1718
Forces d'Espagne en Sardaigne. — Disposition de la Sicile. — Le roi Jacques fait proposer au roi d'Espagne un projet pour gagner l'escadre anglaise et tendant à son rétablissement. — Le cardinal Acquaviva l'appuie en Espagne. — Albéroni fait étaler les forces d'Espagne aux Hollandais. — Albéroni continue ses déclamations contre le traité et contre le régent; accuse Monteléon, qu'il hait, de lâcheté, de paresse; lui fait d'autres reproches; en fait d'assez justes à l'Angleterre et au régent. — Le roi d'Espagne veut demander compte aux États généraux du royaume de la conduite du régent; ne se fie point aux protestations du roi de Sicile. — Divers faux raisonnements. — Malignité insultante et la plus partiale des ministres anglais pour l'empereur sur la Sardaigne et sur les garnisons. — Monteléon de plus en plus mal en Espagne. — Friponnerie anglaise de l'abbé Dubois sur les garnisons. — Maligne et insultante partialité des ministres anglais pour l'empereur sur la Sicile. — Fausseté insigne d'Albéroni à l'égard de la Sardaigne, ainsi qu'il avait fait sur les garnisons. — Les Impériaux inquiets sur la bonne foi des ministres anglais, très mal à propos. — Efforts de Cadogan et de Beretti pour entraîner et pour détourner les Hollandais d'entrer dans le traité. — Tous deux avouent que le régent seul en peut emporter la balance. — Beretti appliqué à décrier Monteléon en Espagne. — Ouverture et plainte, avis et réflexions du grand-duc, confiés par Corsini à Monteléon pour le roi d'Espagne. — Faible supériorité impériale sur les États de Toscane. — Roideur des Anglais sur la Sardaigne, et leur fausseté sur les garnisons espagnoles. — Mouvements de Beretti et de Cellamare. — Fourberie d'Albéroni. — Sa fausseté sur la Sardaigne. — Fureur d'Albéroni contre Monteléon; aime les flatteurs; écarte la vérité. — Chimères, discours, étalages d'Albéroni. — Friponnerie d'Albéroni sur les garnisons. — Il fait le marquis de Lede général de l'armée, et se moque de Pio et l'amuse.
Ce prince [Philippe V], de son côté, très éloigné d'accepter les conditions de la paix qu'on lui proposait, se préparait à l'exécution d'une entreprise dont, en mai 1718, l'objet était encore ignoré de toute l'Europe. On commençait véritablement à soupçonner qu'elle pouvait regarder la Sicile. Les forces espagnoles étaient grandes; il y avait en Sardaigne un corps de dix-sept mille hommes effectifs; dont trois mille cinq cents hommes étaient cavalerie ou dragons, outre ce qui devait être embarqué sur la flotte qu'on attendait d'Espagne. Les troupes du duc de Savoie en Sicile se réduisaient à huit mille hommes, composés en partie de gens du pays mal affectionnés à leur prince, et disposés à se soulever dès que les vaisseaux d'Espagne paraîtraient à la côte. On supposait alors qu'ils y arriveraient facilement longtemps auparavant que la flotte qu'on préparait en Angleterre pût venir au secours du roi de Sicile.
Cette disposition prochaine de nouvelles guerres rendit l'espérance au roi Jacques. Il ne pouvait se flatter d'aucun secours tant que l'Europe demeurerait tranquille. L'union de la France avec la Grande-Bretagne assurait l'état de la maison d'Hanovre. Ce prince ne voyait donc de ressource pour lui que de la part de l'Espagne, car il était évident que l'empereur et le roi d'Angleterre demeureraient unis inviolablement, moins pour satisfaire à leurs engagements réciproques, faible barrière pour arrêter le roi Georges, que par la raison de leurs intérêts communs. Le roi d'Espagne étant sur le point d'attaquer l'empereur, il était comme impossible que l'Angleterre armant, ne prît et ne voulût prendre part à la guerre. Ainsi le roi Jacques, attendant désormais son salut de l'Espagne, s'empressa de lui rendre service autant qu'il dépendait de son pouvoir, borné dans une sphère très limitée. Un Anglais, officier de marine, dont ce prince prétendait connaître parfaitement le courage et la fidélité, lui proposait d'aller par son ordre à Madrid communiquer au cardinal Albéroni un projet dont le succès presque sûr serait également avantageux aux deux rois. Commock était le nom de cet officier.
Son plan était d'avoir des pouvoirs et du roi son maître et du roi d'Espagne, pour traiter secrètement, soit avec l'amiral Bing commandant l'escadre anglaise, soit avec d'autres officiers de cette escadre. Il promettait de les engager à se déclarer en faveur du roi Jacques, et pour le servir, à se joindre à la flotte d'Espagne. Commock demandait, pour assurer l'effet de sa négociation, une promesse du roi d'Espagne d'ouvrir ses ports et d'y donner retraite aux navires anglais, dont les capitaines s'y rendraient à dessein de joindre la flotte d'Espagne et de se déclarer en faveur de leur souverain légitime. Il désirait de la part de son maître une lettre au chevalier Bing, écrite en termes obligeants, avec promesse, si Bing y déférait, de cent mille livres sterling, et de le revêtir du titre de duc d'Albemarle. Au refus de Bing, le négociateur demandait le pouvoir de faire les mêmes offres à l'officier qui commanderait sous les ordres ou au défaut de l'amiral. Il voulait de plus une lettre circulaire à tous les capitaines de l'escadre, une déclaration en faveur des officiers et des matelots, la permission de promettre à chacun des récompenses proportionnées à son rang et à ses services, à condition cependant que ceux qui voudraient les obtenir s'expliqueraient dans le terme que cette déclaration prescrirait. La récompense était vingt mille livres sterling, qui seraient payées par le roi d'Espagne à chaque capitaine de vaisseau de ligne qui amènerait son navire au service de Sa Majesté Catholique, et se déclarerait pour le roi Jacques; de plus une commission d'officier général. Tout lieutenant de vaisseau qui saisirait son capitaine refusant les offres, et amènerait le navire dans un port d'Espagne, devait avoir la commission de capitaine, le titre de chevalier, et cinq mille livres sterling que le roi d'Espagne lui payerait. On promettait aux subalternes un avancement proportionné à leur mérite, une médaille, et deux mille livres sterling de récompense. Quant aux matelots, outre le payement de la somme qui leur serait due, ils auraient encore cinq livres sterling de gratification. Outre ces offres générales, Commock demandait une lettre particulière du roi son maître pour un capitaine nommé Scott dont il vantait fort le crédit, et pour l'engager, il fallait lui promettre de le faire comte d'Angleterre, amiral de l'escadre bleue, et lui, payer trente mille livres sterling quand il joindrait la flotte d'Espagne, ou bien quand il entrevoit dans quelqu'un des ports de ce royaume. Le point principal était le secret et la diligence. Le roi Jacques ne risquait rien à tenter le succès des visions de Commock; il adressa donc au cardinal Acquaviva le projet de cet officier, le pria de le communiquer incessamment au roi d'Espagne, ce plan intéressant Sa Majesté Catholique autant que lui-même; et comme elle pouvait trouver que les dépenses proposées par Commock monteraient à des sommes trop considérables, le roi Jacques offrit de les rembourser quand il serait rétabli.
