent du roi d'Espagne, mais bien plus habile que lui pour en soutenir les intérêts. Leur conclusion était que l'acquisition de la Sicile ne les mettait pas suffisamment en sûreté; qu'ils n'en pouvaient avoir qu'en maintenant un assez gros corps de troupes en Italie, pour empêcher la maison de France d'y mettre jamais le pied, encore moins de s'y établir en aucune des parties maritimes.
Comme un des points principaux de la négociation était d'assurer, au moins pendant sa durée, le repos de l'Italie, le roi d'Espagne avait demandé que l'empereur promit de n'y point commettre d'hostilité, de n'y lever aucunes contributions, et de n'y point faire passer de troupes pendant le cours de la négociation. L'empereur parut assez disposé aux deux premières demandes; pour la troisième, il prétendit que ce serait abandonner l'Italie à un ennemi qui l'avait attaqué, tandis qu'il était occupé contre les Turcs en Hongrie, qui lui avait enlevé la Sardaigne; qu'il en demandait la restitution si l'Espagne voulait un engagement formel de sa part de n'envoyer point de troupes en Italie. Ses ministres, persuadés que le régent traitait secrètement, et ne songeait qu'à s'unir avec l'Espagne, déclarèrent que leur maître ferait la paix avec le Turc à quelques conditions que ce pût être.
La cour de Londres pressait la négociation. Elle représentait au régent qu'elle était dans sa crise; qu'il ne tenait qu'à lui de la finir par une bonne résolution qui le mettrait pour toujours en sûreté, et le délivrerait de la tutelle insupportable d'une cabale espagnole très puissante en France, et totalement occupée à sa ruine. Les ministres hanovriens soutenaient comme excellent le projet de donner l'État de Pise avec Livourne et Portolongone au duc de Lorraine, en cédant par lui à la France le Barrois mouvant. Ils ne se rebutèrent point du refus. Voyant enfin qu'ils ne réussiraient pas, ils firent un dernier effort sans espérance, mais pour se justifier auprès de l'empereur et le persuader qu'il n'avait pas tenu à leurs soins d'emporter un point qui lui était si capital, qui était le moins, ajoutèrent-ils, qu'ils pussent faire pour Sa Majesté Impériale. Avec une telle partialité on ne devait pas se flatter que l'Angleterre acceptât la proposition que le régent lui fit alors de s'unir à lui et à l'Espagne, pour forcer les oppositions de l'empereur, et d'accepter enfin le projet du traité tel qu'il était proposé. Aussi les ministres hanovriens dirent-ils nettement que, si la proposition était sérieuse, il ne restait que de rompre toute négociation; et se défiant toujours des intentions secrètes du régent, ils déclarèrent que le roi leur maître faisait dresser un plan du traité tel qu'il prétendait qu'il fût signé; que l'article de la renonciation de l'empereur et celui de la succession de la Toscane y seraient compris de la manière que Son Altesse Royale le désirait; qu'on y comprendrait aussi les engagements qu'elle devait prendre pour assurer la Sicile à l'empereur; qu'on la prierait de signer ce plan, qu'il serait ensuite envoyé à Vienne pour le faire signer à l'empereur; qu'enfin, si le régent refusait sa signature, le roi d'Angleterre saurait à quoi s'en tenir, et prendrait d'autres mesures. Ces menaces furent faites à l'abbé Dubois à Londres, en même temps que Stairs eut ordre d'expliquer à Paris, en même sens, les intentions du roi d'Angleterre.
Ce prince avait eu de grandes inquiétudes des négociations du czar avec la Suède, de ses attentions pour le roi de Prusse, de ses préparatifs par mer et par terre qu'on croyait destinés contre les Turcs; et il craignait que, très mal satisfait de lui depuis longtemps, il ne méditât quelque vengeance. Il fut enfin rassuré par la promesse qu'il en tira de fermer tout accès auprès de lui aux Anglais rebelles, et d'interdire l'entrée de Pétersbourg au duc d'Ormont, s'il s'y voulait réfugier. Georges crut savoir avec certitude que les négociations avec la Suède n'étaient fondées que sur les instances de la czarine, pour engager le czar d'écouter le baron de Gœrtz, par sa passion dominante d'assurer la succession au trône de Russie à son fils, au préjudice de son frère aîné du premier mariage. Elle avait pris des mesures auprès du roi de Suède, et engagé le czar à lui restituer une partie de ses conquêtes, moyennant quoi le roi de Suède devait garantir ce nouvel ordre de succession.
