1720
1720. — Comédie entre le duc et la duchesse du Maine, qui ne trompe personne. — Changement de dame d'honneur de Mme la Duchesse la jeune; pourquoi raconté. — Caractère de M. et de Mme de Pons. — Abbé d'Entragues; son extraction; son singulier caractère; ses aventures. — Law, contrôleur général des finances. — Grâces singulières faites aux enfants d'Argenson. — Machaut et Angervilliers conseillers d'État en expectative. — Law maltraité par l'avidité du prince de Conti, qui en est fortement réprimandé par M. le duc d'Orléans. — Ballet du roi. — Force grâces pécuniaires. — J'obtiens douze mille livres d'augmentation d'appointements sur mon gouvernement de Senlis, qui n'en valait que trois mille. — Je fais les derniers efforts pour un conseil étroit, fort inutilement. — Mariage de Soyecourt avec Mlle de Feuquières. — Réflexions sur les mariages des filles de qualité avec des vilains. — Mort du comte de Vienne; son caractère, son extraction. — Mort du prince de Murbach. — Mort de l'impératrice mère, veuve de l'empereur Léopold. — Son deuil et son caractère. — Mort du cardinal de La Trémoille. — Étrange friponnerie et bien effrontée de l'abbé d'Auvergne pour lui escroquer son archevêché de Cambrai. — Digression sur les alliances étrangères du maréchal de Bouillon et de sa postérité. — Abbé d'Auvergne; comment fait archevêque de Tours, puis de Vienne.
Cette année commença par une comédie fort ridicule dont personne ne fut la dupe, ni le public, ni ceux pour qui elle fut principalement jouée, ni ceux qui la jouèrent, si ce n'est peut-être la seule Mme la Princesse qui y fit un personnage principal, et qui était faite pour l'être de tout. Le duc et la duchesse du Maine, qui par la perfidie de l'abbé Dubois avaient eu, comme on l'a vu ici, tout le temps nécessaire, et beaucoup au delà pour sauver leurs papiers, et pour s'arranger ensemble depuis que Cellamare fut arrêté chez lui jusqu'au jour qu'ils le furent eux-mêmes, avaient très bien pris leur parti, et chacun d'eux suivant leur caractère. Mme du Maine appuyée de son sexe et de sa naissance, s'affubla de tout dans ses réponses aux interrogatoires qu'elle subit, et dont on lut ce qu'il plut à l'abbé Dubois au conseil de régence, accusa fortement Cellamare, Laval, etc., sauva tant qu'elle put les Malézieu, Davisard, et ses intimes créatures, son mari surtout, pour qui elle se fit fort, et stipula tout sans, disait-elle, lui en avoir donné connaissance, c'est-à-dire, sans lui avoir jamais laissé entrevoir ni intelligence en Espagne, ni parti, ni rien qui pût aller à brouiller l'État, ni à attaquer le régent, mais seulement à lui procurer des remontrances assez fortes et assez nombreuses pour l'engager doucement à réformer lui-même beaucoup de choses dont on se plaignait de son administration. Quoi qu'elle avouât, elle ne craignait rien pour sa tête ni même pour une prison dure et longue. Les exemples des princes de Condé la rassuraient dans toutes les générations, qui s'étaient trouvés en termes encore plus forts.
Le duc du Maine, déchu de l'état et de la qualité de prince du sang, tremblait pour sa vie. Ses crimes contre l'État, contre le sang royal, contre la personne du régent, si longuement, si artificieusement, si cruellement offensée, le troublaient d'autant plus qu'il sentait tout ce que raison, justice, exemple, devoir à l'égard de l'état et du sang royal, vengeance enfin exigeaient de lui. Il songea donc de bonne heure à se mettre à couvert sous la jupe de sa femme. Ses réponses et tous ses propos furent constamment les mêmes d'une parfaite ignorance et dans le plus grand concert entre eux deux. Il n'avait vu en effet que ses domestiques les plus affidés, Cellamare presque point, et dans le dernier secret, dans le cabinet de Mme du Maine, inaccessible à tous autres de leur confidence, à qui il ne parlait que par la duchesse du Maine: ainsi, ni papiers ni dépositions à craindre. Ainsi, quand elle eut parlé, avoué, raconté, Laval aussi de rage de ce qu'elle avait dit, et peu d'autres; le duc du Maine, à qui cela fut communiqué à Dourlens, s'exclama contre sa femme, dit rage de sa folie et de sa félonie, du malheur d'avoir une femme capable de conspirer, et assez hardie pour le mettre de tout sans lui en avoir jamais parlé, le faire criminel sans qu'il le fût le moins du monde, et si fort hors de tout soupçon des menées de sa femme, qu'il était resté hors d'état de les arrêter, de lui imposer, d'avertir même M. le duc d'Orléans s'il eût trouvé les choses poussées au point de le devoir faire. Dès lors le duc du Maine ne voulut plus ouïr parler d'une femme qui à son insu avait jeté lui et ses enfants dans cet abîme, et quand, à leur sortie de prison, il leur fut permis de s'écrire et de s'envoyer visiter, il ne voulut rien recevoir de sa part, ni lui donner aucun signe de vie. Mme du Maine s'affligeait en apparence du traitement qu'elle en recevait, en avouant toutefois combien elle était coupable envers lui de l'avoir engagé à son insu et trompé de la sorte. Ils en étaient là ensemble quand on les rapprocha de Paris. Le duc du Maine alla demeurer à Clagny, château bâti autrefois tout près de Versailles pour Mme de Montespan, et Mme du Maine à Sceaux. Ils virent ensuite M. le duc d'Orléans séparément sans coucher à Paris, où ils soutinrent chacun leur personnage, et comme l'abbé Dubois avait jugé que le temps était venu de se donner auprès d'eux le mérite de finir leur disgrâce, tout fut bon auprès de M. le duc d'Orléans qui voulut bien leur paraître persuadé de l'ignorance du duc du Maine. Pendant leur séjour en ces deux maisons de campagne où ils ne virent que fort peu de gens, Mme du Maine se donna pour faire diverses tentatives auprès du duc du Maine, et lui pour les rebuter. Cette farce dura depuis le mois de janvier qu'ils arrivèrent à Sceaux et à Clagny, jusque tout à la fin de juillet. Alors ils crurent que le jeu avait assez duré pour y mettre une fin. Ils s'en étaient trouvés quittes à si bon marché, et comptaient tellement sur l'abbé Dubois, qu'ils pensaient déjà à se remonter en grande partie, et, pour y travailler utilement, il fallait être en mesure de se voir et de se concerter et commencer par pouvoir être à Paris comme ils voudraient, où ils ne pouvaient pas ne pas loger ensemble.
L'apparente brouillerie avait été portée jusqu'à ce point, que les deux fils du duc du Maine, revenus d'Eu à Clagny peu de jours après lui, furent longtemps sans aller voir Mme du Maine, et ne la virent depuis que très rarement et sans coucher à Sceaux. Enfin, le parti pris de mettre fin à cette comédie, voici comme ils la terminèrent par une autre. Mme la Princesse prit un rendez-vous avec le duc du Maine, le dernier juillet, à Vaugirard, dans la maison de Landais, trésorier de l'artillerie; elle y arriva un peu après lui avec la duchesse du Maine qu'elle laissa dans son carrosse. Elle dit à M. du Maine qu'elle avait amené une dame qui avait grande envie de le voir. La chose n'était pas difficile à entendre, le concert était pris. Ils mandèrent la duchesse du Maine. L'apparent raccommodement se passa entre eux trois. Ils furent longtemps ensemble. Un reste de comédie les tint encore séparés, mais se voyant et se rapprochant par degrés jusqu'à ce qu'à la fin le duc du Maine retourna demeurer à Sceaux avec elle.
Pendant ces six mois, on acheva peu à peu de vider la Bastille des prisonniers de cette affaire, dont quelques-uns furent légèrement et courtement exilés. Laval fut plus maltraité, ou pour mieux dire le moins bien traité. Il avait été l'âme au dehors de toute la conspiration et dans tout le secret du duc et de la duchesse du Maine qui en dit assez dans ses interrogatoires, c'est-à-dire dans le peu de ceux qui furent lus au conseil de régence, et sur lesquels l'avis ne fut demandé à personne et où personne aussi n'opina, pour prouver complètement cela contre lui. Aussi sortit-il de la Bastille enragé contre elle, et ne le lui a pas pardonné, dont elle se soucia aussi peu que font tous les princes et princesses, quand ils n'ont plus besoin des gens, parce qu'ils se persuadent que tout est fait pour eux, et eux uniquement pour eux-mêmes. Le courant de la vie dans tous les temps, et les conspirations de tous les siècles en sont la preuve et la leçon.