Acquaviva appuya ces vues, soit qu'elles lui parussent solides, soit qu'il voulût faire plaisir à ce prince que la fortune persécutait depuis qu'il était né. Le cardinal observa seulement que les gens attachés au roi Jacques étaient gens abattus par leurs malheurs, presque au désespoir, plus remplis de bonne volonté que de force pour exécuter; qu'enfin ceux qui désirent voient pour l'ordinaire les choses plus faciles que les indifférents. La conjoncture était favorable pour faire écouter, même admettre à la cour de Madrid toute proposition capable de faciliter au roi d'Espagne les moyens de soutenir la guerre. Ce prince, déjà embarqué bien avant, voulait à quelque prix que ce fût, persister dans l'engagement qu'il avait pris. Toutefois il était seul; les puissances principales de l'Europe s'opposaient à ses desseins; Albéroni déplorait leur aveuglement; il prévoyait que le succès de la guerre serait au moins incertain.
Au défaut d'alliés, il fallait diminuer le nombre d'ennemis; et quoique les neutres et les tièdes soient de la même classe, par conséquent également rejetés, le premier ministre d'Espagne aspirait à maintenir les Hollandais dans l'inclination qu'ils témoignaient pour la neutralité. C'était donc en Hollande principalement qu'il faisait publier et la résolution que le roi d'Espagne avait prise de ne pas subir le joug des Anglais, et le détail des forces que ce prince avait, et qu'il emploierait à soutenir son honneur aussi bien que ses intérêts.
Beretti eut ordre de déclarer à la Haye que son maître hasarderait tout plutôt que de recevoir les conditions que l'Angleterre prétendait lui imposer, et voir la Sicile entre les mains de l'empereur. Quant aux forces de l'Espagne, l'ambassadeur devait dire qu'elles se montaient, à l'égard des troupes, à quatre-vingt mille hommes; que le roi d'Espagne avait trente navires de guerre, qu'on en construisait encore actuellement onze dans les ports d'Espagne, chaque navire de quatre-vingts pièces de canon. Suivant ce même récit, il y avait trente-trois mille hommes de troupes réglées destinées pour le débarquement, au lieu où il serait jugé à propos de le faire. Le payement de ces troupes et de l'armée navale était assuré pour le cours entier de l'année. Enfin on établissait comme chose certaine que Sa Majesté Catholique n'avait encore consommé que sept mois de son revenu des rentes générales et provinciales, et qu'elle attendait le retour de soixante-treize vaisseaux qui revenaient des Indes. Avec ces belles ressources, Albéroni concluait qu'il y aurait poltronnerie et bassesse à céder, hors un cas de nécessité absolue; qu'il fallait auparavant éprouver toutes sortes de contretemps; même s'il était nécessaire de périr, périr les armes à la main; et qu'avant qu'être réduit à cette extrémité, le roi d'Espagne verrait et connaîtrait ses véritables amis, en sorte qu'après cette épreuve, il serait en état de prendre à leur égard des mesures certaines; car il persistait toujours à conclure que le projet était chimérique en ce qui regardait les conditions proposées pour le roi d'Espagne, et qu'on devait le nommer monstrueux à l'égard des avantages accordés à l'empereur; en sorte qu'il paraissait clairement que la raison ni la justice n'avaient pas dirigé un tel ouvrage, et qu'il était seulement forgé par la passion et par l'intérêt particulier de ceux qui l'avaient imaginé. Voulant fortifier son avis par le témoignage de tous les gens sensés, il assurait, qu'il n'y en avait aucun qui ne fût surpris de voir les principales puissances de l'Europe, comme conjurées ensemble, concourir aveuglément à l'agrandissement d'un prince qu'elles devaient craindre par toutes sortes de raisons, et tâcher, par conséquent, d'abaisser en cette occasion. Il donnait aux bons Français le premier rang parmi les gens sensés, soutenant qu'ils regardaient le projet avec horreur, et qu'ils [étaient] pénétrés de douleur de voir la conduite du gouvernement, si directement opposée aux anciennes maximes que la France avait suivies et soutenues par de si longues guerres pour tenir en bride la puissance autrichienne.
