CHAPITRE XIX.

1696

Cavoye et sa fortune. — Projet avorté sur l'Angleterre. — Le roi d'Angleterre à Calais. — Mort de Mme de Guise; du marquis de Blanchefort; de M. de Saint-Géran. — Mme de Saint-Géran. — Mort de Mme de Miramion. — Mme de Nesmond; son orgueil. — Mort de Mme de Sévigné. — Éclat de l'évêque d'Orléans contre le duc de La Rochefoucauld, sur une place derrière le roi donnée au dernier. — Mort de La Bruyère; de Daquin, ci-devant premier médecin; de la reine mère d'Espagne.

Il y a dans les cours des personnages singuliers, qui sans esprit, sans naissance distinguée, et sans entours ni services, percent dans la familiarité de ce qui y est le plus brillant, et font enfin, on ne sait pourquoi, compter le monde avec eux. Tel y fut Cavoye toute sa vie, très petit gentilhomme tout au plus, dont le nom était Oger. Il était grand maréchal des logis de la maison du roi; et le roman qui lui valut cette charge mérite de n'être pas oublié, après avoir dit ce qui le regarde en ce temps-ci. J'ai parlé de lui plus d'une fois, et fait mention de son amitié intime avec M. de Seignelay chez qui la fleur de la cour était travée. Cette grande liaison, qui devait lui aider à tout par le crédit où était ce ministre, causa pourtant le ver rongeur de sa vie. Avec sa charge, ses amis considérables à la cour qui l'y faisaient figurer, et les bontés du roi toujours distinguées, il se flatta d'être chevalier de l'ordre en la promotion de 1688. Le roi la fit avec M. de Louvois qui était chancelier de l'ordre. Ce ministre qui minutait une grande guerre qu'il avait déjà fait déclarer, et qu'il rendit plus générale que le roi ne s'y attendait, ne songea qu'à profiter de l'occasion de se faire des créatures. Il la rendit donc toute militaire pour la première qui ait jamais été faite de la sorte, et eut grande attention d'en exclure tous ceux qu'il n'aimait pas tant qu'il put. L'amitié de Seignelay, son ennemi, pour Cavoye l'avait mis dans ce nombre: il ne fut point de la promotion, et il en pensa mourir de douleur. Le roi, à qui il parla et fit parler par Seignelay et par d'autres amis, lui adoucit sa peine par des propos de bonté et d'espérance pour une autre occasion. Il se fit depuis diverses petites promotions et toujours Cavoye laissé, parce qu'en effet ces promotions avaient des causes particulières pour chacun de ceux qui en furent. À la fin, Cavoye, lassé et outré, écrivit au roi une rapsodie sur sa santé et ses affaires, et demanda la permission de se défaire de sa charge. Le roi ne lui dit ni ne lui fit rien dire là-dessus, et cependant Cavoye prenait publiquement tous ses arrangements pour se retirer de la cour dont je pense qu'il se fût cruellement repenti. Dix ou douze jours après avoir remis sa lettre au roi, vint un voyage de Marly; et Cavoye, sans demander, y fut à l'ordinaire. Deux jours après, le roi, entrant dans son cabinet, l'appela, lui dit avec bonté qu'il y avait trop longtemps qu'ils étaient ensemble pour se séparer, qu'il ne voulait point qu'il le quittât, et qu'il aurait soin de ses affaires. Il y ajouta des espérances sur l'ordre. Cavoye prétendit en avoir eu parole, et le voilà enrôlé à la cour plus que jamais.

