CHAPITRE XII.

1694

Bataille du Ter en Catalogne. — Palamos, Girone, Castel-Follit pris. — M. de Noailles fait vice-roi de Catalogne. — Bombardement aux côtes. — Dieppe brûlée. — Belle et diligente marche de Monseigneur et de M. de Luxembourg du camp de Vignamont. — Préférence de l'avis de l'intendant à celui du général, qui coûte une irruption des ennemis en Alsace. — Les ennemis retirés au delà du Rhin. — Procédé entre les maréchaux de Lorges et de Joyeuse raccommodé par les marquis d'Huxelles et de Vaubecourt. — Maréchal d'Humières, sa fortune et sa famille. — Sa mort. — Maréchal de Boufflers gouverneur de Flandre et Lille. — Maréchal de Lorges gouverneur de Lorraine. — M. du Maine grand maître de l'artillerie. — Duc de Vendôme général des galères.

M. de Noailles fit passer le Ter à son armée, le 28 mai, devant le marquis de Villena, ou duc d'Escalone, car c'est le même, vice-roi de Catalogne, et le défit; quinze cents prisonniers, tout le canon et le bagage, et les ennemis en fuite et poursuivis. Ils y ont perdu cinq cents hommes, M. de Noailles trois cents. Le vieux Chazeron, chevalier de l'ordre et premier lieutenant général de cette armée, eut tout l'honneur du passage et du combat. M. de Noailles ne passa le Ter que pendant la déroute des ennemis; au moins c'est ce qui se débita et qui a été cru. Nous y avons eu peu d'officiers principaux blessés, et gagné force drapeaux. Le commandant de la cavalerie espagnole, un sergent-major et quelques colonels ont été pris. Le marquis de Noailles, frère du maréchal, qui a apporté cette nouvelle, en fut brigadier avec huit mille livres de gratification, outre sa course. Palamos fut emporté, le 7 juin, l'épée à la main on leur y a tué trois cents hommes, et pris six cents. La citadelle se rendit peu après, c'est-à-dire le 10, la garnison de quinze cents hommes prisonnière de guerre. La place est considérable par son port et par elle-même. Cela fit chanter des Te Deum et valut une lettre, de la main du roi, à la vieille duchesse de Noailles. C'était une sainte fort aimable, qui avait été longtemps dame d'atours de la reine mère, et bien avec elle et avec le roi; toujours vertueuse à la cour et depuis longtemps retirée à Châlons-sur-Marne, dans une grande solitude, et se confessant tous les soirs à l'évêque son fils.

M. de Noailles suivit sa pointe, et prit Girone en six jours de tranchée ouverte. La place capitula, le 29 juin, et la garnison de trois mille hommes ne servira point jusqu'au 1er novembre. Une si riante campagne valut au duc de Noailles des patentes de vice-roi de Catalogne, dont il prit possession dans la cathédrale de Girone, et n'y oublia rien de toutes les cérémonies et les distinctions qui pouvaient le flatter.

Il prit encore par la témérité d'un seul homme, le château de Castel-Follit, sur un pain de sucre de roche, fort haut, qui commande toute la plaine. Il prit envie à un soldat déterminé d'aller voir si le premier retranchement était gardé par beaucoup de monde; il le trouva abandonné et y entra l'épée à la main, faisant de grands cris pour être suivi. Il le fut de cinq ou six autres qui entrèrent avec lui dans le second. Il était, l'on dit, plein de monde, mais qui s'épouvanta tellement de se voir attaqué dans un poste cru inaccessible, qu'ils crurent, aux cris, avoir un assaut à soutenir; et, s'enfuyant, donnèrent une si chaude alarme au château et furent si vivement poursuivis par ce petit nombre, qui cependant s'était fort accru, qu'ils entrèrent tous pêle-mêle et que la place fut emportée avec beaucoup de carnage. Ostalric tomba aussi entre les mains de M. de Noailles et termina cette heureuse campagne.

