1718
Je rends compte au régent de ma conversation avec M. le Duc. — Hoquet du régent sur l'élévation des sièges hauts comme à la grand'chambre, qui m'inquiète sur sa volonté d'un lit de justice. — Récit d'une conversation du régent avec le comte de Toulouse, bien considérable. — Probité du comte, scélératesse de son frère. — Misère et frayeur du maréchal de Villeroy. — Nécessité de n'y pas toucher. — Je tâche de fortifier le régent à ne pas toucher à M. du Maine. — Propos sur le rang avec Son Altesse Royale. — Mes réflexions sur le rang. — Conférence chez le duc de La Force. — Sage prévoyance de Fagon et de l'abbé Dubois. — Inquiétude de Fontanieu pour le secret. — Il remédie aux sièges hauts. — Entretien entre M. le Duc et moi dans le jardin des Tuileries, qui veut l'éducation plus fermement que jamais. — Je lui fais une proposition pour la différer, qu'il refuse. — Sur quoi je le presse avec la dernière force. — Outre l'honneur, suites funestes des manquements de parole. — Disposition de Mme la Duchesse sur ses frères toute différente de Mme la duchesse d'Orléans. — Prince de Conti à compter pour rien. — J'essaye à déranger l'opiniâtreté de M. le Duc sur avoir actuellement l'éducation, par les réflexions sur l'embarras de la mécanique. — Je presse vivement M. le Duc. — Il demeure inébranlable. — Ses raisons. — Je fais expliquer M. le Duc sur la réduction des bâtards au rang de leur pairie. — Il y consent. — Je ne m'en contente pas. — Je veux qu'il en fasse son affaire, comme de l'éducation même, et je le pousse fortement. — Trahison des Lassai. — M. le Duc désire que je voie les trois divers projets d'édits, qu'il avait donnés au régent. — Millain; quel. — Je déclare à M. le Duc que je sais du régent que la réduction du rang des bâtards est en ses mains, et que le régent la trouve juste. — Je presse fortement M. le Duc. — M. le Duc me donne sa parole de la réduction des bâtards au rang de leur pairie. — Je propose à M. le Duc de conserver le rang sans changement au comte de Toulouse par un rétablissement uniquement personnel. — Mes raisons. — M. le Duc consent à ma proposition en faveur du comte de Toulouse, et d'en faire dresser la déclaration. — Je la veux faire aussi, et pourquoi. — Raisonnement encore sur la mécanique. — Renouvellement de la parole de M. le Duc de la réduction susdite des bâtards. — Dernier effort de ma part pour le détourner de l'éducation et de toucher au duc du Maine.
Le lendemain mardi 23 août, je fus entre neuf et dix dit matin chez M. le duc d'Orléans, par la porte de derrière, introduit par d'Ibagnet, qui m'attendait. Il le fut avertir dans son grand cabinet, et le trouva déjà à la messe, au retour de laquelle Son Altesse Royale fit fermer ses portes et me vint trouver. Nous nous promenâmes dans sa grande galerie, où je lui rendis compte de ce qui s'était passé entre M. le Duc et moi la veille dans le jardin des Tuileries. Il approuva fort la confidence que je lui avais faite des dix mille pistoles, et je remarquai que M. le duc d'Orléans fut très soulagé de ce qu'il y avait lieu de croire que cette somme n'était pas pour M. le comte de Charolais et que ce prince n'avait point encore de commerce en Espagne.
Nous rebattîmes la plupart des choses principales en question, et il me parut qu'il regardait son mariage avec sa fille comme assez praticable. Je lui remontrai là-dessus toute la différence de celui du prince de Piémont pour la réputation de sa régence, pour se faire une nouvelle et plus prochaine alliance avec un prince tel que le roi de Sicile, et si bienséante par rapport à leurs qualités de grand-père et d'oncle du roi, de père et de frère d'une princesse qui lui avait rendu un si grand service par le mariage de Mme la duchesse de Berry. J'ajoutai la considération qu'il devait à Mme la duchesse d'Orléans pour qui le coup de poignard serait doublement affreux de sceller la perte de ses frères par le mariage de sa fille avec le fils d'une soeur qu'elle haïssait à mort, et le frère de celui qui culbutait le sien et qui profitait de sa plus chère dépouille. Enfin je n'omis rien de tout ce que je crus de plus propre à donner des forces à M. le duc d'Orléans pour combattre les raisons de M. le Duc. Mais, je sentis que deux choses lui faisaient une impression forte. Ce que je viens de rapporter sur M. le comte de Charolais et l'Espagne, et la dure protestation de M. le Duc, qu'il fallut bien lui rapporter dans toute sa force. Je ne lui dissimulai pas non plus que le nombre accumulé de ses manquements de parole à M. le Duc sur l'éducation faisait toute sa roideur à la vouloir à cette heure. Le régent les contesta, dit qu'il ne disait pas vrai, puis laissa voir, ce dont je me doutais bien, qu'il n'y avait rien à rabattre des justes plaintes de M. le Duc à cet égard.
Ensuite, passant au mécanique, car cette conversation fut très sautillante, je lui dis, et je ne sais pas trop comment je m'en avisai, que les sièges hauts du lit de justice n'auraient qu'une marche, par la difficulté de les élever davantage; mais que je croyais que cela suffisait pour marquer seulement des hauts et des bas sièges. Là-dessus il s'éleva, me dit que cela ne pouvait passer de la sorte, que les hauts sièges de la grand'chambre avaient cinq degrés. J'eus beau lui représenter la difficulté mécanique, et lui dire enfin que puisque moi, à son avis si pair, j'en étais convenu, il pouvait bien le trouver bon. Point du tout. Le voilà à entrer dans tous les expédients de cet ouvrage sans en trouver pas un, et pour fin à me charger de voir Fontanieu pour remédier en toutes sortes à cet inconvénient. Cela pensa me désespérer, car jamais, pour le trancher court, M. le duc d'Orléans n'eut de dignité; et ne s'en soucia pour soi-même ni pour les autres. Pour lui, un peu plus ou moins d'élévation aux hauts sièges ne faisait rien à un régent du royaume qui, au lit de justice, n'a que la première place sur le banc des laïques, sans distance ni différence quelconque d'avec eux; et pour les pairs, il les avait trop maltraités pour croire que cette seule fois il fût devenu tout à coup épris de leur dignité et de l'honneur de leur séance. Je soupçonnai donc fortement que M. le duc d'Orléans, battu de M. le Duc, au pied du mur pour un lit de justice de grande exécution; cherchait quelque voie de le rompre. Le délai de trois jours m'en avait donné l'inquiétude, et ceci si fort contraire à son génie me l'augmenta beaucoup. Je craignis que, n'osant rompre à découvert un projet de cette sorte, n'ayant plus par où le différer au delà du vendredi, ni moins encore rien à alléguer pour changer une résolution si concertée, il se jetait où il pouvait pour former un délai, dans l'espérance de faire ébruiter, puis échouer la chose. Cela me mit dans un grand malaise; je cherchai dans le reste de la conversation à m'éclaircir de ce grand point, mais je compris bien que mes soins seraient inutiles, et que, si le régent en avait la pensée, il me la cacherait avec plus de précaution qu'à nul autre.