Le czar, naturellement opposé à restituer, parut sentir les remords du renversement de l'ordre naturel et légal de la succession, surtout quand il vit la joie de ses peuples au retour d'Italie du czarowitz, qui lui fit craindre même une révolution s'il poussait ce projet en faveur de son jeune fils. Il était tombé dans un chagrin extrême. Il reprochait à la czarine les embarras où le jetait son ambition pour son fils, et les peines que lui coûtait cette malheureuse affaire. Il se plaignait de ses sollicitations de faire sa paix particulière avec la Suède; il craignait la puissance et la vengeance de ses alliés dans cette guerre s'il les abandonnait. Il traitait de scélérat Menzicoff jusqu'alors son favori, avec qui la czarine était fort liée. Il en disait autant de Goertz qui avait traité avec lui de la part de la Suède, et le tenait capable de tromper et lui et son propre maître. Le roi d'Angleterre, informé de ces agitations du czar, ne le croyait pas en état de prendre des liaisons avec la Suède au préjudice de la ligue du nord, à laquelle l'impuissance plus que la volonté l'obligerait de demeurer fidèle; la bonne foi du roi de Prusse lui était également suspecte; mais ses ministres le regardaient comme un zéro (c'était leur expression), capable de rien sans l'appui du czar, ni d'oser déplaire à l'empereur sans des sûretés bien réelles. Ils espéraient tout de la témérité du roi de Suède à la veille de périr dans chacune de ses entreprises. Son entrée en Norvège, à la fin de janvier, leur parut aussi folle qu'elle l'avait semblé à ses ministres et à ses généraux qui s'y étaient tous inutilement opposés, et Gœrtz plus qu'aucun, dans la vue d'intérêt particulier qu'il avait de porter le roi de Suède vers le Holstein, pour rétablir son neveu dans cet État usurpé par le roi de Danemark. Le ministère anglais, uni à celui de Hanovre, se fondait sur ces dispositions des affaires du nord, pour montrer au régent qu'il se flatterait en vain d'y former une ligue capable de tenir tête à l'empereur; qu'il n'y avait d'alliance assurée pour Son Altesse Royale que celle dont il s'agissait actuellement; qu'elle devait donc en aplanir les difficultés; et que l'article de la Toscane n'en était pas une assez importante pour retarder une conclusion si essentielle à la France, et si nécessaire à l'Europe.
Le roi d'Espagne, loin de souscrire an projet dont il s'agissait pour, la paix, ne songeait qu'à se préparer à la guerre. Il déclarait qu'il voulait conserver la bonne intelligence avec l'Angleterre; mais il lui fit en même temps déclarer par son ambassadeur que, si elle envoyait quelque escadre dans la Méditerranée, il regarderait cette expédition comme faite contre ses intérêts, et non pour se venger du pape d'avoir fait arrêter le comte de Peterborough. Enfin, Sa Majesté Catholique exigeait du roi d'Angleterre une déclaration générale à l'égard de toute escadre anglaise qui pourrait être employée dans la Méditerranée. Il semblait qu'Albéroni, en faisant demander toutes ces sûretés, cherchait un prétexte de déclarer la guerre. Il faisait, avec empressement, tous les préparatifs nécessaires pour la commencer, cherchait chez l'étranger ce que l'Espagne ne lui pouvait fournir pour se défendre et pour attaquer, et regardait tout autre soin comme inutile. Néanmoins, malgré les assurances de Beretti, il ne put tirer aucuns vaisseaux des Hollandais. Il menaçait en même temps les Anglais et les Hollandais de la ruine de leur commerce, s'ils donnaient le moindre sujet de plainte à l'Espagne par leurs liaisons avec l'empereur. Il était si persuadé de l'effet de ces menaces qu'il regardait la négociation de Londres comme un vain amusement, et que, lorsqu'il apprit l'envoi de Nancré, il dit qu'il y serait le bienvenu, mais qu'il s'ennuierait bientôt à Madrid, et souhaiterait retourner promptement à Paris, comme il était arrivé à Monti. À l'égard du public, à qui il fallait un leurre, il fondait l'éloignement du roi d'Espagne pour la négociation commencée sur la connaissance qu'il avait des mauvais desseins et de la mauvaise foi des Allemands par la conduite tyrannique qu'ils avaient en Italie, qu'il détaillait, et parce qu'ils bloquaient actuellement les États de Parme et de Plaisance. En même temps, il exhortait le duc de Parme de souffrir ces vexations, de ne point augmenter la garnison de Parme, quoique l'Espagne en voulût bien faire la dépense; qu'il ne convenait point à un petit prince d'irriter l'empereur, main d'attendre que l'oppression de tous les princes d'Italie les obligeât d'implorer unanimement le secours du roi d'Espagne pour les affranchir de la tyrannie de l'empereur. Albéroni, sans nommer personne, espérait gagner incessamment le roi de Sicile. Il fit dire au régent que, s'il voulait s'unir au roi d'Espagne; le roi de Sicile entrerait sur-le-champ dans la même union; qu'elle suffirait pour forcer les Allemands à sortir d'Italie; que les Hollandais verraient cet événement avec plaisir et tranquillité, mais qu'ils auraient souhaité, à ce qu'il prétendait savoir, qu'immédiatement après la conquête de la Sardaigne, le roi d'Espagne eût fait marcher ses troupes à celle du royaume de Naples.