L'amiral Russel avait mouillé avec force vaisseaux à Barcelone, où le marquis de Villena s'était retiré avec le débris de son armée, et nos forces navales n'étaient pas bastantes [36] contre celles de Russel. Celles des ennemis avaient visité nos côtes tout l'été, bombardé ce qu'elles avaient pu, et brûlé presque toute la ville de Dieppe. Le chevalier de Lorraine, qui était à Forges, y courut avec quelques preneurs d'eaux et y aida de son mieux le maréchal de Choiseul et M. de Beuvron. Le roi écrivit au chevalier de Lorraine, pour le remercier du zèle qu'il avait témoigné.

Il ne se passa rien en Italie, et tout s'y termina au blocus de Casal. MM. de Vendôme passèrent presque toute la campagne en Provence, où le maréchal Catinat les avait détachés avec quelques troupes.

En Flandre on ne fit que s'observer et subsister. Il s'en passa une grande partie au camp de Vignamont, où à la fin les fourrages devinrent éloignés et difficiles. Le prince d'Orange fut obligé d'en aller chercher le premier, et prit son temps de décamper le 17, que presque toute l'armée de Monseigneur était au fourrage. Néanmoins, le soir même, la gauche marcha avec les maréchaux de Villeroy et de Boufflers, lequel avait joint depuis deux jours, et le lendemain 18, Monseigneur et M. de Luxembourg suivirent avec le reste de l'armée. Les ennemis avaient deux marches d'avance, et Monseigneur la Sambre et force ruisseaux et défilés à passer, et avait à gagner le camp d'Espierres avant qu'ils s'en fussent saisis. Son armée marcha en plusieurs corps séparés. L'infanterie fut soulagée par un grand nombre de chariots qu'on fit trouver, et la Sambre convoya l'artillerie et les vivres tant qu'on s'en put aider. La marche se fit avec un grand ordre et une telle diligence, le maréchal de Villeroy toujours en avant, que Monseigneur prit le camp d'Espierres, le 25, en même temps que la tête des ennemis paraissait de l'autre côté. On se canonna le reste du jour, le ruisseau d'Espierres entre-deux, et les ennemis, sur le soir, se retirèrent. Cette importante marche fut très belle et fort admirée. Le reste de cette campagne ne fut plus que subsistances. Les princes s'en allèrent d'assez bonne heure à Fontainebleau, et M. de Luxembourg, après leur départ, courut en vain en personne avec quelques troupes pour enlever le quartier du comte d'Athlone, qu'il trouva décampé sur l'avis qu'il avait eu.

Notre campagne d'Allemagne s'acheva fort tranquillement. Nous demeurâmes quarante jours à Gaw-Boecklheim dans le plus beau et le meilleur camp du monde, et par un temps charmant, quoique tournant un peu sur le froid: ce commencement de froid m'y attira une dispute pour une maison avec d'Esclainvilliers, mestre de camp de cavalerie; cela alla pourtant jusqu'à M. le maréchal de Lorges, qui sur-le-champ m'envoya dire par Permillac, maréchal des logis de la cavalerie, que la maison était à moi, et qui le signifia à d'Esclainvilliers. Peut-être lui en dit-il davantage, car d'Esclainvilliers vint dès le soir à moi qui causais sur le pas de ma porte avec le prince de Talmont et cinq ou six autres brigadiers ou mestres de camp, et me fit force excuses. Il revint encore chez moi deux jours après; je le fus voir ensuite, puis lui donnai à dîner avec d'autres, comme j'avais toujours du monde à manger, généraux, mestres de camp et autres officiers. C'était un brave homme, épais, mais bon homme et galant homme, et qui savait fort bien mener une troupe de cavalerie.

