CHAPITRE XVI.

1718

Négroni, odieux à la France, nommé vice-légat d'Avignon sans participation de la France, contre la coutume établie. — Ottobon veut lier avec Albéroni. — Nouvelles scélératesses de Bentivoglio. — Le pape refuse au cardinal Albéroni les bulles de l'archevêché de Séville. — Audace, plan, propos d'Albéroni uni d'attachement et de sentiment au duc de Parme. — Manèges réciproques entre le régent et Cellamare, qui le veut entraîner dans la guerre avec l'Espagne contre l'empereur. — Concert entre Cellamare et Provane. — Ils découvrent le mariage proposé de M. le duc de Chartres avec une soeur du roi de Portugal sans succès par les difficultés du rang. — Objets des ministres d'Espagne. — Corsini envoyé du grand-duc à Paris; quel; passe à Londres pour y faire des représentations inutiles. — Le régent s'ouvre à Provane de l'état de la négociation de Londres. — Sentiment de Cellamare là-dessus. — Plaintes de la cour de Vienne de la France, et ses propositions sur la Toscane appuyées des Anglais. — Quel était Schaub. — L'empereur répond par de fortes demandes aux demandes préliminaires de l'Espagne, et y est appuyé par l'Angleterre. — Manèges et souplesses de Stanhope. — Langage de l'abbé Dubois à Monteléon. — Il lui envoie avec précaution le modèle d'un billet à Albéroni en faveur de Nancré et de sa négociation, qu'Albéroni méprise, averti par Monteléon. — Conversation de Monteléon avec Stanhope qui le veut tromper, puis éblouir sur la destination de l'escadre anglaise. — Monteléon tâche à prendre d'autres mesures pour arrêter l'effet de cet armement. — Sagacité de Monteléon. — Fermes réponses des ministres de Sicile à Paris et à Londres à l'égard de la conservation de cette île à leur maître. — Plaintes et mouvements de Cellamare. — Monti peu satisfait du régent. — Monteléon, sur des ordres réitérés, fait à Londres les plus fortes déclarations sur la destination de l'escadre. — Efforts d'Albéroni en Hollande. — Ses sentiments sur les traités d'Utrecht. — Ses vanteries. — Cache bien où il veut attaquer. — Sagacité de l'abbé del Maro. — Beretti trompé ou trompeur sur la Hollande. — Sage avis de Cellamare à Albéroni sur la France. — Propos publics de Cellamare; retient sagement Provane; dit à Nancré qu'il ne réussira pas.

Une affaire de peu de conséquence donna lieu à augmenter les brouilleries que la constitution causait depuis trop longtemps entre Rome et la France. La vice-légation d'Avignon vaquait. Avant d'y nommer, les papes faisaient toujours donner au ministre du roi à Rome les noms de ceux entre lesquels il voulait choisir pour n'y pas envoyer un légat désagréable, prévenir le roi sur le nouveau vice-légat, et lui concilier une protection dont il avait besoin dans un État aussi peu étendu, enclavé de toutes parts dans ceux du roi. Malgré cet usage le pape crut devoir profiter d'un temps de faiblesse et de minorité, plus encore d'un temps où on se croyait tout permis à Rome contre la France, pour secouer ce qu'il voulut trouver être servitude. Ainsi il nomma le prélat Négroni sans en avoir rien fait dire au cardinal de La Trémoille. Tout le mérite du nouveau vice-légat était d'être neveu du cardinal Négroni, si noté par l'extravagance de ses emportements contre la France. Apparemment que le pape crut aussi que plus ce vice-légat serait reconnu partial contre la France, plus le public serait persuadé qu'elle n'avait point de part à sa nomination. Quelque attention qu'eût le cardinal de La Trémoille à plaire à Rome et à prévenir les moindres sujets de plaintes, il ne laissa pas de s'apercevoir de l'impossibilité de dissimuler cette innovation. Quelque peu disposé qu'il fût à se plaindre du pape, il osa néanmoins le faire. On se plaignit aussi à Rome de cette prétention, quoique si bien fondée et si établie par l'usage. On ajouta que depuis quelques années les vice-légats d'Avignon étaient au moins soupçonnés en France de favoriser les fabrications de fausse monnaie dans le royaume, et de leur donner asile dans le comtat; que Négroni était rigide, attentif, prudent, fort instruit des matières criminelles, et très propre à écarter les faux-monnayeurs. On comptait à Rome pouvoir impunément entreprendre tout contre la France; ceux même qui devaient être le plus attachés à la couronne par les bienfaits qu'ils en avaient reçus cherchaient des protections étrangères.

Le cardinal Ottobon, qui en était si comblé, écrivit au cardinal Albéroni, sous prétexte de zèle pour le bien de l'Italie, pour lui proposer d'établir et d'entretenir un commerce de lettres avec lui. D'ailleurs aucun des cardinaux regardés comme Français ne s'employait à pacifier les troubles que les véritables ennemis de la France cherchaient à susciter dans le royaume, sous ombre de maintenir la bonne doctrine en soutenant la constitution. Bentivoglio, le plus enragé de tous, ne se contentait pas d'interpréter faussement, à son escient même, les intentions du régent sur les affaires de Rome. Fâché d'avoir eu ordre de le remercier de ses offices en Angleterre sur le ressentiment et les menaces de vengeance de la détention de Peterborough, il prétendit que ce prince n'avait agi que parce qu'il savait parfaitement que le roi d'Angleterre ne songeait nullement à se venger du pape; que si les bruits d'un armement de mer étaient évanouis, on ne le devait attribuer qu'aux menaces de Monteléon, et à la juste crainte des Anglais de voir leur commerce interrompu. Ce nonce ajoutait qu'il fallait faire connaître le juste prix des services que le régent rendait au pape; et sur cette supposition, il se croyait en droit, même obligé de donner de fausses couleurs à toutes les démarches de Son Altesse Royale dont le pape aurait dû lui savoir le plus de gré.

