NOTE III. JOURNAL INÉDIT DE NICOLAS-JOSEPH FOUCAULT.

On a déjà parlé plus haut (t. XII, p. 502) du journal inédit de Nicolas-Joseph Foucault. Un des passages contient lé récit de l'incendie des vaisseaux français par les Anglais après la bataille navale de la Hougue [38] . Si, comme l'avait demandé Seignelay, la côte de Normandie avait eu son port militaire, la flotte dispersée y aurait trouvé un asile. Mais on a vu que Louvois s'y était opposé. Nicolas-Joseph Foucault, qui était alors intendant de Caen, fut témoin oculaire de cet événement et en adressa la relation au ministre de la marine [39] .

« M. de Tourville arriva à la Hougue avec douze vaisseaux le dernier mai 1692, au matin; il mouilla le soir à la rade, à la portée du canon de terre, le fond du bassin de la Hougue étant très bon pour l'ancrage. Mais M. de Sepville, neveu de M. le maréchal de Bellefonds, qui montait le Terrible, pour avoir voulu ranger de trop près l'île de Tatiou, s'échoua sur une pointe de roche qui paraît de basse mer; et comme nos vaisseaux pouvaient approcher plus près de terre, le sieur de Combes, qui a dressé des plans pour faire un port à la Hougue, fut leur marquer le mouillage, et sur les neuf heures au matin du 1er juin, les douze vaisseaux [40] vinrent chacun prendre leur place, les ennemis demeurant toujours mouillés à deux portées de canon du plus avancé en mer de nos vaisseaux.

« M. de Tourville, accompagné de MM. d'Anfreville et de Villette [41] , vint trouver le roi d'Angleterre [42] à la Hougue pour prendre l'ordre de ce qu'ils avaient à faire. Ils proposèrent tous trois d'attendre l'ennemi et de se défendre. M. de Villette ayant dit, dans son avis, que, si le vaisseau qu'il commandait était marchand ou corsaire, il le ferait échouer, mais que, s'agissant des vaisseaux du roi, il croyait la gloire de Sa Majesté intéressée à les défendre jusques à l'extrémité, le roi d'Angleterre et le maréchal de Bellefonds furent sans balancer de ce sentiment, et il fut résolu que nos vaisseaux demeureraient mouillés et attendraient les ennemis. MM. de Tessé, lieutenant général, Gassion et Sepville, maréchaux de camp, mylord Melford, MM. de Bonrepos et Foucault, furent présents à cette délibération; et MM. de Tourville, Anfreville et Villette retournèrent chacun à son bord pour donner ordre à tout. M. de Foucault y fut avec eux, et entra dans le vaisseau de M. de Villette pour savoir si lui ou les autres capitaines avaient besoin de quelque chose. On lui demanda de la poudre, la plupart des vaisseaux n'en ayant pas suffisamment, et même celle qu'ils avaient eue à Brest étant trop faible, ne poussant pas le boulet de moitié si loin que celle des ennemis. Au surplus, le vaisseau de M. de Villette était en fort bon état, et on assura ledit sieur Foucault qu'aux ancres près, les autres étaient de même.

« On envoya en diligence chercher toute la poudre qui était dans les magasins de Valogne et de Carentan; mais elle ne servit de rien; car la résolution qui avait été prise le matin de se défendre à l'ancre, fut changée le soir par M. le maréchal de Bellefonds en celle de faire échouer les vaisseaux [43] ; et [celle-ci] ne fut néanmoins exécutée que le lendemain, 2 juin, à la pointe du jour, avec beaucoup de précipitation, de désordre et d'épouvante, les matelots ne songeant plus qu'à quitter les vaisseaux et à en tirer tout ce qu'ils purent, depuis la nuit du dimanche 1er juin jusques au lendemain sept heures du soir, que les ennemis, qui n'avaient fait que rôder autour de nos vaisseaux sans en approcher à la portée du canon, pendant qu'ils les avaient vus à flot, envoyèrent des chaloupes sonder et reconnaître l'état où ils étaient.

« Voyant qu'il n'avait été pris aucune précaution pour en défendre l'approche, ils firent avancer avec la marée une chaloupe qui vint mettre le feu au vaisseau de M. de Sepville, qui était le plus avancé en mer et entièrement sur le côté. D'autres chaloupes suivirent cette première avec un brûlot, et vinrent brûler les cinq autres vaisseaux qui étaient échoués sous l'île de Tatiou. On tira, à la vérité, plusieurs coups de canon du fort sur ces chaloupes, mais ce fut sans effet, de même que les coups de mousquet que nos soldats tirèrent du rivage, et les ennemis ramenèrent leur brûlot n'ayant pas été obligés de s'en servir. Tout cela se passa à la vue du roi d'Angleterre et de M. le maréchal de Bellefonds, qui étaient au lieu de Saint-Waast, près la Hougue, où ils demeurèrent fort longtemps à considérer ce triste spectacle.