Après un si long séjour dans un camp abondant, il fallut aller ailleurs; le maréchal de Lorges voulut laisser un gros corps d'infanterie en Alsace pour empêcher les ennemis d'y entrer par un pont de bateaux diligemment jeté, quand il s'en serait éloigné pour ses subsistances, et ne se rendit point aux représentations de La Grange, intendant de l'armée, qui l'était aussi d'Alsace. Celui-ci en écrivit à la cour, manda que, si cette infanterie demeurait en Alsace, elle mettrait la province hors d'état de payer cent mille écus prêts à toucher, que c'étaient des inquiétudes et des précautions inutiles, et qu'il répondait sur sa tête que les ennemis ne passeraient pas le Rhin, et n'étaient pas même en état d'y songer. Barbezieux, qui avec tous ses grands airs sentait plus l'intendant que le général d'armée, et plus enclin aussi à croire l'un que l'autre, mit le roi de son côté, tellement que le maréchal reçut un ordre positif tel que La Grange l'avait proposé. À cela le maréchal de Lorges ne put qu'obéir; et, ne trouvant plus de subsistances plus proches que les bords de la Nave, il se mit, avec la première ligne, tout contre Creutznach, et envoya Tallard avec la seconde au delà de cette petite rivière, guéable partout, dans le Hondsrück où nous eûmes des fourrages et des vivres en abondance.

À peine la goûtions-nous, que Tallard reçut ordre de partir aussitôt avec toutes ses troupes pour aller rejoindre le maréchal de Lorges; c'est que le prince Louis de Bade avait calculé sur notre éloignement qu'il aurait le loisir de faire une rafle en Alsace avant que nous pussions être rejoints, et de se retirer avant que nous pussions aller à lui. Il avait donc jeté un pont de bateaux sur le Rhin à Hagenbach, à la faveur d'une grande île dans laquelle il avait mis de l'artillerie, et de là s'était espacé en Alsace par corps séparés. Au premier avis le maréchal de Lorges s'était porté avec quelque cavalerie jusqu'à Landau, où le maréchal de Joyeuse lui mena ses troupes, et nous partîmes le lendemain de l'arrivée de l'ordre pour passer la Nave et camper le lendemain à Flonheinm. Tallard y eut avis que le prince de Hesse se préparait, avec vingt mille hommes, à l'attaquer le lendemain dans sa marche; mais ce que nous appréhendions, c'était de trouver le défilé de Durckheim occupé, où il était aisé d'empêcher le passage et de tenir ainsi les deux lignes de notre armée séparées et par conséquent fort embarrassées, et de désoler l'Alsace, tandis que la première ligne seule ne le pourrait empêcher, et que la seconde demeurerait inutile.

Dans cet embarras, il se trouva une cousine de l'homme chez qui j'étais logé, qui arrivait de Mayence, d'où elle était partie la veille, et je le sus de mes gens qui le découvrirent. Elle ne parlait qu'allemand; je la menai à Tallard qui me pria de lui servir d'interprète. Nous sûmes d'elle que les portes de Mayence étaient fermées, qu'on n'y laissait entrer personne de ce côté-ci; qu'on l'en avait fait sortir; qu'elle avait vu quantité de tentes au delà de Mayence, et que des hussards lui avaient dit que c'était le prince de Hesse qui allait joindre le prince Louis. Cela ne nous instruisit guère. Tallard, n'ayant aucun avis des partis qu'il avait, en envoya encore deux dehors. Nous avions bien fait quatorze lieues de France et n'étions arrivés qu'à huit heures du soir, de sorte qu'il fallut bien donner la nuit au repos, et nous avions encore huit lieues jusqu'aux défilés de Durckheim. Nous marchâmes le lendemain dans la disposition de trouver les ennemis, dont il ne parut nul vestige; et on sut, après, que ce camp sous Mayence était de huit mille hommes, plus envieux de butin que de combat. Romainville, avec sa réserve, avait pris en partant d'Arienthal dans le Hondsrück où nous étions, un autre chemin par les montagnes avec les bagages, de sorte que nous marchions légèrement. Nous traversâmes les défilés de Durckheim sans aucun obstacle, et nous campâmes encore à quatre lieues au delà, à deux lieues près de la première ligne avec laquelle le maréchal de Joyeuse nous attendait. Tallard poussa jusqu'à lui pour recevoir ses ordres, qui furent de marcher le lendemain sur Landau. En chemin nous joignîmes la première ligne, et ce fut une grande joie pour toutes les deux que cette réunion.