Bentivoglio ramassait tous les discours que le public mal instruit tenait sur les affaires d'Angleterre, et les donnait comme des vérités. Il avançait hardiment que, sous prétexte de concilier et de terminer les différends entre l'empereur et le roi d'Espagne, le régent songeait uniquement à s'unir et à faire des ligues avec les puissances principales de l'Europe, pour être secouru d'elles en cas d'ouverture à la succession à la couronne; qu'il voulait sur toutes choses prévenir une alliance entre l'empereur, le roi d'Espagne et le roi de Sicile, empêcher que ces princes ne convinssent entre eux pour leurs intérêts communs de faire monter le roi d'Espagne sur le trône de France, et celui de Sicile sur le trône d'Espagne, suivant la disposition des traités d'Utrecht. On ne démêlait point encore la vérité de celui qui se négociait à Londres. Toutefois on en savait assez pour donner au nonce lieu de dire qu'on offrait à l'empereur la Sicile, avec promesse de le laisser agir en Italie comme il le jugerait à propos pour ses intérêts sans y former le moindre obstacle; qu'on promettait au roi de Sicile des récompenses dans le Milanais avec le titre de roi de Lombardie; et qu'on espérait endormir le roi d'Espagne, en le flattant d'établir en faveur de ses enfants du second lit des apanages considérables en Italie, tels que les États de Toscane, de Parme et de Plaisance. Bentivoglio, ajoutant ses réflexions à ce qu'il croyait savoir du traité d'alliance, concluait que, si des projets si légèrement formés, si difficiles à exécuter, étaient cependant accomplis, la France en serait la victime, parce qu'elle aurait elle-même contribué à rendre ses ennemis trop puissants; qu'en cet état ils feraient ce qu'ils croiraient le plus avantageux pour eux, non ce qu'ils auraient promis, et ce qu'ils seraient engagés de faire en vertu de l'alliance. Ces affaires, étrangères à celles de la constitution, étaient comme des épisodes que le nonce employait pour animer la cour de Rome contre la conduite du régent, et pour faire comprendre au pape que le nombre de ses partisans augmenterait en France, à mesure que celui des ennemis de Son Altesse Royale grossissait par les négociations qu'elle faisait avec les étrangers. Sur ce fondement, il ne cessait d'empoisonner tout ce qui se passait en France, et de porter le pape à tout ce qu'il pouvait de plus violent sur les affaires de la constitution.

Le pape, continuant de penser qu'il ne pouvait apaiser l'empereur qu'en se montrant irrité contre l'Espagne, voulut le paraître extrêmement contre lés ministres du roi d'Espagne, qui se portaient, disait-il, contre l'autorité ecclésiastique et contre celle du saint-siège. Le roi d'Espagne ayant nommé le cardinal Albéroni à l'archevêché de Séville, Sa Sainteté se porta à un plus grand éclat. Elle lui en refusa les bulles, et lui fit dire qu'elle les lui aurait accordées, si, dans le temps qu'elle était sur le point de les proposer au consistoire, elle n'eût appris que l'évêque de Vich et un autre avaient été chassés violemment de leurs diocèses par ordre du roi d'Espagne. Ce frivole prétexte ne trompa personne; tout le monde pénétra aisément le vrai motif du refus. Il n'y eut que les Impériaux qui ne voulurent pas en convenir; mais les plaintes du pape firent peu d'effet à Madrid. Albéroni insista sur les raisons que le roi d'Espagne avait eues de ne pas répondre au bref du 25 août, parce qu'il n'aurait pu le faire qu'en termes amers, et à peu près dans le sens que le public s'était expliqué sur cette pièce quand il l'avait vue dans les gazettes. Ce cardinal prétendait même avoir rendu un grand service au pape d'avoir gardé ce bref entre ses mains, parce qu'il ne pouvait produire qu'un effet pernicieux. Il s'applaudissait par avance de l'obligation que Rome lui avait de ne s'être pas laissé endormir par les pièges des Impériaux, et de ce que le roi d'Espagne serait incessamment maître de l'Italie; mais il exhortait en vain le pape et les princes d'Italie à profiter, par l'union, la force et le courage, des desseins trop déclaras de l'empereur par ses dernières réponses au nonce de Vienne.

Le duc de Parme, le plus faible et le plus menacé de tous, et qui s'était attiré la colère de l'empereur par le mariage de la reine d'Espagne et par les offices qu'il avait rendus pour la promotion d'Albéroni à Rome, désirait d'être secouru d'argent, pour mettre au moins Plaisance hors d'insulte. Son ministre était maître absolu en Espagne; il lui devait les commencements de cette fortune, et beaucoup encore sur son cardinalat. Il paraissait avoir en vue les intérêts de son premier maître; il suivait ses maximes, et pensait comme lui qu'il était impossible que l'Italie fût tranquille tant que les Allemands y conserveraient une seule place. Sur ce fondement, il traitait de verbiages et d'illusoire le plan proposé à Londres. Il disait qu'il n'était pas étonné de voir le roi d'Angleterre agir sous main en faveur de l'empereur, parce que depuis longtemps les engagements publics et secrets de l'électeur de Hanovre avec la maison d'Autriche étaient parfaitement connus; mais qu'il était difficile de comprendre que le régent, sensible à l'honneur, aimant la gloire et connaissant ses véritables intérêts, prît des partis si opposés à des considérations si puissantes, qu'il choisît des routes si dangereuses pour lui, et que, se laissant aller à des conseils de gens qui ne songeaient qu'à leurs propres intérêts, il fermât les yeux à ses propres lumières pour se laisser conduire dans le précipice. Le cardinal assurait que, loin de réussir par de telles routes, le régent verrait la guerre civile allumée dans le sein de la France. Ce présage alors ne paraissait fondé que sur le génie des Français, portés à se faire la guerre entre eux quand ils ne sont pas occupés par des guerres étrangères; et comme la crainte d'engager le royaume dans une guerre nouvelle avec les étrangers était l'unique motif qui avait obligé Son Altesse Royale à travailler aux moyens de ménager la paix entre l'empereur et l'Espagne, Albéroni, loin d'approuver cette crainte juste mais peu conforme à ses idées, la traitait de terreur panique et s'épuisait en raisonnements. Il croyait intimider le roi d'Angleterre par la fermentation qui régnait chez lui, et se savait gré d'avoir menacé Bubb, à Madrid, de donner de puissants secours au Prétendant. Il voulait engager le régent à parler sur le même ton à Georges. Il disait que, s'unissant au roi d'Espagne, il lui ferait dépenser bien des millions en Italie, qu'il garderait certainement pour des occasions plus éloignées, si Son Altesse Royale s'amusait encore à des négociations frivoles, comme il paraissait par le départ prochain de Nancré pour se rendre à Madrid. En même temps, il tâchait de faire répandre que, sur l'article des négociations pour la paix, il n'était pas maître de l'esprit du roi d'Espagne; que non seulement là-dessus, mais en beaucoup de choses qui ne regardaient que des affaires particulières, il avait fort à le ménager et à compter avec lui.