On ne s'aviserait pas de faire ici mention du changement des domestiques de l'hôtel de Condé, si elle ne servait à montrer l'étrange contraste de la conduite des gens de qualité la plus distinguée, ainsi que de celle de ceux qui en sont les singes: conduite si nouvelle, et en contraste si grand et si public avec elle-même. On a vu en son lieu à quel point le duc et la duchesse du Maine les avaient enivrés, et jusqu'à quelles folies ils les avaient jetés en se moquant d'eux pour arriver à leur but personnel, avec toute cette gloire dont M. et Mme du Maine avaient fait leur instrument pour les tromper et les conduire en aveugles. La femme de l'aîné de la maison de Montmorency, de laquelle M. le Prince, père du héros, était gendre, et dont les dépouilles ont constitué ses grands biens, était dame d'honneur de Mme la Duchesse la jeune, et y eut tant de dégoûts qu'elle se retira. Il est vrai que son mari était pauvre en tout genre, et elle, avec beaucoup de mérite, de très petite étoffe. Mme de Pons lui succéda avec empressement; son mari était l'aîné de cette grande et illustre maison de Pons, mais si pauvre que M. de La Rochefoucauld, le favori de Louis XIV, prit soin de lui jusqu'à son logement, son vêtement et sa nourriture. Il avait de la grâce, une éloquence naturelle, beaucoup d'esprit et fort orné ; beaucoup de politesse, mais à travers laquelle transpirait même grossièrement une extrême gloire et une opinion de soi-même rebutante. Il eut du roi une charge dans la gendarmerie où il servit comme point, et ne vit guère plus de cour que de guerre. Il avait un des plus beaux visages qu'on pût voir. Ce visage, soutenu de son esprit, donna dans les yeux de Mme de La Baume qui l'épousa. Elle était fille unique de M. de Verdun et riche héritière, parce qu'elle était restée seule des enfants de son père, qui n'avait point paru à la guerre ni à la cour, qui était riche, et qui avait beaucoup amassé. Lui et le maréchal de Tallard étaient fils des deux frères, Verdun de l'aîné, et avait de grandes prétentions contre Tallard, ce qui les engagea à marier leurs enfants.
Le mariage ne dura guère. La Baume, fils aîné du maréchal, et qui promettait beaucoup, mourut sans enfants des blessures qu'il reçut à la bataille d'Hochstedt, perdue par son père comme on l'a vu en son lieu, n'ayant été marié que six mois. Sa veuve se remaria en 1710 à M. de Pons, à qui elle porta de grands biens et force procès et prétentions, dont ils tourmentèrent tant le maréchal de Tallard, qu'ils en tirèrent à peu près ce qu'ils voulurent. La femme était aussi dépiteusement laide que le mari était beau, et aussi riche qu'il était pauvre; d'ailleurs autant de gloire, d'esprit, de débit et d'avarice l'un que l'autre. Cette avarice et leur procès l'emporta sur leur gloire; ils briguèrent la place que Mme de Montmorency-Fosseux quittait, et l'obtinrent: leurs affaires liquidées, Mme de Pons s'en lassa et s'en retira. Elle était très méchante, très difficile à vivre, maîtresse absolue de son mari, dont l'humeur était pourtant dominante, et qui régnait tant qu'il pouvait sur tous ceux qu'il fréquentait. Cette humeur peu compatible avec celle de MM. de La Rochefoucauld, moins encore avec tous les secours qu'il en avait reçus, rendit le commerce rare et froid entre eux, dès qu'il n'en eut plus besoin. Le chevalier de Dampierre, écuyer de M. le Duc, qui était Cugnac, bonne noblesse, qui a eu un chevalier du Saint-Esprit en 1595, et lieutenant général d'Orléanais sous Henri IV, présenta la femme de son frère. Cet écuyer imposait aisément à son maître par l'énormité de sa prestance, beaucoup d'esprit et fort avantageux, quoique soutenu d'aucune qualité personnelle, glorieux à l'excès, et qui avait persuadé M. le Duc qu'il était, comme on dit, de la côte de saint Louis. Moyennant ce caquet sa belle-soeur eut la place; ils en avaient grand besoin, car ils n'avaient pas de chausses; et voilà comme l'excès de l'orgueil et de la bassesse s'accommodent presque toujours.
La singularité du personnage et d'un événement arrivé en ce même temps, mérite de n'être pas oubliée. L'abbé d'Entragues était un homme qui avait été extrêmement du grand monde; il n'était rien moins que Balzac; je ne sais d'où ce nom d'Entragues leur était venu, car les Balzac sont fondus dans les Illiers. Le nom de celui-ci était Crémeaux, gentilhomme, tout ordinaire, du côté de Lyon; ce qui les mit au monde fut le mariage de son frère avec la soeur utérine de Mine de La Vallière, maîtresse du roi, du nom de Courtalvel, de la plus petite noblesse. Le père de cette soeur s'appelait Saint-Remy, premier maître d'hôtel de Gaston frère de Louis XIII. Il épousa la veuve de La Vallière, qui s'appelait Le Prévost, et qui n'était rien, veuve en premières noces de Bernard-Rezay, conseiller au parlement, dont elle n'avait point eu d'enfants. De La Vallière elle eut la maîtresse du roi, et le grand-père du duc de La Vallière d'aujourd'hui; de son dernier mari, cette Mme d'Entragues, belle-soeur de l'abbé dont il s'agit.
La différence d'une mère avouée que n'avaient pas les enfants de Mme de Montespan, et l'attachement dont Mme la princesse de Conti se piqua toujours pour sa mère et pour tous ses parents, les distingua. Ce fut donc la protection de Mme d'Entragues, propre tante de Mme la princesse de Conti qui introduisit chez elle l'abbé d'Entragues. Elle aima toujours beaucoup Mme d'Entragues, qui était aussi fort aimable par son esprit fait pour le grand monde dont elle fut toujours. De là, l'abbé d'Entragues se mit dans les bonnes compagnies dont il avait le ton et le langage, avec une plaisante singularité, qui le rendait encore plus amusant, qui était son vrai caractère; mais ce caractère n'était pas sûr; il était méchant, se plaisait aux tracasseries et à brouiller les gens, ce qui le fit chasser de beaucoup de maisons considérables; il eut abbayes et prieurés, mais jamais d'ordres. C'était un grand homme, très bien fait, d'une pilleur singulière, qu'il entretenait exprès à force de saignées, qu'il appelait sa friandise; dormait les bras attachés en haut pour avoir de plus belles mains; et, quoique vêtu en abbé, il était mis si singulièrement qu'il se faisait regarder avec surprise. Ses débauches le firent exiler plus d'une fois. L'étant à Caen, il y vint des Grands Jours [54] , parmi lesquels était Pelletier de Sousy, qui a eu depuis les fortifications, père de des Forts, qui a été ministre et contrôleur général des finances. Pelletier, qui avait connu l'abbé d'Entragues quoique assez médiocrement, crut qu'arrivant au lieu de son exil, il était honnête de l'aller voir. Il y fut donc sur le midi; il trouva une chambre fort propre, un lit de même, ouvert de tous côtés, une personne dedans à son séant, galamment mise, qui travaillait en tapisserie, coiffée en coiffure de nuit de femme, avec une cornette à dentelle, force fontanges [55] , de la parure, une échelle de rubans à son corset, un manteau de lit volant et des mouches. À cet aspect Pelletier recula, se crut chez une femme de peu de vertu, fit des excuses, et voulut gagner la porte, dont il n'était pas éloigné. Cette personne l'appela, le pria de s'approcher, se nomma, se mit à rire : c'était l'abbé d'Entragues, qui se couchait très ordinairement dans cet accoutrement, mais toujours en cornettes de femme plus ou moins ajustées. Il y aurait tant d'autres contes à faire de lui qu'on ne finirait pas. Avec cela beaucoup de fonds d'esprit et de conversation, beaucoup de lecture et de mémoire, du savoir même, de l'élégance naturelle et de la pureté de langage; fort sobre, excepté de fruit et d'eau.