Albéroni, depuis longtemps ennemi de Monteléon, l'accusait de ne parler que par l'organe de l'abbé Dubois. La lâcheté de cet ambassadeur, disait le cardinal, allait jusqu'au point de dire que, considérant la fierté de l'empereur, il était étonné qu'il eût accepté le projet. Enfin le roi, la reine, ni le premier ministre d'Espagne, ne pouvaient lire ses lettres sans indignation. Albéroni, dans ces dispositions à l'égard de Monteléon, lui reprocha durement la tranquillité qu'il faisait paraître en parlant du projet du traité. Il ne lui déguisa pas que Leurs Majestés Catholiques avaient parfaitement reconnu qu'il se rendait l'organe de l'abbé Dubois, pendant que les autres ministres détestaient son plan comme abominable par les conséquences, fatal à la liberté des souverains, totalement opposé à la raison d'État; renversant tout principe d'établir un équilibre en Europe, et d'assurer le repos de l'Italie, malheureusement ensevelie sous la dure servitude d'un prince trop puissant et d'une nation insatiable: réflexion qu'un ministre né en Lombardie devait faire encore, plus naturellement, que tout autre. À ces reproches, il en ajouta d'autres fondés sur la lenteur de Monteléon à faire savoir en Espagne ce qui regardait l'armement et la destination de l'escadre anglaise, car il était persuadé que la cour de Londres, ayant mis toute son étude à tromper le roi d'Espagne par un projet idéal que le cardinal nommait un hircocerf[2] , attendait seulement le moment de se déclarer en faveur de l'empereur, afin de le mettre en possession de la plus belle partie de l'Italie, et de lui donner ce nouveau moyen d'usurper les autres États de cette partie de l'Europe sans que qui que ce soit pût l'empêcher. Ainsi, disait-il, les Anglais traitent le roi d'Espagne comme un roi de plâtre; ils croient pouvoir lui imposer toutes sortes de lois; ils se figurent encore que, après bien des vexations et des insultes, ils obligeront ce prince à leur rendre grâces d'avoir forgé un projet chimérique, absolument impossible dans son exécution. Les reproches d'Albéroni tombaient encore moins sur l'Angleterre que sur le régent. Ce prince sollicitait fortement les Hollandais d'entrer dans l'alliance. Albéroni déclara que ses instances avaient achevé entièrement d'irriter le roi et la reine d'Espagne; qu'elles prouvaient authentiquement que la conduite du régent n'était pas celle d'un médiateur, mais celle d'une partie intéressée aux avantages de l'ennemi irréconciliable des deux couronnes, celle enfin d'un prince qui récemment avait assez fait voir le désir qu'il aurait de les anéantir s'il en avait le pouvoir; et d'ailleurs, disait-il, quelle raison pour les médiateurs de faire la guerre parce que le prince à qui ils offrent des visions ne les accepte pas comme une proposition réelle et avantageuse? Il ajoutait que le roi d'Espagne ne pouvait donner ce caractère de solidité à l'offre qu'on lui faisait de mettre des garnisons espagnoles dans Parme et dans Plaisance, parce que, si ces garnisons étaient fortes et telles que le besoin le demandait, il serait impossible que le pays pût fournir à leur subsistance; que si elles étaient faibles, elles seraient sacrifiées d'un moment à l'autre, et qu'autant de soldats et d'officiers dont elles seraient composées deviendraient autant de prisonniers qui entreraient dans ces places à la discrétion des Allemands.
Le roi d'Espagne, ayant donc bien examiné toutes choses, voulait voir si la France lèverait le masque, et se porterait jusqu'au point de lui déclarer la guerre ouvertement. Cellamare eut ordre de répandre dans Paris que son maître ne recevrait la loi de personne, encore moins du régent que de qui que ce soit; que Sa Majesté Catholique croyait pouvoir s'adresser aux états généraux du royaume, et leur demander compte de la conduite de M. le duc d'Orléans, les choses étant réduites au point qu'elle pouvait désormais se porter aux plus grandes extrémités. Tout expédient, tout tempérament devait être désormais proscrit, parce que le coeur était ulcéré par la conduite que le régent avait tenue, et par ses engagements si contraires aux intérêts d'honneur, et [à] la réputation de Leurs Majestés Catholiques. Albéroni était cependant embarrassé de la conclusion d'un traité entre l'empereur et le roi de Sicile. On disait que ces princes étaient convenus entre eux de l'échange du royaume de Naples avec les États héréditaires de la maison de Savoie. Cette nouvelle vraisemblable était regardée comme vraie parce que le caractère du duc de Savoie donnait lieu d'ajouter foi à tout ce qu'on publiait de ses négociations secrètes, quoiqu'on pût dire de contraire aux assurances que ses ministres donnaient en même temps de sa fidélité envers les princes dont il souhaitait de ménager l'amitié. Ainsi Lascaris, qui paraissait être son ministre de confiance à Madrid, à l'exclusion de l'abbé del Maro, son ambassadeur ordinaire, protestait que son maître était libre, et qu'il n'avait fait aucun traité avec l'empereur; que, si jamais il entrait en quelque accommodement avec ce prince; il ne perdrait point de vue les traités qu'il avait signés avec le roi d'Espagne; qu'ils seraient sa règle; qu'il ne prendrait aucun engagement qui leur fût contraire; et qu'enfin il ne conclurait rien sans l'avoir auparavant communiqué à Sa Majesté Catholique. Mais ces protestations étaient de peu de poids, et le cardinal, persuadé que le ministre confident du roi de Sicile serait le premier que ce prince tromperait pour mieux tromper le roi d'Espagne, répondit seulement qu'il rendrait compte à Sa Majesté Catholique des nouvelles assurances qu'il lui donnait de la part de son maître; qu'il pouvait aussi lui écrire qu'elle ne conclurait rien avec l'empereur sans la participation du roi de Sicile. Albéroni prétendit que les avis de ces traités lui avaient été donnés comme certains par les ministres de France et d'Angleterre; mais il ajouta qu'ils étaient suspects, parce que le régent et le roi Georges, désiraient uniquement pour leurs intérêts l'embrasement de toute l'Europe, et particulièrement celui de l'Italie. Malgré les déclamations continuelles et publiques, et le déchaînement d'Albéroni contre la France, on disait sourdement qu'il y avait une intelligence secrète entre cette couronne et celle d'Espagne. Bien des gens, à la vérité, croyaient que ces bruits étaient artificieux, qu'ils étaient répandus par le premier ministre pour mieux cacher ses entreprises et pour leur donner plus de crédit. Cette opinion paraissait confirmée par la douceur qui régnait dans les conférences fréquentes que le cardinal avait avec Nancré. On n'y découvrait pas la moindre émotion ni le moindre commencement de froideur. On supposait donc qu'il y avait dans le projet de traité des articles secrets infiniment plus avantageux pour l'Espagne que ceux qu'on avait laissés paraître. On ajoutait que la France ni l'Angleterre ne s'opposaient pas au départ de la flotte espagnole. On allait jusqu'à dire que l'escadre anglaise agirait de concert avec elle pour l'exécution du projet, dont la connaissance n'était pas encore livrée au public. D'autres, moins crédules et plus défiants, soupçonnaient également la foi de la cour de France et de celle d'Espagne. Ils se persuadaient que toutes deux voulaient sonder et découvrir réciproquement ce que l'autre pensait, gagner du temps, et que ces manèges si contraires à la bonne intelligence finiraient par une rupture. Ils étaient persuadés que la cour de France était bien éloignée de souhaiter que le roi d'Espagne fit des conquêtes; qu'elle désirait seulement de le voir engagé à faire la guerre en Italie, et forcé de s'épuiser pour la soutenir. Comme le roi d'Espagne avait frété un grand nombre de bâtiments français pour servir au transport de ses troupes, ceux qui prétendaient que le régent verrait avec plaisir commencer la guerre en Italie, regardèrent comme une preuve de leur opinion, et comme une collusion secrète, la permission tacite qu'il semblait donner aux sujets du roi, d'employer leurs vaisseaux au service de Sa Majesté Catholique. Enfin chacun raisonnait à sa manière, et peu de gens croyaient que l'Espagne, seule et sans certitude d'alliés, voulût entreprendre la guerre.