Sa mère était une femme de beaucoup d'esprit, venue je ne sais par quel hasard de sa province, ni par quel autre connue de la reine mère, dans des temps où elle avait besoin de toute aorte de gens. Elle lui plut, elle la distingua en bonté sans la sortir de son petit état. Mme de Cavoye en profita pour mettre son fils à la cour et se faire à tous deux des amis. Cavoye était un des hommes de France le mieux faits et de la meilleure mine, et qui se mettait le mieux. Il en profita auprès des dames. C'était un temps où on se battait fort malgré les édits; Cavoye, brave et adroit, s'y acquit tant de réputation, que le nom de brave Cavoye lui en demeura. Mlle de Coetlogon, une des filles de la reine Marie-Thérèse, s'éprit de Cavoye, et s'en éprit jusqu'à la folie. Elle était laide, sage, naïve, aimée et très bonne créature. Personne ne s'avisa de trouver son amour étrange; et, ce qui est un prodige, tout le monde en eut pitié. Elle en faisait toutes les avances. Cavoye était cruel et quelquefois brutal; il en était importuné à mourir. Tant fut procédé, que le roi et même la reine le lui reprochèrent, et qu'ils exigèrent de lui qu'il serait plus humain. Il fallut aller à l'armée, où pourtant il ne passa pas les petits emplois. Voilà Coetlogon aux larmes, aux cris, et qui quitte toutes parures tout du long de la campagne, et qui ne les reprend qu'au retour de Cavoye. Jamais on ne fit qu'en rire. Vint l'hiver un combat où Cavoye servit de second et fut mis à la Bastille: autres douleurs, chacun alla lui faire compliment. Elle quitta toute parure, et se vêtit le plus mal qu'elle put. Elle parla au roi pour Cavoye, et n'en pouvant obtenir la délivrance, elle, le querella jusqu'aux injures. Le roi riait de tout son cour; elle en fut si outrée, qu'elle, lui présenta ses ongles, auxquels le roi comprit qu'il était plus sage de ne se pas exposer. Il dînait et soupait tous les jours en public avec la reine. Au dîner, la duchesse de Richelieu et les filles de la reine servaient. Tant que Cavoye fut à la Bastille, jamais Coetlogon ne voulut servir quoi que ce fût au roi, ou elle l'évitait, ou elle le refusait tout net, et disait qu'il ne méritait pas qu'elle le servît; la jaunisse la prit, les vapeurs, les désespoirs; enfin tant fut procédé, que le roi et la reine exigèrent bien sérieusement de la duchesse de Richelieu de mener Coetlogon voir Cavoye à la Bastille, et cela fut répété deux ou trois fois. Il sortit enfin, et Coetlogon, ravie, se para tout de nouveau, mais ce fut avec peine qu'elle consentit à se raccommoder avec le roi. La pitié et la mort de M. de Froulay, grand maréchal des logis, vinrent à son secours. Le roi envoya quérir Cavoye qu'il avait déjà tenté inutilement sur ce mariage. À cette fois il lui dit qu'il le voulait; qu'à cette condition il prendrait soin de sa fortune, et que, pour lui tenir lieu de dot avec une fille qui n'avait rien, il lui ferait présent de la charge de grand maréchal des logis de sa maison. Cavoye renifla encore, mais il y fallut passer. Il a depuis bien vécu avec elle, et elle toujours dans la même adoration jusqu'à aujourd'hui, et c'est quelquefois une farce de voir les caresses qu'elle lui fait devant le monde, et la gravité importunée avec laquelle il les reçoit. Des autres histoires de Cavoye il y aurait un petit livre à faire: il suffit ici d'avoir rapporté cette histoire pour sa singularité qui est sûrement sans exemple, car jamais la vertu de Mme de Cavoye, ni devant ni depuis son mariage, n'a reçu le plus léger soupçon. Son mari, lié toute sa vie avec le plus brillant de la cour, s'était érigé chez lui une espèce de tribunal auquel il ne fallait pas déplaire, compté et ménagé jusque des ministres, mais d'ailleurs bon homme, et un fort honnête homme, à qui on se pouvait fier de tout.

Le duc de Berwick, bâtard du roi d'Angleterre, parti sous prétexte d'aller faire la revue des troupes que Jacques II avait en France, alla secrètement en Angleterre où il fut découvert, et au moment d'être arrêté et peut-être pis. Le but de ce voyage était de voir par lui-même ce qu'il y avait de réel dans un parti formé pour le rétablissement du roi Jacques, qui le sollicitait puissamment de passer en Angleterre avec des troupes. Le retour de Berwick donna de telles espérances, que le roi d'Angleterre s'en alla le lendemain à Calais où, à tous hasards, dès les premières notions on s'était préparé à tout ce qui fui était nécessaire. Les troupes destinées au trajet et qu'on tenait à portée y marchèrent en même temps, et une escadre s'y rendit pour le transport. Le marquis d'Harcourt commanda tout sous lui avec Pracomtal, maréchal de camp, et le duc d'Humières, Biron et Mornay pour brigadiers. Ces messieurs s'y morfondirent tout le reste de l'hiver et tout le printemps, longtemps contrariés des vents, puis bloqués par les vaisseaux anglais qui empêchèrent qu'on ne pût entrer ni sortir. Tout échoua de la sorte comme il arriva toujours aux projets de ce malheureux prince qui revint enfin à Saint-Germain, et les troupes retournèrent se rafraîchir, puis joindre les armées de Flandre.