Delà, il passa à un récit bien considérable. « Vous ai-je dit, me demanda-t-il, la conversation que j'ai eue mardi dernier avec le comte de Toulouse? » Et sur ce que je lui répondis que non, il me conta qu'après avoir travaillé avec le maréchal d'Estrées et lui, il resta seul, et lui demanda s'il pouvait lui faire une question, et que cette question fut s'il était content de lui et de sa conduite; que sur les assurances de toute satisfaction suivies de réponses du comte de Toulouse les plus convenables, même les plus nettes, il lui dit que, puisqu'il en était ainsi, il en avait encore une autre à lui faire sur son frère, qui était dans l'inquiétude d'un bruit répandu qu'il le voulait faire arrêter et le maréchal de Villeroy. Son Altesse Royale s'était mise à rire comme d'une chose qui ne méritait que cela; il fut pressé; il répondit qu'il n'y avait songé. Le comte lui demanda s'il en pouvait assurer son frère, et sur le oui, lui demanda s'il en était mécontent, et d'où pouvait venir ce bruit. Le régent répondit que pour le bruit il en ignorait la cause, mais que, pour content, il ne pouvait l'être. Le comte voulut approfondir; sur quoi M. le duc d'Orléans lui demanda ce qu'il penserait de remuer le parlement. Le comte lui répondit avec franchise que cela lui paraîtrait très criminel, et s'informa s'il y en avait quelque chose sur le compte de son frère. M. le duc d'Orléans répondit qu'il n'en pouvait douter par des preuves très sûres, et tout de suite lui demanda que lui semblerait d'un commerce en Espagne, et avec le cardinal Albéroni. « Encore pis, répondit nettement le comte, je ne regarderais pas cela différemment d'un crime d'État; » et sur ce que M. le duc d'Orléans lui laissa entendre qu'il en savait le duc du Maine coupable, le comte lui dit qu'il ne pouvait soupçonner son frère jusqu'à ce point; qu'il le suppliait de bien prendre garde à la vérité de ce qui en pouvait être; que pour lui, il lui avait donné sa parole, parce qu'il considérait l'État et Son Altesse Royale comme une seule et même chose; qu'ainsi il lui répondait de soi, mais qu'il ne lui répondait pas de son frère.
Cette conversation me parut infiniment importante, et les réflexions que j'y fis allongèrent fort la nôtre. Je dis à M. le duc d'Orléans que je ne voyais rien de si net ni de plus estimable que le procédé du comte de Toulouse, en, même temps rien de si fort contre le duc du Maine que ce que son frère, si engagé à le soutenir, lui déclarait pourtant qu'il n'en pouvait répondre. Le régent me parut y faire beaucoup d'attention. Je lui dis qu'un tel propos la méritait tout entière, et lui faisait sentir la grandeur de sa faute d'avoir laissé le duc du Maine entier; que néanmoins il ne devait pas s'en frapper jusqu'à perdre de vue l'espèce présente, je veux dire l'union du duc du Maine avec le parlement, et le danger de les châtier ensemble; que ces conjonctures demandaient toutes ses plus mûres réflexions. Après quelques séjours là-dessus, moi ne voulant plus trop m'expliquer; et flottant entre le danger nouveau, démontré par l'aveu du comte de Toulouse, et la crainte extrême de moi-même sur ma vengeance et la restitution de notre rang, le régent me conta que le maréchal de Villeroy lui avait parlé lui-même de ce bruit de le faire arrêter avec M. du Maine, d'un ton fort humble et fort alarmé; qu'il en avait été dire autant à l'abbé Dubois, et qu'il était dans la dernière peine, quoi qu'on pût faire pour le rassurer. Je dis à M. le duc d'Orléans que polir celui-là, quoi qu'il pût faire, il fallait le laisser; qu'après les bruits anciens et nouveaux, il n'y avait ni grâce ni sûreté à l'ôter d'auprès du roi, auquel s'il arrivait malheur dans la suite, chacun renouvellerait d'horreurs contre Son Altesse Royale.
Il en convint, et me témoigna d'ailleurs que l'âge et le peu de mérite, du maréchal de Villeroy rendaient sa place très indifférente. J'ajoutai que je regarderais sa mort, si elle arrivait devant la majorité, comme un malheur pour Son Altesse Royale, parce qu'alors ce serait bien force d'en nommer un autre; que je ne savais pas trop bien qui de mérite propre à cette place en voudrait, et que ce serait en revenir presque au même danger s'il arrivait malheur au roi.
Il en convint encore; puis nous revînmes à M. le Duc, moi bien aise de prendre ma mission pour sentir où il en était sur le duc du Maine, et en même temps sur notre rang. Il me parla faiblement sur l'un et sur l'autre. Je le conjurai de nouveau de bien penser aux suites d'attaquer le duc du Maine dans une partie aussi sensible que l'éducation, et de la confier à un prince du sang de l'humeur arrêtée de M. le Duc, et, après quelques raisonnements faits et abrégés là-dessus, je le suppliai de sentir que, s'il faisait tant que d'ôter au duc du Maine l'éducation du roi, il ne serait ni moins enragé ni moins irréconciliable [15] d'y ajouter sa réduction à son rang de pairie. Il me répondit qu'il l'avait déjà voulu une fois; que M. le Duc s'y était opposé par l'idée de se séparer de nous par mettre entre deux un rang intermédiaire; qu'il était bien aise de me le dire nettement pour que je ne m'amusasse pas aux propos de M. le Duc, avec lequel il faudrait bien voir, s'il se portait à lui donner l'éducation du roi, mais sans lequel cela était impossible. Avec cela je m'en allai avec un commencement d'espérance, dont voici le raisonnement, supposé l'éducation changée de main.
Je comprenais de reste que ni M. le duc d'Orléans, ni M. le Duc ne se souciaient de la restitution de notre rang. Je comptais bien même qu'ils tâcheraient de l'éluder l'un par l'autre, le régent surtout, grand maître en ces sortes de tours d'apparente souplesse qui se démêlent avec exécration bientôt après; mais je sentis aussi qu'il ne résisterait non plus à M. le Duc en ce point, si celui-ci se le mettait dans la tète, que dans l'affaire de l'éducation, a fortiori, et qu'il n'était rien moins qu'impossible d'y déterminer M. le Duc qui croyait avoir un besoin capital de moi, se conduisait avec moi de même, était convaincu de son aveu fait à moi-même de la fausseté de son ancienne idée de rang intermédiaire, et tacitement encore par ne le vouloir pas dire par gloire, de la sottise qu'il avait faite de ne nous avoir pas mis à leur suite contre les bâtards. Or il était à même de réparer l'une et l'autre faute; lui-même y avait pensé, puisqu'il l'avait proposé par l'un des trois projets d'édits. Il n'était donc plus question que de lui parler ferme, et de me servir de sa passion démesurée de l'éducation pour servir la mienne de la restitution de notre rang. C'est une des choses que je roulai le plus dans ma tête le reste de la journée, mais qui n'y roula qu'en second, tant j'eus peur de moi-même, et de ne pas éloigner avec le désintéressement d'un coeur pur tout ce qui pouvait nuire à l'État et y causer des troubles.
Plein de ces pensées, le duc de Chaulnes força ma porte au sortir de dîner, que je tenais fermée en ces jours si occupés à tout ce qui n'était point du secret. Fils et neveu des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, notre union était intime. Je l'avais, comme on l'a vu, fait duc et pair; il ne l'oublia jamais, et il était aussi sensible que moi à ce qui était de cette dignité. Il venait, sur les bruits qui couraient de la colère du régent contre le parlement, raisonner avec moi si nous ne pourrions pas en tirer quelque parti. J'eus regret de ne pouvoir lui rien dire; je battis la campagne sur les difficultés générales, et je m'en défis le plus tôt que je pus.
J'étais attendu chez M. de La Force où Fagon et l'abbé Dubois devaient se trouver. En les attendant, car je logeais fort près de lui et les autres fort loin, je dissertai avec lui [sur] mes soupçons renouvelés le matin par ce hoquet bizarre que M. le duc d'Orléans m'avait fait des hauts sièges aux Tuileries. Il en fut effrayé comme moi. Fagon vint qui ne le fut pas moins. Nous relûmes avec lui le mémoire que je lui avais dicté chez moi, qui fut le fondement de toute cette affaire. Il y avait ajouté diverses choses de pratique, mais importantes, sur l'interdiction du parlement s'il refusait de venir aux Tuileries, les scellés à mettre en différents lieux du palais et autres choses de cette nature. L'abbé Dubois arriva après s'être fait attendre assez longtemps avec d'excellentes notes d'ordres à donner pour l'exécution mécanique de tous les ordres possibles, les signaux des ordres pour les pouvoir donner en séance sans qu'il y parût, comme en cas que le parlement voulût sortir du lit de justice, l'arrêter tout entier ou quelques membres seulement, et quels, et mille choses de cette nature qu'on ne peut trop soigneusement prévoir, et qui mettent en désarroi quand elles arrivent sans qu'on y ait prévu d'avance.