Ces discours modestes d'Albéroni ne firent nulle impression à Paris ni à Londres; on était très persuadé, parce que lui-même l'avait dit plusieurs fois, qu'en grandes comme en petites choses il disposait absolument de la volonté du roi d'Espagne. L'opinion en était confirmée par les ordres que recevaient les ministres d'Espagne et par la manière dont ils expliquaient les intentions du roi leur maître. Cellamare ne parlait que de tirer la France de sa léthargie. Il employait auprès du régent Monti, nouvellement arrivé d'Espagne, qu'on croyait fort avant dans la confidence d'Albéroni. Il ne s'agissait point de négocier sur aucun plan de paix, de changer ou de modérer les conditions d'un traité. Les vues, et tous les discours de Cellamare au régent n'allaient qu'à le convaincre de la nécessité d'une union inaltérable entre la France et l'Espagne, et de ne pas compter que les insinuations ni les offices des médiateurs détournassent les Allemands des projets qu'ils pourraient faire pour troubler le repos de l'Italie. Le régent convenait de tous les avantages de l'union des deux branches de la maison royale. Il ajoutait même que, si les offices étaient inutiles, la France emploierait ses forces pour empêcher un mal que la persuasion n'aurait pu détourner. Cellamare ne se reposait pas sur de pareilles assurances. Il les trouvait contredites par la conduite de l'abbé Dubois, qui agissait seul à Londres sans aucun concert avec Monteléon, en sorte que le roi d'Espagne ne recevait ni de Paris ni de Londres aucune communication de ce qui se passait à Londres par rapport à ses intérêts. Cellamare faisait les mêmes plaintes pour lui-même, et jugeait de ce silence que les réponses que l'empereur avait faites ne pouvaient être acceptées en Espagne, et que le voyage de Nancré, qu'on pressait de partir pour Madrid, serait inutile. Le régent l'assura cependant qu'il ordonnerait à l'abbé Dubois de confier à Monteléon le plan et l'état de la négociation. Mais Son Altesse Royale ne voulut point s'ouvrir sur les nouvelles qu'elle venait de recevoir de Vienne parle secrétaire de Stanhope, qui tenaient Cellamare dans une grande curiosité. Il en reçut encore une assurance positive que Nancré ne partirait pas de Paris sans porter avec lui un plan de paix dont le roi d'Espagne eût lieu d'être satisfait. L'ambassadeur prétendit que Nancré lui avait dit de plus qu'on obligerait la cour de Vienne de recevoir ce plan de gré ou de force; mais il demeurait persuadé que le régent aurait grand'peine à s'y résoudre, qu'il serait mal secondé par la cour de Londres, dont il était souvent obligé de combattre les idées et les propositions. Le régent lui fit même valoir la fermeté de l'abbé Dubois, et dit que c'était pour s'en plaindre que Stanhope avait envoyé son secrétaire, espérant le trouver plus facile que son ministre. Cellamare ne le croyait pas. Fortifié de Monti, ses représentations ne tendaient point à modifier les conditions du traité, mais à faire voir la nécessité de prendre les armes, et de prévenir la conclusion de la paix entre l'empereur et les Turcs. Elle était encore éloignée. Paris, plein de raisonnements politiques, croyait avec Cellamare qu'elle était aisée à détourner, en employant le crédit et les talents de Ragotzi et la force de ses partisans en Hongrie, et de leur animosité contre la maison d'Autriche. Cellamare disait que c'était par des motifs de passion particulière que des Alleurs, nouvellement revenu de Constantinople, décriait le prince Ragotzi, et que le maréchal de Tessé était au contraire le seul qui jugeât sainement de l'utilité d'une diversion qu'on pourrait exciter en Hongrie par le moyen des mécontents. Il flattait ainsi les idées d'Albéroni, qui semblait compter sur la continuation de la guerre de Hongrie, et sur le secours dont elle lui serait pour l'exécution de ses desseins.

Comme il paraissait encore alors que les intérêts du roi d'Espagne et ceux du roi de Sicile étaient parfaitement unis, la même union régnait aussi entre leurs ministres à Paris. Provane disait à Cellamare que son maître s'exposerait aux plus grands dangers plutôt que de consentir à l'échange de la Sicile. Cellamare faisait agir Provane, soit auprès du régent pour le disposer plus favorablement pour l'Espagne, soit auprès des ministres étrangers résidents lors à Paris, qu'il croyait à propos de ménager. Il sut par là que l'ambassadeur de Portugal avait dit que le régent avait fait proposer le mariage de M. le duc de Chartres avec l'infante, soeur du roi de Portugal, et qu'il s'y trouvait des difficultés sur le rang de M. le duc de Chartres. Cette affaire n'était qu'un incident. Toute l'attention des ministres d'Espagne se portait sur la négociation de Londres. Ils regardaient Georges comme un ennemi, et livré à l'empereur pour ses intérêts d'Allemagne. Ils y voulaient opposer ceux de la nation anglaise pour leur commerce, et persuader les membres du parlement de s'opposer au départ des vaisseaux destinés pour la Méditerranée, comme à une résolution capable de causer une rupture et d'entraîner la ruine totale du commerce. Ils pénétraient, mais ils ne savaient encore qu'imparfaitement les points et les difficultés de la négociation. Cellamare et Provane commençaient à découvrir par les bruits publics qu'il s'agissait d'échanger la Sicile avec la Sardaigne, et se plaignaient tous deux de la liberté que se donnaient les médiateurs de disposer d'États dont ils n'étaient pas les maîtres. Les princes d'Italie, quoique fort alarmés, faisaient peu de mouvements. Enfin, le grand duc envoya ordre à son envoyé à Paris de passer à Londres, et d'y représenter l'injustice de disposer de ses États contre son gré. Ceux qui connaissaient le négociateur jugèrent peu favorablement de son succès. D'ailleurs, les choses étaient trop avancées pour attendre quelque changement. Cet envoyé du grand-duc était Corsini, qui est devenu cardinal et premier ministre à Rome, sous le pontificat de son oncle Clément XII, douze ans après. M. le duc d'Orléans expliqua lors à Provane de quoi il était question, mais verbalement. Provane aurait souhaité le plan du traité par écrit. Il se plaignit à Stairs de l'appui que le roi d'Angleterre donnait à l'échange de la Sicile. La réponse fut simplement en termes fort généraux. Cellamare, instruit par Provane, dit à Nancré que, s'il ne portait à Madrid des propositions plus avantageuses que celles dont on le disait chargé, il ne devait pas être étonné de ne pas réussir. Il se vanta même d'avoir convaincu Nancré, qui néanmoins partit.