On eut lieu de croire que le roi d'Espagne, paraissant difficile sur le projet de traité en général, avait seulement en vue d'obtenir quelque avantage particulier, car Albéroni dit clairement au colonel Stanhope que ce prince accepterait le projet s'il obtenait de conserver la Sardaigne. Le colonel ayant fait savoir en Angleterre la proposition qui lui avait été faite, les ministres anglais assurèrent Monteléon que leur maître était très affligé de ne pouvoir acquiescer à une demande si raisonnable. Ils se plaignirent du silence que le roi d'Espagne avait gardé jusqu'alors sur cette prétention, et feignirent d'en être d'autant plus touchés que, selon eux, il y aurait eu moyen de satisfaire Sa Majesté Catholique si elle eût déclaré plus tôt ses prétentions; que l'argent aurait été bien employé pour y parvenir, et que l'Angleterre aurait volontiers concouru avec la France pour assembler fine somme telle qu'on eût obtenu ce que désirait le roi d'Espagne; mais malheureusement cette conjoncture favorable était, disaient-ils, passée, parce que l'engagement était pris avec l'empereur, qu'il était impossible d'y rien changer, que ce prince se trouvait dans une telle situation qu'il rejetterait avec hauteur toute proposition d'altérer la moindre clause du traité; qu'il se voyait d'un côté sûr, et comme à la veille de conclure la paix avec le Turc; que, d'un autre côté, le roi de Sicile continuait de faire des propositions avantageuses à la maison d'Autriche et que la cour de Vienne accepterait si l'Angleterre lui donnait quelque occasion de retirer sa parole: inconvénients que le roi d'Angleterre voulait surtout éviter par affection et par tendresse pour le roi d'Espagne, car il prétendait que Sa Majesté Catholique devait lui savoir beaucoup de gré de ce qu'il avait fait pour elle et les ministres anglais feignaient de ne pouvoir comprendre l'injustice que la cour de Madrid leur faisait, de les accuser de partialité pour l'empereur, quand ils servaient réellement l'Espagne, et qu'ils faisaient voir par les effets la préférence qu'ils donnaient à ses intérêts sur ceux de la maison d'Autriche.
Monteléon se vanta d'avoir essuyé des reproches de leur part, et prétendit qu'ils l'accusaient d'être auteur des soupçons injustes que le roi son maître faisait paraître à leur égard. Mais ces accusations ne le disculpaient pas à Madrid. Albéroni avait trop de soin de le représenter au roi et à la reine d'Espagne comme vendu aux Anglais; et quand le cardinal n'aurait pas eu le crédit et l'autorité d'un premier ministre absolu, il aurait cependant persuadé d'autant plus aisément que la cour d'Angleterre, donnant de grandes espérances au roi d'Espagne, ne tenait rien de ce qu'elle avait promis quand il s'agissait de l'exécution. C'est ainsi que les, ministres anglais promirent à l'abbé Dubois qu'il serait permis au roi d'Espagne de mettre des garnisons espagnoles dans les places des États du grand-duc et du duc de Parme. Monteléon fit des instances pour obtenir que la déclaration d'une condition si essentielle, qui n'était pas comprise dans le projet, lui fût donnée par écrit. L'abbé Dubois lui promit de refuser sa signature au projet, si cette condition n'était auparavant bien assurée. Nonobstant les assurances et les promesses, les Anglais refusèrent de la passer, et dans le temps qu'ils éludaient la parole donnée au roi d'Espagne, ils assuraient son ambassadeur que l'objet du roi leur maître, en armant une escadre pour la Méditerranée, était d'autoriser et d'employer ces vaisseaux suivant les réponses dont il doutait, et qu'il attendait de la cour de Vienne. Monteléon désirait que leurs intentions fussent droites. Il était de son honneur et de son intérêt que la correspondance s'établît parfaitement entre la cour d'Espagne et celle d'Angleterre, et profitant de la disposition de son coeur, ne se contraignait pas lorsqu'il était question de ménager d'autres princes au préjudice de Sa Majesté Catholique. Les ministres d'Angleterre, pressés de conserver la Sardaigne à ce prince, s'étaient excusés d'y travailler, alléguant pour prétexte que l'empereur ne souffrirait jamais que le traité reçût la moindre altération dans les conditions dont les parties intéressées étaient convenues. La crainte d'un changement de la part de l'empereur, était le motif qu'ils employaient pour autoriser le refus d'une condition demandée par le roi d'Espagne, comme un moyen de lever toute difficulté, et de conclure un, traité qu'on proposait comme la décision du repos général de l'Europe. Mais en même temps qu'ils parlaient ainsi à l'ambassadeur d'Espagne, Stanhope, impatient des reproches que lui faisait le ministre de Savoie, répondit aux plaintes de cet envoyé que le duc de Savoie, qui se plaignait d'être abandonné par l'Angleterre, ne savait pas reconnaître les obligations qu'il avait à cette couronne; qu'elle soutenait seule les intérêts de ce prince, bien résolue de ne se pas relâcher sur un point qu'elle avait si fort à coeur; que le projet serait accepté par le roi d'Espagne, si le roi d'Angleterre consentait à lui laisser la Sardaigne; mais qu'il était trop attentif aux intérêts du roi de Sicile pour y laisser donner quelque atteinte, nonobstant les difficultés qu'il trouvait de tous côtés lors qu'il était question de soutenir ces mêmes intérêts; et qu'actuellement sa plus grande peine à Vienne était de vaincre la répugnance presque insurmontable, que l'empereur montrait à renoncer à ses droits sur la monarchie d'Espagne en faveur de la maison de Savoie.