Je n'eus pas le temps d'achever avec eux. Les sièges hauts me tenaient en cervelle; je voulais ôter à M. le duc d'Orléans ce prétexte que je redoutais. J'avais mandé à Fontanieu de m'attendre chez lui, et je m'étais arrangé pour avoir, fait avec lui à temps de ne manquer pas mon rendez-vous des Tuileries. Je trouvai moyen avec Fontanieu que les sièges hauts eussent trois bonnes marches. Il se désolait du délai du lit de justice, parce que dans l'intervalle, il craignait ses ouvriers qui ne comprenaient point ce qu'il leur faisait faire, et qui mouraient d'envie de le savoir et de s'en informer. Sortant de chez lui, je dis à mes gens: « Au logis! » mais en passant devant ce pont tournant, du bout du jardin des Tuileries, je tirai mon cordon, m'y fis descendre comme séduit par le beau temps, et j'envoyai mon carrosse m'attendre au bout du pont Royal.
Je ne tardai pas à trouver M. le Duc dans notre allée ordinaire, le long du bas de la terrasse de la rivière. Comme c'était la seconde fois au même lieu, je craignis les aventures imprévues et les remarques. Je lui fis ôter son cordon bleu qu'il mit dans sa poche. Il avait vu M. le duc d'Orléans le matin depuis moi, et je reconnus bientôt qu'il l'avait trouvé beaucoup plus facile. Cela me fâcha, parce que j'en sentis la conséquence et que je ne viendrais pas à bout d'un homme si arrêté dès qu'il espérerait obtenir ce qu'il prétendait. Il me conta d'abord que le régent lui avait fait la confidence des dix mille pistoles et la lui avait faite entière en lui nommant le duc de Parme, dont je fus surpris, parce que cela n'y ajoutait rien et découvrait ce qu'il ne fallait pas, et me dit que Son Altesse Royale était demeurée persuadée sur ce qu'il lui en avait dit que cette remise n'était pas pour M. le comte de Charolais; je le pressai sur le retour de ce prince et sur l'établissement. Lui se tint ferme à le différer jusqu'à un établissement prêt, à en répondre dès qu'il le serait et à trouver qu'il n'y en pouvait avoir que par le dépouillement du duc du Maine. Je le suppliai de nouveau d'en sentir toutes les conséquences que je lui remis devant les yeux. Nous les discutâmes encore, et ce ne fut de part et d'autre que redites de nos précédentes conversations, parmi lesquelles il me répéta à diverses reprises les manquements de parole qu'il avait essuyés là-dessus et auxquelles il ne pouvait plus se fier, et sa protestation encore plus durement que la veille d'attachement au régent ou de ne faire pas un pas pour son service, selon que l'éducation lui serait ou ne lui serait pas donnée dans le vendredi prochain.
Voyant que c'était perdre temps que d'espérer davantage de le ramener là-dessus, il me vint dans l'esprit de lui faire une proposition qui me parut devoir être goûtée: « Monsieur, lui dis-je, je vois bien ce qui vous tient, vous ne voulez plus tâter des paroles et vous voulez user de l'occasion présente; vous avez raison; mais vous convenez aussi que si vous n'aviez pas été si souvent trompé, vous ne vous opiniâtreriez pas à vouloir l'éducation dans la même séance qui doit si fort mortifier le parlement, parce que vous en sentez toutes les dangereuses conséquences. — Cela est vrai, me répondit-il: je voudrais de bon coeur pouvoir séparer l'un de l'autre; mais, après ce qui s'est passé tant de fois, quelle sûreté aurais je et quelle folie à moi de m'y laisser aller? — Attendez, monsieur, répliquai-je. Il me vient sur-le-champ une idée dans la tête que je ne vous réponds pas que M. le duc d'Orléans adopte, mais que je vous réponds de lui proposer, si vous la goûtez, et comme je la crois raisonnable de faire tout ce qui est en moi pour qu'il l'exécute. Je voudrais que M. le duc d'Orléans vous écrivît un billet signé de lui, par lequel il vous donnât sa parole de vous donner l'éducation du roi à la rentrée du parlement. Par là elle vous est immanquable; car, s'il vous tient parole, vous avez votre but, s'il y voulait manquer, vous avez en main de quoi le rendre tout aussi irréconciliable avec M. du Maine que s'il lui avait ôté l'éducation, et par là vous le forcez à le faire, pour ne demeurer pas tout à la fois brouillé avec vous et brouillé avec eux, si vous, hors de toute mesure avec lui, montriez le billet de sa main. — Monsieur, me repartit M. le Duc d'un ton ferme, je ne me fie non plus aux écrits et aux signatures de M. le duc d'Orléans qu'à ses paroles. Il m'a trompé trop de fois, et ce serait être trop dupe. » Je contestai, mais ce fut en vain, et il demeura ferme à vouloir l'éducation et rien autre.
Dépourvu de cette ressource qui s'était présentée à moi tout à coup comme bonne, j'eus recours aux péroraisons. Je lui rebattis ce que je crus de plus touchant sur le comte de Toulouse, et enfin sur les mouvements qui pouvaient agiter l'État. Il me parut toujours le même, c'est-à-dire inébranlable, et me dit qu'il devait écrire le lendemain matin au régent pour le voir commodément l'après-dînée, et en venir ensemble à une résolution; qu'il me priait de l'y préparer dans la matinée, et de compter encore une fois que de l'éducation dépendrait son attachement pour Son Altesse Royale, où le contraire avec un ressentiment dans le coeur dont il ne serait pas le maître, et qui durerait autant que lui: « Monsieur, lui répondis-je avec feu, vous devez me connaître à présent sur les bâtards et sur mon rang. Je ne suis point né prince du sang et habile à la couronne; cependant mon amour pour ma patrie, que je crains de voir troubler bien dangereusement, me fait combattre mon intérêt de rang le plus sensible et le plus précieux, et ma vengeance la plus vive et la plus passionnément désirée. Vous donc qui devez prendre d'autant plus de part que moi en cet État qui est votre patrie comme la mienne, mais qui est de plus votre patrimoine possible dont la couronne est dans votre maison depuis tant de siècles, et ne peut tomber que sur vous et sur vos descendants à tour chacun d'aînesse, je vous adjure par votre qualité de Français, par votre qualité de prince du sang qui doit vous faire regarder la France avec des yeux de tendresse et de propriété, je vous adjure de passer cette nuit et demain toute la matinée à peser votre intérêt contre le duc du Maine avec l'intérêt de l'État, d'être plus Français qu'intéressé dans son abaissement, de vous représenter sans cesse les suites et les conséquences de ce que vous, voulez faire; et quel serait votre juste repentir, si par haine seulement ou par intérêt personnel vous nous allez jeter dans des troubles et dans une guerre civile que vous convenez vous-même qui perdrait l'État dans la situation où il se trouve! Cela vaut bien la peine de prendre sur votre sommeil. Après cela vous ferez ce que vous estimerez devoir faire, mais n'ayez pas à vous reprocher aucune légèreté. »
Il me parut ému de ce discours si fort, et pour en profiter, je lui parlai encore du comte de Toulouse, et lui demandai si cela ne touchait point Mme la Duchesse, et s'il était d'accord avec M. le prince de Conti. Il me répondit que pour Mme la Duchesse, elle était là-dessus toute différente de Mme la duchesse d'Orléans; que l'une était toute bâtarde, l'autre toute princesse du sang; que, pour ce dont il s'agissait, Mme la Duchesse n'en savait rien, parce qu'elle l'avait prié de faire tout ce qu'il jugerait à propos contre ses frères, pourvu qu'il ne lui en fit point de part, et qu'elle pût dire que c'était à son insu, mais qu'il était assuré qu'elle en serait bien aise, parce qu'elle sentait bien ce qu'elle était, et qu'avec elle ils parlaient tout le jour de bâtards et de bâtardise; qu'il était vrai qu'elle aimait le comte de Toulouse, quoique depuis leurs affaires il se fût fort éloigné d'elle, mais que, pour le duc du Maine, elle le connaissait trop pour l'aimer après ses procédés sur la succession de M. le Prince et sur le rang; qu'à l'égard de M. le prince de Conti, il m'en parlerait avec peine; que je voyais bien ce que c'était, qu'il ne lui avait rien dit; et moins par des paroles que par des manières et des tons il me fit bien comprendre, et qu'on n'y devait pas compter, et qu'on, ne devait pas aussi s'en embarrasser. Tandis que nous en étions sur ces espèces de parenthèses, il me vint dans l'esprit d'essayer à déranger M. le Duc par la mécanique à la suite de l'émotion que je lui, avais causée, par ce que je lui avais représenté de touchant.