La cour de Vienne prétendait que le plan sur lequel on négociait à Londres était absolument différent de celui que l'abbé Dubois avait proposé, et [dont il] était convenu à Hanovre. Elle se plaignait aussi d'entendre dire de tous côtés que, si l'empereur ne consentait pas aux demandes de la France, cette couronne se joindrait à l'Espagne pour lui faire la guerre. Cette espèce de menace blessait sa hauteur. Elle menaçait de son côté de se rendre plus difficile, si elle parvenait à faire la paix avec la Porte avant la conclusion du traité qui se négociait à Londres. Les ministres de Georges semblaient appuyer les menaces des Impériaux. Non seulement Saint-Saphorin les trouvait bien fondées, et tâchait d'alarmer le régent mais Stairs, secondé d'un Suisse, grand fripon, nommé Schaub, qui avait servi de secrétaire à Stanhope et qu'on renvoyait de Londres à Vienne, parlait haut dans les conférences qu'ils eurent tous deux avec le régent. Quelque avantageuse que fût à l'empereur la médiation d'un roi d'Angleterre, électeur de Hanovre, si partial en sa faveur par tant de raisons générales et personnelles, l'empereur n'en paraissait que plus difficile; et retardait l'utilité qu'il devait se promettre de la conclusion du traité, par ses demandes. Il prétendait qu'avant toutes choses le roi d'Espagne retirât ses troupes de la Sardaigne, et qu'il la remît en dépôt entre les mains d'un prince neutre, pour la garder en dépôt jusqu'à ce que toutes les conditions de la paix fussent réglées. Le roi d'Angleterre était le prince que l'empereur indiquait, parce qu'il n'en pouvait choisir un dont il fût plus sûr, et d'ailleurs cet honneur, disait-il, était dû à ce prince par la manière dont il se portait pour le succès de la négociation. Outre ce dépôt, l'empereur demandait que, le grand-duc venant à mourir, ses États fussent démembrés, ne pouvant consentir qu'un prince de la maison de France possédât toute la Toscane telle qu'elle était possédée par la maison de Médicis. Il voulait donc faire revivre l'ancienne république de Pise. Il voulait de plus que Livourne fût érigée en ville libre sous la protection de l'empire. Il comptait par ces propositions engager encore plus en sa faveur les puissances intéressées au commerce du Levant; et véritablement les plus confidents ministres du roi d'Angleterre les appuyaient, jusqu'au point de représenter au régent qu'il s'exposerait à faire échouer la négociation s'il s'opiniâtrait à la totalité de l'expectative des États du grand-duc pour un des fils de la reine d'Espagne, et disaient que souvent on n'obtenait rien pour trop demander. Saint-Saphorin y joignait les menaces, en faisant revenir au régent par l'Angleterre que les conférences pour là paix entre l'empereur et le Grand Seigneur s'allaient ouvrir; que les conditions de part et d'autre en seraient bientôt réglées, les deux parties désirant également la fin de la guerre; que, si ce n'était pas une paix définitive, ce serait une trêve de quatre ou cinq ans, chacun demeurant dans la possession où il se trouvait; que la cour de Vienne, débarrassée de la guerre de Hongrie, deviendrait encore plus difficile avec l'Espagne.

Le roi d'Espagne avait demandé deux conditions préliminaires: l'une que l'empereur promît de ne plus envoyer de troupes en Italie, l'autre de n'y plus exiger de contributions des princes. Les Impériaux répondaient à la première qu'il était étonnant que ce prince prétendît imposer à l'empereur la nécessité de ne point envoyer de troupes en Italie, quand elles y étaient le plus nécessaires pour la conservation de ses États, que l'Espagne avait attaqués au préjudice de la neutralité; qu'elle continuait d'armer, et que, si elle voulait empêcher l'empereur d'envoyer des troupes en Italie, il fallait qu'elle discontinuât auparavant ses armements par mer et par terre, qu'elle promît elle-même de demeurer en repos, et que, pour sûreté de sa parole, elle remît la Sardaigne en dépôt au roi d'Angleterre. Quant aux contributions, il y fut répondu que l'empereur ne les avait demandées qu'en vertu d'un résultat de la diète de l'empire, fondé sur la nécessité de soutenir la guerre contre l'ennemi commun de la chrétienté; qu'il était juste que toute puissance dépendante de l'empire, comme étaient les princes d'Italie, concourussent aux besoins et aux succès de cette guerre; et que ce n'était point agir contre la neutralité que d'exiger d'eux des contributions pour cet effet; qu'enfin, si l'Espagne réparait les infractions qu'elle avait faites à la neutralité, et qu'elle cessât d'en commettre de nouvelles, l'empereur cesserait aussi d'exiger aucunes sommes des princes d'Italie, n'étant pas juste que, pendant que l'empereur se lierait les mains, le roi d'Espagne se crût le maître d'agir librement comme il croirait convenir à ses intérêts. Ces réponses de l'empereur furent non seulement goûtées à Londres, mais particulièrement appuyées du roi d'Angleterre et de ses ministres.