Mme de Guise mourut en ce temps-ci. Bossue et contrefaite à l'excès, elle avait mieux aimé épouser le dernier duc de Guise, en mai 1667, que de ne se point marier. Monsieur, son père, frère de Louis XIII, était mort en 1660. Madame, sa mère, qui était soeur de Charles IV, duc de Lorraine, et que Monsieur avait clandestinement épousée à Nancy en 1632, dont Louis XIII voulut si longtemps faire casser le mariage, et qui ne put venir en France qu'après sa mort, était morte en 1662. Mme de Savoie, soeur du même lit, et cadette de Mme de Guise, était morte sans enfants en 1664, et son autre soeur du même lit et l'aînée était revenue dans un couvent de France, sans aucune considération, après avoir quitté ses enfants et son mari, le grand-duc de Toscane, qui ne put jamais l'apprivoiser. Mlle d'Alençon, c'est ainsi qu'on appelait Mme de Guise avant son mariage, avait plus de vingt ans, étant née 26 septembre 1646. Elle était fort maltraitée par Mademoiselle, sa soeur, unique du premier lit, puissamment riche, et qui n'avait jamais pu digérer le second mariage de Monsieur, son père, ni souffrir sa seconde femme, ni ses filles. Dans cet état d'abandon, comptée pour rien par le roi et par Monsieur, ses seuls parents paternels, car la branche de Condé était déjà fort éloignée, elle se laissa gouverner par Mlle de Guise, qui tenait par ses biens et son rang un grand état dans le monde, et qui s'était soumis toute la maison de Lorraine. C'était de plus une personne de beaucoup d'esprit et de desseins, et fort digne des Guises ses pères. Elle avait perdu tous ses frères, desquels tous il ne restait d'enfants que le seul duc de Guise né en août 1650. Il y avait un grand inconvénient; sa mère était à peu près folle dès lors, et ne tarda pas à le devenir tout à fait. Elle était fille unique et héritière du dernier duc d'Angoulême, fils du bâtard de Charles. IX, et d'une La Guiche, de laquelle j'ai déjà parlé, chez qui ma mère fut mariée.

Mlle de Guise, malgré ce grand contredit, entreprit cette grande affaire, et elle en vint à bout. Tous les respects dus à une petite-fille de France furent conservés. M. de Guise n'eut qu'un ployant devant Mme sa femme. Tous les jours à dîner il lui donnait la serviette, et quand elle était dans son fauteuil, et qu'elle avait déployé sa serviette, M. de Guise debout, elle ordonnait qu'on lui apportât un couvert qui était toujours prêt au buffet. Ce couvert se mettait en retour au bout de la table, puis elle disait à M. de Guise de s'y mettre, et il s'y mettait. Tout le reste était observé avec la même exactitude, et cela se recommençait tous les jours sans que le rang de la femme baissât en rien, ni que, par ce grand mariage, celui de M. de Guise en ait augmenté de quoi que ce soit. Il mourut de la petite vérole à Paris, en juillet 1671, et ne laissa qu'un seul fils qui ne vécut pas cinq ans, et qui mourut à Paris en août 1675. Mme de Guise en fut affligée jusqu'à en avoir oublié son Pater.

Elle fut toujours mal avec Mademoiselle, quoiqu'elles logeassent toutes deux au Luxembourg, qu'elles partageaient par moitié. C'était une princesse très pieuse et tout occupée de la prière et de bonnes oeuvres; elle passait six mois d'hiver à la cour, fort bien traitée du roi, et soupant tous les soirs au grand couvert, mais passant les Marlys à Paris. Les autres six mois elle les passait à Alençon, où elle régentait l'intendant comme un petit compagnon, et l'évêque de Séez, son diocésain, à peu près de même, qu'elle tenait debout des heures entières, elle dans son fauteuil, sans jamais l'avoir laissé asseoir même derrière elle en un coin. Elle était fort sur son rang, mais du reste, savait fort ce qu'elle devait, le rendait, et était extrêmement bonne. En allant et revenant d'Alençon, elle passait toujours quelques jours à la Trappe et coupait son séjour d'Alençon par y faire un petit voyage exprès. Elle y logeait au dehors dans une maison que M. de la Trappe avait bâtie pour les abbés commendataires, afin qu'ils ne troublassent point la régularité de la maison. Il était le directeur de Mme de Guise, et on a, entre ses ouvrages, quelques-uns qu'il a faits pour elle. Il venait de perdre l'abbé qu'il avait choisi et qui était à souhait. Il n'avait pas cinquante ans et il était d'une bonne santé. Une fièvre maligne l'emporta. Mme de Guise contribua à faire agréer au roi celui que M. de la Trappe désira mettre en sa place.