Je lui dis donc que ce n'était pas le tout que vouloir et résoudre, qu'il fallait descendre dans le détail, et voir comment arriver à ce qu'il se proposait; que je sentais mieux que personne le néant du conseil de régence et des personnes qui le composaient; que cependant il ne fallait pas compter qu'on pût faire à l'éducation du roi un changement de cette importance sans en parler à la régence, qu'il voyait que les bâtards y prenaient pied comme ailleurs. Je lui contai là-dessus ce que j'avais su de M. de La Force, et j'ajoutai qu'il devait regarder les maréchaux de Tallard et d'Huxelles comme étant tout à fait à eux, le premier par le maréchal de Villeroy, l'autre par lui-même, et par le premier écuyer et le premier président, ses amis les plus intimes; que d'Effiat, tout premier écuyer du régent [qu'] il était, il était si lié, et de si longue main à M. du Maine qu'il le comptait beaucoup plus à lui qu'à son maître; que Besons ne voyait et ne pensait que par Effiat, et que le garde des sceaux était fort uni aux bâtards du temps du feu roi; que, si quelqu'un d'eux venait à prendre la parole à la régence, les autres du même parti le soutiendraient; que le maréchal de Villeroy était capable de le prendre sur un ton pathétique par rapport au feu roi, dont il couvrirait sa cabale; que, quel qu'il fût, il était considéré, et imposait en présence à M. le duc d'Orléans qui s'en dédommageait mal en s'en moquant en absence; que le maréchal de Villars, ennemi d'abord du duc du Maine, par d'anciens faits, s'était laissé regagner à lui, moins par ses souplesses que par la façon dont lui, M. le Duc, l'avait traité.
Il m'interrompit pour m'en parler avec mépris, dire qu'il avait eu raison, et que le maréchal était un misérable d'être demeuré à la tête du conseil de guerre avec tous les dégoûts qu'il y avait reçus. « Tant de mépris qu'il vous plaira, monsieur, lui répartis-je; personne ne sait mieux que moi le peu qu'est né le maréchal de Villars, et n'a senti plus vivement que moi la honte que nous avons reçue quand il a été fait duc et pair. J'en ai été malade de honte et de dépit. Mais, après tout, c'est le seul homme en France que vous ayez qui ait gagné des batailles, qui n'en ait point perdu absolument parlant; et c'est encore lui qui, par tant de bonheur qu'il vous plaira, a le nom d'avoir sauvé à Denain la France prête à se voir la proie et le partage de ses ennemis, et qui, par les traités de Rastadt et de Bade, a mis le dernier sceau à celui d'Utrecht. C'est donc l'homme le plus glorieux qui soit en existence et par des faits célèbres, et pardonnez-moi le terme, il est insensé à vous de vous acharner après un tel homme, qui est tout ce que celui-ci est, et vous voyez aussi ce qui vous en arrive. Il se prend à tout, à un fer rouge; de rage il s'unit à M. du Maine, comme on n'en peut plus douter après ce qu'a dit M. de La Force. Il tient des propos hardis en faveur du chancelier et du parlement, et voilà un homme que votre fantaisie a rendu votre ennemi et a écarté du régent par les niches que vous lui avez fait faire. Or cet homme n'entend rien en affaires, cela est vrai; mais il n'est pas moins vrai qu'il est éloquent, hardi, piqué, outré; qu'il se déconcerte moins qu'homme du monde; que les paroles lui viennent comme il lui plaît, et qu'un discours fort pour laisser les choses comme elles sont, dans la bouche d'un homme aussi décoré d'actions, d'emplois et des plus grands honneurs, ne ferait pas un médiocre embarras. Le maréchal d'Huxelles parlera peu, mais avec poids. Pensez-vous que ces gens-là n'entraînent personne, et pensez-vous encore qu'entre ceux qu'ils n'ébranleront pas, il y en ait de pressés de prendre la parole pour faire contre? Monsieur, ceci est bien important, et vous ne connaissez pas la faiblesse de M. le duc d'Orléans. — En effet, me répondit M. le Duc, je n'avais pas songé à cet embarras, et j'avoue qu'il est grand. » Et après un peu de silence que je ne voulus pas troubler pour laisser fortifier l'impression qu'il me semblait que je venais de faire. « Mais, reprit-il, monsieur, en parlera-t-on à la régence? car ces bâtards y sont. — Voilà, monsieur, lui dis-je, où je vous attendais. Comment en parler devant eux et comment l'éviter? Si c'est en face, se tairont-ils, et M. le duc d'Orléans sera-t-il ferme? Ils parleront sans doute, et vous avez bien vu M. du Maine parler à moins et en plus grande compagnie, en plein parlement. Il y contesta au régent le commandement des troupes de la maison du roi et celui de tous ses officiers, même de ceux qui sont sous votre charge. Le comte de Toulouse le laissa faire. Mais ici, où il s'agit de la totalité, non comme alors d'une partie seulement et ajoutée, ne soutiendra-t-il point son frère ? Ceux qui leur sont unis de cabale et de parti oseront-ils les abandonner, ou plutôt joints à eux comme ils sont, s'abandonneront-ils eux-mêmes? Sentez-vous le bruit que cela fera dans le conseil? Comptez-vous sur quelqu'un pour tenir tête? Vous flattez-vous que. M. le duc d'Orléans saura imposer? — Mais, me dit-il, le plus court est de n'en point parler à la régence; car il est vrai que cet inconvénient est très grand, et que je n'y avais pas fait réflexion. Il n'y a qu'à ne parler à la régence que de l'affaire du parlement; l'autre ne sera que plus secrète. Je n'y vois que cela, qu'en pensez-vous? — Monsieur, lui répondis-je, angustiae undique. Si aucun membre du conseil de régence n'avait de séance au lit de justice, ce serait un tour de passe-passe à tenter effrontément. Le parlement croirait que le conseil y aurait passé, et le conseil n'en saurait rien que tout enregistré et quand il n'y aurait plus de remède. Mais songez-vous que la régence entière sied au lit de justice, excepté trois ou quatre, et y opine? Que diront donc des gens à la pluralité de l'avis desquels le régent s'est engagé en plein parlement de déférer pour affaires, lorsqu'en plein parlement et au sortir du conseil de régence; ils entendront une affaire de la qualité de l'éducation dont ils n'auront su chose quelconque et dans le temps où le parlement s'excuse de tout ce qu'il fait sur le peu de part qu'on donne des affaires au conseil de régence, et ne feint pas de dire qu'il est poussé par plusieurs de ce conseil? Qu'arrivera-t-il si un maréchal de Villeroy, de dessus son tabouret de service de gouverneur du roi, s'écrie que cela lui est tout nouveau, qu'un maréchal de Villars harangue, que les autres maréchaux de France, qui tous tiennent aux bâtards, clabaudent? Que sais-je, si des pairs même ne s'en mêleraient pas de dépit contre vous sûr le rang intermédiaire que vous voulûtes lors de votre procès, qui a valu celui de princes du sang aux bâtards, et de dépit encore du bonnet contre M. le duc d'Orléans ? N'est-ce pas une voie toute simple aux uns de se venger, aux autres de faire une plainte oblique, mais pourtant solennelle de l'anéantissement du conseil de régence dans une compagnie aigrie, à ce moment si blessée? Et puisqu'elle a enregistré les conseils et les engagements que le régent s'est fait à cet égard, n'est-elle pas très intéressée à soutenir celui de régence? Les amis et la cabale des bâtards n'aura-t-elle pas beau jeu; et comment M. le duc d'Orléans soutiendra-t-il les clameurs du conseil non consulté dans la forme, et de la délibération qu'on en voudra prendre pour le fond? Et si, les bâtards y sont, monsieur, que sera-ce à votre avis et quelle force de plus? — Les bâtards n'y seront point, me dit-il; car, depuis notre arrêt, ils ne vont point au parlement pour qu'il ne soit pas dit qu'ils l'exécutent. — Mais s'ils en ont le vent, ils y iront pour parer ce coup de partie. De plus, entrant et sortant avec le roi, rien dans l'exécution de votre arrêt qui les empêche d'y aller, parce qu'alors point d'huissier devant vous tous, et que tout l'accompagnement du roi traverse, quoique nouvellement et fort mal à propos, le parquet, et ceux qui ont séance en haut y montent et en descendent avec le roi par la même nouveauté: ainsi nul embarras aux bâtards pour monter et sortir de séance. — Ils n'auront le vent de rien, me dit-il, et de plus, s'ils y viennent, je n'ai qu'à sortir et à demander qu'ils sortent. —A la bonne heure, répondis-je, c'est un expédient; mais cela fera mouvement; et dans ce mouvement on aura le temps de se parler, de se fortifier contre le premier étonnement. Ceux qui seront pour vous n'auront plus votre présence, et, comme il s'agit de nouveauté en votre faveur et de détruire l'effet de la volonté domestique du feu roi enregistrée en lit de justice, il faut bien plus pour l'emporter que pour l'empêcher. Monsieur, ceci est capital au moins, et cette mécanique est bien à balancer; car entamer une telle affaire et en recevoir l'affront, vous voyez où cela jette. Je n'ai pas besoin de vous le commenter. Et si à tout ce bruit et à quelque sottise que peut fort bien dire le maréchal de Villeroy, le roi se prend à pleurer et à dire qu'il veut M. du Maine, où tout ceci aboutira-t-il? Monsieur, je vous le répète, je vous adjure comme Français, comme successeur possible à la couronne par le droit de votre naissance, comme enfant de la maison, que votre haine pour M. du Maine n'y mette pas le feu. Quand vous l'y aurez porté, votre douleur tardive ne l'éteindra pas, et vous ne vous consolerez jamais d'avoir mis le comble aux maux d'un État qui, à tant de titres, vous doit être si précieux et si cher. » Je me tus pour lui laisser faire ses réflexions.