Stanhope n'oublia rien pour intimider Monteléon, et par lui le roi d'Espagne, en lui représentant les suites funestes de la guerre que ce prince voulait allumer en Italie, qui, en deux ans, deviendrait générale, ferait revivre les droits de l'empereur sur l'Espagne, ceux de Philippe sur la France, et qu'il se trouverait peut-être des princes qui prétendraient aussi régler la succession d'Angleterre; et que le seul moyen d'éviter tant de maux était de terminer les différends entre l'empereur et l'Espagne de manière que le roi d'Espagne pût être satisfait, et que la négociation entreprise à Londres eût un heureux succès. Il employait les espérances et les menaces. Quelquefois il promettait que, si l'empereur se rendait trop difficile, le roi d'Angleterre se croirait dégagé de toute garantie; il disait la même chose si les refus venaient de la part du roi d'Espagne. Stanhope cependant avait l'adresse de faire voir un penchant particulier pour l'Espagne; ou bien Monteléon voulait le faire croire à Madrid, soit pour se faire un mérite d'avoir su gagner un des principaux ministres de Georges, soit pour donner plus de poids aux insinuations qu'il faisait de temps en temps au cardinal Albéroni, mais toujours en tremblant pour le porter à la paix: II était persuadé que ce cardinal ne la désirait pas, dont la preuve était le silence qu'il gardait à son égard, à lui qui était le seul ministre du roi d'Espagne à portée de veiller à la négociation; et de ménager les intérêts du roi son maître. Il fallait pour y réussir qu'il fût instruit de ses intentions, et il les ignorait absolument; en sorte que Stanhope le pressant pour savoir enfin ce que Sa Majesté Catholique demandait, il était obligé de répondre en termes généraux, et de se servir de son esprit pour cacher le peu de confiance que sa cour avait en lui. Il était instruit néanmoins de ce qui se passait, mais par Stanhope et par Dubois. Cet abbé l'assurait que le régent communiquerait tout au roi d'Espagne; que c'était le principal objet de la, mission de Nancré; qu'il agirait à Madrid d'un parfait concert avec Albéroni; et que, jusqu'à ce qu'il sût par lui les intentions du roi d'Espagne, le régent différerait de consentir au projet qui lui était proposé par les Anglais. Voulant donner à Monteléon une preuve de la confiance qu'il prenait en lui, il lui dit qu'il reconnaissait en tout la partialité des ministres hanovriens et des Anglais de leur parti pour la cour de Vienne; qu'il remarquait qu'ils oubliaient souvent leurs intérêts pour favoriser celui de l'empereur. Il excitait Monteléon à redoubler ses assiduités auprès de Stanhope, pour animer davantage son penchant pour l'Espagne. Désirant disposer Albéroni favorablement pour Nancré, il pria l'ambassadeur d'en écrire à ce premier ministre en termes qui le disposassent favorablement pour la négociation, et le prévinssent en faveur du négociateur. Il parut même qu'il craignit de s'en rapporter à lui, car il lui envoya par Chavigny le modèle du billet qu'il le pria d'écrire à Madrid, et pour plus de sûreté, de lui en renvoyer la minute. Ce billet était conçu dans les termes suivants :

« L'abbé Dubois, que je sais de bonne part s'intéresser à votre gloire particulière, conjure V. E. de bien peser ce que le sieur de Nancré lui dira, et de ne perdre pas cette occasion de réunir la France, l'Angleterre et la Hollande avec l'Espagne, contre l'empereur, ce qui arrivera infailliblement si elle donne les mains à ce que ces trois puissances lui proposeront, soit qu'ensuite l'empereur l'accepte ou qu'il le refuse. »

Malgré ces précautions prudentes, Albéroni sut que le billet n'était pas du style de Monteléon, que l'abbé Dubois l'avait dicté, et cependant n'en fit pas grand cas. Peut-être Monteléon lui-même eut-il quelque part au peu d'impression que firent les protestations de l'abbé Dubois; car il est certain que cet ambassadeur prétendit avoir découvert (on dit [du] moins qu'il l'écrivit à Madrid) que la France et l'Angleterre s'étaient promis réciproquement de demeurer unies pour soutenir le projet du traité, et d'employer leurs forces pour obliger l'Espagne à l'accepter si elle y résistait.

Quoi qu'il en soit, le roi d'Angleterre continuait d'armer par mer. On disait sans mystère que l'escadre, qui serait de onze navires de guerre, était destinée pour la Méditerranée, où elle se joindrait à sept autres navires que l'Angleterre avait déjà dans cette mer. Le roi d'Espagne fit demander à quel usage l'Angleterre destinait cette escadre; et comme jusqu'alors les ministres anglais s'étaient contentés d'assurer en général que l'intention du roi leur maître était d'entretenir la paix et la bonne intelligence avec Sa Majesté Catholique, Monteléon eut ordre de les engager à lui donner quelque parole plus précise. Il pressa donc Stanhope de lui déclarer par écrit, au nom du roi d'Angleterre, que l'escadre qu'il faisait armer, non seulement ne serait pas employée contre les intérêts du roi d'Espagne, mais même qu'elle ne passerait pas dans la Méditerranée. Comme Stanhope répugnait à donner une pareille déclaration, Monteléon lui proposa, pour tout expédient, d'ordonner au colonel Stanhope, alors envoyé d'Angleterre à Madrid, de la faire, ou tout au moins de s'expliquer clairement au cardinal Albéroni sur la destination de l'escadre. L'une et l'autre de ces propositions fut également rejetée. Stanhope voulut faire croire à Monteléon que le seul objet du roi d'Angleterre était d'obtenir du pape la satisfaction qu'il lui avait demandée pour l'enlèvement de Peterborough; qu'il ne doutait pas qu'elle ne lui fût accordée; mais qu'il fallait presser les délibérations de la cour de Rome, et faire paraître aux côtes d'Italie des forces suffisantes pour obliger le pape, par la crainte, à ce qu'il ne voudrait pas de bonne grâce accorder là-dessus aux instances de l'ambassadeur de l'empereur. Stanhope ajouta qu'il ne croyait pas même qu'il fût nécessaire d'envoyer des vaisseaux dans la Méditerranée pour mettre le pape à la raison; qu'on avait donc travaillé très lentement à l'armement de cette escadre, et que, si depuis quelques jours il y paraissait plus de diligence, la Méditerranée n'en était pas l'objet, mais la mer Baltique, où le roi d'Angleterre prétendait faire passer vingt navires de guerre et dix bâtiments de suite. Monteléon aurait souhaité que Stanhope, lui confiant, disait-il, les véritables intentions du roi d'Angleterre, lui eût promis formellement ce qu'il ne lui disait que comme simple confidence. Il essayait de faire voir à ce ministre qu'il ne devait avoir aucune peine à promettre, pour le bien de la paix, que le roi d'Angleterre n'enverrait point de vaisseaux dans la Méditerranée, puisqu'il n'en avait pas l'intention; mais ces instances furent inutiles. Stanhope lui dit que le roi d'Angleterre ne pouvait donner une telle parole sans manquer formellement aux engagements du traité qu'il avait signé avec l'empereur, dont une des principales conditions était de lui garantir la possession des États dont il jouissait actuellement en Italie. Stanhope déclara nettement que l'intention de son maître était d'y satisfaire ponctuellement, en sorte que personne ne pouvait dire positivement jusqu'à quelle extrémité les choses seraient peut-être portées; qu'il pouvait seulement protester qu'à moins d'un grand malheur, l'Angleterre ne prendrait aucun nouvel engagement capable d'altérer la bonne correspondance qu'elle prétendait entretenir avec l'Espagne. Monteléon répliqua que le moyen de la conserver entre les puissances amies était de s'expliquer franchement; que les réponses ambiguës n'entretenaient point l'amitié; qu'à son égard, il se croyait obligé de dire nettement que, si l'Angleterre envoyait une escadre dans la Méditerranée, le roi d'Espagne ne pourrait s'empêcher de prendre des mesures contraires au commerce des deux nations. Stanhope convint de tous les avantages que ce commerce apportait à l'Angleterre, et comme il affectait en toutes occasions de paraître disposé favorablement pour l'Espagne, il dit à Monteléon, qu'il consentirait de tout son coeur à la proposition qu'il lui avait faite d'ordonner au colonel Stanhope de confier au roi d'Espagne les intentions secrètes du roi d'Angleterre; mais qu'il n'avait que sa voix dans le conseil, composé d'ailleurs de différentes nations, en sorte qu'il ne pouvait répondre ni des délibérations ni de la résolution. Il offrit ce qui était en lui, c'est-à-dire de rendre compte au roi d'Angleterre et à son conseil des propositions de Monteléon.