Dans le temps dont il s'agit, il passait sa vie chez Mme la princesse de Conti, chez Beringhen, premier écuyer, et dans plusieurs maisons considérables qui lui étaient restées. On sut, sans que rien eût pu en faire douter, qu'il avait été faire la cène un dimanche au prêche chez l'ambassadeur de Hollande; il s'en vanta même, et dit qu'il avait eu enfin le bonheur de faire la cène avec ses frères. On en fut d'autant plus surpris qu'il était de race catholique, et qu'aucune religion n'avait jusqu'alors paru l'occuper ni le retenir. L'éclat de cette folie, et le bruit qu'en fit le clergé, ne permit pas à M. le duc d'Orléans de se contenter d'en rire comme il eût bien voulu. Il donna donc ordre, au bout de trois ou quatre jours, de l'arrêter et de le mener à la Bastille; mais dans l'intervalle, il avait pris le large et gagné Anchin pour sortir du royaume ; de là à Tournay, rien de plus court ni de plus aisé. La fantaisie le prit d'aller à Lille et de se nommer chez le commandant. On avait averti aux frontières, et celle-là, comme la plus proche, l'était déjà. Le commandant s'assura de lui et en rendit compte à M. le duc d'Orléans, qui le fit mettre dans la citadelle. L'abbé d'Entragues s'en lassa, et fit là son abjuration, après laquelle il revint enfin à Paris sans qu'il en fût autre chose, ni à son égard, ni à celui de ses bénéfices. Comme on ne pouvait rien imaginer de sérieux d'un homme si frivole, il fut reçu chez Mme la Duchesse, chez Mme la princesse de Conti, chez Mme du Maine, et dans toutes les maisons qu'il avait accoutumé de fréquenter, et où il était très familier, et reçu comme s'il ne lui était rien arrivé. Il affecta quelque temps de se montrer à la messe avec un grand bréviaire, puis revint peu à peu à sa vie et à sa conduite ordinaire. Il ne laissait pas, avec toute la dépravation de ses moeurs et un jeu qui l'avait souvent dérangé, de donner toute sa vie considérablement aux pauvres, et avec tous les fruits et la glace qu'il avalait de passer quatre-vingts ans sans infirmité. Il soutint avec beaucoup de courage et de piété la longue maladie dont il mourut, et il finit fort chrétiennement une vie fort peu chrétienne.
Le désordre des finances augmentait chaque jour, ainsi que les démêlés d'Argenson et de Law, qui s'en prenaient l'un à l'autre. Celui-ci avait l'abord gracieux; il tenait par son papier un robinet de finance qu'il laissait couler à propos sur qui le pouvait soutenir. M. le Duc, Mme la Duchesse, Lassai, Mme de Verue y avaient puisé force millions et en tiraient encore. L'abbé Dubois y en prenait à discrétion. C'étaient de grands appuis, outre le goût de M. le duc d'Orléans qui ne s'en pouvait déprendre. Les audiences du garde des sceaux, plus de nuit que de jour, désespéraient ceux qui travaillaient sous lui et ceux qui y avaient affaire. La difficulté des finances et ses luttes contre Law lui avaient donné de l'humeur qui se répandait dans ses refus. Les choses en étaient venues au point qu'il fallait que l'un des deux cédât à l'autre une administration où leur concurrence achevait de mettre la confusion. Quelque liaison, même intime, qui subsistât entre lui et l'abbé Dubois qui avait échoué à les faire compatir ensemble, la vue du cardinalat et la nécessité de beaucoup d'argent à y répandre ne permit pas à Dubois de balancer dans cette extrémité qui ne pouvait plus se soutenir. La conversion de Law avait un but auquel il était temps qu'il arrivât. Il était pénétré de la bonté de son système, et il s'en promettait des merveilles de la meilleure foi du monde, sitôt qu'il ne serait plus traversé.
Argenson voyait l'orage s'approcher; il se sentait dans une place non moins fragile que relevée; il voulait la sauver. Il avait trop d'esprit et trop de connaissance du monde, et de ceux à qui il avait affaire, pour ne pas sentir que, s'opiniâtrant aux finances, elles entraîneraient les sceaux. Il céda donc à Law, qui fut enfin déclaré contrôleur général des finances, et qui, dans cette élévation si singulière pour lui, continua à venir chez moi tous les mardis matin, me voulant toujours persuader ses miracles passés et ceux qu'il allait faire. Argenson demeura garde des sceaux, et se servit habilement du sacrifice des finances pour faire passer sur la tête de son fils aîné sa charge de chancelier de l'ordre de Saint-Louis, et le titre effectif sur son cadet. Sa place de conseiller d'État qu'il avait conservée, il la fit donner à son aîné avec l'intendance de Maubeuge, et fit son cadet lieutenant de police. Le murmure fut grand de voir un étranger contrôleur général, et tout livré en France à un système dont on commençait beaucoup à se défier. Mais les Français s'accoutument à tout et la plupart se consolèrent de n'avoir plus affaire aux heures bizarres et à l'humeur aigre d'Argenson. M. le duc d'Orléans me dit bien d'avance ce qu'il allait faire, mais sans consultation. L'abbé Dubois avait tout envahi, et j'évitais au lieu de m'avancer à rien. On verra bientôt quel fut le succès de ce choix. Les enfants d'Argenson furent les seuls qui en profitèrent. On n'avait jamais ouï parler d'un conseiller d'État et intendant de Hainaut de vingt-quatre ans, ni d'un lieutenant de police encore plus jeune. On changea en même temps la face et les départements du conseil des finances, dont le duc de La Force déjà entré dans celui de régence, ne fut plus. On donna une expectative de conseiller d'État à Machaut, qui quitta volontiers la place de lieutenant de police pour celle-ci, et pour les cinquante mille écus qu'il avait donnés au garde des sceaux, qu'il lui rendit. Angervilliers, intendant d'Alsace, puis de Paris, eut en même temps une pareille expectative. On en fait ici mention à cause qu'on le vit depuis ministre et secrétaire d'État ayant le département de la guerre, et que sa capacité le distingua extrêmement dans tous ses emplois ainsi que sa probité.
La place de contrôleur général que Law occupait si nouvellement ne le mit pas à l'abri du pistolet sur la gorge, pour ainsi dire, de M. le prince de Conti. Plus avide que pas un des siens, et que n'est-ce point dire? il avait tiré des monts d'or de la facilité de M. le duc d'Orléans, et d'autres encore de Law en particulier. Non content encore, il voulut continuer. M. le duc d'Orléans s'en lassa, il n'était pas content de lui. Le parlement recommençait sourdement ses menées: elles commençaient même à se montrer, et le prince de Conti s'intriguait à tâcher d'y faire un personnage indécent à sa naissance, peu convenable à son âge, honteux après les monstrueuses grâces dont il était sans cesse comblé. Rebuté par le régent, il espéra mieux de Law; il fut trompé en son attente; les prières, les souplesses, les bassesses, car rien ne lui coûtait pour de l'argent, n'ayant rien opéré, il essaya la vive force, et n'épargna à Law ni les injures ni les menaces. En effet, il lui, fit une telle peur: le prince de Conti, ne pouvant lui pis faire pour renverser sa banque, y fut avec trois fourgons qu'il ramena pleins d'argent pour le papier qu'il avait, que Law n'osa refuser à ses emportements, et manifester par ce refus la sécheresse de ses fonds effectifs. Mais craignant d'accoutumer à ces hauteurs et à cette tyrannie un prince aussi insatiable, il ne le vit pas plutôt parti avec son convoi, qu'il en fut porter ses plaintes à M. le duc d'Orléans. Le régent en fut piqué; il sentit les dangereuses suites et le pernicieux exemple d'un procédé si violent à l'égard d'un étranger sans appui qu'il venait de faire contrôleur général bien légèrement. Il se mit en colère, envoya chercher le prince de Conti, et contre son naturel lui lava si bien la tête qu'il n'osa branler, et eut recours aux pardons; mais outré d'avoir échoué, peut-être plus encore que de la plus que très verte réprimande, il eut recours au soulagement des femmes. Il se répandit en propos contre Law, qui ne lui firent plus de peur et moins de mal encore, mais qui firent peu d'honneur à M. le prince de Conti, parce que la cause en était connue, et qu'on n'ignorait pas en gros tout ce qu'il avait tiré de Law; le blâme fut général et d'autant plus pesant que Law était fort déchu de la faveur et de l'éblouissement public qu'une bagatelle tourna en dépit et en indignation.