Ce fut la dernière bonne oeuvre de cette princesse. Elle tomba incontinent après malade, d'un mal assez semblable à celui dont M. de Luxembourg était mort, et qui l'emporta de même le 17 mars. Elle avait reçu ses sacrements, et elle mourut avec une piété semblable à sa vie. Le roi l'aimait et l'alla voir deux fois, la dernière le matin du jour qu'elle mourut, et le soir il alla coucher et passer quelques jours à Marly pour laisser faire les cérémonies. Mais elle les avait toutes défendues, et voulut être enterrée non à Saint-Denis suivant sa naissance, mais aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques, et en tout comme une simple religieuse: elle fut obéie. On ne sut qu'à sa mort qu'elle portait un cancer depuis longtemps, qui paraissait prêt à s'ouvrir. Dieu lui en épargna les douleurs. Elle avait fait et jeûné tous les carêmes, et toute sa vie n'en était pas moins pénitente. Le roi donna mille écus de pension à Mme de Vibraye sa dame d'honneur, et cinq cents écus à chacune de ses filles d'honneur. La duchesse de Joyeuse, sa belle-mère, ne la survécut pas de deux mois, dans l'abbaye d'Essey, où elle faisait prendre soin d'elle, depuis la mort de Mme d'Angoulême.

Le marquis de Blanchefort, second fils du feu maréchal de Créqui, beau, bien fait, galant, avancé et fort appliqué à la guerre, mourut en même temps à Tournai, sans alliance; et M. de Saint-Géran tomba mort dans Saint-Paul à Paris. On dit qu'il venait de faire ses dévotions. C'est ce comte de Saint-Géran si connu par ce procès célèbre sur son état, qui est entre les mains de tout le monde. Il portait une calotte d'une furieuse blessure, qu'il avait reçue devant Besançon, du crâne, du frère aîné de Beringhen, premier écuyer, à qui un coup de canon emporta la tête. M. de Saint-Géran était gros, court et entassé, avec de gros yeux et de gros traits qui ne promettaient rien moins que l'esprit qu'il avait. Il avait été auprès de quelques princes d'Allemagne lieutenant général, chevalier de l'ordre en 1688, fort pauvre, presque toujours à la cour, mais peu de la cour quoique dans les meilleures compagnies. Sa femme, charmante d'esprit et de corps, l'avait été pour d'autres que pour lui; leur union était moindre que médiocre. M. de Seignelay entre autres l'avait fort aimée. Elle avait toujours été recherchée dans ce qui l'était le plus à la cour, et dame du palais de la reine, recherchée elle-même dans tout ce qu'elle avait et mangeait avec un goût exquis et la délicatesse et la propreté la plus poussée. Elle était fille du frère cadet de M. de Blainville, premier gentilhomme de la chambre de Louis XIII, à la mort duquel sans enfants mon père eut sa charge. Sa viduité ne l'affligea pas; elle ne sortait point de la cour et n'avait pas d'autre demeure. C'était en tout une femme d'excellente compagnie et extrêmement aimable, et qui fourmillait d'amis et d'amies.