Cet ambassadeur était trop éclairé et connaissait trop le caractère des Anglais pour se laisser éblouir par des réponses si vagues. Il jugeait donc que si l'intention du roi d'Angleterre et de ses ministres était de se réserver la liberté d'accorder ou de refuser absolument la déclaration sollicitée, suivant le tour que prendraient les affaires générales, une telle incertitude ne pouvant convenir aux intérêts du roi d'Espagne, Monteléon résolut d'agir par d'autres voies: celle qu'il crut la plus sûre fut d'intéresser la nation. Rien ne lui était plus sensible que l'interruption de son commerce avec l'Espagne. Il n'oublia rien pour alarmer les membres du parlement, faisant envisager secrètement à quelques-uns des principaux le péril prochain dont ce commerce serait menacé, si le roi d'Angleterre faisait passer, comme on le disait, une escadre dans la Méditerranée. Il leur insinua, comme un moyen d'éviter ce danger, de presser le roi leur maître de communiquer au parlement tous les traités qu'il avait faits, en sorte que la nation assemblée pût aviser aux moyens de ne pas rompre avec l'Espagne. L'orateur de la chambre basse, frappé de cette crainte, vit secrètement Monteléon; il reçut de lui des instructions, et protesta que la plus grande partie de la nation s'opposerait à toute résolution de la cour, qui tendrait à rompre avec l'Espagne.

Quelques jours après, dans une séance du parlement, on tint quelques discours sur l'escadre que le roi d'Angleterre devait envoyer dans la Méditerranée. Deux députés des communes représentèrent que ce serait ruiner l'Angleterre que de donner occasion à l'Espagne d'interrompre le commerce si avantageusement établi entre les deux nations. Le premier effet des diligences de Monteléon ne l'éblouit pas. Comme il connaissait le caractère et le génie de la nation anglaise, et les passions des particuliers qui avaient le plus de crédit sur l'esprit du roi d'Angleterre, il comprit qu'il ne devait pas compter sur les dispositions apparentes de quelques membres du parlement, parce que la cour saurait bien les gagner si leurs suffrages étaient de quelque poids, sinon que leurs contradictions ne traverseraient pas, ses résolutions. Quant aux ministres, il était persuadé que ce serait inutilement qu'il entreprendrait de faire combattre la raison contre le désir qu'ils avaient de plaire aux Allemands, comme l'unique moyen de parvenir à l'avancement que chacun d'eux se proposait. Ainsi, voyant les choses de près, il n'espérait rien de bon de l'Angleterre pour le roi son maître. Il ne se promettait pas un succès plus heureux de la négociation que la France voulait entamer à Madrid. Toutefois il croyait que, si on pouvait envisager un moyen de sortir d'affaires avec quelque avantage, c'était celui de savoir plier aux conjonctures présentes, et de convenir, s'il était possible, de quelque proposition capable de concilier les intérêts de l'Espagne avec l'empressement que la France et l'Angleterre témoignaient à l'envi de ménager et de conclure la paix entre l'empereur et le roi d'Espagne.

Raisonnant sur le caractère des ministres de l'empereur, il pensait que la cour de Vienne, inflexible et déraisonnable, disait-il, n'admettrait aucun expédient quand il s'agirait de réduire ses vastes prétentions, et qu'elle découvrirait elle-même son ambition de manière que ses amis même comprendraient les raisons et la nécessité de s'unir pour contraindre les Allemands à sortir de l'Italie. Cette cour, en effet, ne voulait alors entendre à rien sur le point d'assurer l'expectative de la Toscane à un fils de la reine d'Espagne. Le plan du traité lui plaisait en ce qui regardait ses avantages; mais l'empereur considérant ce qui lui était offert comme une restitution d'un bien qui lui appartenait légitimement, croyait que les demandes faites en faveur du roi d'Espagne étaient autant de démembrements que les médiateurs voulaient arracher aux droits légitimes de la maison d'Autriche.

On était à la fin de février; jusqu'alors le détail de la négociation n'avait pas encore passé les cours de Vienne, de France et d'Angleterre. Le roi de Sicile était inquiet d'un traité dont il devait fournir la matière principale, puisque la Sicile était le prix que les négociateurs proposaient à l'empereur pour l'engager à se désister pour toujours de toute prétention sur la monarchie d'Espagne. Il paraissait juste d'avoir le consentement de ce prince, qui possédait actuellement la Sicile en vertu des traités faits seulement depuis cinq ans à Utrecht, dont la France et l'Angleterre étaient également garantes. Toutefois on ne parlait encore clairement au roi de Sicile ni de la disposition de cette île, ni du dédommagement qu'on lui offrirait pour obtenir son consentement. Le comte de Sunderland dit seulement à son envoyé que le roi d'Angleterre songeait aux intérêts du roi de Sicile; qu'il lui en dirait davantage dès le moment qu'il pourrait s'expliquer plus clairement. Bernsdorff, le principal des ministres hanovriens, dit à ce même envoyé qu'il jugeât lui-même s'il était possible au roi d'Angleterre de rien communiquer au roi de Sicile avant de savoir si l'empereur et le roi d'Espagne consentiraient à s'accommoder ensemble; il ajouta qu'un projet n'était pas un traité, qu'avant d'en venir à la conclusion, il y avait toujours beaucoup de choses à changer dans un premier plan; que, lorsqu'elles en seraient à un certain point, le roi de Sicile en aurait une entière communication. L'envoyé fit en cette occasion les protestations que tout ministre croit être du goût de son maître en pareille conjoncture. Il dit que jamais ce prince ne plierait pour quelque raison que ce pût être quand il s'agirait de son honneur, de son avantage, de celui de sa maison; que, plutôt que d'y souffrir volontairement le moindre préjudice, il s'exposerait à toute sorte de péril; que, s'il y succombait, la honte de sa perte tomberait entièrement sur les garants des derniers traités. Provane employait moins de paroles, mais il parlait plus fortement à Paris que La Pérouse ne parlait à Londres; car il laissait entendre que, si son maître manquait de forces ou de volonté, et ne défendait pas pied à pied la Sicile, et s'il n'employait pas pour la conserver tous les moyens que suggère un cas désespéré, il pourrait bien songer à des échanges très douloureux pour la France. Un tel discours n'avait pas besoin d'explications, car il était aisé d'entendre que l'échange qu'il voulait faire craindre était celui des États de Piémont et de Montferrat, que le roi de Sicile céderait à l'empereur pour avoir de lui le royaume de Naples à joindre à la Sicile. Cellamare appuyait les menaces indirectes de Provane. Il se plaignait qu'il ne trouvait que léthargie dans le gouvernement. Il réitérait souvent et vivement ses sollicitations, mais il trouvait que tout le monde criait à la paix, et que personne n'appuyait alors les propositions de l'Espagne.