J'allai tout de suite à Landau voir M. le maréchal de Lorges qui avait attendu son armée avec impatience. Je le trouvai dans le jardin de Mélac, gouverneur de la place et un des lieutenants généraux de l'armée, avec presque tous les officiers généraux, et La Grange, fort embarrassé de sa contenance et la tête fort basse. Nous y apprîmes que les ennemis, répandus en plusieurs corps, avaient enlevé un grand butin et quantité d'otages, et qu'ils se retranchaient fort dans l'île et dans les bois d'Hagenbach; mais le nombre de ce qui avait passé le Rhin on ne le sut jamais. Ce n'était pas faute de soins; Mélac avait battu un gros parti des ennemis, où Girardin avait été légèrement blessé au ventre. C'était un très bon officier, brigadier de cavalerie et fils de Vaillac, chevalier de l'ordre en 1661, qui était à Monsieur, et gens de fort bonne maison. Il avait servi de lieutenant général en Irlande, et y avait commandé l'armée après la mort de Saint-Ruth qui y fut tué; mais il avait déplu à M. de Louvois qui l'avait donné au roi pour un ivrogne; il en était bien quelque chose, et il en était demeuré là.

Le lendemain, après une longue marche, on prit un camp fort étendu, d'où le marquis d'Alègre, maréchal de camp de jour, prit en arrivant les gardes et les dragons de Bretomelles pour aller voir ce qui était dans la plaine au delà. Il poussa jusqu'au bois, où il força un grand retranchement d'où il chassa le général Soyer. On se reposa le lendemain; le jour suivant, les deux maréchaux se mirent en campagne, M. de Lorges pour aller chasser les ennemis de Weissembourg qu'il en trouva délogés, M. de Joyeuse pour aller dans les bois, où il trouva un grand retranchement qu'il n'avait pas assez de troupes pour forcer. Le lendemain on se reposa encore. Le surlendemain on laissa tout plié dans le camp, et on marcha aux ennemis en colonne renversée. On n'avait pas fait beaucoup de chemin à travers de grands abatis d'arbres, qu'on sut que les ennemis avaient repassé le Rhin, et rompu et retiré leur pont, de sorte que l'armée s'en retourna au camp aussi triste qu'elle en était partie gaillarde. Trois jours après, les ordres arrivèrent en ce même camp pour la séparation des troupes. Ils portaient que Tallard irait aux Deux-Ponts, le maréchal de Joyeuse dans le Hondsrück, et le maréchal de Lorges où il le jugerait à propos, avec une destination de troupes et d'officiers généraux pour chacun des trois.

Le maréchal de Joyeuse sut d'abord la sienne et n'en dit mot, soit oubli ou autre raison; le maréchal de Lorges ne lui en parla point, mais le jour de la séparation, il lui écrivit le matin par un page qu'il le priait de partir dans deux heures. Joyeuse, piqué, répondit verbalement qu'il n'était préparé à rien, et qu'il ne pouvait partir, puis s'alla promener. Le maréchal de Lorges, inquiet de cette réponse, s'en allait chez lui, lorsqu'il le rencontra se promenant, et qui ne détourna point son cheval pour aller à lui. L'autre le joignit. L'abord fut très froid, les propos furent de même: excuses de l'un, plaintes de l'autre, et fermeté à ne point partir. Ils se quittèrent de la sorte. Le maréchal de Lorges, inquiet de plus en plus, avait des ordres précis, et la matinée s'avançait. Il eut recours à la négociation, et il en chargea le marquis d'Huxelles, chevalier de l'ordre et lieutenant général, et Vaubecourt, maréchal de camp. Ils allèrent trouver le maréchal de Joyeuse, qu'ils persuadèrent de venir au moins chez l'autre maréchal, et qu'ils y amenèrent. Ils y entendirent la messe, puis s'enfermèrent. Au bout d'une heure ils sortirent, et les ordres furent donnés pour le départ du maréchal de Joyeuse et de ses troupes dont j'étais, et les deux maréchaux allèrent dîner ensemble chez le marquis d'Huxelles au quartier du maréchal de Joyeuse qui était le chemin du départ, qui ne se put faire qu'après midi.