Le maréchal de Villeroy, incapable d'inspirer rien au roi de solide, adorateur du feu roi jusqu'au culte, plein de vent et de frivole, et de la douceur du souvenir de ses jeunes années, de ses grâces aux fêtes et aux ballets, de ses belles galanteries, voulut qu'à l'imitation du feu roi, le roi dansât un ballet. C'était s'en aviser trop tôt. Ce plaisir était trop pénible pour l'âge du roi, et il fallait vaincre sa timidité peu à peu et l'accoutumer au monde qu'il craignait, avant de l'engager à représenter en public, et à danser des entrées sur un théâtre. Le feu roi élevé dans une cour brillante où la règle et la grandeur se voyaient avec distinction, et où le commerce continuel des dames de la reine mère et des autres de la cour l'avait enhardi et façonné de bonne heure, avait primé et goûté ces sortes de fêtes et d'amusements parmi une troupe de jeunes gens des deux sexes, qui tous portaient avec droit le nom de seigneurs et de dames, et où il ne se trouvait que bien peu ou même point de mélange, parce qu'on ne peut appeler ainsi trois ou quatre peut-être de médiocre étoffe, qui n'y étaient admis visiblement, que pour être la force et la parure du ballet, par la grâce de leur figure et l'excellence de leur danse, avec quelques maîtres à danser, pour y donner la règle et le ton. De ce temps-là à celui d'alors, il y avait bien loin. L'éducation de ce temps passé formait chacun à la grâce, à l'adresse, à tous les exercices, au respect, à la politesse proportionnée et délicate, à la fine et honnête galanterie. On voit d'un coup d'oeil toutes les étranges différences sans s'arrêter ici à les marquer. La réflexion n'était pas la vertu principale du maréchal de Villeroy. Il ne pensa à aucun des obstacles, soit du côté du roi, soit du côté de la chose, et déclara que le roi danserait un ballet.
Tout fut bientôt prêt pour l'exécution. Il n'en fut pas de même pour l'action. Il fallut chercher des jeunes gens qui dansassent, bientôt se contenter qu'ils dansassent bien ou mal; enfin prendre qui on put, par conséquent marchandise fort mêlée; plusieurs qui n'étaient pas pour y être admis le furent si facilement que de l'un à l'autre Law, au point où il était parvenu, se hasarda de demander à M. le duc d'Orléans que son fils en pût être, qui dansait bien, et qui était d'âge à y pouvoir entrer. M. le duc d'Orléans, toujours facile, toujours entêté de Law, et, pour en dire la vérité, contribuant de dessein à toute confusion autant qu'il lui était possible, l'accorda tout de plain-pied, et se chargea de le dire au maréchal de Villeroy. Le maréchal, qui haïssait et traversait Law de toutes ses forces, rougit de colère, et représenta au régent ce qu'il y avait en effet à dire là-dessus; le régent lui en nomma qui, quoique d'espèce fort supérieure, n'en étaient pourtant pas à être du ballet; et quoique les réponses fussent aisées à l'égard de l'exclusion du petit Law, le maréchal n'en trouva que dans de vaines exclamations. Il ne put donc résister au régent, se trouvant sans ressources du côté de M. le Duc, surintendant de l'éducation du roi, grand protecteur de Law et des confusions, tellement que le fils de Law fut nommé pour être du ballet.
On ne peut exprimer la révolte publique que cette bagatelle excita, dont chacun se tint offensé. On ne parla d'autre chose pendant quelques jours, et sans ménagement, non sans quelques éclaboussures sur quelques autres du ballet. Enfin le public fut content, la petite vérole prit au fils de Law, et, à cause du ballet dont il ne pouvait plus être, ce fut une joie publique. Ce ballet fut dansé plusieurs fois, et le succès ne répondit en rien aux désirs du maréchal de Villeroy. Le roi fut si ennuyé et si fatigué d'apprendre, de répéter et de danser ce ballet, qu'il en prit une aversion pour ces fêtes et pour tout ce qui est spectacle, qui lui a toujours duré depuis, ce qui ne laisse pas de faire un vide dans une cour, en sorte qu'il cessa plus tôt qu'on ne l'avait résolu, et que le maréchal de Villeroy n'en osa plus proposer depuis.
M. le duc d'Orléans, par sa facilité ordinaire ou pour adoucir au monde la nouvelle élévation de Law à la place de contrôleur général, fit quantité de grâces pécuniaires; il donna six cent mille livres à La Fare, capitaine de ses gardes ; cent mille livres à Castries, chevalier d'honneur de Mme la duchesse d'Orléans; deux cent mille livres au vieux prince de Courtenay, qui en avait grand besoin; vingt mille livres de pension au prince de Talmont; six mille livres à la marquise de Bellefonds, qui en avait déjà une pareille, et à force de cris de M. le prince de Conti une de soixante mille livres au comte de La Marche son fils, âgé à peine de trois ans; il en donna encore de petites à différentes personnes. Voyant tant de déprédation et nulle vacance à espérer, je demandai à M. le duc d'Orléans d'attacher douze mille livres en augmentation d'appointements à mon gouvernement de Senlis, qui ne valait que mille écus, et dont mon second fils avait la survivance, et je l'obtins sur-le-champ.
Tout ce que je voyais de jour en jour du gouvernement et des embarquements de M. le duc d'Orléans, au dedans et au dehors, m'affligeait de plus en plus et me convainquait de plus qu'il n'y avait de remède que par le conseil étroit que je lui avais proposé, tel qu'on l'a vu plus haut. Plus j'en sentais la difficulté par la légèreté de M. le duc d'Orléans et par l'intérêt capital de l'abbé Dubois si fort devenu son maître, plus j'y insistais souvent, quoique je me retirasse de tout le plus qu'il m'était possible, et que M. le duc d'Orléans m'y donnât beau jeu pour complaire à la jalousie de Dubois, qui craignait tout, et moi sur tous autres. J'allai même jusqu'à presser M. le duc d'Orléans de mettre dans ce conseil étroit le duc de Noailles, Canillac, et tout ce qu'il me savait le plus opposé, non pas que j'estimasse leur probité ni leur capacité, comme je le lui dis, mais pour lui marquer à quel point je croyais cet établissement important et pressant à faire, et que, tels que fussent ceux que je lui nommais, j'aimerais mieux les y voir et que ce conseil fût établi. L'argument était pressant, aussi M. le duc d'Orléans en fut-il surpris et embarrassé, parce qu'il en sentit toute la bonne foi de ma part, conséquemment toute l'énergie. Il ne se défendait point, mais tirait de longue. Je revenais de temps en temps à la charge.