Ce cardinal n'oublia rien pour piquer les médiateurs du point d'honneur. Il leur disait que la conduite de l'empereur était pour eux le dernier mépris, puisque leur seule considération y avait suspendu le progrès des armes d'Espagne, qui sans cela auraient été en état de s'opposer avec plus de vigueur à son ambition; que la reconnaissance qu'il en témoignait à la France et à l'Angleterre était la continuation des mêmes violences, sans nul égard aux offices et à l'honneur de ces deux couronnes; qu'il était étonné que, malgré ce peu d'égards de l'empereur, le ministre d'Angleterre à Madrid lui avait fait des propositions, encore nouvellement, en faveur de l'empereur, et lui avait dit depuis deux jours que, si la médiation du roi, son maître était acceptée, il ferait en sorte d'engager l'empereur à renoncer à l'Espagne aussi bien qu'à la succession de Toscane. Sur quoi il avait répondu qu'un médiateur serait inutile lorsqu'il ne s'agirait que de telles conditions; que le roi d'Espagne ne craignait point d'être attaqué dans le continent de son royaume; que, quant à la succession de Toscane, il la regardait comme un futur contingent, persuadé que, suivant les conjonctures, toute garantie pou voit devenir inutile, dont il citait pour exemple l'effet des garanties promises pour la Catalogne et pour Majorque. L'Anglais défendit son maître par ses engagements pris avec l'empereur. Le cardinal répondit qu'il était malheureux qu'il se souvînt si bien de ses engagements avec l'empereur, et qu'il eût sitôt et si aisément oublié tant de services essentiels et de preuves d'amitié qu'il avait reçues du roi d'Espagne, dont il avait promis une reconnaissance éternelle. Il ajouta que la nation anglaise trouverait peut-être quelque peine à soutenir des engagements pris contre un prince dont elle recevait continuellement tant d'avantages considérables pour son commerce, et pris en faveur d'un autre dont elle ne pouvait que recevoir beaucoup de préjudices. Alors le ministre anglais, oubliant un peu ses ordres et son caractère, répondit, suivant le génie de sa nation, que tout bon Anglais connaissait assez la force des engagements pris avec l'empereur, qui au fond étaient considérés comme s'ils n'existaient pas. Son but néanmoins fut toujours de persuader que rien n'était plus capable d'assurer le repos public que de traiter suivant le plan proposé, et de conclure une paix dont l'exécution serait garantie par les principales puissances de l'Europe. Albéroni protestait des désirs sincères du roi d'Espagne pour une solide paix; qu'il ne faisait point la guerre pour agrandir ses États, mais pour se venger des insultes des Allemands, et pour affranchir le monde, particulièrement l'Italie, de leurs violences; que d'en chasser les Allemands, et de rendre leurs usurpations à la couronne d'Espagne, aurait à la vérité été le moyen d'assurer le repos de l'Italie et l'équilibre de l'Europe; mais que Sa Majesté Catholique, occupée seulement du bien public, était prête d'acquiescer à tout autre expédient qu'on trouverait utile et conduisant également au but qu'elle se proposait.
Albéroni s'élevait souvent contre la léthargie des puissances de l'Europe. Il condamnait l'ignorance crasse, disait-il, de ceux qui croyaient une guerre universelle nécessaire pour mettre l'empereur à la raison. Il formait un projet facile selon lui pour parvenir à ce but. Il demandait seulement que la France fournît quarante mille hommes, et s'unît aux rois d'Espagne et de Sicile pour s'opposer de concert aux entreprises des Allemands. Il assurait que, cette union faite, aucune autre puissance n'aiderait l'empereur; que les Hollandais demeureraient spectateurs; que les Anglais, retenus par l'intérêt du commerce, n'oseraient, pour complaire à leur roi, fournir à l'empereur les secours qu'il lui avait promis. Dans cette confiance, il protestait que rien ne l'empêcherait de suivre son chemin. Il avouait qu'il se flatterait d'un succès certain si la France entrait dans les projets qu'il méditait. Il écrivait au régent qu'il ne pouvait trouver d'intérêt ni de bonheur solide que dans une union avec le roi d'Espagne, la seule que l'honneur et la probité lui indiquaient; que tout autre engagement serait au contraire accompagné de déshonneur et d'opprobre. Il soutenait que l'un et l'autre se trouvaient dans ce qui se proposait à Londres; que les garanties des successions de Parme et de Toscane, dont les souverains et un successeur de chacun étaient pleins de vie, étaient des sûretés imaginaires; qu'il serait nécessaire, avant d'entrer en négociation, de proposer des moyens plus solides d'empêcher ces États de tomber entre les mains de l'empereur lorsque ces successions viendraient à s'ouvrir.