Si les Anglais cherchaient à faire valoir en même temps leurs soins et leurs peines pour des princes dont les intérêts étaient directement opposés, la conduite d'Albéroni n'était pas plus sincère que celle de la cour d'Angleterre, car il demandait au roi Georges la conservation de la Sardaigne pour le roi d'Espagne; et pendant qu'il insistait sur cette condition, comme sur un moyen sûr d'engager ce prince de souscrire au traité, il donnait ordre à Cellamare de confier à Provane, qui était lors encore à Paris de la part du roi de Sicile, que, nonobstant la déclaration que Sa Majesté Catholique avait faite à l'égard de la Sardaigne, elle n'avait nulle intention d'accepter le projet, quand même cette condition lui serait accordée; qu'elle voulait seulement, par une telle demande, exclure la proposition de l'échange de la Sicile. Toutefois les ministres de l'empereur ne se croyaient pas encore assez sûrs de la bonne foi du roi d'Angleterre pour demeurer tranquilles sur les propositions nouvelles que faisait le roi d'Espagne, et sur les conférences secrètes et fréquentes que l'abbé Dubois avait à Londres avec Monteléon. Penterrieder était encore en cette cour de la part de l'empereur. Il parut très inquiet de la demande faite par Sa Majesté Catholique, et de la prétention qu'elle formait de mettre actuellement des garnisons espagnoles dans les places de Toscane et de Parme. Il était surtout alarmé de l'attention que le régent donnait à ces nouveautés, que Penterrieder traitait d'extravagantes; et, pour en trancher le cours, il disait que, si elles étaient écoutées, les ennemis de la paix auraient le plaisir de la renverser et de l'étouffer dans sa naissance. Quelque inquiétude qu'il fît paraître, les ministres anglais ne lui donnaient aucun sujet de soupçonner ni leur conduite ni leurs intentions en faveur de ce prince. Ils n'oubliaient rien pour consommer l'ouvrage qu'ils avaient entrepris, et pour conduire à sa perfection le projet de la quadruple alliance. Il fallait pour la rendre parfaite persuader les Hollandais d'y souscrire; et la chose était encore difficile, nonobstant l'habitude, que cette république avait contractée depuis longtemps de suivre aveuglément les volontés de l'Angleterre.
Cadogan, alors ambassadeur d'Angleterre en Hollande, se donnait beaucoup de mouvements pour entraîner les États généraux à se conformer aux intentions de son maître. On prétendait qu'il répandait de l'argent que le prince, naturellement aussi ménager que l'ambassadeur, n'épargnait pas dans une occasion où il s'agissait de gagner les bourgmestres et les magistrats d'Amsterdam. Cadogan s'était marié dans cette ville, et les parents de sa femme agissaient pour contribuer au succès de sa négociation. Beretti agissait de son côté pour le traverser; il parlait mal à propos, donnait des mémoires mal composés, souvent peu sensés. Toutefois la crainte que les Hollandais avaient de s'engager dans une nouvelle guerre était si forte et si puissante, que Beretti avait lieu de croire que son éloquence l'emporterait sur la dextérité de Cadogan, sur ses libéralités, ses profusions, et sur le crédit de ses amis. Les États de Hollande s'assemblaient, mais ils se séparaient sans décider sur le point de l'alliance; en sorte que Cadogan, reconnaissant que l'autorité de l'Angleterre était désormais trop faible pour déterminer les États généraux, se voyait, chose nouvelle! réduit à recourir aux offices de la France. Il craignait que le régent ne laissât paraître quelque indécision dans ses résolutions. Il demandait pressement que Son Altesse Royale ne se lassât point d'envoyer à Châteauneuf, ambassadeur du roi en Hollande, des ordres clairs et positifs, tels qu'il convenait de les donner pour assurer les États généraux qu'il était incapable de changer; car il avouait qu'au moindre doute les affaires seraient absolument ruinées, au lieu, disait-il, que ses soins et ses diligences avaient si bien réussi à Amsterdam que cette ville était prête à concourir avec les nobles et les autres villes principales de la province à la signature de l'alliance; en sorte que l'affaire serait conclue la semaine suivante, nonobstant les représentations de Beretti et les raisonnements faibles et mal fondés dont il prétendait les appuyer.
Ces deux ambassadeurs, directement opposés l'un à l'autre, convenaient également que le régent seul pouvait entraîner la balance du côté qu'il voudrait favoriser, et que les Hollandais, encore incertains du parti qu'ils prendraient, seraient déterminés par le mouvement que Son Altesse Royale leur donnerait. L'objet de Beretti était de gagner du temps et de maintenir autant qu'il serait possible la Hollande neutre au milieu de tant de puissances opposées. Mais un point encore plus sensible pour lui était de décrier Monteléon en toutes occasions, de le rendre suspect à son maître, et d'attribuer au dévouement qu'il avait pour les Anglais, les conseils faibles et timides de s'accommoder au temps, de céder à la nécessité, et de remettre à négocier aux conférences de la paix les conditions que le roi d'Espagne ne pouvait se flatter d'obtenir avant le traité, telle que celle de conserver la Sardaigne.