Après quelques moments de silence il me dit que ces difficultés lui étaient nouvelles, et que M. le duc d'Orléans ne les lui avait point faites; que pourtant il y fallait penser et trouver un remède avant de nous séparer; qu'il me le répétait donc aussi que ce seraient troubles pour troubles, parce que ces deux choses étaient également et très exactement vraies; qu'il était perdu si l'éducation demeurait au duc du Maine, et qu'il ne verrait pas quatre ans durant venir sa perte sans mettre le tout pour le tout pour l'empêcher; que tout bien considéré encore, il n'était pas moins vrai que plus le temps s'avancerait plus les bâtards aussi se fortifieraient, et plus l'éducation deviendrait dangereuse à leur ôter, plus les connaissances du roi qui croîtraient avec l'âge deviendraient périlleuses, et pour se porter à vouloir garder le duc du Maine, et pour prendre toutes les impressions qu'il lui voudrait donner; qu'il y avait plus qu'il ne risquait rien à me le dire, quoique, M. le duc d'Orléans le lui eût donné sous le secret, et après m'avoir conté la conversation du régent avec M. le comte de Toulouse, il ajouta que Son Altesse Royale avait conçu tout ce qu'il y avait à juger du duc du Maine par l'aveu de son frère qui n'en répondait point.
Comme je le visse fonder en raisonnements là-dessus, et compter de m'ébranler par la nouveauté d'un fait si considérable, je lui avouai que M. le duc d'Orléans me l'avait raconté aussi, mais que ce fait, tout considérable qu'il était, ne levait aucune des difficultés que je venais de lui montrer, et prouvait seulement l'ineptie consommée de n'avoir pas traité les bâtards comme je le voulais à la mort du roi. « Oui, monsieur, reprit vivement M. le Duc, et en homme qui a pris son parti, vous aviez grande raison, sans doute; mais plus vous aviez raison alors et moins vous l'avez aujourd'hui. Pardonnez-moi si je vous parle si librement, car votre raisonnement ne va qu'à nous laisser égorger par ces MM. les bâtards à leur bon point et aisément, et en attendant qu'ils le puissent par la majorité, à leur en laisser tranquillement tous les moyens et toutes les forces. Or, si M. le duc d'Orléans est de cette humeur-là pour sa vade [16] , je ne suis pas si paisible pour la mienne. Il est si grand qu'il espère apparemment leur échapper d'une façon ou d'une autre, par force ou par reconnaissance de ne les avoir pas écrasés, en quoi je crois qu'il se trouverait pris pour dupé. Moi qui n'ai ni les mêmes ressources ni la même grandeur, encore un coup je n'en crois point de trouble, et je ne crois point, leur affaire assez arrangée; mais troubles pour troubles ils seront pires en différant; et, en un mot, comme que ce soit l'éducation vendredi, monsieur! Alors je suis un à jamais avec M. le duc d'Orléans, et nous verrons, tous les princes du sang unis, ce que pourront les bâtards; autrement mon ressentiment sera plus fort que moi; il ne sortira jamais de mon coeur, et je me sens dès à présent en ce cas incapable de marcher d'où je suis jusqu'à vous, et si il n'y a pas loin, pour son service. Je sais toute la différence qu'il y a de lui à moi, mais au bout c'est à lui à savoir s'il me veut ou s'il ne se soucie pas de me perdre. Je n'en sais pas davantage. Il est régent, il doit être le maître pour des choses qui, tout à la fois, sont justes et raisonnables et de son intérêt personnel. C'est donc à lui à les vouloir et à les savoir faire, sinon ce n'est pas la peine d'être à lui. » C'était là trancher toutes difficultés et non pas les lever.
J'allais répondre lorsque après un moment de silence : « Monsieur, reprit-il d'un air doux, modéré et flatteur, je vous demande pardon de vous parler si ferme et je sens très bien que je pourrais fort bien passer dans votre esprit pour une tête de fer et bien opiniâtre. Je serais bien fâché que vous eussiez si méchante opinion de moi, mais je vous prie de vous mettre en ma place, de peser l'état où je me trouve, tous les manquements de parole que j'ai essuyés là-dessus qui me jettent où nous voici. Je compte sur votre amitié; me conseilleriez-vous de me perdre, et voyez-vous ceci passé un bout et une fin à l'établissement de M. du Maine auprès du roi? Voilà ce qui me rend si ferme; et si vous voulez bien peser ce qui peut vous paraître opiniâtreté vous trouverez que c'est nécessité. »
Ce propos m'embarrassa extrêmement, non par sa politesse que j'aurais payée de respects, mais par une solidité trop effective et d'autant plus fâcheuse, qu'elle nous mettait entre deux écueils. Son aliénation capable de tout en France et en Espagne d'une part, et d'autre part la difficulté de réussir et les troubles qui en pouvaient naître: détestable fruit de cette débonnaireté insensible qui, contre le souvenir des plus énormes offenses et des plus grands dangers, contre tout intérêt, toute raison, toute justice, contre toute facilité, tout cri public et universel, tout sens commun, avait à la mort du roi laissé subsister les bâtards. Je me recueillis autant qu'une conversation si importante et si vive me le put permettre, et je connus bien que cette décision de M. le Duc, venue avec impétuosité au bout de mes difficultés si fortes pour toute réponse à leur embarras avoué, et les raisons apportées ensuite en excuses de cette impétuosité, démontraient qu'il n'y avait plus rien à espérer de M. le Duc, d'autant plus raffermi par les confidences que M. le duc d'Orléans lui avait faites, surtout celle de sa conversation avec le comte de Toulouse dont il eût si bien pu se passer, et encore plus de lui laisser sentir toute l'impression qu'elle lui avait laissée. Dans cette conviction je cessai de tenter l'impossible, et content en moi-même du témoignage de ma conscience, par tous les efforts si sérieux que j'avais faits pour le déprendre ou pour éluder son dessein contre le duc du Maine, je me crus permis de profiter au moins pour nous de ce que je ne pouvais empêcher pour le bien de l'État.