Le bruit du prochain envoi de Nancré à Madrid s'y étant répandu, les ministres étrangers qui y résidaient en prirent de l'inquiétude, et interrogèrent Albéroni sur les dispositions qu'ils crurent voir à quelque nouveau traité. Il répondit qu'il était vrai que Cellamare l'avait averti du voyage que Nancré se disposait à faire, mais que le motif en était inconnu à l'ambassadeur et à lui-même, que le temps l'éclaircirait, et qu'il protestait cependant non comme ministre, mais comme homme d'honneur, qu'il n'en avait pas la moindre connaissance. L'empressement des dispositions qu'il faisait pour la guerre, et qui coûtaient beaucoup, répondait à son éloignement de la paix. On y remarqua néanmoins un ralentissement, qui fut attribué aux scrupules du roi d'Espagne et aux représentations de son confesseur. Mais Aubenton, dont Albéroni était bien sûr, n'aurait osé proposer au roi d'Espagne d'autres points de conscience que ceux qui convenaient aux intérêts du cardinal. Lui-même attendait peut-être quelques changements aux projets dont il était question. Cellamare et le comte de Provane, envoyé du roi de Sicile à Paris, ne cessaient de détourner le régent des mesures qu'il voulait prendre avec l'empereur et l'Angleterre, et de le presser d'en prendre d'autres, qu'ils représentaient comme plus honorables et plus sûres pour s'opposer aux desseins de l'empereur. Ils prétendirent que le régent, acquiesçant à leurs raisons, leur avait promis deux choses: l'une d'augmenter incessamment l'infanterie française, l'autre d'envoyer à Vienne de la part du roi; mais ils n'eurent pas longtemps cette espérance, qui les avait fort flattés, du peu d'effet qu'aurait la négociation d'Angleterre. Il ne fut pas question de l'augmentation de l'infanterie. Cellamare crut avoir pénétré que les ministres des finances et même le maréchal de Villars avaient représenté la facilité de la faire du jour au lendemain, dès que cela serait nécessaire, et l'inconvénient de charger de ce surcroît les finances si chargées de dettes avant la nécessité. Sur ce fondement, il fut répondu à Cellamare que les forces impériales qui étaient en Italie n'étaient pas à craindre, et qu'elles ne passaient pas vingt mille hommes, suivant les traités. Sur l'envoi à Vienne on lui dit qu'il s'y était trouvé deux difficultés: la répugnance invincible de Biron qui avait été choisi, dont l'ambassadeur fut bien aise, parce que Biron était beau-père de Bonneval, et qu'on supposait que les ministres du roi ne jugeaient pas convenable d'envoyer à Vienne, sans charger celui qui y irait de propositions préliminaires pour procurer un accommodement raisonnable entre l'empereur et l'Espagne.