Une des dernières fois que je le pressais le plus et qu'il ne savait que répondre, et c'était encore en nous promenant tous deux dans sa petite galerie, devant son petit cabinet d'hiver, il se tourna tout d'un coup à moi et me dit avec quelque vivacité: « Mais vous me pressez toujours là-dessus; vous voulez ce conseil à tel point que vous consentez que j'y mette qui je voudrai, jusqu'à ceux que vous haïssez le plus, et vous, vous n'en voulez pas être; franchement, n'est-ce point que vous sentez qu'il sera pour le moins aussi bon et plus sûr de n'en avoir point été, quand le roi sera devenu grand? » À l'instant je lui saisis le bras, et d'un ton bien ferme, en le regardant entre les deux yeux, je lui répondis: « Oh! monsieur, puisque cette idée vous entre dans la tête, je vous demande d'être de ce conseil, et je vous déclare que j'en veux être. Je vous ai toujours dit que je n'y voulais point entrer, parce que je vous connais, que vous auriez cru que je ne vous proposais et pressais d'établir ce conseil étroit, que parce que, tout devant y passer, je voulais augmenter par là mon autorité, mon crédit et me mêler avec poids de toutes les affaires à mon sens et à mon gré, et que cette opinion vous aurait éloigné d'un établissement si nécessaire, dans votre idée que je ne vous le proposais et vous en pressais que pour mon intérêt particulier, au lieu que, n'en voulant pas être, je vous ôtais toute défiance d'intérêt particulier, que par cela même je donnais plus de poids à ma proposition, et qu'elle devait vous sembler d'autant plus pure, que ni vous ni moi ne pouvions pas nous dissimuler que faisant ce conseil et ne m'en mettant pas, c'était pour moi un dégoût public, une diminution très grande, très marquée, très publique de ma situation auprès de vous, parce que peu de gens sauraient que je n'en avais pas voulu être; et qu'entre ce peu-là, la plupart seraient persuadés que c'était un discours, et qu'en effet je n'avais pu y entrer. Mais, puisque votre défiance se tourne du côté que vous me la montrez, je vous répète que je veux être de ce conseil, que je vous le demande, et que, dès que je fais tant que d'insister auprès de vous pour y entrer, vous ne pouvez me le refuser. Reste donc à nommer les trois autres; il y a longtemps que je vous presse de le composer, toutes vos réflexions sur le choix doivent être faites, nommez-les donc, et, au nom de Dieu, finissons ce qui devrait être fini et établi huit jours après que je vous en ai parlé la première fois. » Il demeura atterré et immobile, honteux je crois de m'avoir montré une défiance si injuste, pour ne dire pis, et si nettement repoussée; plus embarrassé encore entre la salubrité de ce dont je le pressais, contre laquelle il sentait qu'il n'avait aucune sorte de raison à opposer, et l'intérêt radicalement contraire de l'abbé Dubois qui n'oubliait rien pour l'en empêcher, et qui le tenait très et trop réellement dans ses fers. J'insistai encore d'autres fois pour cet établissement, et toujours depuis cette conversation pour en être, et toujours inutilement. À la fin je m'en lassai et abandonnai la barque aux courants. J'ai rapporté de suite ce qui se passa là-dessus à diverses reprises pour n'avoir point à revenir inutilement sur une chose qui n'a point eu d'exécution.
Mme la princesse de Conti fit le mariage de la fille unique de Mme de Feuquières, sa dame d'honneur, avec Boisfranc, du nom de son père, frère de la défunte femme du duc de Tresmes, qui se faisait appeler Soyecourt, dont était sa mère, qui, mariée pour rien à ce vilain, hérita, comme on l'a vu ici en son temps, de tous les biens de sa maison par la mort de ses deux frères sans alliance, tués tous deux à la bataille de Fleurus. À ces grands biens, il en venait d'ajouter de plus considérables depuis peu d'années par l'héritage entier de tous ceux du président de Maisons. Ce Soyecourt en masque et vilain en effet, était donc extraordinairement riche et avait de très belles terres. Mme de Feuquières, veuve de celui qui a laissé de si bons Mémoires de guerre, avait des affaires si délabrées qu'elle avait été réduite à se mettre ainsi en condition pour vivre, et pour une protection qui lui aidât à débrouiller les biens de la maison d'Hocquincourt, dont elle était aussi la dernière et l'héritière, et ceux de la maison de Pas, dont sa fille était aussi la dernière et l'héritière, le frère de son père étant cadet, qui avait épousé la fille de Mignard, peintre célèbre, pour sa beauté, qui avait plus de quatre-vingts ans, et qui n'avait point eu d'enfants. Il y avait de grands restes et bons dans ces deux successions, mais il fallait du temps, de la peine, du crédit, de l'argent pour les liquider et en jouir; et c'est ce qui faisait, en attendant, mourir de faim Mme et Mlle de Feuquières et la marier comme elle le fut. Ainsi ce Seiglière, car c'était le nom de la famille de ce faux Soyecourt, joignit encore les biens de ces deux maisons à ceux dont il avait déjà hérité. On le marqua encore ici à dessein de montrer de plus en plus le désastre, l'ignominie, la déprédation des mésalliances si honteuses des filles de qualité dont on croit se défaire pour leur noblesse sans leur rien donner, et dont le sort ordinaire est de porter tous les biens de leurs maisons, dont elles deviennent héritières, par une punition marquée, à la lie qu'on leur a fait épouser, en victimes de la conservation de tous ces biens à leurs frères qui meurent sans postérité. Pour rendre complet le malheur de ce mariage, Soyecourt avec de l'esprit, de la figure, de l'emploi à la guerre, se perdit de débauches, de jeu, de toutes sortes d'infamies, tellement que, de juste frayeur des arrêts qui le pouvaient conduire au gibet, il sortit de France peu d'années après, se cacha longtemps dans les pays étrangers, et mourut enfin en Italie au grand soulagement de sa femme, de ses enfants et de MM. de Gesvres.
Le comte de Vienne mourut assez subitement dans un âge peu avancé. C'était un fort honnête homme, qui avait de l'esprit et de la grâce, qui était fort du monde, au contraire de son frère aîné, le marquis de La Vieuville, dont la femme était dame d'atours de Mme la duchesse de Berry. Leur nom est Cokseart [56] ;ils sont Bretons, et rien moins que des La Vieuville de Flandre, dont ils ont pris le nom et les armes qu'ils ont avec raison trouvés meilleurs que les leurs. On en a parlé ailleurs. Le comte de Vienne n'eut point d'enfants de sa femme dont il portait le nom, et qu'on [a] vu, il n'y a pas longtemps ici, qu'il avait perdue subitement. Le prince de Murbach mourut en même temps vers Cologne; il était frère de Mme de Dangeau, bien fait et de bonne compagnie; il avait fait plusieurs séjours à la cour, il avait force bénéfices et était riche: le nom qu'il portait était celui de son abbaye commendataire de Murbach [57] , qui donne titre de prince de l'empire, mais qui en France n'opère aucun rang.
L'impératrice mère, veuve de l'empereur Léopold, et soeur de l'électeur palatin, etc., mourut à Vienne d'apoplexie, qui fut un deuil de six semaines pour le roi. C'était une princesse fort haute et fort absolue dans sa cour et dans sa famille, qui avait eu un grand crédit sur l'esprit de l'empereur Léopold, et plus encore sur celui de l'empereur son fils, ce qui lui avait donné et conservé une grande considération. Sa prédilection, de tout temps marquée pour ce prince son second fils, et l'humeur impétueuse de l'empereur Joseph, son fils aîné, l'avait fort écartée sous son règne. Elle était haute, fière, altière, grossière, avec de l'esprit; elle aimait et protégea tant qu'elle put sa maison, et fut toujours fort opposée à la France. Sans être du conseil, elle entra fort dans les affaires, excepté pendant le règne de l'empereur Joseph, et y donna un grand crédit à l'électeur palatin, même à ses autres frères.
Le cardinal de La Trémoille mourut à Rome assez méprisé et à peu près banqueroutier. Il avait pourtant des pensions du roi, et les fortes rétributions attachées au cardinal chargé des affaires du roi, le riche archevêché de Cambrai et cinq abbayes, dont deux fort grosses, Saint-Amand et Saint-Étienne de Caen. Son ignorance, ses moeurs, l'indécence de sa vie, sa figure étrange, ses facéties déplacées, le désordre de sa conduite, ne purent être couverts par son nom, sa dignité, son emploi, la considération de sa fameuse soeur la princesse des Ursins, quoique raccommodé avec elle par sa promotion qu'elle avait arrachée. C'était un homme qui ne se souciait de rien, et qui pourtant craignait tout, tant il était inconséquent, et qui, pour plaire ou de peur de déplaire, n'avait sur rien d'opinion à lui. On a assez parlé ici de lui, en d'autres endroits, pour n'avoir rien à en dire davantage. Sa mort me fait réparer un oubli qui mérite de trouver place ici, et qui, à l'esprit près, montrera la parfaite ressemblance de l'abbé d'Auvergne au cardinal de Bouillon.