On perdit en même temps Mme de Miramion à soixante-six ans, dans le mois de mars, et ce fut une véritable [perte]. Elle s'appelait Bonneau et son père le sieur de Rubelle, de fort riches bourgeois de Paris. Elle avait épousé un autre [bourgeois] d'Orléans fort riche aussi, dont le père avait obtenu des lettres patentes pour changer son sale et ridicule nom de Beauvit en celui de Beauharnais. Elle fut mariée et veuve la même année, en 1645, et demeura grosse d'une fille qu'elle maria à M. de Nesmond, qu'elle vit longtemps président à mortier à Paris, et qui n'eut point d'enfants. Mme de Miramion veuve, jeune, belle et riche, fut extrêmement recherchée de se marier sans y vouloir entendre. Bussy-Rabutin, si connu par son Histoire amoureuse des Gaules et par la profonde disgrâce qu'elle lui attira, et encore plus par la vanité de son esprit et la bassesse de son coeur quoique très brave à la guerre, la voulait épouser absolument, et, protégé par M. le Prince qui n'eut pas, dans les suites, lieu de se louer de lui, l'enleva et la conduisit dans un château. Tout en y arrivant elle prononça devant ce qu'il s'y trouva de gens un voeu de chasteté, puis dit à Bussy que c'était à lui à voir ce qu'il voulait faire. Il se trouva étrangement déconcerté de cette action si forte et si publique, et ne songea plus qu'à mettre sa proie en liberté et à tâcher d'accommoder son affaire. De ce moment Mme de Miramion se consacra entièrement à la piété et à toutes sortes de bonnes oeuvres. C'était une femme d'un grand sens et d'une grande douceur, qui de sa tête et de sa bourse eut part à plusieurs établissements très utiles dans Paris; et elle donna la perfection à celui de la communauté de Sainte-Geneviève, sur le quai de la Tournelle, où elle se retira, et qu'elle conduisit avec grande édification, et qui est si utile à l'éducation de tant de jeunes filles et à la retraite de tant d'autres filles et veuves. Le roi eut toujours une grande considération pour elle, dont son humilité ne se servait qu'avec grande réserve et pour le bien des autres, ainsi que de celle que lui témoignèrent toute sa vie les ministres, les supérieurs ecclésiastiques et les magistrats publics. Sa fille, dont la maison était contiguë à la sienne, se fit un titre d'en prendre soin après sa mort, et devenue veuve se fit dévote en titre d'office et d'orgueil, sans quitter le monde qu'autant qu'il fallut pour se relever sans s'ennuyer. Elle s'était ménagé les accès de sa mère de son vivant, et les sut bien cultiver après, surtout Mme de Maintenon dont elle se vantait modestement. Ce fut la première femme de son état qui ait fait écrire sur sa porte « Hôtel de Nesmond. »On en rit, on s'en scandalisa, mais l'écriteau demeura et est devenu l'exemple et le père de ceux qui de toute espèce ont peu à peu inondé Paris. C'était une créature suffisante, aigre, altière, en un mot une franche dévote, et dont le maintien la découvrait pleinement.

Mme de Sévigné, si aimable et de si excellente compagnie, mourut quelque temps après à Grignan chez sa fille, qui était son idole et qui le méritait médiocrement. J'étais fort des amis du jeune marquis de Grignan, son petit-fils. Cette femme, par son aisance, ses grâces naturelles, la douceur de son esprit, en donnait par sa conversation à qui n'en avait pas, extrêmement bonne d'ailleurs, et savait extrêmement de toutes choses sans vouloir jamais paraître savoir rien.

Le P. Séraphin, capucin, prêcha cette année le carême à la cour. Ses sermons, dont il répétait souvent deux fois de suite les mêmes phrases, et qui étaient fort à la capucine, plurent fort au roi, et il devint à la mode de s'y empresser et de l'admirer; et c'est de lui, pour le dire en passant, qu'est venu ce mot si répété depuis, sans Dieu point de cervelle. Il ne laissa pas d'être hardi devant un prince qui croyait donner les talents avec les emplois. Le maréchal de Villeroy était à ce sermon; chacun comme entraîné le regarda. Le roi fit des reproches à M. de Vendôme, puis à M. de La Rochefoucauld de ce qu'il n'allait jamais au sermon, pas même à ceux du P. Séraphin. M. de Vendôme lui répondit librement qu'il ne pouvait aller entendre un homme qui disait tout ce qu'il lui plaisait sans que personne eût la liberté de lui répondre, et fit rire le roi par cette saillie.