« Le lendemain, à huit heures du matin, les ennemis revinrent avec la marée du côté de la Hougue, où étaient les six autres vaisseaux échoués sous le canon du fort; ils y envoyèrent plusieurs chaloupes qui les abordèrent et les brûlèrent avec la même facilité qu'ils avaient trouvée la veille pour les six premiers, nonobstant le feu du canon du fort, et celui d'une batterie que M. le chevalier de Gassion avoir fait dresser à barbette [44] , qui seule produisit de l'effet, ayant écarté quelques chaloupes dont elle tua plusieurs hommes.

« Lorsque les ennemis eurent mis le feu à ces six vaisseaux, ils eurent l'audace d'avancer dans une espèce de havre où il y avoir vingt bâtiments marchands, deux frégates légères, un yacht et un grand nombre de chaloupes, tous échoués près de terre, et brûlèrent huit vaisseaux marchands, entrèrent dans une gribane et un autre bâtiment, qu'ils eurent la liberté et le loisir d'appareiller et d'emmener avec eux en criant: Vive le roi! et, sans la mer qui se retirait, ils auraient brûlé ou enlevé le reste. La première expédition ne leur avait pas coûté un homme; il y en a eu peu de tués ou blessés en celle-ci, quoique les ennemis se soient approchés si près du rivage, qui était bordé de mousquetaires, que le cheval du bailli de Montebourg, qui était près du roi d'Angleterre, eut la jambe cassée d'un coup de mousquet tiré des chaloupes anglaises. Elles s'étaient fait suivre par deux brûlots qui, pour s'être trop avancés, échouèrent sur des pêcheries, et les ennemis y mirent le feu en se retirant.

« Il n'y a pas lieu de s'étonner que cette seconde entreprise ait si bien réussi pour eux; il était trop tard, après les premiers vaisseaux brûlés, de prendre des précautions pour sauver les autres, la mer ayant été basse pendant la nuit qui fut l'intervalle des deux actions, et par conséquent il n'aurait pas été possible de se servir de nos frégates et de nos chaloupes qui étaient échouées.

« Mais voici la grande faute que l'on a faite et qui a causé tout le mal: c'est de n'avoir pas pris, dès le 31 mai au soir, que nos vaisseaux arrivèrent, la résolution de les faire échouer [45] . »

On adopta trop tard, comme le prouve le même Journal, les mesures nécessaires pour fortifier la côte de Normandie. Louvois n'était plus là pour s'opposer aux projets de Vauban, et l'on songea à les mettre à exécution en 1694. « Au mois de mai 1694, dit Foucault [46] , M. de Vauban est venu à la Hougue, dont il a visité les fortifications. Il a cru qu'il fallait faire plusieurs redoutes le long de la côte et un camp retranché à la tête de Carentan. » Foucault ajoute: « Il a été imposé cinquante mille livres sur les trois généralités de Normandie pour les ouvrages de la Hougue [47] . » Ces fortifications élevées sur les côtes de Normandie n'empêchèrent pas les ennemis de bombarder Granville en 1695. « Le 18 juillet, écrit Foucault [48] , à neuf heures du matin, les ennemis ont paru devant Granville au nombre de neuf vaisseaux de guerre et neuf galiotes à bombes, qui ont mouillé un peu hors de la portée du canon. Ils ont bombardé la ville jusqu'à six heures du soir, et ont jeté cinq cents bombes. La première galiote a été obligée de se retirer par notre canon. Il y a eu six maisons endommagées dans la ville, et sept à huit couvertes de chaume dans le faubourg. »

Suite
[38]
La Hougue-Saint-Waast (département de la Manche). On écrit quelquefois la Hogue.
[39]
Journal manuscrit, Bib. imp., n° 229 des 500 de Colbert, folio 81 et suiv.
[40]
Il s'agit toujours ici des vaisseaux qui avaient échappé au désastre de la Hougue.
[41]
La Société de l'Histoire de France a publié des Mémoires du marquis de Villette, où l'on trouve un récit de la bataille navale de la Hougue; p. 113-143.
[42]
Jacques II.
[43]
Voy. le motif de ce changement de résolution dans les Mémoires du marquis de Villette, p. 134-135.
[44]
Espèce de plate-forme sans épaulement, d'où le canon tire à couvert.
[45]
Cf. les Mémoires du marquis de Villette, qui exprime la même opinion.
[46]
Journal manuscrit, fol. 87 recto.
[47]
Journal manuscrit, fol. 87 recto.
[48]
Ibid., fol. 90.