J'étais fort bien avec le maréchal de Joyeuse, qui me fit loger après le dernier maréchal de camp et devant Harlus, mon brigadier, qui, comme l'ancien des brigadiers de notre petite armée, y commandait la cavalerie. Il n'en fut point fâché; mais les autres brigadiers ne le trouvèrent pas trop bon, et moins qu'eux le prince palatin de Birkenfeld, fort de mes amis et qui ne m'en dit rien. Il était capitaine dans Bissy, deuxième brigadier de ce corps. Notre brigade échut à Naurum, sur le bord de la Nave, fort près d'Eberbourg, noyé dans le fourrage. J'y demeurai jusqu'au 16 octobre, que le maréchal de Joyeuse me donna congé de fort bonne grâce, et je m'en allai à Paris par Metz, où je vis M. de Sève, qui y était premier président du parlement. C'était un des plus intègres et des plus éclairés magistrats, qui avait été fort des amis de mon père.

Avant de rentrer dans Paris, il faut réparer un oubli. Lorsque nous étions au camp de Gaw-Boecklheim, La Bretesche fut chargé d'aller reconnaître quelque chose vers Rhinfels. C'était un gentilhomme qui avait perdu une jambe à la guerre, qui avait été partisan distingué, qui avait acquis une capacité plus étendue, très galant homme d'ailleurs, et en qui le maréchal de Lorges se fiait fort. Il était un des lieutenants généraux de son armée, et, nonobstant ce grade, il ne voulut prendre avec lui que deux cents hommes de pied et cent cinquante dragons. Arrivé à la nuit après une grande traite à un village à quatre lieues de Rhinfels, il s'y arrêta, posta son infanterie, tint quelques dragons à cheval dehors, et le reste attacha ses chevaux à une haie devant la grange où La Bretesche se mit à manger un morceau avec les officiers. Comme ils étaient à table, la lune qui était belle s'obscurcit tout d'un coup, et voilà un orage affreux d'éclairs, de tonnerre et de pluie. Aussitôt La Bretesche, craignant quelque surprise par ce mauvais temps, fait monter les dragons à cheval, y monte lui-même, et dans cet instant entend une grosse décharge qui justifie sa précaution; il donne ses ordres à celui qui commandait les dragons, et s'en va à son infanterie et la dispose. Il revient tout de suite à ses dragons, n'y en trouve plus que deux ou trois avec un seul capitaine et nuls autres. Au désespoir de cet abandon, il retourne à son infanterie, charge les ennemis, profite de l'obscurité et du désordre ou il les met, les pousse et les chasse du village, quoique trois fois plus forts que lui, et est légèrement blessé au bras et à la cuisse, et parce que le jour allait poindre, se retire en bon ordre à Eberbourg. En chemin il rencontra une des troupes de dragons qui l'avaient abandonné. Le capitaine qui la menait eut l'impudence de lui demander s'il voulait qu'il l'escortât, et s'attira la réponse qu'il méritait, sur quoi les dragons sa mirent à faire des excuses à La Bretesche, et à rejeter cette infamie sur leurs officiers qui les avaient emmenés malgré eux. De notre camp à Eberbourg, il n'y avait que trois lieues. La Bretesche, qui était fort aimé et estimé, fut fort visité de toute l'armée; j'y fus des premiers. Il en fut quitte pour y demeurer dix ou douze jours. Il eut la générosité de demander grâce pour ces dragons, et le maréchal de Lorges, naturellement bon et doux, la facilité de la lui accorder. Il ne faut pas ôter à Marsal, capitaine des guides, l'honneur qui lui est dû: il avait suivi La Bretesche, ne le quitta jamais d'un pas et fit très bien son devoir. Il eut depuis une commission de capitaine d'infanterie, et il entendait fort bien son métier. Il avait commencé, disait-on, par être maître de la poste d'Hombourg d'où La Bretesche était gouverneur et d'où il l'avait tiré.

Ce fut dans le loisir de ce long camp de Gaw-Boecklheim que je commençai ces Mémoires par le plaisir que je pris à la lecture de ceux du maréchal de Bassompierre qui m'invita à écrire aussi ce que je verrais arriver de mon temps.