Il est certain que Monteléon, raisonnant politiquement sur la situation où les affaires étaient alors, donnait lieu à son antagoniste de lui porter secrètement des coups qui le ruinaient à la cour de Madrid, d'autant plus sûrement, qu'en attaquant sa fidélité, on était sûr de plaire au premier ministre. Toutefois la réputation du génie, de l'expérience, de la capacité de Monteléon, étant mieux établie que celle de Beretti, bien des gens, surtout les princes d'Italie, ne balançaient pas à s'ouvrir à l'un plutôt qu'à l'autre, et confiaient à Monteléon ce qu'ils voulaient faire savoir au roi d'Espagne. Ainsi l'envoyé du grand-duc lui dit, de la part de son maître, que ce prince et son fils auraient désiré tous deux, pour leur honneur et pour leur satisfaction, qu'avant de faire un projet pour disposer de leur succession, on leur en eût communiqué l'idée; ils auraient eu au moins la satisfaction de faire connaître en concourant au même but leurs sentiments pour le roi d'Espagne et pour la maison de France, et de découvrir sans crainte l'inclination que les conjonctures des temps les avaient obligés de tenir cachée au fond de leurs coeurs. Corsini ajouta que son maître et le prince son fils, malheureusement privés de succession, ne pouvaient recevoir de consolation plus touchante pour eux que de voir l'infant don Carlos destiné, par le concours des principales puissances de l'Europe, à recueillir après eux la succession de leurs États; qu'ils prévoyaient les avantages que cette disposition apporterait à leurs sujets. La satisfaction qu'ils en avaient était cependant troublée, disait-il, par la loi nouvelle et dure; qu'on imposait à l'infant de recevoir de l'empereur l'investiture de tous les États dont la maison de Médicis était en possession. La liberté du domaine de Florence était indubitable, et depuis Côme de Médicis il ne s'était fait aucun acte capable d'y porter le moindre préjudice. La seule démarche que ce prince, aussi bien qu'Alexandre son prédécesseur, eussent faite à l'égard de l'empereur, avait été de recevoir la confirmation impériale de l'élection que la république de Florence avait faite de leurs personnes; mais les Florentins prétendaient que cet acte, reçu pour d'autres fins, ne pouvait passer pour une investiture féodale. Ainsi le prince et les sujets seraient également affligés de se voir assujettis sous une loi si déshonorante; et comme il n'était ni juste ni convenable que la Toscane, gouvernée par un prince de la maison de France, devînt de pire condition qu'elle ne l'était sous le gouvernement des Médicis, le grand-duc et son fils priaient le roi d'Espagne de réfléchir sur les inconvénients qui retomberaient sur l'infant d'une disposition si contraire à son honneur et à ses intérêts.
Ils représentaient en même temps ceux de l'électrice palatine douairière, reconnue pour héritière des États de Toscane; et le grand-duc disait qu'il ne pouvait croire que le roi d'Espagne, plein d'équité, voulût s'opposer au droit de cette princesse, et empêcher l'effet de la tendresse légitime d'un père envers une fille douée de tant de mérite et de tant de vertu. D'ailleurs, si on jugeait par le cours de nature, elle ne devait pas survivre à son frère, étant âgée de quatre ans plus que lui. Mais quand même elle en hériterait, le grand-duc représentait qu'il serait de l'intérêt du roi d'Espagne d'établir le droit de succession en faveur des filles, parce qu'il arriverait peut-être que l'infante, nouvellement née, profiterait un jour de la loi que Sa Majesté Catholique appuierait pour la succession des États de Toscane. Enfin le grand-duc regardait comme un déshonneur pour lui qu'il fût stipulé dans le traité que le roi d'Espagne mettrait des garnisons espagnoles dans les places de Toscane. C'était, disait-il, douter de sa bonne foi que d'exiger de telles précautions lorsqu'il aurait une fois consenti aux dispositions faites pour la succession de ses États; et s'il était nécessaire d'augmenter les garnisons de ses places, les moyens de les grossir ne lui manqueraient pas, sans troubler le repos de ses sujets. Monteléon, instruit de l'opposition que le roi d'Espagne et son premier ministre apportaient au projet du traité, répondit à Corsini que tout ce qu'il savait des intentions de son maître était qu'il trouvait ce projet impraticable, injuste et préjudiciable à ses intérêts, parce qu'il était contraire à l'équilibre, au repos et à la liberté de l'Italie.
Albéroni avait cependant laissé entendre en Angleterre que tant de répugnance et tant d'opposition de la part du roi d'Espagne seraient surmontées, s'il était possible de faire insérer dans le traité la condition de lui laisser la Sardaigne, et d'introduire des garnisons espagnoles dans les places du grand-duc et du duc de Parme. Mais la première de ces conditions ne pouvait convenir aux vues des ministres anglais, attentifs à plaire à l'empereur, et craignant la hauteur de la cour de Vienne lorsqu'elle croyait avoir lieu de se plaindre. Ils répondirent donc à l'égard de la Sardaigne, que, ni le roi leur maître ni le régent ne pouvaient se départir du plan proposé tel qu'il avait été accepté par l'empereur; que la résolution était prise de signer le traité conformément à ce plan et sans y rien changer; que la moindre variation renverserait absolument un projet qui avait coûté tant de peine. Ils prétendirent que, si on faisait à l'empereur quelque proposition sur ce sujet, ce prince regarderait toute négociation nouvelle comme une rupture; que, se croyant affranchi des engagements qu'il avait pris, il serait en état d'en prendre de contraires avec le roi de Sicile, de qui il obtiendrait facilement cette île, conservant lui-même ses droits et ses prétentions sur l'Espagne; que le fruit d'une telle union serait de rendre l'empereur et le duc de Savoie maîtres absolus en Italie, en sorte que l'Espagne, persistant à refuser le projet du traité comme contraire au repos public, attirerait sur elle-même et sur toute l'Europe le malheur que cette couronne semblait appréhender de l'excès de puissance de la maison d'Autriche. La conclusion de ce raisonnement était qu'il n'y avait de remède aux maux qu'on craignait, que de lier les mains à l'empereur, et de profiter pour cet effet du consentement qu'il y donnait lui-même; qu'il serait de la dernière imprudence de lui laisser la liberté de se dégager, dans une conjoncture où il était assuré de faire la paix avec le Turc, et maître de traiter comme il voudrait avec le roi de Sicile.