Je dis donc à M. le Duc qu'après lui avoir dit et représenté tout ce que j'estimais du danger en soi, et des difficultés de cette grande affaire, j'abuserais vainement de son temps à lui rebattre les mêmes choses, n'ayant plus rien de nouveau à lui alléguer; que je voyais avec douleur que, quoiqu'il sentît les embarras infinis et de la chose et de sa mécanique, son parti était pris; que, cela étant, j'en souhaitais passionnément le succès, puisqu'il n'y avait point de remède, mais qu'avant de le quitter, je le suppliais de vouloir bien s'expliquer avec moi sur la réduction des bâtards à leur rang de pairie.
Il me répondit qu'il consentait volontiers qu'ils n'en eussent point d'autre, et que je savais bien que c'était un des trois projets d'édits qu'il avait proposés et donnés à M. le duc d'Orléans. « J'entends bien, lui répliquai-je; mais autre chose est de laisser faire, autre chose de vouloir. Je vous supplie de ne pas perdre le souvenir que le rang intermédiaire qu'on vous avait mis dans la tête lors de votre procès avec les bâtards leur a valu celui de princes du sang qu'ils ont encore comme à la mort du roi, et de demeurer en outre dans toute la grandeur que vous redoutez aujourd'hui avec tant de sujet, et dans laquelle vous les voulez, attaquer par la moelle, qui est l'éducation. Vous fûtes trahi depuis le commencement de cette affaire jusqu'à la fin. Ne retombez pas dans les pièges qui vous furent tendus par des gens payés par M. et Mme du Maine, que vous vous croyiez avec raison très attachés. — Je vous nommerai bien qui ? interrompit M. le Duc; c'est Lassai qui nous trompa toujours. — Puisque vous le nommez, monsieur, lui dis-je, nommez-les, tous deux le père et le fils, et tout le monde s'en aperçut bien hors vous. C'est encore quelque chose que vous n'en soyez plus la dupe. Or, je vous le répète, la faute radicale, et qui sauva les bâtards, ce fut de ne nous avoir voulu ni à votre suite, ni protéger. En ce cas ils étaient réduits en leur rang de pairie. Par là plus de place au conseil de régence, sans les en chasser, plus de moyen d'imposer au monde le respect qu'ils avaient accoutumé, plus d'éducation, car en quel honneur le maréchal de Villeroy eût-il pu demeurer sous M. du Maine? Lorsque votre procès fut jugé, j'en parlai fortement à M. de Villeroy et lui demandai comment il pouvait rester sous un homme qui n'était plus prince du sang habile à la couronne. Il en fut si embarrassé qu'il me parut ébranlé. Qu'eût-ce donc été s'ils avaient fait le saut, et nous en honneur, et par là en force de faire chanter le maréchal de Villeroy, quand bien même il n'eût pas voulu? Alors quelle facilité à M. le duc d'Orléans de satisfaire son intérêt, en ôtant M. du Maine d'auprès du roi ! Quelle facilité encore de l'y pousser, et quel embarras même au duc du Maine d'y rester sans les honneurs et le service de prince du sang, et avec tous les affronts de changement et de chute de rang, dont les occasions chez le roi lui eussent été continuelles ! — Tout cela est vrai, me dit M. le Duc, aussi voyez-vous que je consens et que je propose même la réduction que vous voulez. — Mais, monsieur, repris-je, cela ne suffit pas; me permettez-vous de vous parler librement; comptez que par cette idée de rang intermédiaire lors de votre procès, vous vous êtes aliéné tous les ducs, je dis tous ceux qui ont du sang aux ongles. Je ne vous parle pas de misérables comme un duc d'Estrées, un M. Mazarin, un M. d'Aumont, mais de tout ce qui se sent et se tient, et parmi ceux-là les ducs qui étaient le plus à l'hôtel de Condé par l'ancien chrême de père en fils de guerres civiles. Nous ne paraissons pas, parce que nous sommes cent fois pis que sous la tyrannie passée, mais nous ne nous en sentons pas moins, et nous ne nous en tenons pas moins ensemble, comme vous l'avez pu remarquer en toutes les occasions. Vous êtes bien grand, monsieur, par votre naissance de prince du sang, et par la situation où vous vous trouvez; mais croyez-moi, et ne pensez pas pour cela que nous voulions vous rapprocher de trop près: quelque élevé que vous soyez, il ne vous doit pas être indifférent que tout ce qu'il y a de ducs et pairs sensés et sensibles soient à vous ou n'y soient pas, et voici une occasion de vous les dévouer. Ne la manquez pas, et réparez par là le passé envers eux, car je ne vous le déguiserai point, que M. le duc d'Orléans serré de près ne leur a pas laissé ignorer, que, sans votre résistance, leur requête eût été jugée avec la vôtre, et les bâtards réduits à leur rang de pairie unique: et toute la haine en est tombée sur vous. »
M. le Duc fut un moment sans répondre, puis me dit qu'il avait bien envie que je visse les trois projets d'édits qu'il avait donnés à M. le duc d'Orléans; que celui, par qui il les avait fait dresser était fort connu de moi, et désirait fort que je lui voulusse donner une heure chez moi le plus tôt que je pourrais; que c'était Millain que j'avais fort connu secrétaire du chancelier de Pontchartrain qui les avait dressés; qu'il était très capable et très honnête homme; qu'il se fiait fort en lui, et que je pourrais lui parler en toute confiance.
Je saisis cette ouverture avec une avidité intérieure que je couvris de politesse et de complaisance. Millain était fort homme d'honneur, de règle et de sens, et par son mérite fort au-dessus de son état. Les distinctions que je lui avais témoignées chez M. le chancelier de Pontchartrain, fondées sur l'estime qu'il en faisait et après sur ce que j'en connus par moi-même, me l'avaient attaché. À la retraite du chancelier, il avait voulu continuer à prendre soin de ses affaires et ce n'avait été qu'à condition de ne pas cesser qu'il avait cédé à l'empressement du chancelier Voysin de l'avoir auprès de lui, et ensuite à passer chez M. le Duc. Il était toujours demeuré dans les mêmes termes avec moi, quoique les occasions de nous voir fussent devenues fort rares depuis la retraite de son premier maître que j'allais voir souvent, mais chez qui je ne le rencontrais plus. Il me parut à souhait à mettre entre M. le Duc et moi et à m'en servir auprès de lui. Nous convînmes donc qu'il viendrait le lendemain matin chez moi avec ces trois projets, et cette promptitude me parut faire plaisir à M. le Duc.