Peterborough, nouvellement sorti des prisons du pape, vint à Paris dans ces circonstances. Cellamare ne manqua pas de le voir, et crut ne pouvoir mieux employer son éloquence qu'à le persuader que l'Angleterre devait éviter avec soin de rompre avec l'Espagne. Peterborough convint de tout ce que lui dit Cellamare, il lui promit même de soutenir fortement les intérêts de l'Espagne quand il serait en Angleterre. Il ne se contraignit point sur les sujets qu'il avait de se plaindre de la cour de Vienne; mais Cellamare s'aperçut cependant qu'il battait la campagne, et qu'il y avait aussi peu de fondement à faire sur ses raisonnements que sur ses promesses. Comme il perdait peu à peu l'espérance d'interrompre le cours et d'empêcher le succès de la négociation de Londres, il crut devoir faire de nouveaux efforts en France pour détourner le régent de la suivre. Il représenta que le voyage de Nancré était inutile, que ses propositions seraient mal reçues. Il confiait à ses amis que l'air que la cour de Madrid respirait n'était que de guerre. Monti, qui en arrivait nouvellement, parla en même sens au régent. Il lui répondit qu'il avait nouvellement combattu pour procurer au roi d'Espagne les conditions meilleures et les plus avantageuses, et qu'il ne fallait pas exposer au hasard d'une guerre ce qu'on pouvait obtenir par un traité.

Albéroni raisonnait différemment. Le duc de Parme lui représentait souvent qu'il ne fallait pas se laisser endormir par les Impériaux, et le persuadait aisément que, si l'Espagne leur donnait le temps de s'établir en Italie, ils le feraient de manière que bientôt ils se trouveraient maîtres d'exécuter toutes les résolutions violentes qu'il leur plairait de prendre. Ce raisonnement était depuis longtemps celui d'Albéroni, et, pour engager la France à s'y conformer, il disait qu'elle suivait une politique non seulement fausse, mais pernicieuse, même mortelle, en regardant comme un acte de prudence et d'habileté d'éviter de prendre les armes hors les cas de nécessité forcée. Il s'étendait en raisonnements fondés sur ses désirs, tout au plus sur ses espérances, qu'il prétendait appuyées sur des secrets dont lui seul avait la connaissance. Ces secrets étaient ses anciennes chimères de l'éloignement de la paix des Turcs, de celui de la nation anglaise de perdre son commerce qui ne permettrait pas au roi d'Angleterre de rompre avec l'Espagne, de la jalousie secrète des Hollandais qui verraient sans se remuer, même avec joie, attaquer et humilier l'empereur. C'était avec quoi il ne se rebutait point de vouloir persuader au régent de prendre les armes et de s'unir à l'Espagne et au roi de Sicile avec lequel pourtant il n'était rien moins que d'accord. Il voulait cependant faire en sorte, par la France, pour que la haine du refus des propositions de paix ne tombât pas sur l'Espagne, mais sur les Impériaux. Il ne trouvait aucune sûreté pour les garnisons espagnoles à mettre dans les États de Toscane et de Parme contre l'enlèvement que les troupes de l'empereur en pourraient faire d'un moment à l'autre. Il s'écriait contre la violence qu'on voulait exercer contre des princes vivants et possédant justement leurs États, tels que le grand-duc qui avait un fils, le duc de Parme surtout, beau-père et oncle de la reine d'Espagne, lequel avait un frère qui pouvait avoir des enfants, et qu'on voulait amuser et repaître de visions éloignées, et laisser cependant les Allemands si bien prendre leurs mesures qu'ils feraient échouer d'autres projets plus raisonnables et plus capables de maintenir l'équilibre de l'Europe. Tous ces langages furent tenus au régent par Cellamare, qui eut ordre de lui faire voir la lettre d'Albéroni, et par Monti son ami de confiance, chargés tous deux de n'oublier rien pour arracher le régent à la négociation de Londres et l'unir à l'Espagne et au roi de Sicile, duquel ils prétendirent être sûrs.

Albéroni, persuadé qu'il fallait marquer beaucoup de fermeté et de confiance en ses forces pour intimider, envoya ordre à Monteléon de s'expliquer beaucoup plus clairement qu'il ri avait fait sur la destination de l'escadre anglaise.

Ainsi cet ambassadeur déclara que, si elle pas soit dans la Méditerranée, il partirait sur-le-champ et retournerait en Espagne, parce que le roi son maître regarderait cette démarche comme un premier acte d'hostilité de la part du roi d'Angleterre. Monteléon eut ordre d'instruire les membres du parlement, particulièrement les intéressés en la compagnie de l'Asiento, des ordres qu'il avait reçus, et de leur dire nettement qu'après tout ce que le roi d'Espagne avait fait pour le roi Georges et pour la nation anglaise en des temps critiques, il avait lieu d'attendre plus de reconnaissance de leur part; qu'il aurait au moins dû compter sur leur indifférence; qu'il voulait enfin connaître ceux qui seraient ses amis ou ses ennemis, et pour mettre l'épée à la main s'il était nécessaire. Enfin, comme s'il y eût eu lieu de douter de l'exactitude de Monteléon et de le soupçonner de timidité et d'intérêt capable de le retenir ou de le ralentir, il reçut de nouveaux ordres très positifs de parler sans crainte et sans incertitude, et d'autant plus clairement que le roi d'Espagne savait qu'on faisait à Naples et à Lisbonne de grands préparatifs pour l'escadre anglaise qui devait passer dans la Méditerranée.