Les Anglais ajoutèrent à ces raisons un motif d'intérêt et de considération personnelle pour la reine d'Espagne et pour Albéroni. Ils firent entendre à l'un et à l'autre que l'état incertain de la santé du roi d'Espagne devait les porter tous deux à suivre en cette occasion les conseils du roi d'Angleterre. Les ministres anglais se montrèrent plus faciles sur l'article des garnisons espagnoles. Ils déclarèrent que le roi d'Angleterre consentirait à la demande du roi d'Espagne d'introduire ses troupes dans les places du grand-duc et du duc de Parme, pourvu toutefois qu'il en obtînt le consentement de ces princes. Il fallait, disaient-ils, ménager avec beaucoup d'attention une telle clause, capable de renverser le traité si elle était mise en négociation avant que l'empereur eût signé. Mais au fond, les Anglais savaient bien qu'ils ne risquaient rien en donnant cette apparence de satisfaction au roi d'Espagne, et que les deux princes dont ils exigeaient le consentement préalable ne le donneraient jamais volontairement. Ils pouvaient compter pareillement sur la disposition intérieure et véritable du roi d'Espagne, résolu de tenter les hasards d'une guerre, et d'essayer s'il pourrait profiter de la conjoncture qu'il trouvait si favorable et si propre à réparer les pertes qu'il avait faites de ses États d'Italie.
Les ministres d'Espagne dans les cours étrangères ne permettaient pas de douter de ses intentions. Cellamare à Paris, et Beretti en Hollande, s'en expliquaient hautement, et déclamaient sans mesure contre le projet du traité. Tous deux se flattaient de réussir. Beretti se vantait de suspendre par sa dextérité l'accession des États généraux vivement pressés par la France et l'Angleterre. Cellamare laissait entendre en Espagne que le régent, touché de ses remontrances, pourrait bien faire quelques pas en arrière pour sortir des engagements où il s'était imprudemment jeté. Cet ambassadeur faisait valoir à sa cour les démarches qu'il avait faites auprès des principaux ministres de la régence. Il prétendait qu'ils étaient également touchés de ses représentations, nonobstant la diversité, de leurs réponses; que quelques-uns, plus courtisans que sincères, défendaient le projet, mais si faiblement qu'il y avait lieu de croire qu'ils parlaient autrement quand ils se trouvaient tête à tête avec le régent; que d'autres approuvaient les réflexions qu'il leur faisait faire; que les Français hors du ministère louaient ses raisonnements, et que la nation en général, ennemie du nom autrichien, montrait ouvertement son respect et son attachement pour le roi d'Espagne (et tout cela était parfaitement vrai, mais parfaitement inutile).
Les ministres du roi de Sicile croyaient encore devoir faire cause commune avec ceux d'Espagne, et Cellamare était persuadé qu'il était du service de son maître de ne pas aliéner le seul prince qui parût disposé à résister avec Sa Majesté Catholique aux desseins de leurs ennemis communs. Albéroni voulait ménager encore les Piémontais, mais ses vues étaient différentes de celles de Cellamare. Il fallait tromper le duc de Savoie jusqu'à ce que le moment fût arrivé de faire éclater le véritable objet de l'armement du roi d'Espagne. Son premier ministre se contenait de dire qu'on verrait bientôt si le duc de Savoie, demandant à s'unir avec l'Espagne, parlait sincèrement, et que le public connaîtrait pareillement, avant qu'il fût peu de jours, que Sa Majesté Catholique rejetait totalement le projet, sans laisser entendre qu'elle consentît jamais à l'accepter, quelque offre avantageuse qu'on lui fît pour la persuader; car il n'avait tenu qu'à elle, disait le cardinal, d'obtenir des médiateurs la condition de conserver la Sardaigne, si elle eût voulu, moyennant cette addition, souscrire aux engagements du traité. Il prétendit même que le colonel Stanhope, lui offrant depuis peu cette nouvelle condition, avait employé toute son éloquence pour le convaincre que le roi d'Espagne devait se contenter de l'avantage qu'on lui proposait, et qu'il ferait bien mieux de l'accepter que d'employer inutilement ses trésors à faire armer tant de vaisseaux et transporter tant de troupes en Italie.
Ces offres prétendues étaient bien opposées aux discours que les ministres anglais avaient tenus à Londres à Monteléon. Les réponses, les démarches et les insinuations dont ses lettres étaient remplies, toutes tendantes à porter le roi son maître à la paix, déplaisaient tellement au cardinal qu'il ne cessait de décrier la conduite d'un ambassadeur qui depuis longtemps lui était odieux, peut-être parce qu'il trouvait en lui trop de talents propres à bien servir son maître; et non content de l'accuser souvent d'infidélité, il lui reprochait encore son incapacité, jusqu'au point de dire que les réponses, qu'il faisait au sujet du traité, étaient discours d'un homme ivre, et que le roi d'Espagne ne pouvait avouer ce qui sortait de la bouche d'un ministre assez indifférent pour traiter le projet avec tranquillité; pendant que les autres le regardaient avec scandale et avec abomination. Celui qui a tout pouvoir ne manque jamais de flatteurs et de complaisants prêts à louer toutes ses vues, à applaudir à tous ses projets, et empressés d'aplanir en lui parlant les difficultés qui semblent s'opposer à l'exécution de ses desseins. Telles gens, dont l'espèce subsistera toujours dans les cours, étaient écoutés avec plaisir par Albéroni; d'autres plus sages, mais en moindre nombre, ne pénétraient pas jusqu'à lui. On écartait avec soin ceux qui, pesant avec raison la qualité de l'engagement que le roi d'Espagne prenait, et faisaient de tristes réflexions sur le succès d'une entreprise prématurée, ne pouvaient, en approchant du roi et de la reine, parler sincèrement, et découvrir à Leurs Majestés Catholiques le péril où le royaume allait être exposé. La nation, en général, était moins touchée de la crainte de l'avenir que de l'espérance de se remettre en honneur et en crédit par le succès de l'entreprise. Les Espagnols, jaloux de ce point d'honneur, se flattaient de chasser les Allemands d'Italie, et d'en recouvrer les États qu'ils regardaient toujours comme dépendants de la couronne d'Espagne.