Après propos là-dessus, que je laissai aller pour laisser mâcher à M. le duc ce que je lui venais de dire de fort, et pour mettre un intervalle à ce que j'avais dessein d'ajouter, je crus lui devoir serrer la mesure. Je lui dis donc que je le suppliais de ne pas regarder comme manque de respect, mais bien comme une confiance que l'affaire exigeait, et, que celle dont il m'honorait dans tout ceci me donnait droit de prendre en lui avec un aveu naturel que je lui allais faire dont je le conjurais de ne se point avantager d'une part et de ne le point trouver mauvais de l'autre; que, voyant sa fermeté à vouloir l'éducation, j'avais déjà soupçonné qu'on ne viendrait pas à bout de l'en déprendre, et que dans cette crainte j'avais voulu à tout hasard ce matin même sonder le régent à fond sur la réduction des bâtards à leur simple rang de pairie; que le régent pressé m'avait laissé voir que cela dépendrait de ce que lui M. le Duc voudrait; et que serré de plus près il m'avait dit qu'il doutait de la volonté par l'expérience contraire qu'il en avait; que poussé par degrés j'en avais tiré l'aveu que, s'il le demandait formellement, Son Altesse Royale le trouvait juste et utile et n'y ferait aucune difficulté. Puis, sans donner à M. le Duc le temps de penser, je continuai tout de suite d'un ton de désir et de respect : « Vous voyez donc, monsieur, que notre sort est entre vos mains; nous abandonnerez-vous encore une fois, et les grands du royaume qui le demeureront quoi qu'on fasse et dont beaucoup sont grandement établis, ne vous paraîtront-ils pas dignes d'être recueillis par vous? Je vous dirai plus, monsieur, leur intérêt est si grand ici que je croirai bien principal si on leur fait une justice si désirée qu'ils la sussent en entrant en séance. En ce moment plus de péril pour le secret quand ils seraient capables d'en manquer contre eux-mêmes, puisqu'ils ne peuvent se déplacer, et ce serait un véhicule certain pour tourner en votre faveur tout ce que vous avez lieu de craindre en haine de ce qui s'est passé et en vengeance du bonnet contre le régent même. Près d'obtenir ce qui leur tient le plus vivement au coeur de l'équité de Son Altesse Royale par votre seul secours, comptez pour vous tout le banc des pairs s'il s'agit de parler, et croyez qu'en un lit de justice cette portion est bien capitale à avoir et impose grandement au reste de ce qui s'y trouve. »
Cela dit, je pris un autre ton, et je continuai tout de suite avec un air de chaleur et de force: « Après cela, monsieur, je ne puis vous tromper; tout ceci, vous le voyez, vous le sentez comme moi. Mais mettez-vous en notre place, comment seriez-vous touché pour qui vous tirerait d'opprobre ou qui vous y laisserait? Je ne vous le dissimule point, je dois trop à mes confrères, je dois trop à moi-même pour ne les pas instruire à fond de ce qui se sera passé, pour qu'ils ne sachent point par moi que c'est de votre main qu'ils tiendront ou leur honneur rendu ou leur ignominie. Et moi, monsieur, qui ai l'honneur de vous parler, permettez-moi de me servir de vos propres paroles sur M. le duc d'Orléans, quoiqu'il y ait bien plus loin de nous à vous que de vous à lui. Si vous nous abandonnez, je sens en moi un ressentiment contre vous dont je ne serai point maître, qui durera autant que moi et que ma dignité, qui se perpétuera dans tous ceux qui en sont revêtus, qui nous éloignera de vous pour jamais, et qui, se ployant au seul respect extérieur qui ne vous peut être refusé, me détournera le premier, et tous les autres avec moi, des plus petites choses de votre service. Que si, au contraire, vous nous remettez en honneur et les bâtards en règle, moi plus que tous, et tous avec moi, sommes à vous, monsieur, pour jamais et sans mesure, parce que je vous crois très incapable de rien vouloir faire contre l'État, le roi et le régent, et je vous mène dans l'hôtel de Condé tous les pairs de France vous vouer leur service, et des leurs, et toute leur puissance dans leurs charges et leurs gouvernements. Pesez, monsieur, pesez l'un avec l'autre, pesez bien ce qu'il vous en coûtera, comptez bien sur la solidité de tout ce que je vous dis en l'un comme dans l'autre cas, et puis choisissez. » Je me tus tout court après cette option si vivement offerte, bien fâché que l'obscurité empêchât M. le Duc de bien distinguer le feu de mes yeux, et moi-même de perdre par la même raison toute la finesse de la connaissance que j'aurais pu tirer de son visage et de son maintien dans sa réponse.
Il me dit tout aussitôt, et voici les propres paroles: « Monsieur, j'ai toujours honoré votre dignité et la plupart de ceux qui en sont revêtus. Je sens très bien quelle est pour moi la différence de les avoir pour amis ou pour indifférents, encore pis pour ennemis. Je vous l'ai déjà avoué, j'ai fait une faute à votre égard, messieurs, et j'ai envie de la réparer; je sens encore qu'il est juste qu'il n'y ait rien entre nous et vous. Mais M. le duc d'Orléans vous parle-t-il bien sincèrement quand il vous promet la réduction des bâtards à leur rang de pairie si je la lui demande? Car ne m'allez pas charger d'une iniquité qui ne serait pas mienne. — Monsieur, lui répondis-je, c'est mon affaire; la vôtre est d'opter nettement. Voulez-vous de nous à ce prix, ou vous paraît-il trop cher? — Moi, monsieur, interrompit-il avec vivacité, de tout mon coeur; mais en faisant de mon mieux, vous aurai-je, ou dépendrai je du succès? » J'interrompis aussi avec véhémence: « Point de cette distinction, s'il vous plaît. Le succès est en vos mains; il ne s'agit que de demander la réduction du rang, du ton et de la force dont vous demandez l'éducation; ne les séparez point, insistez également; vous en sentez les raisons, en elles-mêmes bonnes et vraies; vous en devez sentir autant les raisons particulières à vous. En vous y prenant de la sorte, c'est moi qui vous en réponds. M. le duc d'Orléans, vous accordant le plus difficile, ne peut vous refuser le plus simple et le plus aisé, le jugement équitable, avoué tel de lui et de vous, d'un procès pendant. — Oh bien, monsieur, reprit M. le Duc, je vous en donne ma parole; j'y ferai comme pour l'éducation dans demain; mais promettez-moi aussi de faire de votre, mieux. — Doucement, monsieur, repris-je; avec cette parole vous avez la mienne, et j'ose vous dire celle de tous les ducs, d'être à vous sans mesure, le roi, l'État et le régent, exceptés, qui sont la même chose, et contre qui vous ne voudrez jamais rien. Mais sur M. du Maine je ne puis vous promettre que ce que j'ai déjà fait, de proposer à M. le duc d'Orléans les raisons pour et contre; et, s'il se détermine à ce que vous désirez, de m'y mettre jusqu'au, cou pour le succès. » Là-dessus, protestations, embrassades et retour aux moyens sur les inconvénients mécaniques.
Je lui dis que je croyais qu'il fallait séparer les deux frères, et pour le bien de l'État qu'il nous en coûtât le rang du comte de Toulouse tel qu'il l'avoir. M. le Duc me demanda avec surprise comment je l'entendais. « Le voici, dis-je: je ne puis m'ôter de l'esprit que celui-ci ne mette le tout pour le tout en cette occasion par toutes les raisons que je vous en ai alléguées, ni que sa jonction et personnelle et par ses charges ne donne un grand poids à leur parti. Écartons donc cet écueil par notre propre sacrifice, qui n'en est pas un pour vous, et au lieu de ce poids donné au duc, du Maine, accablons-l'en. Mettons le monde de notre côté, et tâchons de jeter entre les deux frères une division dont ils ne reviennent jamais. — De tout mon coeur, s'écria M. le Duc; vous voyez si j'aime le comte de Toulouse, et dès que vous le voudrez bien, de tout mon coeur je contribuerai à le laisser comme il est. Mais en serons-nous plus avancés? — Oui, monsieur, lui dis-je; écoutez-moi de suite, et puis vous verrez ce qu'il vous en semblera. Je voudrais, par un seul et même acte, faire la réduction des bâtards au rang de leurs pairies, et par un autre, tout au même instant, rendre au comte de Toulouse seul, et pour sa seule personne, le rang entier dont il jouit aujourd'hui; ne rien omettre dans le premier de tout ce qui le peut rendre plus fort; insérer dans le second tout ce que l'exception peut avoir de plus flatteur, et en même temps de plus uniquement personnel et de plus confirmatif de la règle du premier. Par là nul retour pour le rang en soi; les enfants exclus s'il vient à se marier et à en avoir; par là un honneur sans exemple fait à la personne du cadet, qui retombe à plomb en opprobre sur l'aîné, qui lui devient un outrage à toujours à lui et à ses enfants à cause de lui, qui met sa femme