On se souviendra ici de ce qu'il y a été dit du duc de Noirmoutiers, aveugle, frère de Mme des Ursins et du cardinal de La Trémoille, de son esprit et de toute la bonne compagnie qui abonda toujours chez lui; qu'il se mêlait d'une infinité de choses et d'affaires importantes; que, quoique souvent fraîchement avec Mme des Ursins, il était toujours par le besoin son plus intime correspondant, et il l'était pareillement du cardinal de La Trémoille. Les Bouillon se piquaient fort d'être de ses amis, et le voyaient tous sur le pied d'amitié particulière de tout temps. L'abbé d'Auvergne était sur le même pied et tâchait même d'en tirer avantage dans le monde. Un an à peu près après que Cambrai eut été donné au cardinal de La Trémoille, M. de Noirmoutiers, dont la maison joignait la mienne, qui, comme moi, avait une porte dans le jardin des Jacobins de la rue Saint-Dominique, m'envoya prier de vouloir bien lui donner un moment chez moi, et, par l'état où il était, de lui marquer un temps où, s'il se pouvait, il n'y aurait personne. Quoiqu'il vît beaucoup de monde chez lui, mais choisi, il n'aimait pas à sortir, ni à se montrer à personne. C'était presque au sortir de dîner; je demandai à son valet de chambre s'il avait du monde chez lui et ce qu'il faisait. Il me dit qu'il était seul avec la duchesse de Noirmoutiers. C'était une femme d'esprit, de sens et de mérite, en qui il avait toute confiance, et qui suppléait en tout à son aveuglement. Je dis au valet de chambre que je ne voulais pas donner la peine à M. de Noirmoutiers de venir chez moi, qu'il me fît ouvrir sa porte sur le jardin des Jacobins, et je m'y en allais par la mienne.
M. de Noirmoutiers fut d'autant plus sensible à cette honnêteté que je ne le connaissais en façon du monde, et ne lui avais jamais parlé ni été chez lui. Après les premiers compliments il m'en fit un sur la confiance que lui donnait ma réputation, sans me connaître, de s'ouvrir à moi de la chose du monde qui le peinait et l'embarrassait le plus, lui et le cardinal de La Trémoille, et qu'après avoir bien pensé, cherché et réfléchi, il n'avait trouvé que moi à qui il pût avoir recours. Si ce début me surprit, la suite m'étonna bien davantage. Il commença par me prier de lui parler sans déguisement, et de ne rien donner à la politesse et aux mesures dans ma réponse à la question qu'il m'allait faire, et tout de suite me pria de lui dire sans détour comment son frère était dans l'esprit de M. le duc d'Orléans, et s'il était ou n'était pas content de lui. Je lui répondis que, pour le faire aussi correctement qu'il le désirait, il y avait du temps que rien ne s'était présenté entre M. le duc d'Orléans et moi, où il fût question de lui, mais qu'il m'en avait toujours paru content. Il insista et me conjura de lui dire si le cardinal n'avait point eu le malheur de lui déplaire. Sur ce que je le rassurai fort là-dessus, il me dit que cela augmentait sa surprise; alors il me dit que l'abbé d'Auvergne, qu'il voyait très souvent, parce qu'il était ami particulier de tout temps de toute sa famille, et qui se donnait pour être fort le sien et celui du cardinal de La Trémoille, avait fait proposer à ce cardinal de lui donner la démission de l'archevêché de Cambrai, et fait entendre que M. le duc d'Orléans le voulait ainsi; mais qu'il aimait mieux n'y pas paraître; que le cardinal, à qui cela avait semblé extraordinaire, n'y avait pas ajouté grande foi, mais que les instances s'étant redoublées avec des avertissements qui dénonçaient la menace, il n'avait pu croire que l'abbé d'Auvergne allât jusque-là de soi-même; que, dans cette inquiétude, il lui en avait écrit, à lui duc, pour savoir ce qu'il plaisait au régent, à qui il donnerait sa démission pure et simple toutes les fois qu'il le désirerait, puisqu'il tenait la place du roi, et que c'était de sa grâce qu'il avait reçu cet archevêché; que cette affaire les affligeait fort l'un et l'autre; qu'il avait cherché les moyens d'être éclairci des volontés du régent sans avoir pu trouver de voie sûre; que, tandis qu'il les cherchait, les instances s'étaient redoublées avec un équivalent de menaces des conseils de céder, de s'en faire un mérite, et des protestations de la peine et de la douleur où cette volonté déterminée du régent le jetait lui-même abbé d'Auvergne, son ami, son parent, son serviteur de lui et de son frère, de tous les temps ainsi que de toute sa famille, etc. Que dans cette crise, ne sachant au monde à qui s'adresser, il avait imaginé la voie qu'il prenait avec confiance, et le compliment au bout.
Ma surprise fut telle que je me fis répéter la chose deux autres fois, sur quoi la duchesse de Noirmoutiers alla chercher les lettres du cardinal, et m'en lut les articles qui regardaient et qui énonçaient ces faits, et la perplexité où ils le mettaient. Je leur dis que je leur rendrais confiance pour confiance dès cette première fois, mais sous le même secret qu'ils m'avaient demandé; qu'à la mort de l'abbé d'Estrées, nommé à Cambrai, M. le duc d'Orléans s'était hâté de donner cet archevêché au cardinal de La Trémoille pour le bien donner par la dignité, la naissance et l'actuel service à Rome; mais en même temps pour se délivrer de la demande que la maison de Lorraine aurait pu lui en faire pour l'abbé de Lorraine, à qui il ne voulait pas donner ce grand poste si frontière, et de celle aussi des Bouillon pour l'abbé d'Auvergne, à qui il l'aurait moins donné qu'à qui ce fût, à cause de sa mère, de sa belle-mère, de sa belle-soeur, de sa nièce toutes des Pays-Bas et de leurs biens et alliances; que j'étais parfaitement sûr de cette disposition de M. le duc d'Orléans, qui me l'avait dite dans le temps même, et que je n'avais rien aperçu depuis qui l'eût pu faire changer de sentiment; que de plus c'était un prince si éloigné de toute violence qu'il serait fort difficile d'imaginer qu'il songeât à en faire une de telle nature et à un homme de l'état et de la naissance du cardinal de La Trémoille, et dont je ne l'avais point vu mécontent. M. de Noirmoutiers se sentit fort soulagé de cette opinion d'un homme aussi avant que je l'étais dans la confiance de M. le duc d'Orléans; mais il désira davantage, et me demanda si ce ne serait point abuser de moi dès la première fois, que de me prier d'en parler franchement au régent. J'y consentis, mais en avertissant Noirmoutiers que je ne le pouvais qu'en faisant à M. le duc d'Orléans la confidence entière, à quoi il me répondit qu'il l'entendait bien ainsi, en le suppliant du secret, et lui offrant la démission du cardinal, dont il avait pouvoir, si elle lui était agréable. Je lui dis que j'étais fâché de n'avoir pas été averti deux heures plus tôt, parce que je sortais d'avec M. le duc d'Orléans, qui en effet m'avait envoyé chercher tout à la fin de la matinée, auquel j'en aurais parlé. Là-dessus M. de Noirmoutiers se mit aux regrets à cause de l'ordinaire de Rome [58] . Je voulus lui faire le plaisir entier et retournai sur-le-champ au Palais-Royal.
Le régent, surpris d'un retour si prompt et si peu accoutumé, m'en demanda la cause; je la lui dis, et le voilà à rire aux éclats, et à se récrier sur l'insigne friponnerie et l'impudence sans pareille. Il me chargea de dire de sa part au duc de Noirmoutiers que jamais il n'avait ouï parler de rien d'approchant ni n'en avait eu la moindre pensée; qu'il était très content du cardinal de La Trémoille, et très éloigné de se repentir de lui avoir donné Cambrai; qu'il le priait donc de le garder sans aucune inquiétude; mais qu'il les priait aussi l'un et l'autre d'être de plus bien persuadés que, quand bien même il serait possible que la volonté de s'en démettre vînt au cardinal, et qu'on ne pût l'en empêcher, il n'y avait en France évêque ni abbé à qui il ne donnât Cambrai plutôt qu'à l'abbé d'Auvergne. Comme l'heure des plaisirs du soir approchait, je ne fis pas durer la conversation, et je me hâtai d'aller délivrer M. et Mme de Noirmoutiers, qui se dilatèrent merveilleusement à mon récit. On peut juger ce qu'il fut dit entre nous trois de leur bon parent et ami l'abbé d'Auvergne, auquel toutefois ils résolurent de n'en pas faire semblant, mais de lui faire écrire par le cardinal de La Trémoille une négative si nette et si sèche, qu'il n'osât plus retourner à la charge, et qui lui fît sentir qu'il était découvert. Il le sentit en effet si bien qu'il demeura tout court, mais sans cesser de voir M. de Noirmoutiers, comme si jamais il n'eût été question de cette affaire, avec une effronterie en vérité incroyable.