Albéroni, sans alliés, se flattait que tous les événements seconderaient ses desseins. Il se figurait que l'empereur serait obligé de faire encore une campagne en Hongrie; et quoiqu'il n'eût pas lieu de douter du désir que les Turcs avaient de conclure la paix, il voulait se persuader qu'ils n'avaient demandé une suspension d'armes que pour gagner du temps, résolus cependant d'attendre le succès de la descente qu'on supposait alors que le roi de Suède ferait au premier jour dans le Mecklembourg. Il espérait que les Hollandais, quoique dépendants depuis un grand nombre d'années des volontés de l'Angleterre, secoueraient enfin le joug qu'ils s'étaient laissé imposer, et que les menaces de la France, jointes en cette occasion à celles des Anglais, n'ébranleraient pas la fermeté des bons républicains, qui gémissaient de voir la France et l'Angleterre unies pour forger des chaînes, à l'Europe, et détestaient, disait-il, le régent, le regardant comme l'auteur des pertes que leur patrie souffrirait, si elle permettait que la puissance de l'empereur franchît les bornes où naturellement elle devait être renfermée pour le bien commun de toutes les nations de l'Europe. Flatté de cette idée, Albéroni croyait que, lors qu'il serait question de faire déclarer la guerre à l'Espagne au nom de là France, le régent y penserait plus d'une fois, nonobstant les vues secrètes qu'il attribuait à Son Altesse Royale, car il ne feignait pas de dire que c'était se tromper que de croire que le régent et le roi d'Angleterre fissent la moindre attention à l'équilibre de l'Europe et à la sûreté de l'Italie. L'un de ces princes, disait-il, songe à se maintenir roi, l'autre à le devenir: tous deux croient avoir besoin de l'empereur, et tous deux sont prêts, pour leurs fins particulières, à sacrifier le tiers et le quart. Non seulement ils ne pensent pas à retirer Mantoue des mains des Allemands, mais ils concourront encore à les introduire en d'autres places d'Italie. Albéroni prétendait le prouver par le concours de la France et de l'Angleterre, unies l'une et l'autre à procurer à l'empereur la Sicile, unique objet de ses désirs. Il osait enfin traiter de visionnaire l'abbé Dubois, qu'il nommait l'instrument de toutes les mauvaises intentions du régent (mais c'était le régent qui était l'instrument de toutes les mauvaises intentions de l'abbé Dubois; souvent entraîné, contre ses propres lumières et contre sa volonté, par l'ascendant qu'il avait laissé prendre sur lui à l'abbé Dubois, l'Albéroni de la France, qui pour soi n'était rien moins que visionnaire, et qui, sciens et volens, sacrifiait la France, l'Espagne, la réputation de son maître à son ambition de se faire cardinal, par les voies que j'ai déjà expliquées, d'être tout Anglais et tout impérial). Comme Albéroni ne pouvait susciter assez d'opposition aux succès des vues du régent, il employait l'ascendant qu'il croyait avoir sur l'esprit du duc de Parme pour lui persuader de protester qu'il ne recevrait jamais de garnison espagnole dans ses places.
Il n'est pas difficile d'inspirer aux petits princes la crainte de cesser d'être maîtres chez eux en admettant dans leurs places les troupes de quelque grande puissance. Celle d'Espagne devenait formidable, si on en croyait l'énumération qu'Albéroni faisait de ses forces tant de terre que de mer. Il en répandait de tous côtés un détail magnifique. Il publiait que l'armée navale du roi d'Espagne était composée de trente-trois navires ou frégates; que le moindre de ces vaisseaux portait quarante-cinq pièces de canon; que la flotte était fournie d'argent et de vivres pour plus de cinq mois. Les troupes, selon lui, formaient trente-trois mille hommes effectifs, payés jusqu'au moment de leur embarquement, habillés de neuf et bien armés, l'artillerie en bon état, et dix-huit mille fusils de réserve prêts à distribuer aux gens de bonne volonté, s'il s'en trouvait qui offrissent de servir le roi d'Espagne et la cause commune de l'Italie. Albéroni, satisfait de tant de grandes dispositions dont il croyait le succès infaillible, disait en s'applaudissant que la flotte et l'armée de terre marchaient avec les fiocques [3] . Il avouait cependant que Dieu était sur tout, et que sans son aide tous les soins deviendraient inutiles. Le marquis de Lede fut nommé général de cette armée, et la flotte partit de Cadix pour Barcelone le 15 mai. Le prince Pio, alors vice-roi de Catalogne, s'était flatté d'être chargé de l'exécution de l'entreprise dont il s'agissait. Albéroni, pour l'en consoler, lui fit dire que Leurs Majestés Catholiques avaient besoin de garder en Espagne un homme tel que lui, dans une conjoncture si critique, et qu'il verrait par la destination qu'elles avaient faite in petto sur son sujet, si les choses prenaient un certain pli, l'opinion qu'elles avaient de son mérite et de ses talents. Le cardinal voulait que Pio reçût ces assurances enveloppées comme des marques certaines de la franchise de coeur et de la sincérité dont il usait en lui parlant.