Nous trouvâmes à notre retour le maréchal d'Humières mort. C'était un homme qui avait tous les talents de la cour et du grand monde et toutes les manières d'un fort grand seigneur, avec cela homme d'honneur quoique fort liant avec les ministres et très bon courtisan. Ami particulier de M. de Louvois qui contribua extrêmement à sa fortune, qui ne le fit pas attendre; il était brave, et se montra meilleur en second qu'en premier; il était magnifique en tout, bien avec le roi qui le distinguait fort et était familier avec lui. On peut dire que sa présence ornait la cour et tous les lieux où il se trouvait. Il avait toujours sa maison pleine de tout ce qu'il y avait de plus grand et de meilleur. Les princes du sang n'en bougeaient, et il ne se contraignait en rien pour eux ni pour personne; mais avec un air de liberté, de politesse, de discernement qui lui était naturel, et qui séparait toute idée d'orgueil d'avec la dignité et la liberté d'un homme qui ne veut ni se contraindre ni contraindre les autres. Il avait les plus plaisantes colères du monde, surtout en jouant, et avec cela le meilleur homme du monde, et que tout le monde aimait.

Il avait le gouvernement général de Flandre et de Lille, où il tenait comme une cour, et avait fait un beau lieu de Mouchy à deux lieues de Compiègne dont il était capitaine. Le roi l'avait souvent aidé à accommoder Mouchy, et y avait été plusieurs fois. M. de Louvois, qui à la mort du duc du Lude voulut rogner l'office de grand maître de l'artillerie en faveur de sa charge de secrétaire d'État, fit faire le maréchal d'Humières grand maître en son absence, comme il revenait d'Angleterre complimenter, de la part du roi, le roi Jacques II sur son avènement à la couronne. Ce ministre contribua beaucoup à le faire faire duc vérifié, et à lui faire accorder la grâce très singulière de faire appeler dans ses lettres celui qui avec l'agrément du roi épouserait sa dernière fille, belle comme le jour, et qu'il aimait passionnément. Il avait perdu son fils unique sans alliance au siège de Luxembourg. Il avait marié sa fille aînée au prince d'Isenghien en obtenant un tabouret de grâce, et la seconde à Vassé, vidame du Mans, qui s'était remariée à Surville, cadet d'Hautefort, dont elle avait été longtemps sans voir son père.

Le maréchal mourut assez brusquement à Versailles. Il regretta amèrement de n'avoir jamais pensé à son salut ni à sa santé; il pouvait ajouter à ses affaires, et mourut pourtant fort chrétiennement, et fut généralement regretté. On put remarquer qu'il fut assisté à la mort par trois antagonistes, M. de Meaux et l'abbé de Fénelon qui écrivirent bientôt après l'un contre l'autre, et le P. Caffaro, théatin, son confesseur, qui, s'étant avisé d'écrire un livre en faveur de la comédie pour la prouver innocente et permise, fut puissamment réfuté par M. de Meaux.

Le maréchal de Boufflers eut le gouvernement de Lille et de la Flandre, en se démettant de celui de Lorraine qui fut donné au maréchal de Lorges, lequel sentit vivement cette préférence de son cadet, qui valant beaucoup ne le valait pourtant pas. M. du Maine eut l'artillerie en quittant les galères, qui furent données à M. de Vendôme en son absence. Ainsi les bâtards durent être assez contents de cette année.

Le roi donna une pension de vingt mille livres à la maréchale d'Humières, qui sans cela aurait été réduite à fort peu, et ce fut le premier exemple d'une si forte pension à une femme. Elle était La Châtre, avait été fort belle et riche, car elle était unique, et avait été dame du palais de la reine. C'était une précieuse qui importunait quelquefois le maréchal et toute sa bonne compagnie, et qui, avec un livre de compte qu'elle avait toujours devant elle, croyait tout faire et ne fit rien que se ruiner. Elle se retira dans une maison borgne au dehors des carmélites du faubourg Saint-Jacques, s'y fit dévote en titre d'office, et se mêla après de tout ce dont elle n'avait que faire, et peu d'accord avec ses enfants.

Suite
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Suffisantes.