Cellamare se plaignait, comme d'un reproche injuste, [de] celui que la France faisait à l'Espagne de renouveler les hostilités et les troubles de l'Europe. Il reprochait lui-même aux Français de se laisser tellement frapper de la crainte de la puissance des Allemands, qu'il semblait que ceux qui avaient part aux affaires eussent toujours devant les yeux le fantôme formidable de la dernière ligue, qui rendait inutiles les meilleures raisons, en sorte que la terreur des forces ennemies persuadait bien plus que l'intérêt de l'État. Il disait que le régent, seul capable de calmer ces frayeurs, était poussé par une force secrète, dont la source était dans son intérêt particulier différent de celui de l'État. Persuadé que le moyen de l'en détourner était de l'engager à l'exécution des deux points dont on vient de parler, il en obtint, le 13 janvier, une audience particulière, dans laquelle il insista sur ces deux points qu'il prétendit qu'on lui avait promis, et au plus tôt. Sur le premier le régent répondit qu'il donnerait toute son attention à choisir un sujet capable de se bien acquitter de l'emploi de Vienne; que cependant, avant de le nommer, il voulait avoir encore des réponses de l'abbé Dubois, et savoir les intentions du roi d'Angleterre plus précisément qu'il n'en était instruit. Sur le second, il dit à Cellamare, mais comme en confidence intime, que, suivant l'avis de ceux qu'il avait chargés des affaires de la guerre, même de plusieurs officiers généraux, il avait abandonné sa première idée d'augmenter de dix hommes chaque compagnie d'infanterie; que, prenant un expédient plus conforme à l'épuisement des finances, son dessein était de former un corps de soldats de milices de soixante mille hommes commandés par les officiers réformés que le roi entretenait, avec quoi il comptait pouvoir mettre aisément en campagne les cent quatre-vingts bataillons que le roi avait à sa solde. Cellamare combattit ce projet, puis voyant ses objections inutiles, il représenta qu'il ne suffirait pas de prendre des précautions pour la sûreté de l'Italie, si Son Altesse Royale ne les faisait savoir au roi de Sicile à temps, parce que, se croyant abandonné, il était vraisemblable qu'il ferait quelque démarche, où on ne pourrait plus remédier quand une fois l'engagement serait pris. L'ambassadeur obtint du régent promesse d'en parler à Provane; mais, peu content de son audience, il voulut remonter à la source du changement qu'il trouvait. Il crut avoir pénétré que le maréchal de Villars et Broglio avaient proposé l'expédient des milices dans la vue d'empêcher une nouvelle guerre, la France n'ayant rien à craindre du trouble que l'empereur pouvait apporter au repos de l'Italie, ni de ses entreprises contre le roi de Sicile. Cette opinion, frondée par Cellamare, était, disait-il, celle d'un petit nombre de gens peu éclairés, et mal instruits des véritables intérêts de l'Europe, dont le maréchal d'Huxelles et la partie la plus judicieuse du ministère raisonnaient selon lui avec plus de justesse, et trouvaient que le roi avait grand intérêt de s'opposer aux ambitieux desseins des Allemands, quoiqu'il ne dût recourir à la force qu'après avoir tenté tous les moyens possibles de parvenir à un accommodement raisonnable.
Je me suis toujours étonné qu'un homme d'autant d'esprit, de perspicacité, d'application que Cellamare, et qui n'était pas nouvellement arrivé, assez mêlé de plus dans la bonne compagnie, et qui savait en profiter, se trompât si lourdement dans ses conjectures et dans ce qu'il croyait avoir pénétré. Le mystère toutefois n'était pas difficile. L'intérêt particulier ne dominait point le régent qui voulait et allait sincèrement au bien de l'État; mais il l'était par l'abbé Dubois, qui l'avait infatué de bonne heure de l'Angleterre, aidé du duc de Noailles et de Canillac dans les commencements, qui tous trois avaient stylé Stairs à lui parler d'un ton à lui imposer, lequel en avait su si bien profiter qu'il en abusa sans cesse, et réduisit en assez peu de temps le régent à le craindre, et à n'oser, pour ainsi dire, branler devant lui, appuyé de plus en plus, et conduit par l'abbé Dubois à mesure qu'il croissait lui-même. Dubois, qui ne se souciait ni de l'État ni de son maître que pour sa fortune, et qui de grand matin, comme on l'a vu, ne l'avait espérée que par l'Angleterre, la voyait par là en grand train, et nulle espérance par ailleurs. Il avait ainsi repris son ancien ascendant sur M. le duc d'Orléans; cet ascendant se fortifiait sans cesse par le commerce d'affaires qu'il tirait tout à soi, mais qu'il ne pouvait embler que relativement à celles d'Angleterre. L'esprit, les raisons, le bon sens emportaient quelquefois le régent d'un autre côté, mais pour des moments. Un propos de Stairs, qui se faisait jour chez lui avec audace, et qui était informé à point de l'intérieur par les valets affidés à Dubois, une dépêche de cet abbé renversaient à l'instant les idées que le régent avaient prises, et l'attachaient de nouveau à l'Angleterre. C'était l'unique cause du changement que Cellamare cherchait à démêler. Le maréchal de Villars ne fut jamais Anglais, mais toujours Espagnol. D'ailleurs, c'était l'homme du monde que le régent consultait le moins, et qui, pour en dire le vrai, méritait moins de l'être, par son incapacité en affaires et la légèreté de son sens. Broglio n'était plus de rien depuis ses deux projets dont j'ai parlé, et dont M. le duc d'Orléans se repentit toujours. Broglio, retombé au bas étage des roués, fut encore trop heureux d'y être souffert, et n'en remonta plus. Cette remarque suffit pour éclaircir bien des choses sur les affaires étrangères, dont il faut reprendre le cours.