Beretti, ambassadeur d'Espagne en Hollande, eut ordre, de son côté, de déclarer que le roi son maître ne se laisserait pas amuser par de prétendus médiateurs ni par des propos de paix dont on répandait les conditions dans le monde sans toutefois que Sa Majesté Catholique en eût encore la moindre connaissance; mais que certainement ce serait se tromper que de croire une pareille démence, comme la république de Hollande se tromperait elle-même si elle laissait à la maison d'Autriche la supériorité que les traités d'Utrecht lui avaient procurée. Albéroni s'abandonnait à ses vanteries sur le bon état où il avait déjà mis l'Espagne, qui ne craindrait plus personne dans deux ans. Ses discours annonçaient bien plus la guerre que la paix. Ses préparatifs se poussaient avec la plus grande diligence et le plus impénétrable secret. Il détestait la paix d'Utrecht, il soutenait que le feu roi n'avait point de pouvoir légitime pour faire tomber comme il avait fait tout le poids du traité sur le roi, son petit-fils, et que le consentement qu'y avait donné ce prince n'avait point été libre, mais forcé par une juste crainte pour le roi son grand-père; respect si imprimé dans son coeur qu'il lui aurait donné sa femme et ses enfants, s'il les lui eût demandés, avec la même docilité qu'il avait cédé la Sicile. Il ajoutait que les souverains étaient toujours mineurs, maîtres par conséquent de se délivrer des violences qu'ils avaient souffertes quand la Providence en faisait naître les occasions. La cession de la Sicile, citée par Albéroni comme un exemple de la complaisance du roi d'Espagne pour le roi son grand-père, ne fut pas regardée si simplement par l'abbé del Maro, ambassadeur de Sicile à Madrid. Il soupçonnait depuis longtemps la cour d'Espagne de former des desseins sur ce royaume, et il persista toujours dans sa pensée, quoique l'opinion publique fût que la destination de la flotte fût pour Naples. On disait même que le dessein était d'attaquer cette capitale, sans s'amuser à Gaëte ni à Capoue. On prévoyait cependant que la France et l'Angleterre ne le souffriraient pas tranquillement, et que, s'il était impossible de porter l'Espagne à un accommodement, ces deux puissances prendraient si bien leurs mesures par mer et par terre, qu'elles feraient échouer les projets de l'Espagne. Albéroni aurait bien voulu détruire cette opinion du public en lui laissant croire qu'il y avait entre la France et l'Espagne une intelligence secrète; mais il ne put le tromper. Il réussit mieux à lui cacher son véritable projet; en sorte que bien des gens crurent qu'il pourrait tourner ses armes contre le Portugal, autant que les porter en Italie. Albéroni cependant vantait la puissance de l'Espagne, qui avait sur pied quatre-vingt mille hommes, une bonne marine, ses finances en bon état, et continuait ses déclamations et ses péroraisons contre les propositions des médiateurs, et pour persuader la nécessité, la facilité et les grands fruits de l'union armée de la France, avec l'Espagne.

Le voyagé prochain de Nancré à Madrid paraissait moins une disposition pour rétablir la bonne intelligence entre les deux cours qu'un moyen que celle de France voulait tenter pour déclarer au roi d'Espagne que, s'il n'acceptait le projet concerté avec l'Angleterre, son refus produirait une rupture ouverte entre la France et lui. Mais Albéroni, persuadé qu'il devait en cette conjoncture tenir et montrer bonne contenance, disait que nonobstant tout ce qui pourrait arriver, le roi d'Espagne suivrait son projet; que, s'il ne réussissait pas, il en serait quitte pour se retirer sur son fumier où il attendrait des conjonctures plus favorables. Enfin la résolution était prise de ne faire aucun accommodement avec l'empereur. Monti eut ordre d'Albéroni de le dire au régent et de l'assurer qu'avec un peu de temps il verrait des changements dans les mesures qu'il avait prises avec le roi Georges, que le temps ferait aussi que l'amitié du roi d'Espagne serait recherchée, et d'autres pareilles vanteries. Albéroni comptait sur la neutralité au moins de la Hollande. Beretti, pressé de plaire et de se faire valoir, l'en assurait. Il lui mandait l'assurance qu'il en avait eue de Santen, nouveau bourgmestre d'Amsterdam, que cette ville n'admettrait rien contre le service du roi d'Espagne, et qu'il en avait averti Buys et le Pensionnaire pour les contenir, parce qu'il les savait tous deux très attachés à l'Angleterre et à la maison d'Autriche. La faiblesse où se trouvait cette république, la difficulté de fournir à un armement très nécessaire pour la mer Baltique par les dettes immenses qu'elle avait contractées pendant la guerre terminée par la paix d'Utrecht, lui rendaient les levées de troupes impossibles, à ce que prétendait Beretti. Ces mêmes raisons lui ôtaient aussi toute espérance de porter les États à attaquer l'empereur, et c'est ce qui redoublait le désir d'Albéroni que la France leur en donnât l'exemple. Cellamare ne le laissa pas dans l'abus de cette espérance: il lui manda que, quelques bonnes dispositions que le régent eût fait paraître en différentes occasions pour l'Espagne, son but n'avait jamais varié sur la conservation de la paix, à quelque prix que ce pût être; que ce n'était que pour gagner du temps qu'il avait quelquefois flatté le roi d'Espagne d'espérances agréables; que le moyen d'éviter ces pièges était d'obliger Nancré de s'expliquer tout en arrivant et clairement, et de ne pas remettre à son retour à Paris la décision des affaires. Cellamare crut qu'il était du service du roi son maître, d'en parler comme de chose déjà décidée. Il publia que le roi d'Espagne se vengerait enfin des outrages qu'il avait reçus, et qu'il soutiendrait ses droits quand même il serait abandonné de ceux dont il devait naturellement et raisonnablement attendre du secours. Provane, qui le secondait alors, alla plus loin. Il voulait que le roi d'Espagne demandât passage par la France pour cinquante mille hommes qu'il enverrait défendre l'Italie; mais Cellamare y trouva trop de rodomontade, et crut qu'il fallait ne dire que ce qu'on était à peu près en état de faire. Le bruit se répandit néanmoins que ce passage était demandé pour vingt-cinq mille hommes. Cellamare, sans appuyer ni démentir ce bruit, dit à Nancré avant son départ qu'il ne pouvait faire que de mauvais augures de la négociation dont il était chargé.

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