dans une fureur à n'en jamais revenir contre son beau-frère, et qui constitue ce beau-frère dans une situation très embarrassante dont nous n'avons qu'à profiter, quoi qu'il fasse; car, monsieur, suivez-moi, je vous prie, ce comte de Toulouse, si droit, si honnête homme, si sage, si considéré, que deviendra-t-il dans un cas si inouï et auquel il n'aura pu se préparer? Il n'aura que deux partis à prendre, et à prendre sur-le-champ: refuser ou accepter. Refuser, il y pensera plus de quatre fois de sacrifier tout ce qu'il est et une distinction aussi éclatante à un frère qu'il n'aima ni n'estima jamais, qui, contre son avis, s'est exposé à tout ceci par un essor effréné d'ambition, que celui-ci a blâmé en public et en particulier; de se dévouer ainsi aux caprices, aux folies, aux fureurs d'une belle-sœur qu'il abhorre comme une folle, une furieuse, une enragée, qui a poussé son frère aux entreprises dont voici l'issue; au danger de passer de la simple ingratitude à la révolte ouverte. Attaché au sort de son frère conduit et mené par sa femme, à tout le moins mal avec eux s'il ne suit leur fortune et toutes leurs entreprises, et plongé, pour le reste d'une vie encore peu avancée, dans une retraite oisive et volontaire, point différente d'un exil, dont la solitude lui deviendra tous les jours plus pesante, qui ne le nourrira que des regrets les plus cuisants de ce qu'il aura abandonné pour rien, croyez-vous que cette idée, branchue et affreuse dans l'une et dans l'autre de ses deux branches, ne l'effrayera point, et que cette indolence naturelle, cette probité, cet honneur, se laisseront porter aisément à embrasser ce parti? S'il s'y précipite, plus rien à craindre du public en sa faveur pour révoquer la déclaration et le traiter sûr le rang comme son frère. Il l'aura mérité alors, parce qu'il l'aura voulu, en méprisant une grâce sans exemple, et grâce uniquement fondée sur l'estime que sa conduite alors démentira publiquement; alors il ne sera pas plus à craindre que son frère, et il ne lui ajoutera personnellement aucun poids. Le gouvernement sera pleinement disculpé à cet égard, et les amis du comte de Toulouse seront les premiers à le blâmer parce qu'il sera blâmable, et par leur chagrin de se voir privés de son appui par la sottise de son choix. Le danger prévenu n'en paraîtra qu'avec plus d'évidence, parce qu'on verra alors la force et le nerf de la cabale se montrer supérieur à l'éclat inouï et aux devoirs les plus grands et les plus nouveaux de la reconnaissance, dont la seule estime avait été si puissante. Cette estime tombera, et avec elle la distinction offerte éclatera par la modération et la sagesse, et acquerra une pleine liberté de se tourner contre les effets d'une passion si dangereuse dans des bâtards sans mesure agrandis et ménagés sans mesure. Si le comte de Toulouse accepte, rien à craindre de lui, tout au moins en ayant attention sur sa conduite. Il est dès lors, par ce choix, hors de portée d'agir pour son frère contre le gouvernement sans se déshonorer, ce qu'il ne fera jamais; tout son poids non plus réuni à son frère, mais retombé à plomb sur lui. Ce frère et encore plus Mme du Maine, accablés de la douleur et de la rage de ce poids qui les écrasera, de cette séparation qui leur ôtera tant de, force, de cette distinction si injurieuse pour eux et si pesante à leurs enfants, tourneront une partie de leur fureur secrète contre le comte de Toulouse, avec lequel désormais ils ne pourront jamais plus avoir ni liaison ni confiance. Tout ce qui est personnellement uni au comte de Toulouse, ravi de le voir si glorieusement échappé, rira des éclats de la duchesse du Maine et des désolations de son mari. Par cette voie, rien à craindre de la Bretagne demi soulevée, ni de ce peu de marine, ni du public amoureux de la vertu du comte de Toulouse, parce que cette vertu devient sans force s'il refuse, et s'il accepte, se trouve récompensée outre mesure; et avec cela plus de reproches à se faire, quelque parti qu'il prenne, de l'avoir forcé à la révolte et précipité dans le malheur. Plus on ira en avant, plus l'aigreur s'augmentera entre les frères et entre leurs maisons; plus le comte de Toulouse achèvera de se dégoûter de M. et de Mme du Maine, et s'applaudira intérieurement de la différence de son état au leur, plus ses amis et ses principaux domestiques la lui feront sentir et mettront peine à l'empêcher de tomber dans les filets qui lui seront tendus de, cette part. Tout le monde, qui aime et estime l'un, et qui méprise et déteste les autres, applaudira, les uns par goût, les autres par équité, à la modération de cette différence, qui, devenue la pomme de la discorde entre les deux frères, rassurera contre eux. Voilà, monsieur, ce que j'imagine aux dépens de mon rang pour le bien de l'État et pour sauver un homme dont le mérite simple m'a captivé; qu'en pensez-vous? — Rien de mieux, me dit M. le Duc, mon amitié y trouve son compte; et en effet le comte de Toulouse sera bien embarrassé. S'il refuse, il s'attire tout, et n'aura que ce qu'il mérite, dont le public sera juge et témoin; s'il accepte, et je le crois à cette heure que j'ai tout entendu, nous avons notre but; mais j'avoue que d'abord j'ai cru qu'il n'accepterait pas. — Mais, monsieur, repris je, il serait fou de refuser, et il a des gens auprès de lui qui, pour leur part, y perdraient trop et qui n'oublieront rien pour qu'il accepte. Quoi qu'il fasse, son sort sera entre ses mains. Cela nous doit satisfaire pour le coeur; mis pour l'esprit, l'êtes-vous, et trouvez-vous quelque difficulté ou quelque autre chose à y faire ? — Non, me dit-il, monsieur, et je suis charmé de cette vue; je vais dire à Millain de travailler à un projet de déclaration pour cela. — Et moi, monsieur, j'en raisonnerai demain matin avec lui; mais j'en veux dresser une aussi; et qu'il soit dit que, pour le bien de l'État, des pairs l'aient faite eux-mêmes contre eux-mêmes. »
Il loua ce désintéressement si peu commun, et les différentes raisons et vues de ce projet de distinction du comte de Toulouse, après quoi il me remit sur les difficultés mécaniques que moi-même j'avais formées. Je lui dis qu'il y fallait bien penser, les proposer à M. le duc d'Orléans, et sonder surtout ce qu'on pouvait attendre de sa fermeté, qui serait perpétuellement et principalement en jeu dans toute cette grande exécution; que maintenant qu'il me donnait sa parole pour ce qui regardait notre rang, je ne craignais pas de lui engager celle de tous, les pairs d'être pour lui au lit de justice; que parmi eux, le duc de Villeroy, par ordre du maréchal son père, donné à lui de ma connaissance, et le maréchal de Villars, tenants principaux du duc du Maine, avaient signé la requête que nous avions présentée au roi et au régent en corps contre les bâtards, qui était pour eux en cette occasion une furieuse entrave; que les pairs pour lui entraîneraient presque tous les autres au lit de justice; que je doutais que les autres maréchaux de France, destitués de ceux-là, osassent y faire, du bruit; mais que les deux grands embarras consistaient à dire ou à taire à la régence les déclarations ou édits sur les bâtards, et à savoir que faire tant au conseil qu'au lit de justice, si les bâtards s'y trouvaient.
Après avoir bien raisonné, nous crûmes pouvoir espérer assez de la misère de messieurs de la régence pour préférer de n'y hasarder point ce qui regarderait les bâtards, s'ils étaient au conseil, et ne le déclarer qu'au lit de justice, et que là, si les bâtards y étaient, c'était au régent à payer de fermeté.
En nous quittant, je pris encore la parole positive de M. le Duc qu'il ferait auprès du régent sa propre affaire de la réduction des bâtards au rang de leur pairie, comme de l'éducation même, et je l'adjurai encore comme Français et comme prince du sang, de passer la nuit et la matinée prochaines à méditer sur de si grandes choses, et à préférer le bien de l'État à ce qui lui était personnel. Il me le promit, me dit encore mille choses obligeantes, et me demanda l'heure pour Millain, que je lui donnai pour le lendemain matin entre huit et neuf heures. Il me pria de voir le régent dans la matinée, et quoique je lui répétasse que ce serait sans plaider sa cause, mais en remontrant les dangers pour et contre, il ne laissa pas que de me faire encore l'honneur de m'embrasser. Il était fort tard, et, sans l'accompagner de peur de rencontre, j'enfilai l'allée basse sous la terrasse de la rivière, et revins chez moi dans une grande espérance pour notre rang, mais la tête bien pleine du grand coup de dé que je voyais sur le point de se hasarder.