M. de La Rochefoucauld le prit sur un autre ton, en courtisan avisé. Il lui dit qu'il ne pouvait s'accommoder d'aller, comme les derniers de la cour, demander une place à l'officier qui les distribuait, s'y prendre de bonne heure pour en avoir une bonne, et attendre et se mettre où il plaisait à cet officier de le placer. Là-dessus et tout de suite, le roi lui donna pour sa charge une quatrième place derrière lui, auprès du grand chambellan, en sorte que partout il est ainsi placé: le capitaine des gardes derrière le roi, qui a le grand chambellan à sa droite, et le premier gentilhomme de la chambre à sa gauche, et jamais que ces trois-là jusqu'à cette quatrième que M. de La Rochefoucauld sut tirer sur le temps pour sa charge qui n'en avait point, qui est nouvelle et que le roi fit pour Guitri, tué au passage du Rhin, auquel M. de La Rochefoucauld succéda. M. d'Orléans, premier aumônier, qui a sa place au prie-Dieu, mais point ailleurs, s'était peu à peu accoutumé à se mettre auprès du grand chambellan, et, comme il était fort aimé et honoré, on l'avait laissé faire sans lui dire mot. C'était celle que le roi donna à M. de La Rochefoucauld. M. d'Orléans, qui â force de s'y mettre la voulait croire sienne, fit les hauts cris comme si elle l'eût été, et n'osant se prendre au roi, qui venait de le nommer si gracieusement au cardinalat, se brouilla ouvertement avec M. de La Rochefoucauld, jusqu'alors et de tout temps son ami particulier. Les envieux de sa faveur, qui ne manquent point dans les cours, firent grand bruit, M. le Grand surtout et ses frères. Ils étaient eux et le duc de Coislin, et M. d'Orléans, et le chevalier de Coislin, enfants du frère et de la soeur; ils avaient toujours vécu sur ce pied-là avec eux, et s'étaient surtout piqués d'une grande amitié pour M. d'Orléans. M. le Grand était l'émule de la faveur de M. de La Rochefoucauld, et fort jaloux l'un de l'autre. N'osant aller au roi, ils excitèrent Monsieur dont le chevalier de Lorraine disposait; bref toute la cour se partialisa, et M. d'Orléans l'emporta par le nombre et par la considération des personnes qui se déclarèrent pour lui. Le roi tâcha inutilement de lui faire entendre raison. M. de La Rochefoucauld, vraiment affligé de perdre son amitié, fit fort au delà de ce dont il était ordinairement capable; des amis communs s'entremirent, M. d'Orléans fut inflexible, et quand il vit que tout cet éclat n'aboutissait qu'à du bruit, il s'en alla bouder dans son diocèse.

Le public perdit bientôt après un homme illustre par son esprit, par son style et par la connaissance des hommes, je veux dire La Bruyère, qui mourut d'apoplexie, à Versailles, après avoir surpassé Théophraste en travaillant d'après lui, et avoir peint les hommes de notre temps dans ses Nouveaux Caractères d'une manière inimitable. C'était d'ailleurs un fort honnête homme, de très bonne compagnie, simple, sans rien de pédant et fort désintéressé; je l'avoir assez connu pour le regretter, et les ouvrages que son âge et sa santé pouvaient faire espérer de lui.

Daquin, ci-devant premier médecin du roi, ne put survivre longtemps à sa disgrâce; il alla chercher à prolonger ses jours à Vichy, et y mourut en arrivant, et avec lui sa famille qui retomba dans le néant.

L'Espagne perdit la reine mère, d'un cancer; c'était une méchante et malhabile femme, toujours gouvernée par quelqu'un, qui remplit de troubles la minorité du roi son fils. Don Juan d'Autriche lui arracha le fameux Vasconcellos, puis le jésuite Nitard son confesseur, qu'elle consola par l'ambassade d'Espagne à Rome, n'étant que simple jésuite, et le fit cardinal après, mais sans avoir pu le rapprocher d'elle. Elle régna avec plus de tranquillité sous le nom de son fils, devenu majeur, et rendit fort malheureuse la fille de Monsieur que ce prince avait épousée. À la fin son mauvais gouvernement et plus encore son humeur altière, qui lui avait aliéné toute la cour, refroidit le roi pour elle, sur qui elle l'exerçait avec peu de ménagement, et elle alla passer ses dernières années dans un palais particulier dans Madrid, peu comptée et peu considérée. Elle haïssait extrêmement la France et les Français. Elle était soeur de l'empereur et seconde femme de Philippe IV, qui de sa première femme, fille d'Henri IV, avait eu notre reine Marie-Thérèse, en sorte que le roi en drapa pour un an sans regret.

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