Quelque hardies, quelque peu imaginables, quelque finement ourdies que fussent les friponneries de ce bon ecclésiastique et de son oncle, elles ne furent pas heureuses. On a vu ici (t. II, p. 110) la double friponnerie par laquelle le cardinal de Bouillon, chargé lors des affaires du roi à Rome, et surtout de s'opposer en son nom à la promotion du duc de Saxe-Zeits, évêque de Javarin, que l'empereur voulait absolument porter à la pourpre, la double friponnerie, dis-je, par laquelle il pensa tromper le pape et le roi, en faisant passer l'évêque et l'abbé d'Auvergne avec lui, disant au pape que le roi ne consentirait à l'évêque qu'à cette seule condition en faveur de son neveu par amitié pour lui, et mandant au roi que, ne pouvant plus empêcher la promotion de l'évêque, il avait au moins obtenu qu'un Français fût promu avec l'impérial, à quoi le pape n'avait jamais voulu consentir que pour l'abbé d'Auvergne, par amitié pour lui, cardinal de Bouillon. Le pape, depuis si longtemps arrêté sur la promotion de l'évêque de Javarin par les plus fortes protestations du roi, qui n'avait jamais voulu écouter nulle condition là-dessus, fut si étonné de la proposition du cardinal de Bouillon, dont l'ambition était connue et la probité fort démasquée, que Sa Sainteté prit le parti de mander le fait au roi par un billet de sa main, pour être éclairci par sa réponse, et de faire passer ce billet droit à Torcy pour le remettre au roi sans aucune participation de son nonce ni de ses principaux ministres à Rome. Le roi lui répondit de sa main par la même voie, le remercia, lui témoigna toute son indignation, et, insistant également contre la promotion de l'évêque de Javarin, lui déclara qu'il aimerait mieux qu'il le fît cardinal seul que de faire avec lui l'abbé d'Auvergne; qu'il ne souffrirait pas qu'il le fût. Ce mot n'est que pour en rappeler ici la mémoire; l'histoire entière se trouve mieux au temps où elle arriva et où elle a été ici rapportée.
Mais à propos des raisons d'exclusion de l'abbé d'Auvergne sur Cambrai par rapport à sa famille, je ne puis m'empêcher de remarquer ici, puisque cela s'y présente naturellement, l'esprit suivi des Bouillon depuis que Henri IV eut fait la fortune du vicomte de Turenne en lui faisant épouser l'héritière de Sedan, le fit maréchal de France pour y atteindre, et le soutint pour en conserver les biens contre l'oncle paternel et ses enfants, quoique le maréchal n'eût point eu d'enfants de leur nièce et cousine. Je ne parle point de tout ce qu'il fit contre Henri IV et contre Louis XIII depuis qu'il se figura être prince, ni de ce que firent ses enfants. Je me borne ici à dire un mot de leurs mariages, pour se fortifier au dehors pour leurs félonies dont la vie de ce maréchal, depuis cette époque, et celle de ses fils n'a été qu'un tissu, et les mariages de leur postérité, quoique leur faiblesse et la puissance de Louis XIV depuis la paix des Pyrénées ne leur ait laissé que la volonté d'imiter leurs pères sans leur en laisser les moyens. Ce n'est pas leur rien prêter: on le prouve par la désertion du prince d'Auvergne en pleine guerre, en plein camp, sans mécontentement aucun, et par la seule et folle espérance de devenir stathouder de Hollande en se signalant comme il fit contre le roi en propos et en service. On le prouve par la félonie du cardinal de Bouillon. On le prouve par le refus de se reconnaître sujets du roi, comme le cardinal eut le front de le lui écrire, et comme son frère aîné aima mieux risquer tout que de s'avouer tel, comme cela est expliqué ici (t. VI, p. 395) et l'adresse fort étrange par laquelle d'Aguesseau, lors procureur général, le sauva sans s'avouer sujet. Mais revenons à leurs mariages.
H. de La Tour, vicomte de Turenne, qui se fit huguenot, à quoi il gagna tant, et qui servit si bien Henri IV jusqu'à ce que ce prince lui fit épouser l'héritière de La Marck, dame de Bouillon, Sedan, etc., et qui lui fut depuis si perfide, si ingrat et si félon, lui et sa postérité [à Henri IV] et à celle de ce monarque qui l'avait fait maréchal de France pour ce mariage, si connu auparavant sous le nom de vicomte de Turenne, et depuis sous celui de maréchal de Bouillon, n'avait point eu de mères que de la noblesse française. Veuf sans enfants de cette héritière qui avait un frère de son père et des cousins germains, il conserva par force et par la protection de Henri IV qui s'en repentit bien depuis, comme on le voit par les Mémoires de Sully, et par tous ceux et les histoires de ce temps-là; il conserva, dis-je, toute la succession de l'héritière qui lui servit à figurer contre son roi et son bienfaiteur au dedans et au dehors du royaume, en s'appuyant des huguenots Français et étrangers, et par des mariages étrangers qu'ils lui facilitèrent. Ainsi il se remaria à la fille puînée du célèbre Guillaume de Nassau, prince d'Orange, fondateur de la république des Provinces-Unies, qui, cherchant de son côté à s'assurer des huguenots de France, pour se faciliter et se continuer l'appui si nécessaire de cette couronne à sa république naissante et à la continuité de la grandeur et de la puissance qu'il y avait acquises et la transmettre aux siens, fit volontiers ce mariage de sa fille et d'une autre encore fort peu après, avec Charles de La Trémoille, second duc de Thouars, pair de France, qui étaient les deux plus grands seigneurs huguenots de France. Mais, pour montrer quelles alliances celle-là leur donna au dehors, il faut voir ici les enfants que ce célèbre prince d'Orange eut de quatre femmes qu'il épousa successivement: d'Anne d'Egmont, fille du comte de Buren, il laissa Philippe-Guillaume, qui à sa mort en 1582, par un assassin, à cinquante un ans était entre les mains des Espagnols, fut catholique et attaché à eux toute sa vie, et n'eut point d'enfants d'une fille du prince de Condé, mort à Saint-Jean d'Angély, et de Charlotte de La Trémoille. Il était mort particulier en 1618, un an avant son épouse. Sa soeur unique de même lit fut la comtesse d'Hohenlohe. D'Anne, fille de Maurice, électeur de Saxe, il eut Maurice, prince d'Orange, qui succéda à ses charges et à sa puissance, dans la république des Provinces-Unies, et ne s'y rendit pas moins célèbre, mais il ne se maria point, et mourut en 1625, à cinquante-huit ans; Louis, comte de Nassau, mort sans alliance aux guerres des Pays-Bas; et une fille mariée à un bâtard du bâtard don Antoine, prieur de Crato, qui se prétendit roi de Portugal, après la mort du cardinal-roi, lorsque Philippe II envahit cette couronne sur la branche de Bragance, qui y fut depuis rétablie. Ce gendre du prince d'Orange courut les mers en qualité de vice-roi des Indes, et n'eut point de postérité. De Charlotte de Bourbon, professe et abbesse de Jouarre, qui en sauta les murs, se fit huguenote et se sauva chez l'électeur palatin, fille du premier duc de Montpensier, mariée en 1572, morte en 1582 de la peur qu'elle eut à Anvers du premier assassinat de son mari, manqué et blessé légèrement d'un coup de pistolet, à table auprès d'elle, il eut Louise-Julienne, épouse de Frédéric IV, électeur palatin, qui de luthérien se fit calviniste, et qui mourut en 1610. Il eut d'elle quantité d'enfants, entre autres Frédéric V, électeur palatin, qui se perdit en usurpant la couronne de Bohême, et fut grand-père de Mme la Princesse, etc., la duchesse des Deux-Ponts, l'électrice de Brandebourg, épouse de l'électeur J. Guillaume. De ce même lit, le prince d'Orange eut la maréchale de Bouillon, morte en 1642, la comtesse d'Hanau, la duchesse de La Trémoille, une abbesse de Sainte-Croix de Poitiers, qui se sauva de l'hérésie, et une autre fille mariée à un prince palatin de Lensberg. Enfin de Louise, fille du célèbre amiral de Coligny, veuve sans enfants du seigneur de Téligny, il laissa Henri-Frédéric, prince d'Orange, qui succéda à ses charges et à son autorité en Hollande, mort en 1647, et qui fut grand-père du fameux Guillaume, prince d'Orange, mort dernier de cette branche, sur le trône d'Angleterre, 19 mars 1702. On voit d'un coup d'oeil quelles et combien d'alliances étrangères son mariage donna au maréchal de Bouillon parmi les protestants.
Ceux de ses filles et du célèbre vicomte de Turenne, son second fils, qui n'eut point d'enfants, ne lui en procurèrent pas moins en leur genre, parmi ce qu'il y eut de plus considérable parmi les protestants de France, de tous lesquels le père et les enfants surent tirer de grands et de continuels avantages au dedans et au dehors; c'est ce qui détermina le cardinal Mazarin, effrayé des dangers qu'il avait courus et dans lesquels il avait entraîné le royaume, à s'attacher deux hommes tels que les deux fils du maréchal de Bouillon, mort à Sedan, en mars 1623, à soixante-huit ans, et à ne rien épargner pour s'en faire un bouclier personnel, en leur donnant par le traité de l'échange de Sedan, qu'ils avaient perdu et qu'ils ne pouvaient ravoir ni le conserver après tant et de si étranges félonies, en leur donnant, dis-je, des millions, des terres qui se peuvent appeler des États, des emplois les plus importants et un rang inconnu en France, qui en souleva toute la noblesse, et qui était inouï, même si nouveau pour ceux de maison effectivement souveraine, composé d'usurpations, de ruses, de violences, parmi les troubles, les tourbillons et les forfaits de la Ligue.
Le duc de Bouillon, fils aîné du maréchal, épousa en 1634 une fille de Frédéric, comte de Berg, gouverneur de Frise, qui n'avait pas moins d'esprit, de courage, d'entreprise et d'intrigues que son mari, ni moins de capacité à les ourdir et à les conduire; avec de la beauté, de la vertu, un mérite aimable et soutenu et de la grandeur d'âme; elle mourut à quarante-deux ans, en 1657, et M. de Bouillon à Pontoise, où était la cour, en 1652, à quarante-sept ans.
M. de Turenne son frère prit soin de ses neveux et de ses nièces. On a vu à quelle fortune il porta ses trois neveux; les deux autres furent tués en duel avant qu'il eût le temps de les agrandir. Dès cinq nièces, l'une ne daigna pas se marier, et mourut à quarante-trois ans, sans avoir trouvé parti digne d'elle ; deux furent religieuses de Sainte-Marie, les deux autres mariées, l'aînée au duc d'Elboeuf, dont les deux derniers ducs d'Elboeuf; la dernière, en 1668, à Maximilien, frère de l'électeur de Bavière, père des électeurs de Cologne et de Bavière, mis au banc de l'empire pour s'être attachés à la France. Ce duc Maximilien n'en eut point d'enfants; il mourut à Turckheim, en 1605, et elle au même lieu, en 1606, à quarante-deux ans [59] .
M. de Bouillon, frère du cardinal, et ses enfants: leurs mariages sont connus, au moins épousa-t-il une Italienne [60] , soeur de la connétable Colonne; et un de ses fils, une Irlandaise fort intrigante.
Mais on ne peut s'empêcher d'admirer la profonde réflexion de son fils qui lui fit dénicher un parti très singulier pour son fils, l'art et la dépense qu'il sut employer pour l'obtenir, et ce fils mort aussitôt après la consommation du mariage, tout ce qu'il mit en oeuvre pour obtenir dispense de la faire épouser à son second fils. On supprime ici l'étonnement où elle fut de se trouver ici bourgeoise du quai Malaquais, comme elle l'osa dire, ayant compté d'épouser un souverain, et de tenir une cour. Aussi le mariage fut-il peu heureux, et après quelques années [elle] finit par retourner en Silésie au grand contentement de son mari et au sien, d'où elle n'est plus revenue.
Le comte d'Auvergne (on a expliqué ici, t. V, p. 313, 320 et 321, ces noms de comte et de prince d'Auvergne), frère du duc et du cardinal de Bouillon, fut marié, par M. de Turenne, son oncle, en 1662, à la fille unique de Frédéric de Hohenzollern et d'Élisabeth héritière de Berg-op-Zoom, qui lui apporta dès lors cette grande terre, et d'autres biens en mariage avec les alliances d'Allemagne et des Pays-Bas. Elle mourut à Berg-op-Zoom, où elle était allée faire un voyage en 1698, laissant plusieurs enfants. Il se remaria dès 1699, et toujours en Hollande, et il épousa à la Haye Élisabeth Wassenaer, qui se fit depuis catholique à Paris, et qui y mourut sans enfants peu d'années après. Le comte d'Auvergne mourut ensuite à Paris, à la fin de 1707 à soixante-sept ans. Le seul de ses enfants, fils et filles, qui se soit marié, est le prince d'Auvergne, dont la désertion et la conduite ont été rapportées ici, (t. IV, p. 3), en leur temps. Passé sans cause que de folles espérances de sa maison, fondées sur leurs alliances en Allemagne et en Hollande, de la tête de son régiment au camp ennemi dès l'entrée de la campagne, il fut trouver d'abord sa tante en Bavière, et deux mois après se mit au service des États généraux. Ce fut lui qui, à la tête d'un gros détachement, alla recevoir le cardinal de Bouillon, dont la fuite aux ennemis était concertée. Il épousa, en 1707, la soeur du duc d'Arenberg, et mourut en 1710, à trente-cinq ans; c'était un gros garçon, fort épais de corps et d'esprit, grossier, et qui comptait sottement devenir stathouder des Provinces-Unies. Il ne laissa point de garçons; sa fille épousa, en 1722, J. Christian, prince palatin de Sultzbach, morte à Hippolstein, en 1728, à vingt ans, laissant un fils unique, Charles-Philippe, prince de Sultzbach, par la mort de son père, en 1733, et devenu électeur palatin à la fin de 1742. C'est de ces alliances palatines dont le duc de Bouillon d'aujourd'hui cherche à s'appuyer, en se parant du nouvel ordre de l'électeur palatin.
Tels ont été l'esprit et les vues constantes de cette branche de la maison de La Tour depuis que par l'usurpation de Sedan elle a tâché sans cesse de se séparer de son être, de ne vouloir plus faire partie de la noblesse française, et de démentir son origine et leurs pères qui de cette origine ont tiré tout leur honneur et leur lustre, qui ont vécu parmi elle sans prétention, qui se sont toujours glorifiés d'être sujets de nos rois. Les réflexions sur tout cela se présentent en foule et bien naturellement d'elles-mêmes.
Encore un mot sur l'abbé d'Auvergne. Lorsque l'abbé de Castries, sacré archevêque de Tours, passa peu après à l'archevêché d'Albi, l'abbé d'Auvergne eut celui de Tours. L'abbé de Thesut, secrétaire des commandements de M. le duc d'Orléans, qui avait alors la feuille [61] , travaillant avec ce prince, fit un cri épouvantable quand il entendit cette nomination, dont il dit son avis par l'horreur qu'elle lui fit. Le régent convint de tout, y ajouta même le récit d'aventures de laquais fort étranges et assez nouvelles, et comme cet énorme genre de débauche n'était pas la sienne, il avoua à Thesut qu'il avait eu toutes les peines du monde à faire l'abbé d'Auvergne évêque, mais qu'il en était depuis longtemps si persécuté par les Bouillon, qu'il fallait à la fin se rédimer de vexation. Thesut insista encore, puis écrivit la nomination sur la feuille en haussant les épaules; c'est lui-même qui me raconta ce fait deux jours après. Cela n'a pas empêché peu après la translation de l'abbé d'Auvergne, sacré archevêque de Tours à l'archevêché de Vienne, qu'il aima mieux. Tel fut le digne choix du cardinal Fleury pour la pourpre à la nomination du roi, dont le scandale fut si éclatant et si universel, que le cardinal Fleury n'en put cacher sa honte. On se contentera ici de ce mot pour achever de présenter la fortune de l'un et montrer le digne goût de l'autre, parce que cette promotion dépasse les bornes de ces Mémoires.